Villageois, vous avez une patrie, et par
conséquent des devoirs à remplir
envers elle. Ces devoirs, les connaissez-vous ? et
si vous les connaissez, les remplissez-vous avez
zèle et dévouement? Êtes-vous,
en un mot, de bons citoyens? C'est là une
question grave, qui mérite toute votre
attention.
Et d'abord, aimez-vous le pays dans
lequel Dieu vous a fait naître? S'il
était en danger, s'il fallait le
défendre contre une injuste agression,
seriez-vous prêts à faire pour lui les
plus pénibles sacrifices? Tel est le vrai
patriotisme : il n'est pas dans les paroles
seulement, mais dans les actes ; il prodigue peu
les grands mots, mais quand l'intérêt
national le commande, il fait de grandes
choses.
La France, je le crois, mes chers amis,
pourrait compter sur la plupart d'entre vous
à l'heure du péril; car l'amour de la
patrie ne s'évaporant pas en vaines
disputes, est souvent plus ardent au fond d'un
obscur hameau que dans les lieux où l'on
parle sans cesse de politique. Mais prenez garde de
confondre avec le patriotisme la soif de la guerre
et celle des conquêtes passions
déplorables qui ont exercé trop
d'empire sur la masse des Français.
Comprenez bien aussi que l'amour de la
patrie ne vous autorise ni à mépriser
les nations étrangères ni à
les haïr. Ce serait là un patriotisme
faux, quoiqu'il soit souvent applaudi. Chaque
nation a des qualités et des vertus qui,
à tout prendre, valent les nôtres, et
chacune aussi peut, comme nous, trouver dans son
histoire des sujets d'amers ressentiments. Soyez
donc assez sages pour effacer de votre
mémoire tout ce qui
rouvrirait ces mutuelles blessures, et assez justes
pour accorder aux autres les sentiments d'estime
que vous réclamez pour vous.
Un peuple qui se vante lui-même et
se glorifie à tout propos, n'en obtient pas
plus d'égard; il fait douter seulement du
mérite qu'il a, et parce qu'il revendique le
premier rang, ses voisins prennent plaisir à
le rabaisser au dernier.
Je voudrais, mes chers lecteurs, que
vous eussiez le loisir de visiter en détail
les pays qu'on vous représente comme si
inférieurs au vôtre : la Prusse,
l'Angleterre, l'Autriche, la Russie même;
vous y verriez des choses qui vous frapperaient
d'une juste admiration, et vous reviendriez de ces
excursions lointaines, plus jaloux d'imiter le bien
qui existe chez les autres que de le
décrier.
C'est un préjugé de
peuplades barbares, malheureusement trop
enraciné encore dans nos campagnes, que de
regarder les peuples étrangers comme
indignes d'entrer en comparaison avec nous, et
comme incapables de nous rien enseigner. Tous les
peuples sont frères: Dieu veut qu'ils
s'aiment, s'instruisent et se perfectionnent les
uns par les autres. Ils forment une seule grande
famille dont tous les membres doivent, en
renonçant à leurs vieilles haines et
à leurs injustes préventions, marcher
du même pas vers un meilleur avenir. Loin
d'exclure ces sentiments d'amour universel, le vrai
patriotisme s'appuie sur eux ; car le bien de
chaque pays est étroitement lié
à celui de l'humanité tout
entière.
Cette justice qu'il faut rendre aux
autres nations, elle est également due aux
différentes classes de nos compatriotes ; et
c'est ici un nouveau trait qui caractérise
le bon citoyen. Je ne puis m'expliquer comment des
hommes, qui se disent les meilleurs amis de la
patrie, semblent avoir à coeur d'irriter une
classe contre l'autre, les pauvres contre les
riches, ceux qui sont gouvernés contre ceux
qui gouvernent. Le bien peut-il
sortir du mal ? la haine et la discorde
enfanteront-elles le dévouement et l'union
?
Mes amis, croyez-en un homme qui n'a
aucun intérêt à vous tromper :
ces provocations au mépris et à la
haine contre un certain nombre de vos concitoyens
sont l'effet d'une erreur profonde ou d'un perfide
calcul. Quelques-uns s'abusent eux-mêmes, je
veux l'admettre, et s'imaginent sincèrement
qu'il faut commencer par haïr ses semblables
pour finir par les aimer. D'autres ne sont pas de
si bonne foi ; ils courent après le
désordre pour se faire, dans l'État,
une place que l'ordre ne leur donne point. Mais,
sincères ou hypocrites, égarés
ou menteurs, les hommes qui exposent le pays
à être de nouveau,
déchiré par la guerre civile ne
méritent aucune confiance. Fermez l'oreille
à leurs discours; dites-leur que la fin
n'est jamais bonne quand les moyens, ne le sont
pas.
