Cette question vient la première, parce
que tout le reste en dépend : notre salut
dans l'autre vie, notre vertu et notre bonheur dans
celle-ci.
Avez-vous donc de la religion
Je prévois mes chers lecteurs, ce
que plusieurs de vous me répondront : Nous
avons été baptisés; nous avons
fait notre première communion; nous
assistons aussi régulièrement que
possible au service divin; et quand on nous demande
quelque sacrifice pour les frais du culte, nous y
consentons volontiers. Nous avons donc toute la
religion qu'il nous faut avoir.
J'entends, mais prenez-y garde : il est
possible d'être tout ce que vous êtes,
de faire tout ce que vous faites, sans avoir le
plus petit commencement de foi chrétienne.
Vous avez été baptisés, mais
à votre baptême, que pouviez-vous
comprendre et promettre ? Vous avez fait votre
première communion, mais l'avez-vous faite
avec intelligence et dans un véritable
esprit de piété? Vous assistez
régulièrement au service divin, mais
y assistez-vous de coeur? Vous donnez quelque chose
enfin pour l'église, mais ces dons ne vous
sont-ils pas arrachés par le respect humain
plutôt qu'inspirés par l'amour de
Dieu?
Il faut d'autant plus vous exciter
à y réfléchir
sérieusement qu'il règne en
général dans nos campagnes un triste
esprit de formalisme. On substitue au fond des
choses la simple pratique des
cérémonies. C'est le corps tout seul
qui entre dans l'église, mais l'âme
n'y vient pas avec lui; elle est dans les champs,
sur la place du marché, dans un cabaret
peut-être, enfin partout ailleurs que devant
Dieu. Or, si l'on habillait un cadavre, et qu'on le
fit asseoir sur les bancs de l'église,
diriez-vous qu'il a pris part au service religieux
? Et pourtant qu'êtes-vous
autre chose que ce cadavre dans la maison du
Seigneur, quand votre âme n'y est
point?
J'ai vu souvent des villageois qui, ne
jugeant pas même nécessaire de se
placer dans l'intérieur de l'église,
se tenaient en dehors, à quelques pas de la
porte, et durant la messe faisaient la conversation
aussi librement que dans une balle. Ils causaient
de leurs récoltes, de leurs troupeaux, de
leurs ventes, de leurs achats, tout le long de
l'office sauf qu'à un certain moment ils
s'inclinaient en signe d'adoration; puis ils s'en
allaient la conscience tranquille, disant qu'ils
avaient fait leur devoir. Malheureuse profanation !
illusion insensée ! (1)
Les anciens Juifs n'étaient pas
tombés jusque-là; ils avaient plus de
respect pour les formes de la religion, et
néanmoins parce que leur coeur y demeurait
étranger, le Seigneur leur dit : « Ne
continuez plus à m'apporter des oblations de
néant... Mon âme hait vos nouvelles
lunes et vos fêtes solennelles : elles me
sont fâcheuses; je suis las de les supporter
» ( Esaïe, I, 13, 14.).
Cet esprit de formalisme est si
différent de la foi qu'il s'allie
fréquemment chez le même homme avec de
mauvaises passions, avec des actes criminels. En
voici un exemple entre mille, et qui vous fera
toucher comme au doigt l'intervalle qui
sépare le formaliste du
chrétien.
Jacques Perrin... Mais, avant de
continuer, un mot d'explication. Si quelque lecteur
cherche dans mes
histoires des personnalités contre tel de
ses voisins, et qu'il dise : C'est Pierre, c'est
Jean, c'est Paul, ou tel autre, il aura tort: je ne
veux accuser personne en particulier. Mais, s'il
trouve ici le portrait de ses propres
défauts et qu'il tâche de s'en
corriger, il aura raison. Ceci soit dit une fois
pour toutes, et je poursuis.
Jacques Perrin est
considéré, dans son village comme un
homme religieux, et même comme un
dévot. Personne plus que lui n'est exact aux
offices; on ne citerait pas depuis trente ans une
seule grand'messe à laquelle il n'ait pris
part sur son banc de marguillier. Il suit, un
cierge à la main, et d'un air contrit,
toutes les processions; il communie
régulièrement aux grands jours; bien
plus, il va en pèlerinage à certaines
fêtes de l'année, et n'y
épargne ni son temps ni sa peine.
Curieux de savoir ce qui en était
de cette dévotion, et me rappelant cette
parole du Seigneur, que l'arbre se connaît
par son fruit, je me suis mis à observer
attentivement Jacques Perrin. Hélas ! mes
chers lecteurs, que mon mécompte a
été grand ! et qu'il m'a fallu
rabattre de la bonne opinion qu'on a de lui
!
Perrin se vante sans cesse d'avoir de la
religion, beaucoup de religion; il se compare aux
autres pour se préférer à eux,
et n'accorder d'éloges qu'à lui seul.
