Le Voyageur. Le VIe siècle vit
les mêmes
oppositions aux prétentions de
l'évêque de Rome ; et si, au
commencement du VIIe siècle seulement, il
s'attribua le titre d'Évêque
universel, ce ne fut que lorsqu'un homme
détestable, perdu de moeurs,
d'impiétés et de crimes, Phocas,
l'empereur, eut conféré à
Boniface III ce privilège tout terrestre et
charnel, contre lequel, cependant,
s'élevèrent dès lors, et
s'élèvent encore, la plupart des
vastes églises, de l'Orient.
Encore ici, donc, Messieurs, ne soyez
pas surpris qu'un chrétien primitif ne
connaisse rien de cette prétendue
suprématie de l'évêque de Rome,
et de ce qu'il sourit, et peut-être avec
mépris, lorsque cet intrus, (pardonnez,
Messieurs !) qui se nomme le Pape, lui dit
qu'il tient son siège et son pouvoir des
Apôtres mêmes.
Le
Géomètre. Mon cher Alfred,
soyons ici de bonne foi, et convenons que de tels
arguments sont plus que décisifs.
Le
Négociant. Je ne sais pas, mon
cher. Si peut-être, le Pape n'eut pas d'abord
toute l'autorité qui lui appartient,
toujours, demeure-t-il que l'église de Rome,
dès les premiers siècles, fut la
mère des autres églises et leur dicta
leur croyance et leur culte.
Le
Voyageur. Du moins, Monsieur, cela n'eut pas
lieu en Asie ; car écoutez et recevez
un fait qui suffira, je pense, pour le
prouver.
Ce fut au XVIe siècle, n'est-ce
pas, que le Portugais Vasco de Gama, ayant
doublé le Cap de Bonne-Espérance, parvint
dans les Indes, jusqu'à Goa.
Eh bien ! ne fut-ce pas là,
qu'à la grande surprise de ce disciple de
Rome, il trouva d'immenses églises, qui
constataient leur filiation, de siècle en
siècle, jusqu'aux jours de l'Apôtre
Thomas, dont elles portaient et portent encore le
nom ? Or, ces vastes et antiques
églises étaient-elles soumises au
Pape romain ? Elles en ignoraient même
l'existence.
Ou bien, avaient-elles reçu de
leur mère, (comme a dit Monsieur) de
l'église de Rome, leur croyance et leur
culte ? Elles ignoraient même qu'il y
eût une église latine qui se dît
maîtresse et reine ; et leur croyance et
leur culte étaient et sont encore si peu
semblables à ce qui se pratique à
Rome, que ces églises-là, ne
possédant que les écrits
inspirés, et n'ayant aucun des livres dits
apocryphes, ne connaissaient aussi que les deux
seuls sacrements qu'enseigne la Bible : le
baptême et la cène ; n'adoraient
et ne servaient que la Très-Sainte
Trinité, et ne savaient ce qu'on voulait
leur dire, quand les évêques portugais
leur parlaient du culte de la Vierge et des saints,
du purgatoire, des indulgences, et des voeux et du
célibat des prêtres, et de cent autres
croyances ou pratiques dont les écrits
saints ne leur avaient jamais rien dit, et qui leur
étaient par conséquent,
inconnues.
Il est vrai, Messieurs, qu'à Goa,
comme en Provence, et dans le même temps,
l'inquisition romaine fit couler beaucoup de sang
de ces chrétiens primitifs, et que des
massacres multipliés poussèrent de
pauvres et faibles âmes à l'apostasie.
Mais les églises de St-Thomas, dans toutes
les montagnes de leur
contrée, sont demeurées
fidèles à la Bible ; et les
voyageurs qui les ont visitées de nos jours,
témoignent, sans équivoque et
à la confusion des prétentions de
Rome, que ces églises apostoliques,
fondées sur la vérité, n'ont
point eu de part au mystère
d'iniquité que le Prince de ce monde a ourdi
dans l'Europe, et où la superstition et le
mensonge se sont mis à la place de la Bible,
que leur violence a tâché de
détruire,
Le
Géomètre. C'est positif,
Monsieur : c'est très-fort ! Car,
enfin, c'est ici un fait, que tout historien, que
tout voyageur, peut vérifier... Alfred, que
peux-tu lui opposer ?
Le
Négociant. J'avoue que cela
m'étonne. Une église, de nombreuses
églises, qui remontent notoirement jusqu'aux
temps apostoliques, et qui n'ayant que les Livres
saints, et nulle tradition avec eux, sont
étrangères, et à
l'autorité du Pape, et aux doctrines, au
culte, aux pratiques, de l'église de
Rome ;... ah ! je l'avoue, cela me
terrasse ; car, enfin, c'est un fait
irrécusable. Rome n'a pas
pénétré jusqu'aux Indes, et
les chrétiens des Indes, soumis à la
Bible, n'ont aucun rapport avec Rome ! Quelle
découverte !... Rome, donc, n'est pas
primitive, et quand elle parle de son
antiquité, ... il faut que je le dise, ...
elle ment !
Le
Voyageur. Oui, Messieurs, elle ment, et en voici
de nouvelles preuves.
D'entrée, je vous demande de bien
remarquer que les doctrines, les pratiques et les
cérémonies particulières
à l'église de Rome, trouvent leur
origine dans ce qui se faisait chez les païens
de l'Italie ou de la Grèce, ou par des Juifs
ignorants, ou par des hérétiques
déclarés.
Ainsi l'église de Rome soutient
que ses traditions doivent être
associées à la Parole écrite,
et même donner à l'Écriture son
vrai sens.
