Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

N'ÊTES-VOUS PAS AVARES

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L'avarice règne partout; mais au village elle a une physionomie spéciale, et revêt des formes encore plus tranchées, plus grossières qu'à la ville. Vous l'avouerez avec moi, mes chers lecteurs. Il est bien rare de trouver un paysan, même un paysan vivant fort à l'aise, qui soit libéral et généreux. La plupart sont d'une parcimonie outrée. Peut-être donneront-ils parfois des objets en nature, mais de l'argent, non, ou le moins possible, et seulement quand ils y sont contraints.
Cela tient, sans doute, à ce que le laboureur doit, en général, beaucoup travailler pour gagner peu. Mais plus les tentations à l'avarice sont grandes dans les campagnes, plus il faut prémunir contre elle ceux qui y habitent. J'ai déjà parlé de ce vice dans le précédent chapitre, en signalant les mauvais moyens qu'on emploie pour s'enrichir. Ici, le sujet se présentera sous une autre face. Je veux prouver que, même en ne commettant pas d'actes contraires à la probité, on peut agir en avare et mériter d'être sévèrement blâmé.

L'une des formes les plus ordinaires de l'avarice chez les paysans, c'est l'excès du travail. Avant le jour on est à l'ouvrage, et on ne le quitte qu'à la nuit. Pas de trêve ni de relâche: tout au plus quelques moments accordés à la nécessité de manger; puis, vite une charrue, un sarcloir, une faucille, des meules à construire, des chariots à charger : on ne s'arrête que lorsque les bras tombent d'épuisement.

Loin de moi la pensée de vous détourner du travail ! Le travail est ordonné de Dieu. Il est écrit: « Tu mangeras ton pain à là sueur de ton visage ( Genèse 3: 19). » Il est encore écrit: « Si quelqu'un ne veut pas travailler, il ne doit pas non plus manger (2 Thes. III. 10.). » L'amour du travail est une vertu, ou du moins une barrière contre le vice; car on ne pense pas tant à mal dans une vie laborieuse que dans une vie oisive. Le travail enfin est le seul moyen honorable d'améliorer sa position. Travaillez donc, mes amis, travaillez avec activité, mais aussi avec modération. Autant un travail sagement mesuré fait du bien, autant un travail excessif est nuisible. L'un fortifie la santé, l'autre la détruit ; l'un sert à nous rendre meilleurs, l'autre nous fait descendre à la condition des brutes, et ne laisse en nous rien d'humain que la responsabilité de notre dégradation.

Voyez Claude Leroux : ce n'est plus un homme, c'est une bête de somme. Il travaille comme, il n'oserait pas faire travailler son boeuf ou son cheval, de peur de le tuer au bout de trois mois. Seize heures par jour, il est aux champs ou au marché, et les autres heures, il les passe dans un sommeil lourd qui ne répare qu'à demi ses forces. Aussi est-il usé, épuisé avant l'âge; on lui donnerait soixante ans : il n'en a pas quarante.

C'est peu: son esprit a plus souffert que son corps même par cet excès de travail. Il ne s'est réservé ni le temps de lire ni le temps de prier, ni le temps de sonder sa conscience, ni le temps de se rappeler qu'il a une âme immortelle, et il en porte déjà la peine. Faites-le sortir du cercle de ses occupations habituelles, il est accablé, presque hébété, sans ressort, sans vie. Pour peu qu'il soit assis une demi-heure, lors même qu'on lui tiendrait le discours le plus intéressant, le plus important sur des choses étrangères à ses champs et à sa bourse, il ne comprend pas ! il n'écoute pas : il s'endort. À coup sûr, il est descendu au-dessous de l'homme sauvage errant dans les vieilles forêts de l'Amérique ; car ce sauvage a encore quelques idées qui révèlent un être intelligent; mais ce paysan n'en a plus.