Là-dessus je me suis souvenu du pharisien de
l'Évangile qui se glorifie de n'être
pas comme le reste des hommes, et j'ai dit en
moi-même - La vraie piété ne
s'enfle point, non plus, que la vraie
charité qui en est le fruit.
Un chrétien est humble, et
celui-là est orgueilleux : comment serait-il
chrétien ? J'ai remarqué, en outre,
que Jacques Perrin est dur envers ses serviteurs,
et qu'il exige d'eux un travail tellement au-dessus
de leurs forces, que le plus robuste et le plus
laborieux ne demeure guère chez lui plus de
six mois. En voyant cela je me suis dit : Un
chrétien est bon envers ses
inférieurs ; celui-là les traite avec dureté :
comment
serait-il chrétien?
Jacques Perrin fait plus : il
prête à usure. Plusieurs de ses
voisins et de ses parents même en savent
quelque chose. Il a profité de leurs besoins
pour les dépouiller. Non content de prendre
ses sûretés avant de leur confier son
argent, il leur a imposé des conditions qui
les ont enfin ruinés. L'un y a perdu le
champ qu'il avait hérité de ses
pères; l'autre, le métier qui le
faisait vivre. Il est vrai que Perrin fait ensuite
l'aumône à ceux qu'il a réduits
à la demander; mais pour des pièces
d'or il ne leur rend que des liards, et avec quelle
mauvaise humeur ! Sur cela je me suis dit - Un
chrétien doit aimer son prochain comme
soi-même; celui-là le pressure et le
précipite dans la misère : comment
serait-il chrétien ?
Enfin, sans parler des ruses et des
mensonges dont Perrin ne se fait pas faute, j'ai vu
toujours plus clairement qu'il ne pense qu'à
se bâtir des greniers pour y entasser toutes
ses récoltes, qu'à s'arrondir par
l'achat des propriétés du voisinage,
en un mot qu'il est avare; et j'ai pensé en
moi-même : Le chrétien cherche avant
tout à s'amasser des trésors dans le
ciel; celui-là ne travaille qu'à
s'amasser des trésors sur la terre. Comment
serait-il chrétien ?
J'ai compris alors que cet homme, loin
d'être meilleur que les autres, est pire,
puisqu'il a tous leurs défauts, et qu'il y
ajoute celui de se croire le plus religieux des
habitants de son village. Prenez donc garde de vous
séduire vous-même comme Jacques
Perrin.
Et Marguerite Letourneur ! Ne vous
parlerai-je point de celle-là ? La vieille
Marguerite pousse encore plus loin que Perrin les
pratiques dévotes; elle ne sort presque pas
de l'église, mais quand elle en sort, quelle
méchante langue ! quelle ardeur à
colporter de maison en maison tous les scandales de
la paroisse ! On dirait qu'elle n'apprend dans le
sanctuaire de Dieu qu'à être plus
habile dans l'art de déchirer son prochain.
Personne
n'échappe à ses amères
critiques. Malheur à la jeune fille qui a
osé mettre quelque nouvelle parure ! Malheur
au jeune homme qui n'a pas écouté ses
remontrances d'un air assez docile ! Elle ne
médit pas seulement de ce qu'elle voit, mais
de ce qu'elle croit voir, et à force de
chercher partout du mal, elle en invente.
Le présent ne lui suffit pas,
elle revient sur le passé avec une
mémoire impitoyable. Ce que tout le monde a
oublié, elle ne l'oublie point ; ce que Dieu
a pardonné peut-être, elle ne le
pardonne point, Telle pauvre créature qui a
eu la honte de faillir vingt ans auparavant, est
encore sa victime à l'heure qu'il est ;
Marguerite ne cessera de la frapper qu'en
descendant au tombeau.
Apprenez de ceci à ne pas
confondre les apparences de la piété
avec la piété même, et
gardez-vous de ressembler à Marguerite
Letourneur.
Avez-vous donc de la religion ?
Je m'assure que vous serez maintenant
moins prompts à répondre
affirmativement, et que vous m'interrogerez
à votre tour pour me demander : À
quels signes pouvons-nous reconnaître si nous
avons de la religion, ou si nous n'en avons point?
Mes amis, la religion dont je vous parle
c'est la foi chrétienne avec les fruits
qu'elle doit porter. Or, la foi est d'abord la
persuasion intime, pleine et ferme, que
Jésus-Christ est notre Sauveur; et pour
arriver à cette persuasion, il faut avoir
compris et admis que l'homme, être
déchu de sa nature, est condamné
à cause de ses mauvaises oeuvres ; car
quiconque ne se regarde pas comme perdu ne sentira
pas le besoin d'être sauvé.
Avez-vous donc ouvert les yeux sur votre
misère naturelle, sur vos
péchés propres, sur votre état
de condamnation, et avez-vous crié au
Seigneur, pour être pardonnés et
délivrés ? Le Seigneur,
exauçant votre requête, vous a-t-il
accordé cette délivrance ? Avez-vous
cru, et croyez-vous qu'il a lui-même
payé sur la croix, de son propre sang, de sa propre
vie, la rançon de
vos iniquités ! Est-ce bien là votre
expérience personnelle, votre
expérience actuelle ? C'est à votre
conscience à répondre devant
Dieu.