C'était, dit le Seigneur
Jésus, ce que prétendaient aussi les
Pharisiens, à qui l'historien juif
Josèphe reproche encore d'avoir introduit
une multitude de règles et d'enseignements,
qui, dit-il, ne sont pas écrits dans la loi
de Moïse. ( Matth.
XV, 3, 9.
Josèphe, Antiq. XIII,
18.)
C'était aussi ce que faisaient
les hérétiques nommés
Valentiniens, qui, dit Irénée,
soutenaient que la vérité ne pouvait
être trouvée par ceux qui ne
connaissent pas la tradition. (Lib. III,
2.)
Le
Géomètre. C'est positif,
Monsieur, et quant à moi, je
l'admets.
Le
Voyageur. - L'église de Rome
soutient aussi que l'on doit faire des images de
Dieu, de Jésus-Christ, de sa mère, et
de ceux que cette église appelle des
saints.
Eh bien ! St-Augustin nous
apprend
que certains hérétiques de son temps
représentaient Dieu sous une forme
humaine ; ayant ainsi l'absurdité, dit
Nicéphore, de faire des images du
Père et du Saint-Esprit. (Aug. Hoeret.
50 ; Vadiani, etc. Niceph. lib. XVIII,
53.
Le
Géomètre.
L'absurdité ! Tu l'entends,
Alfred ! Tu vois donc que je n'avais pas si
grand tort de blâmer les tableaux de notre
oratoire.
Le
Voyageur. Vous auriez pu, Monsieur,
ajouter à votre blâme la censure
qu'adressait Épiphane à ceux,
disait-il, qui cherchaient Jésus-Christ dans
les peintures des murailles, et non pas dans les
Saintes-Écritures.
Le
Négociant, avec vivacité. Mais, Monsieur, ce
n'est
pas l'image que nous contemplons : c'est
celui seulement qu'elle représente.
Le
Voyageur. C'était aussi, cher Monsieur, ce
que faisaient les idolâtres ; car
c'était bien un de ces païens-là
qui disait à St-Augustin, comme le rapporte
cet évêque : Ce n'est pas l'image
que je sers, mais je vois dans ce simulacre le
signe de la chose que je dois servir. ( In Psalm.
CXIII. )
Le
Géomètre. Évident !
Démontré ! Toutes ces images,
ces tableaux et ces statues ne sont autre chose que
le paganisme continué par des
chrétiens. Tu sais, mon ami, qu'à cet
égard je n'ai jamais été bon
catholique. Non, ni peinture, ni statuaire, ne peut
mettre Dieu dans mon âme. Leur oeuvre est
morte, et mon âme est vivante.
Le
Voyageur. Vous ne serez pas davantage catholique
en beaucoup d'autres points, Monsieur, quand vous
aurez reconnu que dans le service des anges, des
saints et des patrons, est reproduit le culte
païen des demi-dieux, des démons et des
dieux protecteurs ; que dans celui de la
Vierge Marie, se retrouve celui d'Astarté,
que les païens nommaient aussi la reine du
Ciel et la Dame par excellence, que dans celui des
reliques, se perpétue ou l'adoration du
Lituus, ou celle des os de
Thèsée ; que dans la doctrine du
Purgatoire, reparaît la fable païenne
où le poète Virgile dépeint
des âmes suspendues entre l'enfer et le
ciel ; (Aeneid. VI. Alioe panduntur manes,
etc. ) que la distinction où l'abstinence
des viandes n'est autre chose que la superstition
des Manichéens sur les jeûnes ;
que le baptême des choses inanimées,
par exemple, celui des cloches, se pratiquait sur
les trompettes sacrées, que l'on consacrait
par des ablutions ; que les païens de Rome ou
d'Athènes avaient aussi dans leurs temples,
et devant leurs idoles, des cierges, brûlants
ou des lampes toujours allumées ;
qu'ils se servaient aussi de rosaires ; qu'ils
faisaient grand usage d'eau bénite et
d'encens ; qu'ils pratiquaient leurs
jeûnes et leurs carnavals ou
saturnales ; qu'ils avaient leurs moines,
leurs religieuses et leurs vierges
sacrées ; leurs prêtres de
Cybèle, de la Bonne-Déesse ;
leurs prêtres mendiants, leurs Vestales et
leurs Faustiniennes ; qu'ils multipliaient les
autels ; qu'ils les paraient aussi
très-richement ; qu'ils faisaient, dans
leurs temples, dans les villes, autour des champs,
des processions, où ils portaient aussi
leurs labarum, les images de leurs dieux et de
leurs saints, et les idoles les plus
réputées ; qu'ils allaient en
pèlerinage vers l'image d'un dieu ou d'une
déesse, image, disaient-ils aussi, descendue
du ciel ; qu'ils attribuaient des
guérisons et des miracles à
l'attouchement de ces images ou de certaines
reliques ; qu'ils célébraient
leurs jubilés ; que la plupart des
noms, des titres, des vêtements, dès
emblèmes, du clergé de Rome,
étaient déjà les mêmes
pour les pontifes païens et pour leurs
acolytes ; et que de nombreuses
cérémonies de détail, par
exemple, le crachat du prêtre, dans le
baptême d'un petit enfant, ne sont,
très-souvent que la représentation de
celles que les idolâtres avaient
inventées, ou plutôt que le Prince de
ce monde, Satan, leur avait enseignées, et
qu'ils accomplissaient avec des litanies, des
kyrielles et des antiennes, absolument les
mêmes, et pour la forme et pour
l'étendue, que celles qui se sont
reproduites et qui se perpétuent dans le
culte latin.
