Quelle question ! direz-vous peut-être
avec humeur; bien certainement j'ai de la
probité; je suis un honnête homme ;
jamais mon nom n'a figuré dans une mauvaise
affaire, et j'ai le droit de porter la tête
haute partout où je vais.
D'accord, mes chers lecteurs ; vous
n'avez été ni des incendiaires, ni
des meurtriers, ni des voleurs de grand chemin ;
vous n'avez commis aucun crime qui vous ait
déshonorés. Mais je crains pourtant,
à n'en juger même que sur les maximes
assez larges de la morale du monde, que vous n'ayez
manqué souvent aux devoirs de la
probité. Ne prenez pas d'avance le parti de
nier vos fautes ; je vous en donnerai des preuves
positives, et votre conscience
décidera.
Parlons en premier lieu des torts faits à
la société
tout entière. Le gouvernement a
établi des impôts ou des droits dont
le produit est employé aux dépenses
publiques. Or, ces droits de l'État, les
avez-vous toujours exactement payés ?
N'avez-vous jamais fait ni la contrebande sur les
frontières, ni la fraude dans
l'intérieur du pays ? Pesez bien ma
question, et répondez franchement.
Il est vrai, direz-vous, nous avons
fraudé les droits du gouvernement ; il nous
est arrivé quelquefois de transporter de
nuit nos boissons et d'autres objets qui sont
soumis à une taxe, ou de n'en
déclarer qu'une partie. Mais quoi ! les
particuliers n'en ont éprouvé aucun
dommage; l'État seul y a perdu, et il est
assez riche pour supporter ces petites portes...
Est-ce là toute votre
justification ? Je la trouve, laissez-moi vous le
dire, aussi mauvaise que les actes mêmes que
vous essayez de défendre. Comment ! parce
que vous n'avez volé que le trésor
public, vous pensez n'avoir fait tort à
personne ? Mais au contraire, vous avez d'un seul
coup fait tort à tout le monde, vous avez
pris au pays tout entier, par des manoeuvres
déloyales, ce qui lui appartient
légitimement.
Ce sont de petites pertes,
répondez-vous, et le gouvernement est assez
riche pour n'en pas souffrir. Mais à quel
titre vous faites-vous juges dans cette
cause-là? Est-ce à vous à
décider si le gouvernement souffrira de vos
fraudes ou non ? Si quelque voleur se conduisait de
la sorte à votre égard, et se disait,
en dérobant une partie de votre bien: C'est
un homme riche; il supportera aisément cette
petite perte, lui donneriez-vous raison? Il me
semble que vous le traduiriez en justice, et que
vous lui diriez : Ce n'est pas à vous
à prononcer sur ce qui m'est
nécessaire ou ne me l'est point.
Et d'ailleurs, oubliez-vous qu'une masse
de petites pertes finit par en former une
très-grande. Si, dans tous les villages,
dans tous les hameaux de la France, chacun faisait
ce que vous faites,
le
dommage causé à l'État ne
serait-il pas énorme? Les trois francs que
vous lui prenez, multipliés dix millions de
fois, font une somme de trente millions :
appelez-vous cela une petite perte pour le
trésor ?
Notez bien que les dépenses
publiques exigent une somme qui
s'élève à tel chiffre
déterminé. Or, quand la contrebande
et la fraude en ôtent une partie au
gouvernement, il doit compléter par d'autres
moyens ce qui lui manque : de sorte que les
impôts étant augmentés d'un
côté, parce que votre mauvaise foi les
diminue de le l'autre, une multitude de vos
concitoyens, et les plus pauvres comme les plus
riches, paient au delà de ce qu'ils
devraient faire en bonne justice. Il y a tel
indigent à qui on a vendu peut-être
son dernier meuble pour compenser ce que vous aviez
enlevé au trésor. Si vos fraudes ne
sont pas des actes coupables, des actes odieux,
quel nom leur donnerez-vous ?
Mais c'est l'usage ! L'usage mes amis
n'empêche pas une chose injuste; il ne rend
pas légitimes le mensonge, la ruse, la
fraude, la contrebande. Voler l'État, c'est
toujours voler: si vous le faites, vous manquez
à la probité, et vous êtes
à cet égard, dans toute la force du
terme, de malhonnêtes gens.
Venons-en à vos rapports avec les
simples particuliers. Êtes-vous en ceci, du
moins complètement, droits et
intègres ?
J'ai bien peur que non.
