S'il y a peu de gens vraiment pieux dans nos
campagnes, on y trouve, en revanche, une foule de
gens superstitieux. Cela s'explique : la vraie
piété demande à l'homme le
sacrifice de ses mauvais penchants, tandis que la
superstition s'arrange avec eux, ou semble
même les justifier. On comprend donc pourquoi
l'une est généralement
repoussée, et l'autre bien
accueillie.
Les superstitions populaires se divisent
en plusieurs classes. Quelques-unes, et les plus
accréditées, prétendent
s'appuyer sur la religion même. On attribue
des effets miraculeux à certains
pèlerinages, à certaines reliques,
à l'invocation de tel saint en tel jour et
avec telles cérémonies.
Un malade s'imagine que, pour avoir
gravi, pieds nus, la montagne qu'on lui indique
près de son hameau, ou pour s'être
baigné dans une fontaine consacrée au
souvenir d'un ancien ermite, il sera
infailliblement guéri.
Un autre, tourmenté dans sa
conscience par le souvenir d'un crime, se persuade
qu'en faisant les mêmes choses il sera
délivré de ses remords. Tous deux
s'en vont donc où la superstition les
appelle ; mais le malade de corps revient chez lui
un peu plus souffrant qu'il ne l'était
à son départ ; et, si le malade
d'esprit a peut-être mieux réussi
à se guérir, c'est qu'il est plus
aisé de tromper sa conscience que de se
délivrer d'une infirmité physique. Au
fond, ils ont également perdu l'un et
l'autre leur temps et leurs pas.
Eh ! comment peut-on croire, en effet,
que ces vaines pratiques soient réellement
bonnes à quelque chose ? Si les reliques
d'un saint ou les eaux d'une fontaine
guérissaient les maux, du corps et de
l'âme, tout l'ordre des
voies de Dieu dans la nature et dans la religion
serait complètement renversé ; car le
corps et l'âme seraient alors soumis à
d'autres lois que celles que nous connaissons,
à des lois incertaines et capricieuses ; il
n'y aurait plus rien de déterminé,
rien d'assuré, en sorte que pour avoir
obtenu ces bénédictions
extraordinaires, nous ne saurions plus comment nous
conduire dans le cours habituel des affaires
humaines.
Rejetez donc avec mépris ces
fausses idées et ces faux miracles. Que les
malades se guérissent, quand ils le peuvent,
par de bons remèdes et par le régime
; que les consciences angoissées cherchent
le repos près de Celui qui peut nous le
donner, parce qu'il a payé la dette de nos
péchés sur la croix : voilà ce
qu'enseignent la raison et la Parole de
Dieu.
Quand on vient vous raconter de grands
prodiges opérés par ces reliques et
ces pèlerinages, allez vérifier les
faits, si vous en êtes curieux ; interrogez,
observez de près les gens qui doivent avoir
été si parfaitement guéris, et
vous saurez bientôt à quoi vous en
tenir.
Que si, par un heureux accident, quelque
malade a recouvré tout à coup la
santé, ne vous pressez pas encore de crier
au miracle. Est-il étonnant que, sur dix ou
vingt mille personnes qui ont recours à de
pareils moyens, il y en ait une ou deux qui soient
délivrées de leur maladie ? On
devrait s'étonner, au contraire, que la
puissance de leur imagination, le voyage qu'elles
entreprennent, l'émotion qu'elles
éprouvent ne produisît jamais ce
résultat. Il n'y pas là, croyez-moi,
le moindre prodige.
D'autres superstitions, plus absurdes
encore s'il est possible, règnent dans nos
campagnes. Telle est celle qui fait supposer
à beaucoup de villageois, quand ils perdent
quelques têtes de leur bétail, qu'on a
jeté sur elles un mauvais sort. Au lieu de
penser que ces bêtes sont mortes tout
naturellement par l'effet d'une
épidémie ou d'une maladie ordinaire,
on en accuse ce prétendu
sortilège. Bien plus, on cherche, on
désigne, on trouve l'individu qui doit
l'avoir jeté sur les troupeaux. De
là, des haines, des sentiments de vengeance,
des injures, et quelquefois pis. On fait un mal
réel pour punir un mal imaginaire, et l'on
frappe des innocents pour se venger de la perte de
pauvres animaux qui sont morts par la
volonté de Dieu.