Le
Géomètre. Monsieur !
quelle censure vous venez de faire de nos
pratiques ! Serait-il possible que nous ne
fussions que les stupides copistes des adorateurs
d'un Jupiter, ou d'une Diane ?
Le
Voyageur. L'histoire est là, Messieurs, et
si jamais vous y recherchez la conformité
des cérémonies païennes avec
celles du culte de Rome, vous vous convaincrez
facilement de leur identité absolue.
Le
Négociant, avec
sobriété. Eh bien !
Monsieur, je l'accorde : mais quel mal y
verrez-vous ! Si l'Eglise, dans sa prudence, a
jugé que ces choses tout extérieures,
et qui ne touchent pas au fond de la
vérité, fussent utiles pour le
peuple, chez qui les sens ont besoin d'être
frappés, s'ensuit-il. que l'Église
ait agi contre l'institution divine ?
Le
Voyageur. Ah ! Monsieur, cette
question-là n'est pas celle que je traite
à cette heure ; je n'examine pas si,
après que le Seigneur Jésus a dit
expressément que Dieu est esprit, et qu'il
faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et
en vérité, parce que c'est de tels
adorateurs que le Père demande,
(Jean
IV, 23, 24, ) l'église
latine a droit d'établir, en opposition
directe à cet ordre, un culte plus
terrestre, plus charnel et plus matériel que
celui même qui se pratiquait à
Samarie, ou à Corinthe, ou qui se voit
encore dans les pagodes des Indous.
Cette question-là, je la laisse
maintenant, puisque, comme chrétien
primitif, je dois me borner à prouver que la
doctrine de Rome, et d'abord son culte et ses
habitudes, ne sont rien moins qu'antiques, rien
moins qu'apostoliques ; mais que, tout au
contraire, elles ont toutes une date assez récente,
même dans
la reproduction de ces coutumes païennes dont
je viens de parler.
Le
Géomètre. Je suis vraiment
curieux de connaître cela. Par exemple,
Monsieur, vous, chrétiens primitifs,
n'invoquez-vous pas la mère de
Dieu ?
Le
Voyageur. Vous voulez parler, je pense,
de la mère du Seigneur Jésus, car ces
mots : la mère de Dieu, sont aussi
absurdes en eux-mêmes, qu'étrangers au
langage de l'Écriture. Mais enfin, veuillez
me dire si vous, disciples de Rome, vous invoquez
en effet et vous servez la mère du
Sauveur ?
Le
Négociant, avec chaleur. N'est-elle pas, et pour
toujours, le
refuge des pécheurs ? Pouvons-nous
aller à Dieu autrement que, .. oui, .. que
par la mère de Dieu ?
Jésus-Christ peut-il nous refuser quelque
chose, quand c'est la bienheureuse Vierge qui
lé lui demande pour nous ? N'a-t-elle
pas sur lui le droit de mère ?
Le
Voyageur,
souriant. Je n'ai donc jamais rien
obtenu de Dieu, ni bénédictions, ni
délivrances, puisque ni moi, ni tout mon
peuple, nous n'ayons jamais eu même la
pensée que la mère du Seigneur
Jésus eût rien à faire dans
notre salut ou nos prières ?
Le
Géomètre. Vraiment,
Monsieur ! Vous comptez donc la sainte Vierge
pour rien dans votre religion ?
Le
Voyageur. Notre religion, je vous l'ai
dit, c'est la Bible ; et puisque la Bible se
plaît à nommer Marie bienheureuse,
nous la nommons aussi bienheureuse ; mais
c'est tout ce que nous faisons à son
égard.
Le
Négociant ; avec
fermeté. Cependant, Monsieur, c'est
de tout temps que
l'Eglise
de Dieu l'a adorée et servie ; son
culte est aussi ancien, chacun le sait, que celui
même de Jésus-Christ.
Le
Voyageur. C'est ce qu'on vous fait
croire, cher Monsieur ; mais l'histoire de
l'Eglise dit ici tout autre chose puisqu'elle
atteste que, même au commencement du Ve
siècle, un des premiers docteurs de ce
temps-là, Épiphane, ridiculise et
censure certaines femmelettes qui honoraient la
Vierge en l'appelant la Reine du ciel, en lui
faisant des prières et des offrandes.
(Epiph. lib. III, Comm. 2 ; Id. Tom. II,
Hoeres. 79.)
Le
Géomètre. Le fait,
Monsieur, est-il positif ? Épiphane
a-t-il vraiment dit cela ?
Le
Voyageur. Rien n'est plus certain ;
et c'est aussi lui qui s'élève contre
la fable de la conception immaculée de la
Vierge.
Le
Négociant, très-vivement. Comment, Monsieur la sainte
Vierge n'est
pas née sans
péché !
Le
Voyageur. Du moins, Monsieur, le
célèbre abbé de Clairvaux, au
XII, siècle, ne le pensait pas, quand il
écrivait que si la Vierge avait conçu
du Saint-Esprit, elle n'en avait pas
été conçue. Comment donc,
ajoutait-il, appellerez-vous sainte, une conception
qui n'est pas du Saint-Esprit ; pour ne pas
dire qu'elle est du péché ?
(Basn. XVIII, 11, Hist. de l'Egl. )
Le
Négociant. Eh bien !
c'était l'opinion de St-Bernard ; mais,
avant lui, l'Eglise avait toujours cru que la
bienheureuse Vierge était née sans
péché.
Le
Voyageur. Non pas, Monsieur ; car
Épiphane déjà avait dit :
Marie n'est pas Dieu ; elle n'a pas son corps
du ciel, mais de conception d'homme et de femme.