On ne va pas en général,
je le sais, enfoncer les portes ni les meubles pour
voler l'argent de son prochain; mais dans combien
de villages de France les pauvres ne se
permettent-ils pas sans aucun scrupule de
dérober des fruits, des légumes, du
bois, et une foule de choses semblables : acte
d'autant plus vil que ces objets sont
confiés à la bonne foi publique, et
devraient être respectés par elle. Je
connais des cantons où les
propriétaires sont forcés de cueillir
les fruits à moitié verts, parce que
s'ils les laissaient venir à maturité, ils les
perdraient infailliblement. Quelles moeurs cela
suppose ! et quel oubli des plus simples
règles de la probité !
Voilà pour les paysans pauvres;
mais les riches n'en font-ils pas autant à
leur manière ? et ne sont-ils pas encore
plus coupables, puisqu'ils n'ont pas même,
comme les autres, l'excuse d'être dans le
besoin !
On trompe communément sur la
quantité, la qualité, la valeur
réelle des denrées. Ou tâche
d'abuser les yeux, en plaçant au-dessus ce
qui est bon, et au-dessous ce qui ne vaut rien.
Quand l'acheteur ne s'entend pas au prix des
marchandises, on les lui fait payer le double de ce
qu'il en devrait donner. Que de paroles fausses, de
honteuses manoeuvres, de ruses indignes dans ces
transactions ! Si l'on pouvait rassembler tout ce
qui s'est dit et fait de contraire à la
droiture dans une seule ville, pendant un seul jour
de marché, les coeurs honnêtes s'en
soulèveraient de dégoût.
Eh bien ! n'avez-vous rien fait de
pareil, vous qui lisez ces lignes? N'avez-vous
jamais dupé, volé vos acheteurs?
N'avez-vous pas déclaré, pour mieux
vendre vos denrées, ce que vous saviez
positivement être faux ? N'avez-vous pas
enfin dans votre bourse plus d'argent qu'il ne
devrait y en avoir, si vous aviez toujours, agi
avec intégrité ?
Répondrez-vous de nouveau: C'est
l'usage ? Je vous répondrai à mon
tour : L'usage ne vous justifie point. Vous avez
violé vos devoirs d'honnête homme ;
vous êtes coupables devant votre conscience
et devant Dieu.
Hélas ! que parlé-je de
conscience ? Plusieurs en sont arrivés au
point, non-seulement de ne plus rougir de cette
espèce de vol, mais de s'en applaudir. Quand
ils ont imaginé quelque adroit mensonge,
joué quelque tour subtil, fait quelque bonne
dupe, ils s'en reviennent triomphants, et ne
craignent pas de raconter à leur jeune
famille les succès qu'ils ont obtenus. Quel méprisable
triomphe !
Puissent-ils ne pas amèrement gémir
plus tard de ce qui les rend si joyeux aujourd'hui
!
Le bien mal acquis ne profite point. Si
l'on n'est pas frappé dans sa fortune, on
l'est dans sa santé, dans ses enfants, dans
quelque partie sensible en un mot; et d'une
manière ou de l'autre, la Providence punit
tôt ou tard ceux qui commettent de telles
choses.
Adrien Collard avait été,
dans sa jeunesse, l'un des plus hardis et des plus
heureux contrebandiers de la
frontière.
Vingt fois, avec ses chiens bien
dressés au métier, il avait franchi
sans accident la triple ligne des douanes, Quand
l'âge lui vint, se voyant à la
tête d'une belle fortune, il renonce à
l'état de contrebandier pour se faire
cultivateur : Mais, dans son nouveau genre de vie
il ne fut guère moins fripon que dans le
premier.
Il s'était fait une loi de ne
payer d'impôts au gouvernement que lorsqu'il
y était absolument forcé. La fraude
en tout et partout: c'était sa maxime, et il
prenait même plaisir à en donner des
leçons aux novices qui ne savaient pas
encore jouer de si bons tours que lui aux douaniers
et aux contrôleurs. Dans ses affaires avec
les simples individus, même système:
Adrien Collard trompait l'acheteur tant qu'il
pouvait, et n'épargnait ni mensonges ni
ruses pour faire payer ses marchandises le double
ou le triple de leur valeur. Cette façon
d'agir lui a attira, on le pense bien, plus d'une
querelle, mais il ne s'en mettait pas en peine, lui
qui avait bravé des adversaires tout
autrement redoutables. Enfin il prospéra si
bien qu'il s'amassa quatre à cinq mille
livres de rentes, et chacun disait avec un
sentiment d'envie : Voyez le vieux Collard ! Il
était fils d'un pauvre journalier qui ne lui
a pas laissé vingt sous d'héritage,
et voici qu'il est un des plus riches fermiers du
pays !