Quelle folie ! quelle honte pour notre
pays et pour notre siècle ! Un mauvais sort
! Mais qu'est-ce qu'un mauvais sort ! Pourriez-vous
me l'expliquer ? C'est une maladie
communiquée malicieusement à nos
troupeaux, dites-vous. Mais comment leur a-t-elle
été communiquée, je vous prie
? Est-ce en leur donnant à manger une herbe
malfaisante ou à boire une eau
empoisonnée? Non, répondez-vous,
c'est un regard, une parole méchante
lancée en passant, qui a fait tout le mal.
Quoi ! vous accordez à un homme, et à
un homme pervers, un tel privilège ! il lui
suffirait d'un regard, d'une parole pour
répandre la mort autour de lui ! Mais alors
il serait aussi puissant que Dieu même
!
Vous n'y avez pas réfléchi
assurément. Ce sont là des
extravagances nées dans un temps de
profondes ténèbres : les petits
enfants devraient rougir de les adopter
aujourd'hui.
Soyez raisonnables enfin. Si l'un de vos
amis vient vous dire, quand vous avez perdu
subitement quelques bêtes, que c'est l'effet
d'un sort jeté sur elles, haussez les
épaules, et répondez à ce
pauvre homme. Allez faire vos contes ailleurs ; je
ne suis pas aussi stupide que vous le
croyez.
J'attends encore plus de votre raison.
Quand vous entendrez menacer quelqu'un sur
l'accusation d'avoir jeté un mauvais sort
contre les troupeaux de vos voisins, prenez
hardiment sa défense. À coup
sûr, il est parfaitement innocent de cette
faute-là. Ne souffrez donc pas qu'il porte
la peine d'un crime qu'il n'aurait pas pu commettre
lors même qu'il l'aurait voulu.
La distinction des jours heureux et malheureux
est du même
genre que l'idée du mauvais sort: ces deux
folies peuvent se donner la main. Ne vous mettez
pas en route, ne rentrez pas vos récoltes,
ne vous mariez pas, ne faites aucune affaire ce
jour-là, vous dit un paysan d'un air
solennel et mystérieux. Et pourquoi donc ?
Parce que c'est un mauvais jour, il vous porterait
malheur.
Sur cela, bien des villageois renvoient
à un autre jour ce qu'ils devraient faire
immédiatement, et ce délai
entraîne parfois de fâcheuses
conséquences, Un voyage retardé
compromet toute une entreprise; une récolte
laissée vingt-quatre heures de plus à
la pluie se perd : en voulant éviter d'agir
dans un jour soi-disant malheureux, on s'attire un
véritable malheur.
Qu'est-ce donc que cette distinction des
jours? Sur quoi se fonde-t-elle ? Y a-t-il dans la
nature quelque signe qui fasse reconnaître un
mauvais jour de celui qui ne l'est pas ? En aucune
manière. Le soleil se lève aussi
brillant le vendredi, par exemple, que les autres
jours; l'air est aussi pur, la terre aussi bien
parée de verdure et de fleurs. Et pourtant
s'il était vrai que ce fût un jour
pire que les autres, la bonne Providence ne nous
l'aurait-elle pas indiqué? Elle annonce de
loin l'approche de l'orage; n'aurait-elle pas
également annoncé la venue d'un jour
fatal ? Une pareille superstition est donc une
sorte de blasphème contre la bonté de
Dieu.
Mes amis, voulez-vous savoir quels sont
les jours malheureux et ceux qui ne le sont pas? Le
jour malheureux, c'est celui où vous
commencez un voyage, un labour, un travail
quelconque, sans avoir prié le Seigneur, et
sans avoir bien réfléchi sur les
moyens de conduire votre projet à bonne fin,
Le jour heureux, c'est celui où vos
prières et vos réflexions ont
précédé l'exécution de
vos entreprises. Voilà ma distinction des
jours elle est plus sage que là vôtre,
et ne cause aucun délai
fâcheux.
Là superstition que je combats
ici, est encouragée, j'en conviens, par
certains almanachs
très-répandus, mais elle n'en est pas
moins extravagante. Ces almanachs sont de mauvais
écrits dont je vous engage à vous
défier. Ils flattent les
préjugés des villageois pour trouver
plus de lecteurs, c'est-à-dire pour gagner
plus d'argent; et ce bénéfice qu'ils
font aux dépens de votre
crédulité, vous le payez souvent bien
cher.