Si du moins il avait mis à part le dimanche pour des exercices religieux et de bonnes lectures, il ne serait pas tombé dans un si grand abrutissement; son âmes, ayant à elle un jour sur sept, aurait pu vivre encore. Mais Claude Leroux n'a pas même accordé à sa pauvre âme, à son intelligence, à son être moral, la septième partie de son temps. Il emploie le dimanche, aux affaires comme les autres jours, ou peu s'en faut ; l'église n'obtient de lui que des visites rares et courtes, pendant lesquelles il ne pense pas à ce qu'il y devrait faire ; et s'il lui reste quelques moments après le marché, après l'inspection de ses récoltes, après les courses qu'il a renvoyées à ce jour-là, il va causer encore au cabaret, d'achats, de ventes, de ce qui l'a absorbé toute la semaine.

Sur ces détails, on croira peut-être que Claude Leroux est pauvre, qu'il a une nombreuse famille, et qu'il est forcé de s'exténuer de travail, pour ne pas mourir de faim, lui et les siens. Mais pas du tout : il a deux fermes d'un bon produit, et sa famille se borne à un seul fils presque idiot. Rien ne lui serait donc plus facile que d'épargner sa santé et de penser à son âmes. Mais ce parti si raisonnable, je crains qu'il ne le prenne jamais. Il n'est plus, pour ainsi dire, le maître de son travail: il en est l'esclave, et il succombera à la peine, Plus malheureux qu'un forçat condamné aux galères perpétuelles. Il sera riche en mourant, c'est vrai; mais à quoi, je vous prie, cela lui servira-t-il? Jamais il n'aura joui de ses biens, et il ne les emportera pas dans son tombeau. Quant à son fils, il mangera probablement cet héritage avec des compagnons de plaisir qui profiteront de son imbécillité pour le conduire à sa perte, et il mourra dans un hôpital d'aliénés.

Quel fruit d'une si pénible vie ! Et voilà souvent de quelle manière l'avarice récompense les hommes qui se courbent sous son joug ! Ne vous laissez donc pas prendre à ses pièges. Elle vous promettra de magnifiques trésors, et ne vous donnera que de l'amertume. Celui qui sème dans le champ de l'avarice moissonnera l'avilissement et le malheur.

Dussiez-vous rester pauvres, ne soyez point avares. Gardez dans votre travail une juste mesure. Efforcez-vous de gagner honnêtement le pain du corps, mais ne l'achetez pas aux dépens du pain de l'âme. Ne sacrifiez pas ce qui est immortel en vous à ce qui n'est que passager. Réservez une partie de vos journées à la prière et à la culture de votre intelligence. Réservez-y surtout le dimanche, ce jour que Dieu a institué, non pas pour lui seulement, mais pour nous. Le sabbat est fait pour l'homme, a dit le Seigneur.

Que ne puis-je, mes bons amis, trouver des paroles vives et fortes qui vous fassent sentir le prix du dimanche ! Je voudrais vous en montrer la beauté, les bienfaits, les douceurs. Entre tous les autres jours, le dimanche est celui où l'homme est particulièrement appelé à se relever de la poudre pour entrer dans d'intimes relations avec son Dieu ; c'est le jour de l'âme, le jour où commence, autant qu'il se peut faire ici-bas, quelque chose de semblable à la vie des élus dans le ciel; c'est comme un reflet du jour éternel qui descend jusqu'à nos faibles yeux.

Quand le voyageur, fatigué de sa course à travers le désert, haletant de soif sous les rayons d'un soleil ardent, vient à découvrir de loin une vallée plantée d'arbres verts, entre lesquels murmure une source limpide, avec quel transport il y court, et s'y désaltère, et s'y repose, bénissant Dieu de lui avoir préparé, sur sa longue route, ce riant asile ! Une heure après, il reprendra son bâton de voyage, et s'enfoncera de nouveau dans la solitude; mais comme son pied sera plus ferme, et son coeur plus joyeux ! Ces courts moments de repos lui ont donné des forces pour marcher avec confiance vers une autre vallée où il goûtera le même bonheur. Tel est le dimanche pour le chrétien. Dieu l'a placé de distance en distance dans le désert du monde, pour y donner à notre âme fatiguée de la chaleur du jour un peu d'ombre et d'eau pure. Si nous marchions toujours, toujours, le front courbé vers la poussière, quel morne voyage ! quelle lassitude ! quel accablement ! Mais le dimanche revient. Nous nous arrêtons, nous nous reposons, nous allons nous asseoir au pied du Seigneur, et là, nous puisons du courage pour le reste de la semaine. heureux de sentir que les douces impressions du dimanche qui n'est plus subsistent encore, lorsque déjà nous voyons, s'approcher l'aurore d'un dimanche nouveau !