Il y a là-dessus une observation
toute simple à faire. Examinez avec quelque
soin les classes d'individus contre lesquelles on
s'efforce d'exciter vos ressentiments, et vous y
trouverez des hommes droits, honnêtes,
charitables, en aussi grand nombre que dans la
classe à laquelle vous appartenez.
Considérez ensuite quels sont les principes
généraux des partis politiques, et
vous découvrirez partout au fond quelque
chose de vrai et de juste. Pas une classe, pas un
parti qui ne soit honorable dans un sens, s'il est
blâmable dans un autre. Eh bien ! dites-vous
alors que ce mélange de vrai et de faux, de
qualités et de vices, est une condition
inséparable de l'infirmité humaine,
et sans abandonner vos propres opinions, vous
respecterez celles d'autrui. Au lieu de haïr
vos adversaires, vous supporterez leurs
défauts comme vous voulez qu'ils supportent
les vôtres. « Portez les fardeaux les
uns des autres et accomplissez ainsi la loi de
Christ (Gal., VI, 2.) dit la Parole de Dieu.
Ne prêtez pas non plus trop
facilement l'oreille à ceux qui tentent de
vous séduire par de merveilleuses promesses,
et vous disent comme le serpent : Si vous faites
cela, vous serez comme des dieux. Les hommes qui
ont sondé les misères de
l'humanité promettent peu, tout en demandant
beaucoup de la part des citoyens; ceux-là,
au contraire, ne demandent presque rien, un coup de
main dans la rue, un changement de lois politiques,
de nouveaux magistrats, et promettent des miracles.
À ce signe vous les
reconnaîtrez.
Le bonheur social est plus lent à
venir, et se paie plus cher. Il y faut de la
piété, des moeurs, l'amour de
l'ordre, l'obéissance aux lois, l'union
au-dedans, la paix au dehors ; et tout cela
fût-il réalisé, notre condition
terrestre sera encore mêlée de
souffrances. Le paradis sur la terre est la plus
vaine des illusions.
Aspirez à un progrès
paisible et régulier; mais pour y atteindre,
soyez soumis aux lois. Rappelez-vous cette
règle que toutes les lois se tiennent, et
que si vous vous croyez permis de violer celles qui
vous déplaisent, vous autorisez les autres
à violer à leur tour celles qui vous
protègent. Rappelez-vous encore que des lois
imparfaites bien obéies sont
préférables à des lois
excellentes qui ne le seraient point. Ce n'est donc
pas, sinon dans les cas extrêmes, par la
force qu'il faut changer les institutions ; car en
supposant qu'on les rendît ainsi meilleures,
l'esprit de révolte qui aurait
prévalu ne leur ferait-il pas souvent perdre
plus qu'elles n'auraient gagné par ce
changement
Les lois ne se corrigent avec
sécurité que par la puissance des
idées et des moeurs. Si les
améliorations en sont plus tardives, elles
en sont aussi plus sûres. Il en est de la
fortune publique comme de nôtre fortune
personnelle: on y doit chercher un gain
médiocre, mais assuré, plutôt
qu'un bénéfice considérable,
mais incertain.
Et qui donc jugerait trop
pénible, à parler vrai, d'attendre
avec quelque patience le perfectionnement des lois
qui régissent aujourd'hui notre patrie ? Les
grandes luttes de nos pères ne nous
ont-elles pas donné le droit de prendre un
peu de repos? Jouissons des libertés qu'ils
nous ont conquises. Laissons venir les temps, sans
les hâter, sans les retarder, et
préparons-nous, en devenant plus vertueux,
à soutenir des institutions plus populaires.
L'état social est comme une balance dont les
plateaux reprennent toujours leur équilibre,
quoi qu'on fasse : d'un côté, sont les
moeurs des citoyens, de l'autre, leurs
institutions, et plus le poids de la
moralité augmente, plus les libertés
peuvent s'agrandir.
