L'avarice règne partout; mais au village
elle a une physionomie spéciale, et
revêt des formes encore plus
tranchées, plus grossières
qu'à la ville. Vous l'avouerez avec moi, mes
chers lecteurs. Il est bien rare de trouver un
paysan, même un paysan vivant fort à
l'aise, qui soit libéral et
généreux. La plupart sont d'une
parcimonie outrée. Peut-être
donneront-ils parfois des objets en nature, mais de
l'argent, non, ou le moins possible, et seulement
quand ils y sont contraints.
Cela tient, sans doute, à ce que
le laboureur doit, en général,
beaucoup travailler pour gagner peu. Mais plus les
tentations à l'avarice sont grandes dans les
campagnes, plus il faut prémunir contre elle
ceux qui y habitent. J'ai déjà
parlé de ce vice dans le
précédent chapitre, en signalant les
mauvais moyens qu'on emploie pour s'enrichir. Ici,
le sujet se présentera sous une autre face.
Je veux prouver que, même en ne commettant
pas d'actes contraires à la probité,
on peut agir en avare et mériter
d'être sévèrement
blâmé.
L'une des formes les plus ordinaires de
l'avarice chez les paysans, c'est l'excès du
travail. Avant le jour on est à l'ouvrage,
et on ne le quitte qu'à la nuit. Pas de
trêve ni de relâche: tout au plus
quelques moments accordés à la
nécessité de manger; puis, vite une
charrue, un sarcloir, une faucille, des meules
à construire, des chariots à charger
: on ne s'arrête que lorsque les bras tombent
d'épuisement.
Loin de moi la pensée de vous
détourner du travail ! Le travail est
ordonné de Dieu. Il est écrit: «
Tu mangeras ton pain à là sueur de
ton visage ( Genèse 3: 19). » Il est encore écrit:
« Si
quelqu'un ne veut pas travailler, il ne doit pas
non plus manger (2 Thes. III. 10.). » L'amour
du travail est une vertu, ou du moins une
barrière contre le vice; car on ne pense pas
tant à mal dans une vie laborieuse que dans
une vie oisive. Le travail enfin est le seul moyen
honorable d'améliorer sa position.
Travaillez donc, mes amis, travaillez avec
activité, mais aussi avec modération.
Autant un travail sagement mesuré fait du
bien, autant un travail excessif est nuisible. L'un
fortifie la santé, l'autre la détruit
; l'un sert à nous rendre meilleurs, l'autre
nous fait descendre à la condition des
brutes, et ne laisse en nous rien d'humain que la
responsabilité de notre
dégradation.
Voyez Claude Leroux : ce n'est plus un
homme, c'est une bête de somme. Il travaille
comme, il n'oserait pas faire travailler son boeuf
ou son cheval, de peur de le tuer au bout de trois
mois. Seize heures par jour, il est aux champs ou
au marché, et les autres heures, il les
passe dans un sommeil lourd qui ne répare
qu'à demi ses forces. Aussi est-il
usé, épuisé avant l'âge;
on lui donnerait soixante ans : il n'en a pas
quarante.
C'est peu: son esprit a plus souffert
que son corps même par cet excès de
travail. Il ne s'est réservé ni le
temps de lire ni le temps de prier, ni le temps de
sonder sa conscience, ni le temps de se rappeler
qu'il a une âme immortelle, et il en porte
déjà la peine. Faites-le sortir du
cercle de ses occupations habituelles, il est
accablé, presque
hébété, sans ressort, sans
vie. Pour peu qu'il soit assis une demi-heure, lors
même qu'on lui tiendrait le discours le plus
intéressant, le plus important sur des
choses étrangères à ses champs
et à sa bourse, il ne comprend pas ! il
n'écoute pas : il s'endort. À coup
sûr, il est descendu au-dessous de l'homme
sauvage errant dans les vieilles forêts de
l'Amérique ; car ce sauvage a encore quelques idées
qui
révèlent un être intelligent;
mais ce paysan n'en a plus.
Si du moins il avait mis à part
le dimanche pour des exercices religieux et de
bonnes lectures, il ne serait pas tombé dans
un si grand abrutissement; son âmes, ayant
à elle un jour sur sept, aurait pu vivre
encore. Mais Claude Leroux n'a pas même
accordé à sa pauvre âme,
à son intelligence, à son être
moral, la septième partie de son temps. Il
emploie le dimanche, aux affaires comme les autres
jours, ou peu s'en faut ; l'église n'obtient
de lui que des visites rares et courtes, pendant
lesquelles il ne pense pas à ce qu'il y
devrait faire ; et s'il lui reste quelques moments
après le marché, après
l'inspection de ses récoltes, après
les courses qu'il a renvoyées à ce
jour-là, il va causer encore au cabaret,
d'achats, de ventes, de ce qui l'a absorbé
toute la semaine.
Sur ces détails, on croira
peut-être que Claude Leroux est pauvre, qu'il
a une nombreuse famille, et qu'il est forcé
de s'exténuer de travail, pour ne pas mourir
de faim, lui et les siens. Mais pas du tout : il a
deux fermes d'un bon produit, et sa famille se
borne à un seul fils presque idiot. Rien ne
lui serait donc plus facile que d'épargner
sa santé et de penser à son
âmes. Mais ce parti si raisonnable, je crains
qu'il ne le prenne jamais. Il n'est plus, pour
ainsi dire, le maître de son travail: il en
est l'esclave, et il succombera à la peine,
Plus malheureux qu'un forçat condamné
aux galères perpétuelles. Il sera
riche en mourant, c'est vrai; mais à quoi,
je vous prie, cela lui servira-t-il? Jamais il
n'aura joui de ses biens, et il ne les emportera
pas dans son tombeau. Quant à son fils, il
mangera probablement cet héritage avec des
compagnons de plaisir qui profiteront de son
imbécillité pour le conduire à
sa perte, et il mourra dans un hôpital
d'aliénés.
Quel fruit d'une si pénible vie !
Et voilà souvent de quelle manière
l'avarice récompense les hommes qui se
courbent sous son joug ! Ne vous
laissez donc pas prendre à ses
pièges. Elle vous promettra de magnifiques
trésors, et ne vous donnera que de
l'amertume. Celui qui sème dans le champ de
l'avarice moissonnera l'avilissement et le
malheur.
Dussiez-vous rester pauvres, ne soyez
point avares. Gardez dans votre travail une juste
mesure. Efforcez-vous de gagner honnêtement
le pain du corps, mais ne l'achetez pas aux
dépens du pain de l'âme. Ne sacrifiez
pas ce qui est immortel en vous à ce qui
n'est que passager. Réservez une partie de
vos journées à la prière et
à la culture de votre intelligence.
Réservez-y surtout le dimanche, ce jour que
Dieu a institué, non pas pour lui seulement,
mais pour nous. Le sabbat est fait pour l'homme, a
dit le Seigneur.
Que ne puis-je, mes bons amis, trouver
des paroles vives et fortes qui vous fassent sentir
le prix du dimanche ! Je voudrais vous en montrer
la beauté, les bienfaits, les douceurs.
Entre tous les autres jours, le dimanche est celui
où l'homme est particulièrement
appelé à se relever de la poudre pour
entrer dans d'intimes relations avec son Dieu ;
c'est le jour de l'âme, le jour où
commence, autant qu'il se peut faire ici-bas,
quelque chose de semblable à la vie des
élus dans le ciel; c'est comme un reflet du
jour éternel qui descend jusqu'à nos
faibles yeux.
Quand le voyageur, fatigué de sa
course à travers le désert, haletant
de soif sous les rayons d'un soleil ardent, vient
à découvrir de loin une vallée
plantée d'arbres verts, entre lesquels
murmure une source limpide, avec quel transport il
y court, et s'y désaltère, et s'y
repose, bénissant Dieu de lui avoir
préparé, sur sa longue route, ce
riant asile ! Une heure après, il reprendra
son bâton de voyage, et s'enfoncera de
nouveau dans la solitude; mais comme son pied sera
plus ferme, et son coeur plus joyeux ! Ces courts
moments de repos lui ont donné des forces
pour marcher avec confiance vers une autre vallée
où il
goûtera le même bonheur. Tel est le
dimanche pour le chrétien. Dieu l'a
placé de distance en distance dans le
désert du monde, pour y donner à
notre âme fatiguée de la chaleur du
jour un peu d'ombre et d'eau pure. Si nous
marchions toujours, toujours, le front
courbé vers la poussière, quel morne
voyage ! quelle lassitude ! quel accablement ! Mais
le dimanche revient. Nous nous arrêtons, nous
nous reposons, nous allons nous asseoir au pied du
Seigneur, et là, nous puisons du courage
pour le reste de la semaine. heureux de sentir que
les douces impressions du dimanche qui n'est plus
subsistent encore, lorsque déjà nous
voyons, s'approcher l'aurore d'un dimanche nouveau
!