Jamais, dira quelque lecteur, le dimanche ne m'a fait éprouver de pareilles joies. Je le crois bien : il ne connaît, lui, que ces dimanches dont une moitié est prise par le travail, et l'autre par de grossiers divertissements. Je parle, moi, d'un dimanche consacré à la méditation des choses saintes, à la prière, à la lecture du Livre de Dieu, aux actes de charité, aux intimes et fraternels rapports avec des âmes pieuses. Entre ces deux manières de passer le dimanche, qu'y a-t-il de commun que le nom? Une seule est bonne, une seule est féconde, l'autre ne nous donne rien; elle laisse l'homme tel qu'il est; ou plutôt le fait pire qu'il n'est parce qu'elle renferme une désobéissance positive à la volonté de Dieu.

Mes amis, respectez et sanctifiez le dimanche; oui, je vous le dis : sanctifiez le dimanche. Vous y trouverez des forces, vous y goûterez des plaisirs, dont vous n'avez eu peut-être jusqu'à présent aucune idée. Ne mettez pas en comparaison quelques pauvres centimes que vous pourriez gagner ce jour-là par votre travail. Qu'est-ce que ce gain matériel au prix du gain spirituel qui vous est offert ! Tout l'or du monde vaut-il un seul dimanche passé dans la communion du Seigneur !

Supposez qu'au bout de trente ans, par une fidèle observation de ce Saint jour, vous ayez un septième de moins dans vos économies. Ce n'est là qu'une simple conjecture, et selon toute apparence elle est fausse; car le temps qu'on prend sur le dimanche pour le travail, on le perd le lundi, ou il est pris sur notre santé même. Admettons cependant la supposition comme juste : vous aurez diminué vos épargnes d'un septième; mais si vous avez été convertis à Christ par une constante sanctification du dimanche, vous aurez acquis le repos du coeur et l'espérance ferme d'une heureuse éternité. Ce que vous aurez perdu, sera-ce quelque chose pour vous ? Et ce que vous aurez gagné, au contraire, ne sera-ce pas ce qu'il y a de plus désirable et de plus nécessaire ? Ne sera-ce pas le tout de votre âme ?

Si l'avarice vous tient un autre langage elle n'a ni raison ni bonne foi. Celui qui l'écoute n'est pas seulement un être rebelle à Dieu, c'est encore un insensé. Quoiqu'il prétende compter mieux que personne, l'avare compte mal : il fait le plus faux et le plus dangereux des calculs.

Une deuxième forme de l'avarice dans les campagnes, c'est l'excès des privations qu'on s'impose pour grossir son avoir. Beaucoup de villageois, et non des plus pauvres, incessamment rongés du souci de tomber dans la misère, retranchent tout ce qu'ils peuvent sur leur nourriture, sur leurs vêtements, sur les besoins les plus indispensables, et vivent de la manière la plus sordide, comme s'ils manquaient absolument de tout.

Pauvres gens en vérité, et que je plains de toute mon âme! Pour avoir de quoi manger demain, vous vous condamnez presque à ne pas manger aujourd'hui ! Pour n'être pas dénués quand vous serez malades, vous vous rendez malades par vos privations. Pour ne pas devenir misérables, vous vous faites misérables ! Un mendiant est mieux nourri, mieux vêtu que vous, et certes il est plus heureux.