Habitants du village,
défiez-vous. de ceux qui vous parlent sans
cesse de vos droits, et jamais de vos devoirs. Le
devoir, en politique, c'est le respect des droits
d'autrui, des droits du gouvernement, des droits de
la société tout
entière.
Et si la société, si le
gouvernement voyaient leurs droits méconnus,
que deviendraient les vôtres ! OÙ il
n'y a plus de devoirs, il n'y a plus de
droits.
Honorez les magistrats. Qui les abaisse,
avilit les lois mêmes dont ils sont les
organes et les ministres. Quand on les poursuit de
continuels outrages, hommes et choses, tout s'use,
décline et tombe à la fois. Le peuple
surtout ne sait pas distinguer entre les
institutions et ceux qui les exécutent.
Respectez donc, si vous voulez affermir l'ordre,
les hommes qui sont la loi vivante et agissante.
Leur mission est assez pénible dans ces
temps d'agitation: prenez à tâche de
ne pas l'aggraver.
Acquittez-vous sans murmure des charges
que l'État vous impose. Il appelle pour
quelques années vos fils sous les drapeaux,
ne vous en plaignez point. L'armée est la
garantie de l'indépendance nationale et de
l'ordre intérieur. Ces biens ne sont-ils pas
assez précieux pour mériter le
sacrifice qui est demandé ? L'État
vous oblige aussi à payer
des impôts ; mais c'est par les impôts
que vous avez un gouvernement, ses tribunaux, des
soldats, des routes, que vous pouvez dormir en paix
dans votre maison, et recueillir le fruit de votre
labeur. Vous donnez une partie de ce qui est
à vous pour conserver tout le reste : cet
échange n'est-il pas équitable et
sage? Aimeriez-vous mieux n'avoir pas de taxes
à payer, et n'avoir, non plus aucune
sûreté, ni pour votre femme et vos
enfants, ni pour vos biens, ni pour votre propre
vie ?
On vient vous dire de toutes les
façons possibles que votre argent est mal
dépensé, qu'il est
dévoré par des oisifs,
gaspillé par de malhonnêtes gens,
perdu en choses inutiles ou mauvaises. Je ne
prétends pas justifier l'emploi de tous les
derniers publics, mais écoutez ceci: Les
hommes qui crient si haut contre les fonctionnaires
de l'État, vous disent-ils en même
temps que vous, mes chers lecteurs, si vous faites
la contrebande ou la fraude, vous commettez une
action immorale, un vol, comme je vous l'ai dit
ailleurs? Non, ils ne vous parlent que des fautes
réelles ou supposées de ceux qui
gouvernent et se taisent sur les vôtres.
Concluez de là qu'ils ne sont point vos amis
: s'ils l'étaient ils vous diraient la
vérité qui peut vous redresser avant
celle qui doit vous aigrir.
Règle générale et
infaillible : quiconque s'adresse à vos
passions, au lieu de parler à votre
conscience, et vous cache vos propres
défauts en excitant votre colère
contre ceux de vos supérieurs, est un
méchant homme ; car il tient un langage
précisément opposé à
celui de la Bible : « Le prince est le
serviteur de Dieu pour ton bien, écrivait
saint Paul; mais si tu fais le mal, crains, parce
qu'il ne porte point vainement
l'épée; car il est le serviteur de
Dieu, ordonné pour faire justice en
punissant celui qui fait mal. C'est pourquoi il
faut être soumis, non-seulement à
cause de la punition, mais aussi à cause de
la conscience. Car c'est aussi pour cela que vous
leur payez les tributs
parce qu'ils sont les ministres de Dieu,
s'employant à rendre la justice (Rom., XIII,
4-6.). »
Les provocations partent quelquefois de
bien bas dans les campagnes, et n'en sont pas moins
dangereuses. Michel Poitevin en est un frappant
exemple. Ce Michel avait rempli quelque temps
l'emploi de garçon de bureau, dans une de
nos grandes villes, chez un homme dont les opinions
politiques étaient fort exaltées.
Plus tard, il revint dans son village, on ne sut
trop pourquoi ; le bruit courait qu'il avait
été chassé de sa place pour
des raisons qui l'empêchaient d'en trouver
aucune autre ; mais Michel Poitevin expliquait son
retour en disant qu'il avait repris goût
à la vie champêtre.
Quoi qu'il en soit, il avait
rapporté de la ville la passion de la
politique. Il en raisonnait et déraisonnait
à tout propos.