(Ubi supra. ) Et
je
vous le répète, Monsieur, au XIIe
siècle même cette fable (pardonnez.
moi le mot !) n'était pas encore
reçue. Vous pouvez donc comprendre pourquoi,
nous, chrétiens primitifs, soit de l'Italie,
soit des Indes, nous n'avons jamais pratiqué
ce culte tout charnel que la Bible dément et
réprouve, et dont l'église
apostolique eût en horreur, comme d'une
idolâtrie.
Le
Négociant. Idolâtrie !
dites-vous ! Est-ce ainsi que vous calomniez
des chrétiens ?
Le
Voyageur. Celui-là, cher Monsieur, est un
idolâtre, qui adresse un hommage religieux
quelconque à quoi que ce soit, ou à
qui que ce soit, qui n'est pas Dieu,
l'Éternel. Je serais donc un idolâtre
si je m'adressais dans mon coeur, ou de ma bouche,
à la mère de Jésus ; et
mon crime serait affreux, si je l'implorais pour
mon salut ou ma délivrance. Jamais un de ces
Juifs idolâtres, que reprend
Jérémie, ne fit plus que cela,
lorsqu'il faisait ses gâteaux à la
Reine des cieux. (Jérémie VII, 18.)
Nous, chrétiens de la Bible, nous ne faisons
rien de semblable, selon qu'il est écrit,
nous craignons Dieu et l'adorons lui seul.
Le
Géomètre. Et la Messe, la
rejetez-vous aussi ?
Le
Voyageur. La Messe !... Ah !
Messieurs, que de sang humain elle a
déjà fait répandre ! que
de victimes elle s'est immolées ! Vous
les voyez, ses actes, ses terribles oeuvres, dans
ces ruines et ces débris, qui couvrent ici
tant de lieux. Ils ne la connaissaient pas, ils la
repoussaient, comme un odieux mensonge, ces hommes
pieux, ces disciples de la Bible, qui
peuplèrent cette vallée, et ce fut la Messe qui
les
extermina
sans pitié, au nom du Sauveur du
monde.
Le
Négociant, à voix basse.
Mais si ces hommes étaient ennemis de la
religion de Dieu ? S'ils étaient des
hérétiques ?
Le
Voyageur. L'eussent-ils
été, les tuer était-il le
moyen de les enseigner, de les convertir ?
Mais l'étaient-ils, en effet ? Suis-je
donc un hérétique, moi, si je me
confie avec abandon à l'amour infini du
Sauveur, et que je croie que son sacrifice a
racheté mon âme ? Suis-je un
hérétique, cher Monsieur, si je
reçois de tout mon coeur ce que me dit la
Bible, sur le sang du Seigneur Jésus, qui a
payé la rançon, toute la
rançon de mon âme, qui m'a ainsi
procuré une rédemption
éternelle, en me lavant de toutes mes
souillures ? Où est ici
l'hérésie ? Est-ce de croire que mon
Dieu m'a aimé jusqu'à donner pour moi
sa vie ; ou bien est-ce d'être sûr
que le sacrifice du Seigneur Jésus est
parfait, infini, et qu'il ne peut être
réitéré. parce qu'il est
éternel !
(Hébr.
IX, 10.)
Le
Géomètre. Ah !
voilà quelque chose de nouveau pour moi.
Jamais encore je n'avais pensé que le
sacrifice de Jésus-Christ ne dût pas
se répéter, et cela parce qu'il est
infini... Oui, c'est évident. Une chose
infinie subsiste toujours, en même temps
qu'elle embrasse tout espace et toute durée.
Il est donc clair que vouloir répéter
le sacrifice du Sauveur, c'est supposer qu'il n'a
pas été infini.
Le
Négociant. Mais, mon ami, puisque
chaque jour, malheureusement, on fait de nouveaux
péchés, ne faut-il pas qu'un nouveau
sacrifice les expie ?
Le
Géomètre. Impossible, cher
Alfred, qu'une chose infinie se
répète. Je ne sors pas de là.
Si donc la Messe, répète ou
recommence le sacrifice de Jésus-Christ, je
dis que c'est à tort, et qu'en le faisant
elle nie formellement que ce sacrifice ait
été celui de Dieu même, car
tout ce que Dieu fait est infini. C'est un
axiome.
Le
Voyageur. Et c'est aussi ce que dit la
Bible. Par une seule oblation,
déclare-t-elle, le Sauveur a pour toujours
rendu accomplis ceux pour qui son sang a
coulé. Aussi le Christ, dit-elle encore, ne
s'offre-t-il pas lui-même plusieurs fois
(Hébr.
X, 14 ; IX,
25). Et c'est pour cela,
Messieurs, que les anciens docteurs de l'Eglise, un
Justin martyr, un Irénée, un
Tertullien, un Lactance, un Basile, un Ambroise, un
Jérôme, loin de supposer que dans la
Cène du Seigneur se trouve un sacrifice,
tout au contraire, n'en parlent jamais que comme
d'un mémorial d'une figure, d'un signe, d'un
symbole, et d'une image du sacrifice éternel
du Sauveur.