L'avarice est venue ; elle s'est glissée dans votre coeur, et vous montrant de tous côtés un horizon chargé de sombres nuages, elle vous a dit : Tu mettras tout ce que tu possèdes à mes pieds; je m'en empare comme de mon bien, et je ne te donnerai que ce qu'il te faut absolument pour ne pas mourir de faim. Tu demeureras dans cette cabane mal bâtie et ouverte à tous les vents; tu mangeras de ce pain noir; tu boiras de cette eau crue et saumâtre; tu ne porteras que cet habit qui tombe en lambeaux; tu te refuseras tout le reste. Point de dépenses en livres, ni en aucune chose qui te rendrait l'existence plus douce et plus honorable; tu vivras comme si tu étais le plus dépourvu des hommes, quoique tu ne le sois point; c'est moi qui te l'ordonne : Esclave, obéis !

Voilà comme vous traite l'avarice, et vous le souffrez! Le plus abominable des tyrans n'oserait pas vous imposer la centième partie de cette dure servitude, et vous la subissez volontairement ! Ah ! secouez, secouez enfin de si honteuses chaînes ! Ayez de l'ordre, de l'arrangement dans vos affaires, mais non cette basse parcimonie. Soyez sobres ; ne faites point de dépense de luxe ; n'ayez pas de coûteuses et folles fantaisies : je vous comprends, je vous approuve; mais ne vous imposez pas non plus des privations qui affaiblissent votre corps et avilissent votre âme. Sachez, employer quelque chose à des besoins plus nobles que ceux des sens ; cultivez et ornez votre esprit. Vous n'amasserez pas tant ni si vite, à la bonne heure ; mais la différence entre ce que vous pourriez avoir, et ce que vous aurez en vivant plus largement, sera mille fois compensé par le bien-être matériel et intellectuel dont vous aurez joui.

Ne voyez-vous pas, d'ailleurs, que vous offensez la Providence même par vos cruelles privations ! Dieu, a promis de vous nourrir, de vous vêtir, pourvu que vous y apportiez le concours de votre travail, et ne l'a-t-il pas fait ! Vous a-t-il abandonnés? Vous a-t-il trompés? Avez-vous manqué de rien jusqu'ici ? « Ne soyez point en souci pour votre vie, de ce que vous mangerez ou de ce que vous boirez, dit Jésus, ni pour votre corps de quoi vous serez vêtu ; la vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux de l'air ; car ils ne sèment, ni ne moissonnent, ni n'amassent rien dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit. N'êtes-vous pas beaucoup plus excellents qu'eux ! » (Matth., VI, 25, 26.)

Plusieurs diront ici. Je ne suis pas avare de cette façon-là. Je ne me refuse rien de ce qui m'est nécessaire. Nourriture, vêtements, habitation commode, quelques bons livres même, je me donne ce qui me plaît sans trop marchander avec ma bourse. C'est bien, et je vous en félicite : mais il y a encore une troisième manière d'être avare; et peut-être faudra-t-il vous ranger dans cette dernière classe. Voyons.

Je connais une certaine espèce d'avarice qui prend toutes ses aises, qui va jusqu'à la prodigalité dans des occasions solennelles, mais qui, lorsqu'il s'agit de libéralités envers les pauvres ou pour des oeuvres charitables et religieuses, refuse de donner une simple obole.

N'allez pas, pauvre femme malade, tendre la main au seuil de cette ferme avec vos petits enfants. Le propriétaire est très-riche, je le sais; il fait de temps à autre de splendides festins, je le sais aussi ; quelques miettes qui tomberaient de sa table vous nourriraient, vous et les vôtres : c'est vrai. Mais, je vous le répète, n'allez pas frapper à cette porte : elle est fermée pour les misérables. Le maître vous chasserait, en criant qu'il n'a pas trop de son travail pour élever sa famille, que les mendiants sont des paresseux, des vagabonds qui ne songent qu'à mal faire et qu'on devrait les mettre en prison pour en délivrer, les honnêtes gens.
Ni vous non plus, mon digne ami n'allez pas solliciter les dons de cette opulente maison pour vos établissements d'orphelins et pour vos missions chrétiennes : ce serait, croyez-moi, en pure perte. On vous répondrait, un peu sèchement, que toutes ces institutions n'existaient point il y a quelques années, que le monde n'en allait pas plus mal, qu'on a d'ailleurs des charges de famille qui ne sont pas connues du public ; et si vous insistez, on attaquera vos principes mêmes, afin d'excuser son manque de charité, s'il est possible, par son défaut de religion.