Jamais, dira quelque lecteur, le
dimanche ne m'a fait éprouver de pareilles
joies. Je le crois bien : il ne connaît, lui,
que ces dimanches dont une moitié est prise
par le travail, et l'autre par de grossiers
divertissements. Je parle, moi, d'un dimanche
consacré à la méditation des
choses saintes, à la prière, à
la lecture du Livre de Dieu, aux actes de
charité, aux intimes et fraternels rapports
avec des âmes pieuses. Entre ces deux
manières de passer le dimanche, qu'y a-t-il
de commun que le nom? Une seule est bonne, une
seule est féconde, l'autre ne nous donne
rien; elle laisse l'homme tel qu'il est; ou
plutôt le fait pire qu'il n'est parce qu'elle
renferme une désobéissance positive
à la volonté de Dieu.
Mes amis, respectez et sanctifiez le
dimanche; oui, je vous le dis : sanctifiez le
dimanche. Vous y trouverez des forces, vous y
goûterez des plaisirs, dont vous n'avez eu
peut-être jusqu'à présent
aucune idée. Ne mettez pas en comparaison
quelques pauvres centimes que vous pourriez gagner
ce jour-là par votre travail. Qu'est-ce que
ce gain matériel au prix du gain spirituel
qui vous est offert ! Tout l'or du monde vaut-il un
seul dimanche passé dans la communion du
Seigneur !
Supposez qu'au bout de trente ans, par
une fidèle observation de ce Saint jour,
vous ayez un septième de moins dans vos
économies. Ce n'est là qu'une simple
conjecture, et selon toute apparence elle est
fausse; car le temps qu'on prend sur le dimanche
pour le travail, on le perd le lundi, ou il est
pris sur notre santé même. Admettons
cependant la supposition comme juste : vous aurez
diminué vos épargnes d'un
septième; mais si vous avez
été convertis à Christ par une
constante sanctification du dimanche, vous aurez
acquis le repos du coeur et l'espérance
ferme d'une heureuse éternité. Ce que
vous aurez perdu, sera-ce quelque chose pour vous ?
Et ce que vous aurez gagné, au contraire, ne
sera-ce pas ce qu'il y a de plus désirable
et de plus nécessaire ? Ne sera-ce pas le
tout de votre âme ?
Si l'avarice vous tient un autre langage
elle n'a ni raison ni bonne foi. Celui qui
l'écoute n'est pas seulement un être
rebelle à Dieu, c'est encore un
insensé. Quoiqu'il prétende compter
mieux que personne, l'avare compte mal : il fait le
plus faux et le plus dangereux des calculs.
Une deuxième forme de l'avarice
dans les campagnes, c'est l'excès des
privations qu'on s'impose pour grossir son avoir.
Beaucoup de villageois, et non des plus pauvres,
incessamment rongés du souci de tomber dans
la misère, retranchent tout ce qu'ils
peuvent sur leur nourriture, sur leurs
vêtements, sur les besoins les plus
indispensables, et vivent de la manière la
plus sordide, comme s'ils manquaient absolument de
tout.
Pauvres gens en vérité, et
que je plains de toute mon âme! Pour avoir de
quoi manger demain, vous vous condamnez presque
à ne pas manger aujourd'hui ! Pour
n'être pas dénués quand vous
serez malades, vous vous rendez malades par vos
privations. Pour ne pas devenir misérables,
vous vous faites misérables ! Un mendiant
est mieux nourri, mieux vêtu que vous, et
certes il est plus
heureux.