Non, Messieurs, non, la Messe
n'était pas encore inventée lorsque
les chrétiens primitifs emportèrent
dans leurs déserts la Sainte-Écriture
qu'ils aimaient plus que les biens de ce monde. Si
cette funeste et fatale doctrine (pardonnez encore
les termes, je vous prie !) essaya de surgir
au VIIIe siècle, et reparut au IXe ce ne fut
qu'au XIIIe que son dogme fondamental fut
établi, et qu'un concile de Latran donna
l'ordre à l'église latine de s'y
soumettre et de l'adorer. - Serez-vous donc surpris
si moi, chrétien des premiers
siècles, je repousse avec mépris une
invention, d'un côté si
récente, et d'un autre côté si
opposée à la nature parfaite du
sacrifice du Fils de Dieu ?
Le
Géomètre. Je vous
comprends, Monsieur. Tout ce que
vous dites me paraît si simple, si facile, et
même (je le dirai, puisque je le sens) si
consolant que je ne sais qu'y répondre, et
que, je vous l'avoue, j'envie votre condition,
votre bonheur.
Le
Voyageur. Je suis, en effet,
très-heureux, je vous assure ; car ce
n'est pas un léger bonheur que d'être
certain que mes péchés m'ont
été remis, et que la grâce de
Dieu est à jamais mon partage.
Le
Négociant. - Vous avez donc
reçu l'absolution, Monsieur ? Ici, du
moins, vous êtes d'accord avec
l'église catholique ?
Le
Voyageur,
solennellement. Oui, Monsieur, j'ai,
reçu l'absolution totale de mes
péchés ; mais celui qui me l'a
donnée, et pour toujours, c'est aussi celui
qui s'est écrié sur la croix :
tout est accompli, et qui m'a dit, de la même
bouche, qu'étant justifié par la foi
en son sang, j'ai la paix avec lui, et que je dois
me glorifier dans l'attente certaine de sa gloire.
(Rom.
V, 1, 2.)
Le
Négociant. Mais, Monsieur, c'est
aux Apôtres d'abord, et par conséquent
aux prêtres leurs successeurs, que fut remis
le droit et la charge d'absoudre le
pécheur ?
Le
Voyageur. Christ est partout, Monsieur,
car il est Dieu ; et c'est toujours, et
à toute âme qui s'approche de lui et,
qui l'invoque avec foi, qu'il dit, avec
autorité. Va-t'en en paix, tes
péchés te sont pardonnés. Je
crois donc, dans mon coeur, en ce Sauveur
tout-puissant, tout fidèle. Je lui confesse
ma faute, à lui-même, car il est mon
ami, puisqu'il s'est donné pour moi ;
et par la foi, j'entends sa bouche me dire, avec
clémence : Je te
donne ma paix : ne pèche plus à
l'avenir. - cela ne doit-il pas me suffire, cher
Monsieur ; et n'être pas assuré
de mon pardon, quand le Seigneur lui-même me
le donne, ne serait-ce pas douter de son
témoignage, et de fait nier ce qu'il promet
à tout pécheur qui se confie à
sa parfaite grâce ?
Le
Géomètre. Monsieur, je
vous remercie. Oui, je vous exprime ma
reconnaissance, car vous m'avez déjà
fait beaucoup de bien. Mais permettez que je vous
adresse une question : Que deviendra mon
âme au sortir de ce monde ? La Bible
dit-elle qu'il y ait un Purgatoire, après
cette vie ; et vous-même, qu'en
pensez-vous ?
Le
Voyageur. Ah ! Monsieur, je vous
parlerai, sans détour, puisque vous me
demandez ma pensée. La Bible dit ici deux
choses, à ceux qui la croient : l'une,
que celui qui croit au Fils de Dieu, est
déjà passé de la mort à
la vie et qu'il ne verra pas la condamnation ;
(Jean V, 24) et l'autre chose, que ce n'est pas
pour de l'argent que s'acquiert le don de Dieu.
(Act, VIII, 20.) Et ces deux déclarations
disent, du Purgatoire qu'il n'est qu'une honteuse
fable.
Le
Négociant. Doucement, Monsieur,
je vous prie : car l'Eglise qui l'a
établi, est, vous le savez, infaillible.
Le
Voyageur,
avec bonté. Je respecte votre
dévotion, je vous assure ; mais comment
ne pas nommer fable, et fable honteuse, une
doctrine qui, d'un côté, donne un
démenti à ces paroles du
Sauveur : Celui qui croit en moi a la vie
éternelle ; il est déjà
passé de la mort à la vie et il ne
verra pas la condamnation ; et qui d'un autre
côté, par une simonie pleine de
turpitudes, ravit, et par subtilité, l'argent du
peuple, eh lui vendant, sans pudeur, des
indulgences ou des dispenses imaginaires ?
Monsieur, je vous le demande, un trafic de cette
nature est-il autre chose qu'une basse et vile
iniquité ?
Le
Géomètre. Ne vois-tu pas,
cher Alfred, que tu défendrais en vain cette
cause ? Tu le sais, plus d'une fois,
déjà, je t'ai fait les mêmes
remarques et qu'y as-tu
répondu !
Le
Négociant. Mais, ... comment
penser que tant de prêtres intègres,
consciencieux, vénérables, fussent
d'accord dans une pratique telle que vous la
dépeignez ! Tous les prêtres de
la sainte Église, depuis le vicaire de
Jésus-Christ, jusqu'au moindre abbé,
ne sont-ils donc ici que des jongleurs, que des
larrons ?
Le
Voyageur. L'Écriture a
prophétisé sur ceux qui, par avarice,
feraient trafic des âmes.