Non-seulement ils vous parlent des bons
et des mauvais jours, mais ils ont encore la
prétention de vous prédire le beau
temps, la pluie, les orages, la grêle, les
guerres, la mort des princes, et tout le reste.
Auriez-vous la bonhomie de croire à ces
prédictions? Un homme qui serait
véritablement prophète ! Mais
comprenez-vous bien qu'un tel homme devrait avoir
en lui une inspiration particulière de Dieu
? Ah! je vous le dis, cet homme-là ne
s'amuserait pas à faire des almanachs pour
vivre. Le prophète qui vend ses
prédictions pour deux sous est un grossier
charlatan qui ne doit tromper que des sots.
Allez dans la ville voisine; montez dans
une vieille petite chambre, et vous verrez
là, devant une mauvaise table boiteuse, au
milieu de quelques bouquins tous usés, un
pauvre bonhomme en habit râpé, lequel,
en écrivant ses prétendues
prophéties, rit en lui-même des
sottises qu'il va faire imprimer, et des
crédules paysans qui vont les acheter? Et
vous pourriez vous laisser prendre à de
pareilles niaiseries ! Mes chers lecteurs, si vous
étiez dupes de ce charlatanisme, et qu'il
vous en arrivât quelque malheur, vous
mériteriez qu'au lieu de vous plaindre, on
se moquât de vous.
Dès que vous trouvez une
prédiction dans un almanach, fermez-le sans
en lire une seule ligne de plus, et dites :
Voilà un impudent menteur! Vous ne risquerez
jamais de vous tromper.
Je n'ai pas encore épuisé
le catalogue des superstitions populaires : ce
chapitre est aussi long que triste. Combien de gens
qui, étant frappés de quelque grande affliction,
croient qu'un
tel
individu réputé sorcier les pourra
délivrer de leur peine ! En attendant, ils
lui donnent ce qu'ils ont de meilleur : argent,
sacs de blé et ce qui s'ensuit,
c'est-à-dire que, dans l'espoir
d'échapper à la ruine, ils
travaillent eux-mêmes et de tout leur coeur
à se laisser ruiner.
Les époux Dubois étaient
renommés à plusieurs lieues à
la ronde pour leur esprit d'ordre et
d'activité. Le mari était laborieux,
économe ; et la femme, ne sortant
guère de chez elle, tirait parti de tout
dans le ménage. Depuis quatre ans qu'ils
étaient ensemble, ils avaient pu
déjà ajouter à leur petite
ferme un morceau de terre de fort bon rapport; Dieu
leur avait aussi donné un fils, le plus
charmant. petit enfant du village. Par malheur, il
tomba gravement malade. Il y avait alors deux
choses à faire, bien simples et bien faciles
: il fallait premièrement implorer sur cet
enfant la bénédiction du Seigneur,
ensuite appeler un bon médecin; mais les
Dubois ne firent ni l'un ni l'autre, et
aimèrent mieux se confier aux hommes
qu'à Dieu.
Dans les environs demeurait un homme qui
passait pour sorcier. On ne savait d'où il
était venu, ni de quoi il vivait; il
habitait seul dans une hutte écartée,
ne fréquentait personne; on l'entendait
prononcer à voix basse des mots
inintelligibles ; et quand il venait au village, il
se couvrait la figure d'un large chapeau sous
lequel brillaient des yeux creux et ardents comme
des charbons enflammés. Les enfants avaient
peur de lui, et les hommes même ne se
souciaient pas de passer le soir trop près
de sa cabane. Le bruit courut bientôt que
c'était un sorcier, et cette opinion ne
diminua pas la terreur qu'il inspirait.
Si nous allions consulter le vieux
Carion, dit la mère Dubois dans un moment
d'angoisse; il nous donnerait peut être un
bon avis; et elle versait des torrents de larmes,
en contemplant le front tout pâle de son
fils. Le mari, aussi peu éclairé
qu'elle, approuva la proposition.
Dès le jour même, ils coururent, tout
tremblants, interroger le soi-disant sorcier.
Celui-ci, prenant un ton d'autorité, leur
fit raconter point par point toute leur histoire,
en ayant soin de les questionner sur leur petite
fortune. Il apprit que les Dubois étaient
à leur aise, et disposés à
tout sacrifier pour conserver leur enfant.
Là-dessus, il bâtit son plan comme
vous l'allez voir.