L'avarice est venue ; elle s'est
glissée dans votre coeur, et vous montrant
de tous côtés un horizon chargé
de sombres nuages, elle vous a dit : Tu mettras
tout ce que tu possèdes à mes pieds;
je m'en empare comme de mon bien, et je ne te
donnerai que ce qu'il te faut absolument pour ne
pas mourir de faim. Tu demeureras dans cette cabane
mal bâtie et ouverte à tous les vents;
tu mangeras de ce pain noir; tu boiras de cette eau
crue et saumâtre; tu ne porteras que cet
habit qui tombe en lambeaux; tu te refuseras tout
le reste. Point de dépenses en livres, ni en
aucune chose qui te rendrait l'existence plus douce
et plus honorable; tu vivras comme si tu
étais le plus dépourvu des hommes,
quoique tu ne le sois point; c'est moi qui te
l'ordonne : Esclave, obéis !
Voilà comme vous traite
l'avarice, et vous le souffrez! Le plus abominable
des tyrans n'oserait pas vous imposer la
centième partie de cette dure servitude, et
vous la subissez volontairement ! Ah ! secouez,
secouez enfin de si honteuses chaînes ! Ayez
de l'ordre, de l'arrangement dans vos affaires,
mais non cette basse parcimonie. Soyez sobres ; ne
faites point de dépense de luxe ; n'ayez pas
de coûteuses et folles fantaisies : je vous
comprends, je vous approuve; mais ne vous imposez
pas non plus des privations qui affaiblissent votre
corps et avilissent votre âme. Sachez,
employer quelque chose à des besoins plus
nobles que ceux des sens ; cultivez et ornez votre
esprit. Vous n'amasserez pas tant ni si vite,
à la bonne heure ; mais la différence
entre ce que vous pourriez avoir, et ce que vous
aurez en vivant plus largement, sera mille fois
compensé par le bien-être
matériel et intellectuel dont vous aurez
joui.
Ne voyez-vous pas, d'ailleurs, que vous
offensez la Providence même par vos cruelles
privations ! Dieu, a promis de vous nourrir, de
vous vêtir, pourvu que vous y apportiez le
concours de votre travail, et ne l'a-t-il pas fait
! Vous a-t-il abandonnés?
Vous a-t-il trompés? Avez-vous manqué
de rien jusqu'ici ? « Ne soyez point en souci
pour votre vie, de ce que vous mangerez ou de ce
que vous boirez, dit Jésus, ni pour votre
corps de quoi vous serez vêtu ; la vie
n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps
plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux
de l'air ; car ils ne sèment, ni ne
moissonnent, ni n'amassent rien dans des greniers,
et votre Père céleste les nourrit.
N'êtes-vous pas beaucoup plus excellents
qu'eux ! » (Matth., VI, 25, 26.)
Plusieurs diront ici. Je ne suis pas
avare de cette façon-là. Je ne me
refuse rien de ce qui m'est nécessaire.
Nourriture, vêtements, habitation commode,
quelques bons livres même, je me donne ce qui
me plaît sans trop marchander avec ma bourse.
C'est bien, et je vous en félicite : mais il
y a encore une troisième manière
d'être avare; et peut-être faudra-t-il
vous ranger dans cette dernière classe.
Voyons.
Je connais une certaine espèce
d'avarice qui prend toutes ses aises, qui va
jusqu'à la prodigalité dans des
occasions solennelles, mais qui, lorsqu'il s'agit
de libéralités envers les pauvres ou
pour des oeuvres charitables et religieuses, refuse
de donner une simple obole.
N'allez pas, pauvre femme malade, tendre
la main au seuil de cette ferme avec vos petits
enfants. Le propriétaire est
très-riche, je le sais; il fait de temps
à autre de splendides festins, je le sais
aussi ; quelques miettes qui tomberaient de sa
table vous nourriraient, vous et les vôtres :
c'est vrai. Mais, je vous le répète,
n'allez pas frapper à cette porte : elle est
fermée pour les misérables. Le
maître vous chasserait, en criant qu'il n'a
pas trop de son travail pour élever sa
famille, que les mendiants sont des paresseux, des
vagabonds qui ne songent qu'à mal faire et
qu'on devrait les mettre en prison pour en
délivrer, les honnêtes gens.