Des gens de cette espèce, il s'en trouve malheureusement partout : hommes durs, coeurs de pierre, insensibles aux peines d'autrui parce qu'ils n'en souffrent pas ; fastueux par vanité, avares par nature, se croyant au reste très-sages, très-respectables, et se moquant de ceux qui les surpassent en générosité. Ils pourraient donner, et donner beaucoup, sans s'imposer aucune gêne ; ce ne serait que la moindre partie de leur superflu; mais que voulez-vous ? Ils ne savent ouvrir leurs bourses qu'à la voix de l'orgueil ou de passions plus viles encore : ils ne savent pas l'ouvrir à la voix du malheur.
Et quelles nobles jouissances ils foulent aux pieds ! « Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir » (Actes, XX, 35.), disait celui qui connaissait mieux que personne ce qui fait l'homme heureux. L'avarice qui les endurcie, les prive des plaisirs les plus purs que nous puissions goûter ici-bas; jamais leurs yeux n'ont été mouillés des douces larmes de la charité. Insensés qu'ils sont, la sécheresse de leur propre coeur les punit de celle qu'ils témoignent aux misérables !

Ne suivez pas ce triste exemple. Quand l'avarice vous crie: Ne donne rien ! écoutez une autre voix qui sort de vos entrailles, et qui vous dit: Sois charitable ! sois généreux ! Écoutez encore une voix plus haute, la voix de Dieu, qui vous ordonne d'ouvrir votre coeur et vos mains à toutes les misères de l'humanité. « N'oubliez pas écrivait l'apôtre saint Paul, d'exercer la charité et de faire part de vos biens; car Dieu prend plaisir à de tels sacrifices (Héb., XIII, 16.). » Et ce précepte s'adresse, non-seulement, aux riches, mais à ceux qui n'ont qu'une fortune médiocre, ou qui même ne vivent que du salaire de leur travail. Le Seigneur n'a voulu déshériter personne du noble privilège de la charité.

Ursule Rivat était restée veuve avec deux jeunes enfants. Elle n'avait ni terres ni rentes ; ce qu'elle gagnait au bout de la journée et la propriété d'une pauvre maisonnette, c'était tout son avoir dans ce monde. Elle donnait pourtant avec libéralité; jamais mendiant digne d'être secouru. ne lui tendit la main inutilement; jamais oeuvre pieuse et charitable ne lui fut recommandée en vain. Aussi ne conservait-elle que le strict nécessaire : du pain pour aujourd'hui; et pour le lendemain, la confiance aux promesses de Dieu.

En la voyant agir de cette manière, un ancien ami de la veuve, homme très-riche et très-avare, ce qui va ensemble trop souvent, lui disait : Tu ne calcules pas assez, ma bonne Ursule, et dans ta position, générosité, c'est folie. Que deviendrais-tu, si toi ou tes enfants vous tombiez malades ? Il faut prévoir les accidents. Charité bien ordonnée commence par soi. Des économies beaucoup d'économies c'est la première vertu des pauvres. - Oui, répondait Ursule, il est bon de faire des économies, mais non au dépens de la charité. Je dois donner à plus pauvres que moi; je dois donner pour faire instruire mes frères dans la connaissance de l'Évangile : c'est mon devoir; c'est aussi ma joie. Si nous tombons malades le Seigneur y pourvoira : il m'a laissé jusqu'ici ma petite maison, de la santé pour travailler, et quand on a cela avec la paix du coeur, on n'est pas malheureux.

L'homme riche secouait la tête à ce discours, et s'en allait pensant en lui-même:
La pauvre femme ! elle ne comprend rien à ses intérêts ; la dévotion lui a tourné la tête. Mais après tout, ajoutait-il, tant pis pour elle : c'est son affaire. Je l'ai assez avertie; et maintenant, s'il lui arrive malheur, qu'elle ne compte pas sur moi faut lui apprendre à mieux calculer.

C'est-à-dire que cet avare prenait ses précautions d'avance contre les épreuves d'Ursule; il donnait des conseils pour n'avoir rien de plus à donner.

Ses prédictions parurent s'accomplir peu de temps après. Un des enfants de la bonne veuve devint malade. C'était une petite fille intelligente, la joie de sa mère. Cette maladie fut longue. Ursule, absorbée par les soins qu'elle donnait à sa fille, ne pouvait plus guère travailler, et ses faibles ressources furent vite épuisées. Elle emprunta sur sa maisonnette; mais les préteurs, mettant à profit ses besoins, la ruinaient plus rapidement que les visites du médecin et les remèdes. Pour peu que la maladie eût duré encore quelques semaines, Ursule était réduite à la mendicité.

Sur ces entrefaites revint l'homme riche. Eh bien! lui cria-t-il d'un air triomphant, que vous avais-je dit? Voilà ce que c'est que de ne pas suivre les avis de gens plus sensés et plus expérimentés que soi ! - Monsieur, lui répondit Ursule d'une voix ferme, je ne vous ai rien demandé. C'est au Seigneur que j'adresse mes requêtes, et je sais qu'il ne m'abandonnera pas. J'ai gardé par sa grâce le contentement du coeur; je ne me repens pas d'avoir été charitable; et toute pauvre que je suis, à côté de mon enfant malade, je ne changerais pas mon sort pour le vôtre.

L'avare, un peu confus, et sentant bien qu'il avait durement insulté au malheur d'Ursule, se retira sans rouvrir la bouche. La bonne veuve continua de soigner sa fille, et ne fut pas trompée dans sa pieuse confiance. La malade guérit. Ursule eut de l'ouvrage plus qu'elle n'en pouvait faire. Ses enfants, devenus grands, augmentèrent les ressources de la famille; tout respirait dans sa maison l'ordre, le bien-être, le repos, l'espérance d'un heureux avenir; et elle disait à ses amis : Nous voici dans l'aisance; Dieu nous bénit abondamment. Sans rien retrancher de ce qui appartient aux bonnes oeuvres, je puis faire à présent quelques petites épargnes qui serviront à la dot de ma fille et à l'établissement de mon fils. Que le nom du Seigneur soit glorifié! Je connais par ma propre expérience que « celui qui a pitié du pauvre, prête à l'Éternel, et il lui rendra son bienfait. J'ai été jeune, et j'ai atteint la vieillesse; mais je n'ai point vu le juste abandonné, ni sa postérité mendiant son pain (Prov., XIX, 17). »

Lecteurs, souvenez-vous de cette maxime, que l'avarice tarit pour nous toutes les sources du bonheur dans ce monde et dans l'autre. Si vous joignez à la foi l'amour fraternel et la bienfaisance, vous aurez la sérénité d'esprit et de coeur, vous laisserez à vos enfants un bon exemple, qu'ils suivront envers vous-mêmes dans vos vieux jours, et les bénédictions de l'indigent vous accompagneront jusqu'à votre fosse, pendant que votre âme entrera dans une heureuse éternité. Cette destinée n'est-elle pas préférable à celle de l'avare qui se prive de tous les charmes de l'existence, parce qu'il renonce à toutes les affections de l'humanité, qui est seul dans ses derniers moments comme il a voulu l'être durant sa vie, et qui tombe enfin dans l'effroyable abîme d'où l'on ne remonte plus?

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