(2
Pier. II, 2, 3. ) Mais, Monsieur,
tous les prêtres ne tiennent pas ce train de
Balaam. Vous pouvez savoir, entre autres nombreux
exemples, que, tout récemment, deux
curés de l'Ardèche, et un
troisième de l'Ariège, ont
répudié publiquement l'église
de Rome, parce que, disent-ils, dans leurs
manifestes, il leur est impossible de vendre le don
de Dieu, de mettre le salut des âmes à
l'enchère et de disposer des
châtiments ou des pardons, des souffrances
dans les flammes d'un purgatoire, ou de la
délivrance de cette peine, comme on dispose
d'une rançon, que le riche seul pourrait
payer, au mépris de l'indigence du
pauvre.
Le
Géomètre. Ah !
Monsieur, c'est là, selon moi, ce que
l'église de Rome n'excusera jamais, et ce
qui, à mes yeux, la couvre d'un blâme
accablant : c'est son
avarice. Tout s'y fait par l'argent et pour
l'argent. L'enfant n'est baptisé qu'autant
que l'argent le précède. Le jeune
homme n'est marié qu'autant que l'argent
l'accompagne. Le malade n'est visité et
enfin le mort n'est enseveli, que si l'argent, et
toujours l'argent, et le salaire, remplit la main
du mercenaire qui officie. Alfred ! tu le
sais : mille fois je t'ai dit qu'il est
impossible que Dieu entre en marché avec
l'homme et gagne sur lui.
Le
Voyageur. Impossible, en effet ! Aussi,
Messieurs, dans quel mépris ce Purgatoire
avec ses indulgences n'a-t-il pas été
mis, dès que des papes avares l'ont
imaginé, pour remplir d'or leurs
coffres ! Au XIIe siècle, cette fable
n'était encore qu'une opinion peu
reçue ; au XVII, lorsque le Concile de
Trente la sanctionna, il ne put le faire qu'en
secret, en quelque sorte, à la
précipitée, et sous la raillerie de
plusieurs de ses docteurs ; et dans lé
même temps, plus d'une bouche
éloquente ou fidèle
s'écriait : « Ôtez le
purgatoire, et les indulgences sont nulles. La
primitive Église n'a rien connu de ces deux
doctrines ; non pas plus que celle de la
Transsubstantiation, que les anciens ont
ignorée. » (Polyd. Virg. De Inv.
rer. Lib. VIII, 1. - J. Fischer, Luth. confut. a.
XV, 18. - Alph. Cast. Adv. Hoer. 1. VIII.)
Nous l'avons donc ignorée, nous
chrétiens primitifs, chrétiens de la
Bible ; et si beaucoup plus tard, aux jours
d'un Zwingle et d'un Luther, cette même
iniquité a causé la chute de
Rome ; (car dès lors, Messieurs, elle
est tombée ; elle tombe
maintenant ; et tous ses efforts pour se
relever sont les dernières contractions du
gladiateur qui perd son sang et qui meurt !)
si, dis-je, Rome est tombée par son purgatoire et
ses
indulgences, les coups que les réformateurs
lui portèrent avec son propre glaive, ne
furent que la répétition de ceux que,
nous Chrétiens-Vaudois du Piémont et
de la Provence, nous lui avions portés
déjà, depuis des siècles, par
le moyen de cette fable-là, et par celui de
tant d'autres.
Le
Négociant, avec douleur. - 0
Monsieur, que vous êtes sévère,
et qu'il est pénible d'entendre accuser
d'avarice et de simonie une église où
l'on est né, et que le coeur
révère !
Le
Voyageur. Hélas ! cette
douleur que vous montrez, je l'ai, je la comprends,
je vous assure. Mais pourquoi taire ce qui n'est
qu'un mensonge, ou pourquoi craindre de le voir tel
qu'il est ? Par exemple, pourquoi refuser le
nom de simonie et de la plus basse avarice à
ce que Rome appelle une dispense ?
Le
Négociant, avec un profond
soupir. Ah !.... je conviens que
cette pratique n'est pas entièrement
pure.
Le
Voyageur. Hé ! cher Monsieur, pourquoi
ne pas dire qu'elle est entièrement
souillée ? Quoi ! Messieurs,
l'église de Rome déclare, par
exemple, que hors de son sein il n'y a point de
salut, et par cela même elle interdit toute
union, tout mariage entre un de ses membres et un
hérétique, c'est-à-dire un
protestant ; et cependant, si celui-ci paie
à l'église une certaine somme
d'argent, taxée selon sa fortune, le mariage
devient permis ; et l'église qui
maudissait cette union, maintenant la
sanctionne ! De l'argent, oui, de
l'argent ! a donc changé la loi de la
vérité, le droit de Dieu !
Oh ! qu'un tel marché est loin de la
religion du Christ !
Non,
que je n'aie jamais de part avec ces oeuvres du
monde, avec ces mensonges que réprouve
l'Écriture !
Le
Négociant,
très-réfléchi. C'est donc la Bible seule que vous
croyez, que vous suivez !.... Mais, Monsieur,
vous suffit-elle vraiment ? Je veux dire, si
la lecture seule de la Bible vous montre le salut
de votre âme, et vous fait espérer de
l'obtenir un jour.
Le
Voyageur. Ah ! ce serait bien peu
de chose pour mon âme, si la Bible ne lui
montrait son salut que de loin ! Quand nous
étions persécutés par
l'église de Rome, et qu'il nous fallait
laisser et nos demeures, et nos biens, et nos vies,
pour demeurer fidèles à notre sainte
croyance, l'eussions-nous fait, si la parole de
Dieu ne nous eût donné que de vagues
espérances, si nous n'eussions dit qu'en
tremblant : Nous sommes
chrétiens ! Nous sommes les
rachetés de Jésus ?