Mes amis, leur dit-il en secouant la
tête d'un air mystérieux, la
guérison de votre enfant est difficile; vous
avez attendu bien tard pour me consulter, mais
enfin, par compassion pour vos peines, j'essaierai.
Il faudra employer dans cette maladie, je vous en
préviens, des moyens extraordinaires et qui
coûteront beaucoup. J'ai dans mes collections
une plante rare, qui a été cueillie
sur une montagne des Indes, et dont la vertu est
merveilleuse. Je vous en donnerai bien une partie;
mais, je le répète, c'est
très-cher.
La mère éplorée
demanda le prix de la plante, et quoique son mari
fît quelque difficulté de payer ce
qu'on en demandait, elle l'en conjura si vivement
qu'il finit par y consentir. Le champ, acquis par
des années de travail et d'économie,
fut vendu. On administra la plante rare à
l'enfant, avec les prescriptions indiquées
par le sorcier; mais la maladie ne s'en alla point.
Bien loin d'être déconcerté par
ce mauvais succès, le vieux Carion prit un
ton encore plus magistral, et assura qu'un nouveau
symptôme qu'il venait d'observer chez le
malade exigeait un remède plus efficace. Il
fallait se procurer l'écorce d'un arbre dont
le sorcier prononça lé nom dans une
langue inconnue, et sur cette écorce verser
un élixir dont il avait le secret, puis
faire bouillir le tout dans une eau sur laquelle il
aurait fait tourner trois fois sa baguette magique,
en prononçant des paroles sacramentelles.
Tout cela ne pouvait s'obtenir encore que, par une
forte somme d'argent. Les Dubois, une fois
entrés dans cette mauvaise voie, ne voulurent pas
reculer, de
peur de
perdre tout ce qu'ils avaient déjà
donné à Carion. Leur amère
affliction, d'ailleurs, les rendait
crédules. Mais ni l'écorce de l'arbre
inconnu, ni l'élixir, ni les trois tours de
la baguette magique, ni les paroles sacramentelles
ne produisirent le moindre effet; l'état de
l'enfant malade empirait toujours.
Chers lecteurs, le courage me manque
pour achever ces tristes détails. Qu'il vous
suffise de savoir que le misérable Carion
arracha aux époux Dubois, pièce
à pièce, tout ce qu'ils
possédaient au monde. Tantôt,
c'était le sang d'une brebis tachetée
de certaine manière qu'il fallait verser sur
un linge pour en envelopper la tête du
malade, et Carion faisait payer la brebis tout
entière; tantôt c'était une
potion merveilleuse qu'il fallait composer, et dont
Carion vendait les ingrédients au poids de
l'or. La chose dura tant et si bien que l'enfant
mourut au même jour que les Dubois avaient
donné leurs dernières hardes pour le
sauver, et ils se trouvèrent sans meubles et
sans pain, à côté du cadavre de
leur fils.
Vous jugez des malédictions dont
ils poursuivirent l'infâme charlatan; mais
ces malédictions ne leur rendirent ni leur
fils ni leur fortune. Un médecin vint
constater le décès de l'enfant, et
ayant appris quels avaient été les
caractères de la maladie, il déclara
qu'il aurait probablement pu la guérir en
peu de jours.
Carion fut cité devant les
tribunaux à la requête du maire de la
commune, et condamné à plusieurs
années de prison. C'était une
satisfaction accordée à l'indignation
publique, mais encore une fois elle ne fit pas
recouvrer aux Dubois l'être chéri
qu'ils avaient perdu. La mère mourut de
douleur six semaines après son fils. Le
père traîna une existence
misérable ; il n'avait plus le coeur
à l'ouvrage, il devint mendiant, et se jeta
dans de grossiers excès pour
s'étourdir.
Voilà ce qu'il en coûte
d'être superstitieux. Cinquante exemples
pareils à celui que je
viens de raconter occupent, chaque année,
nos tribunaux. Mes chers lecteurs, il n'y a point
de sorciers: il n'y a que d'indignes fripons qui
cherchent à duper les paysans trop
crédules. Rappelez-vous que les seules
ressources qui soient vraiment bonnes contre toute
espèce de malheur, c'est la prière
d'abord, et puis la science du médecin,
l'activité dans le travail, la prudence, la
sobriété, l'économie. Employez
ces moyens : ils ne peuvent manquer de vous
réussir.
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