La foi est encore, selon la
définition du Saint-Esprit, une vive
représentation des choses qu'on
espère, et une démonstration de
celles qu'on ne voit point (Héb., XI, 1.).
Celui qui croit sincèrement voit
avec l'oeil de l'âme ce que l'oeil du corps
ne peut voir, les grandes réalités du
monde à venir; il les saisit, il les
possède, il en a l'avant-goût. La paix
de Christ pénètre son coeur et le
remplit ; il est joyeux ; il ne doute point dans
son espérance des biens éternels.
Est-ce là ce que vous éprouvez ? Que
votre conscience réponde encore devant Dieu
!
La foi. chrétienne, enfin, doit
porter des fruits par la puissance du Saint-esprit.
Le chrétien tâche d'obéir
à Dieu en toutes choses, au dedans comme au
dehors, en secret comme en public; car il sait que
pour aller à lui et pour demeurer dans sa
communion il faut avoir un coeur pur, des mains
pures, une vie pure. Et comme il a une vue claire
du bonheur qui lui est promis, il ne recule devant
aucun sacrifice pour se rassurer. Il est patient,
il est tempérant, il est fidèle, il
est charitable.
S'il doit renoncer à ce qui lui
est le plus cher ici-bas pour garder la vie de
Christ, il le fait. S'il fallait donner le monde
entier pour être avec Dieu, et que ce monde
fût en son pouvoir, il le donnerait. Il
« cherche premièrement le royaume de
Dieu et sa justice (Matth. VI, 33.). » Est-ce
là ce que vous faites? Interrogez toujours
votre conscience, et qu'elle réponde devant
Dieu!
Tous ces caractères sont, il est
vrai, divers et variables dans la carrière
du chrétien. Le soleil est quelquefois
voilé de nuages épais; l'eau du
fleuve est quelquefois troublée par l'orage
; l'âme du fidèle est aussi en certains jours,
obscurcie et troublée. Mais à travers
le plus sombre nuage, brille pourtant un rayon
lumineux; sous la surface agitée, l'eau
poursuit son cours vers l'Océan; de
même, sans nier les abattements et les
défaillances de la foi chrétienne, on
peut affirmer qu'il lui reste, jusque dans ses plus
mauvais jours, quelque chose de vivant et d'actif.
Avez-vous cette vie et ses oeuvres, sinon où
est votre foi ?
Nous voilà dans un tout autre
monde, je le crains, que celui où vous
étiez d'abord placé. Il ne s'agit
plus de formes extérieures, de pratiques
dévotes, ou du moins nous les laissons dans
leur ordre secondaire; il s'agit de la conversion
de l'esprit et du coeur, de la sainteté, du
renoncement à soi-même et du
dévouement à Dieu.
Nous n'avons jamais rien entendu de
semblable, direz-vous peut-être, et c'est une
nouvelle religion que vous venez nous annoncer.
Oui, elle est nouvelle, en effet, quand on la
compare à la facile et commode religion
inventée par les hommes pour rassurer leur
conscience, tout en n'abandonnant point leurs
passions.
Mais cette religion, si nouvelle pour le
grand nombre, et qui le sera toujours à ses
yeux, est aussi ancienne que l'Eglise de
Jésus-Christ, aussi ancienne à
quelques égards que la création de
l'homme sur la terre: c'est la religion de Dieu.
Ouvrez la Bible, et vous n'en douterez
point.
C'est trop exiger de nous, dira-t-on
encore. Oui, c'est trop pour l'homme livré
à lui seul; non, ce n'est pas trop pour
celui qui demande et obtient les grâces du
Saint-Esprit. Quand d'un coeur simple et
sincère nous prions Dieu, il met en nous ce
qu'il attend de nous; il nous donne ce que nous lui
devons offrir. Essayez de vous transformer en une
nouvelle créature par vos propres moyens, et
plus vous redoublerez d'efforts, plus vous serez
accablés du sentiment de votre impuissance.
Tendez au même but en vous appuyant sur la main de
votre Père
céleste, et vous ne broncherez pas. Rien
sans le Seigneur, tout avec lui et par lui : c'est
le langage de l'Écriture et celui de
l'expérience.
Mais nous n'avons donc pas eu de
religion jusqu'à présent, et tout en
nous est à recommencer. Cela peut
être; c'est même très-probable
pour ceux précisément qui font cette
objection. Est-ce là ce qui pourrait vous
arrêter ?
Et parce que vous avez marché
vingt ou quarante ans dans l'erreur serait-ce une
raison pour n'en pas sortir?
À ce compte, plus un voyageur
s'est égaré, plus il a de motifs pour
ne pas revenir sur le droit chemin !
Mais que faire pour avoir de la
religion? C'est ici que je vous attendais, mes
chers lecteurs, je vais vous répondre, en
implorant sur vous la bénédiction de
Dieu.
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