Ni vous non plus, mon digne ami n'allez
pas solliciter les
dons
de cette opulente maison pour vos
établissements d'orphelins et pour vos
missions chrétiennes : ce serait,
croyez-moi, en pure perte. On vous
répondrait, un peu sèchement, que
toutes ces institutions n'existaient point il y a
quelques années, que le monde n'en allait
pas plus mal, qu'on a d'ailleurs des charges de
famille qui ne sont pas connues du public ; et si
vous insistez, on attaquera vos principes
mêmes, afin d'excuser son manque de
charité, s'il est possible, par son
défaut de religion.
Des gens de cette espèce, il s'en
trouve malheureusement partout : hommes durs,
coeurs de pierre, insensibles aux peines d'autrui
parce qu'ils n'en souffrent pas ; fastueux par
vanité, avares par nature, se croyant au
reste très-sages, très-respectables,
et se moquant de ceux qui les surpassent en
générosité. Ils pourraient
donner, et donner beaucoup, sans s'imposer aucune
gêne ; ce ne serait que la moindre partie de
leur superflu; mais que voulez-vous ? Ils ne savent
ouvrir leurs bourses qu'à la voix de
l'orgueil ou de passions plus viles encore : ils ne
savent pas l'ouvrir à la voix du
malheur.
Et quelles nobles jouissances ils
foulent aux pieds ! « Il y a plus de bonheur
à donner qu'à recevoir » (Actes,
XX, 35.), disait celui qui connaissait mieux que
personne ce qui fait l'homme heureux. L'avarice qui
les endurcie, les prive des plaisirs les plus purs
que nous puissions goûter ici-bas; jamais
leurs yeux n'ont été mouillés
des douces larmes de la charité.
Insensés qu'ils sont, la sécheresse
de leur propre coeur les punit de celle qu'ils
témoignent aux misérables !
Ne suivez pas ce triste exemple. Quand
l'avarice vous crie: Ne donne rien ! écoutez
une autre voix qui sort de vos entrailles, et qui
vous dit: Sois charitable ! sois
généreux ! Écoutez encore une
voix plus haute, la voix de Dieu, qui vous ordonne
d'ouvrir votre coeur et vos mains à toutes les
misères de
l'humanité. « N'oubliez pas
écrivait l'apôtre saint Paul,
d'exercer la charité et de faire part de vos
biens; car Dieu prend plaisir à de tels
sacrifices (Héb., XIII, 16.). » Et ce
précepte s'adresse, non-seulement, aux
riches, mais à ceux qui n'ont qu'une fortune
médiocre, ou qui même ne vivent que du
salaire de leur travail. Le Seigneur n'a voulu
déshériter personne du noble
privilège de la charité.
Ursule Rivat était restée
veuve avec deux jeunes enfants. Elle n'avait ni
terres ni rentes ; ce qu'elle gagnait au bout de la
journée et la propriété d'une
pauvre maisonnette, c'était tout son avoir
dans ce monde. Elle donnait pourtant avec
libéralité; jamais mendiant digne
d'être secouru. ne lui tendit la main
inutilement; jamais oeuvre pieuse et charitable ne
lui fut recommandée en vain. Aussi ne
conservait-elle que le strict nécessaire :
du pain pour aujourd'hui; et pour le lendemain, la
confiance aux promesses de Dieu.
En la voyant agir de cette
manière, un ancien ami de la veuve, homme
très-riche et très-avare, ce qui va
ensemble trop souvent, lui disait : Tu ne calcules
pas assez, ma bonne Ursule, et dans ta position,
générosité, c'est folie. Que
deviendrais-tu, si toi ou tes enfants vous tombiez
malades ? Il faut prévoir les accidents.
Charité bien ordonnée commence par
soi. Des économies beaucoup
d'économies c'est la première vertu
des pauvres. - Oui, répondait Ursule, il est
bon de faire des économies, mais non au
dépens de la charité. Je dois donner
à plus pauvres que moi; je dois donner pour
faire instruire mes frères dans la
connaissance de l'Évangile : c'est mon
devoir; c'est aussi ma joie. Si nous tombons
malades le Seigneur y pourvoira : il m'a
laissé jusqu'ici ma petite maison, de la
santé pour travailler, et quand on a cela
avec la paix du coeur, on n'est pas
malheureux.