Le
Géomètre. Oui, je vous ai
compris : le chrétien croit qu'il a
tout son salut en Jésus, et c'est parce
qu'il le possède, qu'il souffre ou laisse
tout pour un tel trésor. Je comprends donc
tout-à-fait la fidélité de vos
ancêtres, et leur histoire devient pour moi
vénérable. Mais permettez que je vous
fasse encore une question : Si celui qui croit
ainsi la Bible, c'est-à-dire qui croit, oui,
qui est sûr, que son salut est fait ; si
cet homme-là s'abandonne ensuite à
ses penchants, à ses plaisirs, et qu'il
fasse quelque péché mortel, sera-t-il
également sauvé ?
Le
Voyageur. Voire question est
sérieuse : il faut donc que la Bible y
réponde avec certitude. Voici donc ce
qu'elle dit.
D'abord elle déclare que tout
péché est mortel, parce que tout
péché est une violation de la loi de
Dieu, et que la loi maudit quiconque l'a
transgressée.
(1
Jean III, 4. Gal.
III, 10. Jacques
II, 10.)
Le
Négociant, avec surprise. Quoi ! Monsieur, même
un
désir mauvais, qui naît et surgit dans
mon coeur, est un péché, et
même un péché digne de
malédiction !
Le
Voyageur. C'est du coeur, dit le Seigneur
Jésus, que sortent les mauvaises
pensées, lesquelles souillent l'homme, et la
sainte loi qui a dit : Tu ne convoiteras pas,
a maudit la convoitise.
Le
Géomètre. Je l'admets,
Monsieur. Dites-moi donc la suite de votre
réponse.
Le
Voyageur. Ah ! c'est que l'homme dont le
coeur a été purifié par la
foi, et qui, après avoir cru en
Jésus-Christ, a été
scellé du Saint-Esprit, loin que cet homme
régénéré puisse se
plaire au péché et s'y abandonner,
tout au contraire, dit la Bible, il se purifie,
comme Dieu aussi est pur ; il aime le Sauveur,
et il s'applique à lui plaire ; et
comme il est devenu esclave de la grâce
souveraine de son Dieu, le péché, dit
encore la Bible, n'aura plus de domination sur
cette âme, vu qu'elle n'est plus
laissée seule, mais qu'elle appartient
à Jésus, son Berger, son
Époux, qui l'aime, qui la garde, qui
l'enseigne et qui la sanctifie.
Le Géomètre devint
très-réfléchi, et demeura dans
le silence assez longtemps. Les deux autres
voyageurs se taisaient aussi, comme en
présence et sous l'autorité
solennelle de la vérité de
Dieu ; enfin le Géomètre, d'une
voix émue, prononça ces mots :
L'année dernière je passai sur cette
route-ci en ce même jour, et ce fut dans le
deuil : ce jour-là, un de mes enfants
mourut. Aujourd'hui, je ne savais pas, en partant
de
chez
moi, que sur ce même chemin je trouverais
tant de lumière, tant de paix et tant de
joie. Je marquerai donc ce jour-ci, comme le plus
fortuné de ma vie. Oui, Monsieur, je vous le
dis et déclare, j'ai compris et j'ai cru que
le salut de mon âme est un don de Dieu, en
Jésus-Christ ; et qu'ainsi je dois
aimer Dieu, et le servir, puisque lui, le premier,
m'a montré tant d'amour.
Le négociant était
abstrait. Une pensée préoccupait son
esprit, et ce fut avec une sorte d'exigence qu'il
dit au voyageur : Enfin, Monsieur, quelle
différence y a-t-il entre vous et les
protestants ?
Nulle autre, répondit le
chrétien primitif, que celle qui se trouva
entre les ouvriers envoyés à la
vigne, dans la parabole que récita le
Seigneur. Les uns y entrèrent à la
pointe du jour, et les autres à la
sixième ou à la neuvième
heure. Mais c'était la même vigne,
à laquelle le même maître
employait des ouvriers de la même nature, et
pour un même salaire. Les Vaudois
étaient ceux du premier matin ; les
réformés vinrent plus tard :
mais ils y vinrent par le même appel que
leurs frères aînés.
Le
Négociant. Oui, oui, Monsieur, je
comprends bien ce que cela veut dire ; mais,
s'il vous plaît, n'y eut-il aucune
différence entre la religion qu'un Luther ou
un Calvin enseignèrent, et celle que votre
nation pratiquait ?
Le
Voyageur. C'est par une comparaison,
cher Monsieur, que je vous répondrai. -
L'Eglise de Christ, telle que les apôtres
l'établirent parmi les peuples, est comme
une belle et forte colonne de marbre blanc et sans
aucune tache, et que l'Esprit
saint a posée sur la terre, d'où elle
s'élève, à jamais jusqu'aux
cieux.
C'est elle seule, c'est cette colonne
immuable de la vérité céleste,
que les fidèles ont contemplée dans
les premiers siècles ; et ce fut elle
aussi que les Vaudois admirèrent, dès
l'origine de leur église.
Vers le VIe siècle, puis, par
degrés, dans ceux qui suivirent,
l'église latine osa planter un clou dans
cette colonne, d'abord si polie et intacte ;
et à ce clou, Rome appendit un
vêtement de prêtre ; puis un autre
clou fut fixé, puis bientôt beaucoup
d'autres, auxquels s'attachèrent des mitres,
des rosaires, des images, des amulettes, et,
par-dessus tout, une tiare à triple
couronne.
La colonne en fut donc
entièrement couverte, depuis sa base
jusqu'à perte de vue ; et le peuple, le
pauvre peuple, ignorant et routinier, ne vit plus
que ce qui pendait aux clous, et même il
perdit jusqu'au souvenir de la colonne.
Mais Dieu suscita les vaillants
Réformateurs, qui, armés des fortes
tenailles de la Parole de Dieu, arrachèrent
tous les clous, firent ainsi tomber ce qu'on y
avait accroché, et, au grand
étonnement du monde, rendirent à la
terre la vue merveilleuse et divine de la
colonne.
Vous le comprenez donc, Messieurs, c'est
la même colonne que les Vaudois et les
Réformateurs ont contemplée ; et
la seule différence qu'il y ait à cet
égard, c'est que, pour les protestants, elle
porte les marques des clous, mais que, pour les
chrétiens primitifs, elle n'en est pas
même atteinte.
Le
Négociant. Bien !
bien ! Monsieur ; mais ce sont les faits
qu'il me faut connaître. Quels furent-ils
donc, s'il vous plaît ?
Le
Voyageur. Voici ce qu'en dit l'histoire.
Au XVIe siècle, lorsque le bruit que faisait
la réformation opérée en
Suisse et en Allemagne, parvint chez les Vaudois,
ceux-ci, vivement intéressés à
ce réveil religieux,
députèrent deux de leurs pasteurs aux
Réformateurs de Berne, de Bâle et de
Strasbourg. Un de ces pasteurs fut saisi et
incarcéré par des prêtres de
Rome. L'autre, ayant échappé, put
revenir à Mérindol, où il
déclara, dans une assemblée
solennelle des pasteurs et des pères de
famille, que la doctrine des réformés
était la même que celle de l'antique
Noble leçon des Vaudois, sur tous les points
fondamentaux. Et notez bien ceci, Messieurs, que ce
fut dans cette même assemblée,
où se rendirent bientôt plusieurs
réformés de la Suisse et d'ailleurs,
que fut votée la première
publication, en français, d'une traduction
simple, fidèle et populaire de toute la
Bible ; et pour cette impression, qui fut
faite en 4535, à Neufchâtel, en
Suisse, les nobles et généreux
Vaudois surent envoyer 1,500 écus
d'or : somme considérable pour ces
temps-là.
Le
Géomètre. Admirable !
en vérité... En sorte que vous pouvez
répondre, vous, Vaudois, à cette
objection si souvent répétée
aux protestants : Où était votre
religion, avant que Luther et Calvin eussent
paru ?
Le
Voyageur. De toute manière, cette sainte
religion était dans la Bible. Mais, enfin,
Messieurs, comme un prêtre romain, il y a peu
de jours et dans un des hôtels d'Avignon,
refusait de recevoir cette première et sage
réponse, je lui dis : Eh bien !
Monsieur, puisque vous ne voulez pas
reconnaître que la religion
réformée n'est autre chose que la Bible ouverte
devant le
peuple,
c'est-à-dire que la lumière
apostolique replacée sur le chandelier de
l'Eglise, nierez-vous aussi, que cette même
lumière, que cette même Bible, et par
conséquent cette même religion,
fussent le trésor et la ferme croyance de
ces Vaudois du Piémont, contre lesquels,
déjà plusieurs siècles avant
les Réformateurs, voire religion, Monsieur,
c'est-à-dire votre pape et ses soldats, et
vos épées et vos flammes, et vos
cordes et vos tortures, accumulèrent leurs
coups et leurs massacres ?
Nierez-vous aussi, qu'au XVI,
siècle, les mêmes excès de
barbarie et d'atroce férocité se
multiplièrent contre ces mêmes
chrétiens, et cela, tout près d'ici,
à Mérindol, à
Cabrières, et en tant d'autres lieux ?
Nierez-vous encore, que les mines,
teintes de leur sang, qui couvrent leurs antiques
guérets, attestent et proclament, par-dessus
toute ruse et tout mensonge, que Rome toujours
papiste, toujours romaine, n'a point d'accord et
n'en veut point avoir avec la Bible ?
Nierez-vous enfin, que lorsque Rome
rencontre un disciple de ce livre infaillible du
ciel, un chrétien, soit primitif, soit
réformé, qui presse sur son coeur la
révélation de son Dieu, et qui l'aime
comme on aime la vie, et même plus encore, il
faut que Rome, pour demeurer elle-même, perce
du même coup de son glaive, et la Bible et le
coeur qui palpite sous ses promesses ?
Répondez-moi, dis-je encore au
prêtre, cela ne fut-il pas ainsi ? La
foi divine, la foi qui sauve, n'était-elle
pas, avec la Bible qui la renferme, chez ces
Vaudois que jamais Rome n'instruisit, et que jamais
elle ne put réduire au silence, ni par ses
bûchers, ni par ses massacres ?
Le
Géomètre, avec
émotion. Ah ! quelle
réponse, cher Monsieur !... mais qu'y
répliqua le prêtre, je vous
prie ?
Le
Voyageur. Il rougit et se tut. Car, je vous le
demande, qu'y avait-il à opposer à
des faits enregistrés aux pages
sévères de l'histoire ? Il se
tut donc, devant le chrétien qui lui
disait : Je suis l'enfant de ceux que vous
tuâtes, parce qu'ils aimaient la Bible.
Oui, c'est leur généreux
sang que j'ai dans mes veines ; et comme eux,
disciple de la vérité de Dieu, et ne
croyant qu'elle, je n'ai rien de commun avec Rome
et ses pratiques. Je suis chrétien, par la
miséricorde de Dieu, et qui plus est,
CHRÉTIEN PRIMITIF. Que Rome donc se taise,
et que la voix de Dieu « se fasse seule
entendre à mon âme ! »
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