N'ayant pas de quoi s'abonner à
un journal, il avait à force d'instances
persuadé. au cabaretier de l'endroit d'en
prendre un, le plus exagéré de tous.
Chaque jour, il courait lire son journal, en
abrégeant son dîner pour allonger sa
lecture ; et lorsqu'il se rencontrait avec deux ou
trois habitués, il leur en débitait
les passages les plus vifs avec des commentaires de
sa façon. Le dimanche surtout, quand la
taverne était comble, il rassemblait autour
de lui un groupe nombreux ; et là d'un ton
magistral, il pérorait, gesticulait,
s'emportait, lançant des injures à
tort et à travers contre les fonctionnaires
grands et petits, affirmant que c'étaient
des fripons, des traîtres, et qu'on ferait
bien de les pendre jusqu'au dernier pour le salut
du pays.
Quelques auditeurs paisibles et
déjà sur l'âge entendant cela,
hochaient la tête, et disaient entre eux :
Voilà un étourdi qui finira mal. Mais
plusieurs jeunes gens, séduits par son
intarissable bavardage, ne juraient que par lui.
Michel Poitevin était à leurs yeux
l'un des meilleurs citoyens qui
aient jamais existé et sans contredit, le
plus grand de tout le village.
Averti de ce qui se passait, le maire
lui conseilla d'avoir un peu de modération.
Quelle mouche t'a donc piqué, Michel? lui
disait-il ; et d'où viens que tu cries si
fort contre des gens qui ne t'ont fait aucun mal ?
Tu ne paies pas, tout compté, cent sous
d'impôts, et tu peux faire librement tout ce
qui te plaît. Retiens donc ta langue, et va
planter paisiblement tes choux. Mais ce
n'était pas l'affaire de Michel, et il crut
montrer un sublime patriotisme en insultant toutes
les autorités devant le maire en personne.
À l'en croire, nous vivions sous une
intolérable tyrannie, sous un joug de fer,
et il était bien à souhaiter qu'il
parût enfin des patriotes énergiques
pour balayer du pays toute cette maudite engeance
de despotes. Le maire répondit à
Michel : La tyrannie n'est pas si grande, puisque
tu peux dire de pareilles sottises sans être
mis au pain et à l'eau entre quatre murs ;
prends-y garde cependant, je t'en avertis! Et il
lui tourna le dos. Cette discussion augmenta encore
l'emportement du tribun villageois. Il se posa
comme une victime du pouvoir, et déclara
d'une voix fière qu'il était
prêt à verser jusqu'à la
dernière goutte de son sang pour la patrie.
Ses amis admiraient son héroïsme ; ils
ne doutaient pas que Michel Poitevin ne fût
d'une étoffe à devenir, dans
l'occasion, le sauveur de la France.
Les choses en seraient demeurées
là peut-être, si le conseil municipal
n'eût établi une taxe de quelques
centimes additionnels pour la construction d'un
chemin vicinal. Cette augmentation fournit à
Michel un inépuisable texte d'injures. On
voulait, disait-il, ruiner les pauvres paysans; on
leur ôtait le morceau de pain qu'ils
gagnaient à la sueur de leur front; et
pourquoi écrasait-on ainsi le malheureux
peuple? On prétendait bien que
c'était pour ouvrir une nouvelle route, mais
il n'en croyait pas un mot. D'ailleurs, le
gouvernement était assez riche pour subvenir à la
dépense, s'il y mettait de la bonne
volonté; par malheur, l'argent des paysans
allait engraisser des ministres, des
préfets, des sous-préfets, des
maires, et toute la clique des autorités !
Voilà comme parlait Michel Poitevin.
Les jeunes gens se montèrent la
tête. Quelques hommes d'un âge plus
mûr, mais qui, aveuglés par leur
avarice, ne comprenaient pas qu'ils obtiendraient,
au prix de quelques centimes additionnels,
l'immense avantage d'une bonne voie de
communication, se joignirent aux tapageurs. On
résolut de faire au percepteur une
réception dont il se souviendrait longtemps,
et Michel Poitevin fut mis d'une commune voix
à la tête du complot.