Mais en toute chose il est bon
d'attendre la fin. Cette prospérité
ne dura pas toujours, et Dieu montra clairement
que, pour avoir retardé la
juste punition d'Adrien Collard, il n'avait pas
oublié sa mauvaise conduite. Le
contrebandier avait deux fils et une fille.
À force de l'entendre raconter les exploits
de sa jeunesse, l'aîné se prit d'une
vive passion pour l'ancien métier de son
père. Il s'y jeta bientôt à
corps perdu, faisant même dans l'occasion le
coup de fusil contre les douaniers. Pas le plus
léger remords de conscience, tandis qu'il
volait le trésor de l'État et
s'exposait à devenir assassin. Mais en
envoyant des balles à la tête des
douaniers, il courait le risque d'en recevoir
lui-même, et un jour on le rapporta dans la
maison de son père, tout sanglant et
défiguré : il était
blessé à mort. Adrien conduisit trois
jours après les restes: de son fils
aîné à leur dernière
demeure, et dût reconnaître que, si la
contrebande a ses charmes, elle a aussi ses peines.
Il n'ouvrit pas la bouche, cependant, contre son
premier métier, de peur de démentir
le langage de toute sa vie; mais sa douleur,
étant concentrée, n'en devint que
plus amère, et son coeur saigna longtemps en
dedans.
Le second de ses fils, averti par ce
triste exemple, se contenta de la profession de
cultivateur qui lui paraissait plus sûre et
presque aussi lucrative. Mais dans cet état
comme dans l'autre, Adrien Collard avait
donné à ses enfants de mauvaises
leçons qu'ils avaient trop bien retenues. Le
jeune homme renouvela si fréquemment ses
friponneries, et les poussa si loin, que ses dupes
commencèrent à s'en fâcher
sérieusement. On lui fit coup sur coup des
procès qu'il perdit, et son argent s'en alla
encore plus vite qu'il n'était venu. Ce ne
fut pas tout. L'attention étant
éveillée sur son compte, on le
surveilla plus exactement, et comme il continuait
à frauder les droits de l'État, il
fut jeté en prison. La première
punition ne le corrigea point, et il en subit une
deuxième beaucoup plus longue. Dans la
prison il fit connaissance avec des
misérables qui lui inspirèrent la
passion de l'ivrognerie et de la débauche. Il
devint par degrés le
plus mauvais sujet de la contrée; et Adrien
Collard, craignant d'être ruiné par ce
fils dépravé, crut n'avoir d'autre
parti à prendre que de le chasser de sa
maison.
Restait une fille : elle ne fit ni la
contrebande ni la fraude comme ses frères,
parce que la faiblesse de son sexe ne le comportait
pas; mais elle avait appris de son père
à estimer l'argent par-dessus tout. Elle se
maria : l'époux qu'elle avait choisi
uniquement pour sa fortune était aussi avare
qu'elle. Les discussions d'intérêt.
s'élevèrent entre le gendre et le
beau-père : tous deux refusaient de faire la
moindre concession pour avoir la paix. La femme
donna raison à son mari contre son
père; Que dirai-je encore ? Les
réunions de famille n'étaient
remplies que d'aigres disputes. La fille
déclara enfin qu'elle ne remettrait plus les
pieds dans la maison paternelle, et tint parole.
Ainsi, au déclin de ses jours,
Adrien Collard demeura seul, car il était
veuf depuis plusieurs années. Rien pour
adoucir, pour soutenir sa triste vieillesse; des
infirmités, le poids des ans, le poids du
malheur, l'amertume de la solitude; et pas un
sourire d'enfant qui vînt le consoler.
Plût à Dieu qu'à toutes ses
autres peines se fût jointe celle du remords,
car le remords l'aurait conduit peut-être
à la source de la paix et de
l'espérance. Mais la seule tristesse qui lui
eût ouvert un meilleur avenir était
justement celle qui lui manquait. La fortune qu'il
avait acquise avec tant de fatigue et par de si
coupables moyens, ne lui apportait aucun
soulagement. Il n'en savait plus que faire ; il
gémissait de la laisser à deux
enfants, dont l'un la dissiperait en ignobles
orgies, et dont l'autre s'en était rendu
indigne par son ingratitude. Oh ! quelle dure et
sombre existence que la sienne! On ne l'enviait
plus; on s'en détournait avec effroi, et
parce qu'il était devenu misérable,
on ne cessait de rappeler ses fautes, qu'on
paraissait avoir oubliées aux jours de sa
prospérité.