L'homme riche secouait la tête
à ce discours, et s'en allait pensant en
lui-même:
La pauvre femme ! elle ne comprend rien
à ses intérêts ; la
dévotion lui a tourné la tête.
Mais après tout, ajoutait-il, tant pis pour
elle : c'est son affaire. Je l'ai assez avertie; et
maintenant, s'il lui arrive malheur, qu'elle ne
compte pas sur moi faut lui apprendre à
mieux calculer.
C'est-à-dire que cet avare
prenait ses précautions d'avance contre les
épreuves d'Ursule; il donnait des conseils
pour n'avoir rien de plus à donner.
Ses prédictions parurent
s'accomplir peu de temps après. Un des
enfants de la bonne veuve devint malade.
C'était une petite fille intelligente, la
joie de sa mère. Cette maladie fut longue.
Ursule, absorbée par les soins qu'elle
donnait à sa fille, ne pouvait plus
guère travailler, et ses faibles ressources
furent vite épuisées. Elle emprunta
sur sa maisonnette; mais les préteurs,
mettant à profit ses besoins, la ruinaient
plus rapidement que les visites du médecin
et les remèdes. Pour peu que la maladie
eût duré encore quelques semaines,
Ursule était réduite à la
mendicité.
Sur ces entrefaites revint l'homme
riche. Eh bien! lui cria-t-il d'un air triomphant,
que vous avais-je dit? Voilà ce que c'est
que de ne pas suivre les avis de gens plus
sensés et plus expérimentés
que soi ! - Monsieur, lui répondit Ursule
d'une voix ferme, je ne vous ai rien
demandé. C'est au Seigneur que j'adresse mes
requêtes, et je sais qu'il ne m'abandonnera
pas. J'ai gardé par sa grâce le
contentement du coeur; je ne me repens pas d'avoir
été charitable; et toute pauvre que
je suis, à côté de mon enfant
malade, je ne changerais pas mon sort pour le
vôtre.
L'avare, un peu confus, et sentant bien
qu'il avait durement insulté au malheur
d'Ursule, se retira sans rouvrir la bouche. La
bonne veuve continua de soigner sa fille, et ne fut
pas trompée dans sa pieuse confiance. La
malade guérit. Ursule eut de l'ouvrage plus
qu'elle n'en pouvait faire. Ses enfants, devenus
grands, augmentèrent les ressources de la
famille; tout respirait dans sa
maison l'ordre, le bien-être, le repos,
l'espérance d'un heureux avenir; et elle
disait à ses amis : Nous voici dans
l'aisance; Dieu nous bénit abondamment. Sans
rien retrancher de ce qui appartient aux bonnes
oeuvres, je puis faire à présent
quelques petites épargnes qui serviront
à la dot de ma fille et à
l'établissement de mon fils. Que le nom du
Seigneur soit glorifié! Je connais par ma
propre expérience que « celui qui a
pitié du pauvre, prête à
l'Éternel, et il lui rendra son bienfait.
J'ai été jeune, et j'ai atteint la
vieillesse; mais je n'ai point vu le juste
abandonné, ni sa postérité
mendiant son pain (Prov., XIX, 17). »
Lecteurs, souvenez-vous de cette maxime,
que l'avarice tarit pour nous toutes les sources du
bonheur dans ce monde et dans l'autre. Si vous
joignez à la foi l'amour fraternel et la
bienfaisance, vous aurez la
sérénité d'esprit et de coeur,
vous laisserez à vos enfants un bon exemple,
qu'ils suivront envers vous-mêmes dans vos
vieux jours, et les bénédictions de
l'indigent vous accompagneront jusqu'à votre
fosse, pendant que votre âme entrera dans une
heureuse éternité. Cette
destinée n'est-elle pas
préférable à celle de l'avare
qui se prive de tous les charmes de l'existence,
parce qu'il renonce à toutes les affections
de l'humanité, qui est seul dans ses
derniers moments comme il a voulu l'être
durant sa vie, et qui tombe enfin dans l'effroyable
abîme d'où l'on ne remonte plus?
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