Au jour fixé, arriva le
percepteur qui ne soupçonnait rien. À
peine s'est-il présenté à la
porte de deux ou trois maisons, qu'il rencontre une
troupe de furieux qui lui ordonnent; sous peine
d'être assommé, de quitter la commune
à l'instant même. Tout surpris de
cette injonction, le percepteur leur demande
à qui ils en veulent, et leur conseille
poliment de rentrer chez eux. Ce sont alors des
cris, des menaces, des injures à ne plus
s'entendre; on entoure le pauvre homme, et
cinquante bâtons levés sur sa
tête lui font comprendre qu'il ne serait pas
sûr d'aller plus loin. Michel et les autres,
le voyant partir, ne se tenaient pas de joie ; ils
criaient : Victoire ! victoire ! et pensaient que
l'affaire était définitivement
vidée.
Mais le percepteur s'était
hâté de chercher main forte au
chef-lieu du canton. Il revint quelques heures
après, accompagné de quatre
gendarmes; le maire de la commune en tète.
La vue de cette force militaire exaspéra les
mutins. Ne cédons pas ! disait Michel; ce
serait une honte, une lâcheté;
défendons nos droits, agissons en hommes
libres qui ne reculent point devant la
baïonnette des soldats. Sur ce beau discours
on ramassa des pierres et des fourches. Le maire
essaya de calmer les esprits ; mais peine inutile,
on ne lui répondait que
par des menaces de mort.
Les trois sommations ordonnées
par la loi furent lues solennellement, et
l'attroupement ne s'étant pas
dissipé, l'affaire s'engagea. Michel
Poitevin, jusque-là le plus hardi de tous,
voyant que la chose était sérieuse,
alla prudemment se cacher derrière un
hangar; quant aux autres, ils soutinrent la lutte
avec acharnement. Les gendarmes avaient d'abord
essayé de moyens inoffensifs, et ce fut
seulement lorsque l'un des leurs, atteint au front
d'un coup de pierre, tomba baigné dans son
sang, qu'ils firent usage de leurs armes. Deux
villageois furent mortellement blessés.
Cependant le combat était trop inégal
; les gendarmes, accablés par le nombre, se
retirèrent en emportant leur camarade
à demi-mort.
Michel Poitevin, sortant alors de sa
cachette, voulut pérorer selon sa coutume ;
mais il ne fut accueilli que par des huées
universelles; et les pauvres mères qui
voyaient leurs fils étendus sur le carreau,
menacèrent de se jeter sur lui pour le
mettre en pièces.
Le lendemain, une compagnie de soldats
entra dans le village, la baïonnette au bout
du fusil. Toute résistance était
impossible. D'ailleurs, les funestes accidents de
la veille et les réflexions de la nuit
avaient porté conseil. Mais si la population
était disposée à se soumettre
, l'autorité ne l'était pas à
la tenir quitte de sa révolte. Les soldats
furent placés en garnisaires dans les
maisons pendant huit jours. Les principaux meneurs
furent arrêtés et conduits à la
ville voisine sous bonne escorte. On chercha
partout le premier auteur de l'émeute : il
fut introuvable. Michel Poitevin avait
délogé sans en avertir personne. les
gendarmes se mirent à sa poursuite, et au
bout de trois jours, on le découvrit au
milieu d'un bois, pâle et défait comme
un spectre. Le procès des
révoltés s'instruisit rapidement.
Michel fut condamné à deux ans de
prison, et cinq autres habitants de la commune,
convaincus d'avoir pris la plus grande part
à cette triste affaire, eurent aussi une
lourde peine à subir. Ce
n'étaient pas encore les plus malheureux ;
on plaignit davantage, et avec raison, ceux qui
avaient perdu leurs enfants.
Le village tout entier se ressentit
longtemps de cet acte de rébellion.
Plusieurs familles, privées de leurs chefs,
tombèrent dans l'indigence. Les travaux des
champs furent négligés, et le maire
disait : Vous voyez, mes amis, ce qu'il en
coûte d'écoute; un fou qui donne des
injures pour des raisons, et des calomnies pour du
patriotisme. Vous n'en avez pas moins payé
les centimes additionnels dont vous remercierez
plus tard le conseil municipal; et vous avez eu
deux morts, outre les garnisaires et les chefs de
famille jetés en prison. Que ce triste
exemple vous apprenne à obéir aux
lois ! Les bons citoyens ne sont pas ceux qui
poursuivent les gendarmes à coups de pierre
et refusent de payer l'impôt, mais ceux qui
enrichissent le pays par leur travail et l'honorent
par leurs vertus.
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