Collard ne survécut pas longtemps
à de si poignantes infortunes. Il
s'étendit sur un grabat solitaire, et y
ferma les yeux sans que sa fille
dénaturée fût venue une seule
fois s'asseoir à son chevet. On rapporte
seulement qu'un de ses voisins, allant le voir par
pitié, l'entendit murmurer à sa
dernière heure : J'ai été le
plus malheureux des hommes. Pourquoi ne suis-je pas
resté pauvre et intègre comme mon
père? Il est mort en paix, et je meurs dans
le désespoir.
Qu'est devenue son âme au
delà du tombeau ? Dieu l'a jugée :
notre regard, à nous, doit s'arrêter
devant la pierre du sépulcre. Mais les
douleurs qui ont rempli sa vie terrestre ne
suffisent-elles pas, mes amis, pour vous apprendre
que l'homme est châtié par les
conséquences des péchés
mêmes auxquels il s'est abandonné ? Il
y a des exceptions à cela, j'en conviens ;
mais elles sont rares dans ce monde, et impossibles
dans le monde à venir.
De la probité; une probité
vraie, stricte, constante : c'est le chemin le plus
sûr en même temps que le plus
honorable. Ne donnez point à vos fils et
à vos filles des exemples de mauvaise foi
qu'ils mettraient en pratique, non-seulement contre
les autres, mais contre vous-mêmes. Qu'ils
s'instruisent plutôt, en vous voyant faire,
à ne s'écarter jamais des
sévères maximes de la conscience :
ils s'en trouveront mieux et vous aussi.
Prenez garde de vous préparer une
vieillesse chargée de regrets et de
déshonneur. Quand on se voit descendre vers
la tombe, on a bien assez du fardeau des
années sans y ajouter les peines domestiques
et les déchirements de coeur qui
accompagnent si souvent la fin d'une vie sans
probité. Les richesses que vous auriez pu
amasser n'y feraient rien : les larmes ne coulent
pas moins abondantes ni moins amères devant
des monceaux d'or que sous le toit vide et un de
l'indigent.
Ne vous rassurez point en pensant que
vous n'avez pas été aussi loin dans
votre manque de droiture que cet
Adrien Collard le mal que vous avez fait n'en est
pas moins du mal. Si vous n'avez pas
été contrebandiers ni fraudeurs comme
Adrien, vous avez été
peut-être, dans vos relations avec votre
prochain, aussi menteurs, aussi trompeurs que lui.
Croyez-vous donc que la différence entre lui
et vous soit si considérable, et que votre
sort, en rigoureuse justice, devrait être
beaucoup plus heureux que le sien?
D'ailleurs, et je vous prie de bien
méditer sur cette réflexion que je
vous adresse en terminant, les petites fautes
conduisent aux grandes. Vous faites tort
aujourd'hui à votre prochain de quelques
centimes; cela vous paraît peu de chose; mais
demain, entraînés à votre insu
par ce premier succès, vous lui ferez un
tort plus considérable. Les brigands fameux
qui ont porté leur tête sur
l'échafaud, et sont morts au milieu des
imprécations publiques, ont la plupart
commencé par de petits larcins, et ce n'est
que peu à peu qu'ils se sont aguerris
jusqu'à commettre d'exécrables
attentats. Eux-mêmes, soyez-en sûr, ne
se doutaient pas du chemin qu'ils feraient dans une
telle carrière; ils ont été
poussés, emportés par leurs premiers
pas sur cette pente rapide, et ne se sont
arrêtés qu'au fond de
l'abîme.
Mes amis, ne posez pas le pied sur le
bord du précipice avec le fol espoir de vous
arrêter un peu plus bas : vous avez plus de
forces pour n'en pas approcher que vous n'en auriez
pour vous retenir. Soyez donc scrupuleux sur ce que
vous appelez de petites choses comme sur les
grandes. Ne mentez point, ne trompez point, ne
fraudez rien, ne prenez ni à l'État
ni à qui que ce soit un denier au
delà de ce qui vous est dû, Votre
bonheur terrestre le demande, et combien plus
encore votre bonheur éternel !
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |