Près des bords fertiles de la Durance,
dans la vallée d'Aigues, et sur le pied
méridional du sauvage Léberon un
tertre de rochers qui domine les plaines voisines
au-dessus desquelles il apparaît, comme une
sombre et large pyramide, qu'entourent des
chênes verts et des oliviers.
C'est là que se voient des ruines
justement célèbres. Au sommet du roc
le plus escarpé, la haute muraille d'une des
tours d'un château-fort, atteste, d'âge
en âge, que le fer et le feu qui la
laissèrent debout, détruisirent et
rasèrent cet antique manoir, en cette
même journée où le bourg
florissant qui entourait son enceinte, fui avec lui
constitué et réduit en
masures.
Les rues du bourg se reconnaissent
encore, au milieu des murs épais, des salles
voûtées et des massives terrasses que le
boulet
et les flammes ne purent démolir. Mais tout
y est désert et mort. L'homme a
été chassé de ces paisibles
demeures par le glaive et les tortures ; et
dans ces mêmes lieux qu'habitait jadis une
population active et prospère, et où
la parole et les louanges du Sauveur retentissaient
sous tous les toits, on n'entend plus aujourd'hui
que le bêlement ou les clochettes des brebis
et des chèvres qui viennent y brouter les
arbrisseaux et les herbes aromatiques qui
croissent, depuis trois siècles, entre les
pierres de ces décombres.
C'était un des premiers beaux
jours de mars, et le soleil, qui déjà
réchauffait les prairies et faisait fleurir
l'amandier, allait abaisser sa course vers les
monts éloignés du vieux Languedoc,
lorsqu'un voyageur, venu d'une contrée
étrangère, acheva de gravir le
rocher, et posa son pied sur le sol même de
ce castel qu'avaient habité oui
défendu ses ancêtres.
Il s'arrête ; son coeur bat
avec force ; il regarde, il contemple ces
restes vénérables, ces débris,
cette aire aride et désolée ; et
recueillant son âme devant Dieu, il
s'écrie, tout ému.
« 0 Mérindol !
qui fus autrefois nommé la Ville sainte, la
Cité de Dieu, quels augustes et nombreux
témoins de ta fidélité sont
ici réunis ! Le voici donc ce
château, où les héros et les
martyrs de là foi gardèrent le
dépôt sacré des
Saintes-Écritures, lorsqu'en tous lieux
elles étaient proscrites ; où
ils réclamèrent le Nom du Fils de
Dieu, lorsque d'impures idoles étaient
partout dressées ; d'où ils
protégèrent et défendirent le
petit troupeau des vrais adorateurs, qui, avec eux,
rejetaient Rome et ses souillures ; qui,
avec eux,
ne voulaient connaître qu'un salut, celui que
la foi possède et que la sainteté
manifeste et couronne !
O André Meynard,
patient
et intrépide confesseur de
l'Évangile, sage et prudent Romane, et toi,
digne et pieux Palenq, c'est ici, ici même,
que vous preniez conseil ensemble, avec tous les
hommes dévoués qui vous
écoutaient ! C'est ici, sur ce
même sol, que vous mainteniez avec eux les
droits de la Bible, lorsque déjà la
ruse de ses adversaires, la perfidie et
l'oppression de vos gouverneurs, tramaient sa
destruction et se préparaient à vous
exterminer !
Vous succombâtes, ô
mes concitoyens, mes ancêtres ; ou
plutôt, vous mes frères, disciples
comme moi du Christ, et comme moi lavés par
son sang ! Vos ennemis, ... ah ! que
dis-je !... les ennemis de notre Dieu,
prévalurent, dans ce monde, sur votre
innocence, que leurs lois reconnurent sur vos
vertus publiques, sur la justice éclatante
de votre cause, que l'Europe entière
proclama ! Ils avaient juré d'abolir
votre culte, de fermer à jamais vos bouches,
d'anéantir votre race ; et leur nombre,
et leurs armes, et leur barbarie, et leurs
atrocités, se liguèrent,
s'entassèrent, contre toi,
Mérindol ! et tu fus envahi,
incendié, renversé, réduit en
voierie, parce que tu croyais la Bible, parce que
tu confessais que le sang de Jésus a
lavé nos
fautes ! »
Ici le voyageur se tut ; et
cherchant des yeux, dans la plaine, et au bas d'une
des pentes du tertre, il arrêta son regard
sur quelques ruines entourées d'arbres, et
s'écria de nouveau, avec sentiment, avec
larmes :
« Les voilà, les
voilà, les restes vénérés de
l'habitation de mes pères !... Oui,
vous portez encore leur nom : ce beau nom dont
je m'honore, non point parce qu'il fut celui des
grands et des nobles de la terre, mais parce que ce
fut le vôtre, généreux et
vaillants disciples de Jésus ; mais
parce que ce fut le tien, femme fidèle
jusqu'à la mort, qui laissas la vie pour ton
Dieu, hélas ! qui fus enterrée
vivante, et dans ce même champ, parce que tu
ne voulus pas renoncer à ta Bible !...
Oh ! que ton sang, glorieux martyr de
Jésus que ton sang que j'ai dans mes veines,
ne se meuve aussi que pour la
vérité ! Oh ! que la foi
que tu gardas jusqu'à cette affreuse mort,
soit aussi toute ma vie ! Oh ! que la
lumière de Dieu soit aussi mon seul guide,
et que nulle erreur ne la voile jamais de ses
ténèbres ! »
Ces émotions étaient
saintes. L'enfant de Dieu y livra toute son
âme, et sa fervente prière se joignit
à la méditation de son coeur. Il y
rendit grâce au Dieu de ses pères, de
ce qu'il possédait aussi son Saint-Livre, de
ce qu'il en connaissait aussi le prix, de ce que,
comme eux, il le croyait, il le
préférait au monde entier et à
sa gloire ; et contemplant, avec ravissement,
l'histoire de sa race dans les temps anciens, il
dit au Seigneur ces paroles
mémorables :
« Non, mon
Dieu ! non
jamais mon sang ne fut idolâtre ! Non,
jamais, la famille de mes pères, ne fut
soumise à l'apostasie ! Jamais leurs
genoux ne se ployèrent devant des images, ou
devant un prêtre, et jamais ton adversaire,
ô Jésus ! ne fut leur
maître ! Non, jamais, jamais, Rome avec
son Pape impur ne domina sur eux ! Ils ne
sortirent jamais de cette fausse
église : ils ne furent jamais réformés, car
ils
étaient primitifs. Leur foi, Dieu
fidèle ! c'était celle que tu
avais donnée à leurs ancêtres,
dès les premiers âges. Ton
Évangile, ô Fils de Dieu ! tu le
leur avais confié avant que le Latin se
mît sur le trône ; et la triple
couronne de l'Homme de péché, et ses
clefs sanglantes, ne purent jamais l'arracher de
leurs mains !
Oh ! sois
béni,
Seigneur ! de ce que mon âme aussi est
enrichie de cette noble part ; oui, de ce que
je puis dire à Rome, comme lui disaient mes
pères : « Qu'ai-je à
faire avec tes innovations de mensonge et de
mort ? Ma foi les a vues naître, et ma
foi les déteste. Je suis primitif !
L'ÉVANGILE ÉTERNEL est donc avec moi.
Devant lui, que tes fables se
taisent ! »
Le voyageur, après quelque séjour
sur ce sol vénéré et
chéri, venait de quitter Mérindol, et
il se dirigeait, avec deux compagnons de route, un
géomètre et un négociant, vers
le bourg de Lourmarin, célèbre aussi
par ses désolations et ses
martyrs.
Que de ruines ! s'écria
le négociant, en montrant un coteau sur
lequel se voyaient plusieurs masures.
C'est la religion qui a produit
cela, répondit le géomètre car
elle a fait ici, dans l'ancien temps, de terribles
ravages.
Ce n'était donc pas la
religion du ciel, remarqua le
voyageur ; car celle-ci est charité, et
la charité de Dieu ne fait de mal à
personne.
Cette remarque, dit le
géomètre, n'est pas en faveur des
hommes qui laissèrent après eux ces
décombres. Peut-être, donc, Monsieur,
n'êtes-vous pas catholique, mais plutôt
protestant ?
Je ne suis ni l'un ni l'autre,
répondit le voyageur, avec gravité.
Je suis un des chrétiens
primitifs.
Chrétiens primitifs !
demandèrent ensemble ses deux auditeurs.
Jamais encore nous n'entendîmes ce
nom-là. Qu'est-ce donc, s'il vous
plaît, que cette sorte de
chrétiens ?
Leur histoire est des plus
intéressantes, reprit le voyageur ; et,
puisque vous désirez la connaître, la
voici en peu de mots :
Dès le milieu du
troisième siècle de l'ère
chrétienne, lorsque l'empereur Décius
exerçait la huitième et sanglante
persécution contre les adorateurs du Fils de
Dieu, plusieurs de leurs familles s'enfuirent de
Rome, dans les forêts et les sombres
vallées des Apennins ; et plus tard,
sous les persécutions prolongées de
Dioclétien, elles, se
réfugièrent, avec d'autres et de
nombreux disciples, dans les gorges des montagnes
qui avoisinent les Alpes, et y servirent le Christ,
loin des regards et de l'atteinte de ses ennemis.
Cette population fidèle
s'habitua dans les vallées qui lui avaient
servi de refuge, tellement qu'elle ne les quitta
point, lorsque les édits de Constantin
élevèrent la foi chrétienne
jusque sur le trône.
La croyance de ces
chrétiens-là était donc tout
apostolique et primitive. Les Écrits
Sacrés en formaient seuls la substance, et
leurs moeurs, séparées de la corruption des villes
et
de l'ambition d'un clergé devenu puissant,
répondaient à la pureté,
à la céleste simplicité, de
leur doctrine. Les années
s'écoulaient, les générations
se succédaient, et les enfants recevaient de
leurs pères, puis transmettaient à
leurs descendants, les mêmes
vérités que leurs ancêtres
avaient aimées plus que leur repos et tous
leurs biens. L'Évangile, dans sa
beauté, dans sa naïveté
primitive, se conservait donc parmi les Habitants
des Vallées, et ce dépôt,
transmis d'âge en âge, se
perpétuait chez eux sans
mélange.
Il n'en était pas de
même au milieu du monde nommé
chrétien. Les grandeurs, les titres, les
richesses et le pouvoir s'étaient par
degrés assis sur les sièges
qu'avaient occupés la Bible et ses saintes
doctrines ; et en les dégradant, ils
leur avaient substitué l'une après
l'autre, des gloses et des traditions corrompues,
des pratiques superstitieuses, des dévotions
toutes charnelles, en un mot, une religion
volontaire et sans substance divine ; et,
c'était ainsi que la foi dite romaine, ou
latine, s'était formulée,
constituée, et que vers le commencement du
VIIe siècle, elle avait, enfin,
déclaré qu'elle était reine et
maîtresse du monde, qu'elle était la
mère de l'Eglise chrétienne, et que
toute âme qui ne la reconnaître pas,
serait maudite ou exterminée.
Oui, Messieurs, telle fût la
prétention d'un Boniface III, alors
évêque de Rome. L'abominable Phocas,
empereur romain, à Constantinople, la lui
avait confirmée ; et si
l'autorité de cet homme, qui se nomma le
Pape, par excellence, ne fut pas encore reconnue
dans tout l'empire, ce fuit dès lors cependant que
l'édit
d'obéissance fut publié, et que la
mort fut prononcée contre tout refus de s'y
soumettre.
Les Chrétiens des
Vallées ne le reçurent jamais. La
Sainte-Écriture, qu'ils lisaient chaque jour
leur avait annoncé que l'homme de
péché, le fils de perdition,
s'élèverait, dans l'Eglise, au-dessus
de tout ce qu'on appelle Dieu et qu'on adore ;
qu'il s'assiérait comme un Dieu, dans le
temple de Dieu, voulant passer pour un Dieu ;
(2 Thess. II, 3, 4, ) et ils n'avaient pas eu de
peine à reconnaître cet
antéchrist, dans ce pouvoir ambitieux,
dominateur et tout terrestre, qui se dressait ainsi
lui-même au-dessus de la parole du Seigneur.
Jamais donc l'évêque
latin et l'autorité de son église ne
furent même reconnus par les chrétiens
primitifs du nord de l'Italie ; pas plus
qu'ils ne le furent par d'autres populations
apostoliques de la Calabre, du Languedoc, du nord
de l'Espagne, du nord de la France, de la
Bohême, de la Hongrie ; et bien plus
abondamment encore, par les grandes églises
de la Syrie, de l'Abyssinie et des
extrémités de l'Inde. Nulle part,
dans toutes ces contrées-là,
l'usurpation latine n'eut de partisans ; et
tandis que le Chef romain accumulait,
siècle, par siècle, ses propres
décrets et ses pratiques imaginaires et
trompeuses, à la place des enseignements du
Sauveur, toutes les églises où la
Bible était demeurée restaient
étrangères aux ténèbres
de Rome, ou les repoussaient par la simple, par
l'éclatante, lumière de leur foi.
Vous me semblez
sévère, même injuste, dit le
négociant, et ce tableau me parait tout au
moins forcé, s'il n'est, peut-être,
incorrect.
Je ne suis qu'historien, reprit
le
voyageur, et c'est l'histoire aussi qui vous dira
que, dès le commencement du VIlle
siècle, lorsque le courageux Claude,
évêque de Turin, s'opposait avec tant
de savoir, d'éloquence et d'énergie,
au culte de la Vierge, des saints, des images et
des reliques, comme encore au signe de la croix,
à l'eau bénite et à d'autres
vaines pratiques, alors aussi les Vaudois du
Piémont, ces Habitants des Vallées
dont j'ai parlé, étaient
approuvés, défendus, soutenus, par
cet homme fidèle et biblique, et que par lui
l'oppression dont Rome les menaçait sans
relâche, fut, pour un temps,
repoussée.
Cette même histoire, dont la
bouche ne peut être muette, vous dira de plus
que ces chrétiens-là, sans cesse
inquiétés et opprimés
partiellement, furent plus d'une fois
menacés d'une extermination totale ;
qu'en 1184, un des deux papes qui alors
étaient rivaux, les excommunia dans fin
qu'en 1190, à la suite de cet
anathème romain, ils s'expatrièrent,
et se réfugièrent par troupes, dans
le midi de la France et dans l'Allemagne ;
qu'en ce dernier pays, et en 1206, ces disciples
sincères de Jésus, ayant
répandit les Saintes-Écritures parmi
le peuple, furent mis au ban de l'empire, et que
l'évêque de Mayence forma le projet de
les anéantir ; qu'ils furent donc
proscrits en tous lieux, pendant les siècles
qui suivirent, jusqu'à ce que le pape
Innocent VIII, en 1487, publia contre eux une
croisade et s'abreuva de leur sang.
Le
Géomètre. C'était,
n'est-ce pas, Monsieur, dans le nord de l'Italie,
dans les vallées du Piémont, que ce
passaient ces choses ?
Le
Voyageur. Oui, Monsieur ; mais
l'extermination des Vaudois devait aussi
s'étendre sur le pays où nous sommes.
Dès le XIIe siècle, avons-nous
déjà vu, la persécution avait
chassé vers la Provence, et jusque dans le
Haut-Dauphiné, de nombreuses
émigrations de Vaudois. Vers la fin du Xllle
siècle, dans un moment de répit, de
nouvelles familles avaient été
colonisées dans cette vallée que nous
parcourons, et elles y avaient apporté, avec
leurs moeurs simples et laborieuses, le Livre de
Dieu, et en même temps leur foi
évangélique et primitive.
Leurs villages et leurs bourgs
étaient nombreux et florissants. Le travail
de leurs mains était béni, et leur
sainte religion, paisible comme la grâce de
Dieu et sainte comme son amour, régnait dans
tous ces lieux, dont elle était le bonheur
et la gloire.
Rome ne put le supporter
davantage,
et il fallut qu'elle se vengeât de leur
austère fidélité. Nulle idole.
nulle image, nulle croix matérielle, ne se
voyaient dans leurs demeures ; et les temples
de ces humbles Vaudois, c'étaient, ou les
retraites des bois et des rochers, ou les cavernes
secrètes de leurs montagnes ; car ils
étaient haïs, épiés, et
ce n'était qu'avec beaucoup de prudence que
leurs Barbes, ou Pasteurs, accomplissaient, entre
leurs familles, les devoirs de leur céleste
message. Tout cela, Rome l'abhorrait.
Le
Géomètre. Vraiment,
Monsieur, ces gens si paisibles et enfin si pieux,
si religieux, étaient gênés
dans leur culte, jusque-là qu'ils ne
s'assemblaient que dans des cavernes ou au
désert ?
Le
Voyageur. Encore eussent-ils
été heureux, et
toutes ces ruines et ces masures ne se verraient
pas dans cette vallée, si Rome s'en
fût tenue à ces vexations. Mais il
fallait qu'elle se délivràt du
témoignage de lumière et de
sainteté que ces chrétiens primitifs
portaient contre elle ; et comme elle ne put
réussir à leur enlever toutes leurs
Bibles, et que, d'ailleurs, y fût-elle
parvenue, jamais elle n'eût arraché,
là foi de leurs coeurs, ni le beau Nom de
Jésus de leurs lèvres ; elle eut
recours au moyen décisif qu'elle avait
employé déjà, et pendant vingt
années, au commencement du XIIIe
siècle, contre les infortunés
Albigeois : c'est-à-dire que
l'extermination totale des Vaudois de Provence fut
résolue, et que le 18 novembre 1540, le
Parlement d'Aix arrêta que Mérindol,
avec son château et toutes ses maisons,
serait brûlé et rasé, et que
les principaux de ses habitants seraient
brûlés vifs ou autrement mis à
mort.
Le
Géomètre. Pas
possible ! Monsieur. C'eût
été une atrocité ; et je
pense qu'ici votre mémoire se
trompe.
Le
Voyageur. Nous voyons encore, dans le
lointain, les ruines de Mérindol, et nous en
avons beaucoup d'autres sous les yeux ; et
plusieurs villages n'ont pas même
laissé de traces.
Ce fut donc en 1540 que
l'édit d'extermination fut
prononcé ; et si, pendant les quatre
années qui suivirent, Dieu en suspendit
l'exécution, il voulut enfin que Rome se
montrât telle qu'elle est. Il la laissa donc
faire, et voici quelle fut son oeuvre.
François 1er, écoutant
le rapport d'un homme intègre, son
commissaire, avait ordonné qu'on sursit
à l'exécution de l'arrêt ;
et sur de nouvelles plaintes, il avait prescrit une
enquête de la doctrine des
Vaudois. L'évêque de Cavaillon l'avait
faite ; mais il avait dû confesser
« que les enfants de Mérindol
connaissaient mieux la Bible, que même les
docteurs de la Sorbonne. » il
s'était donc retiré confus. D'un
autre côté, le président du
Parlement d'Aix, le digne Chassanée, ne
pouvait consentir à l'exécution d'un
arrêt qu'il n'avait jamais avoué, et
ses délais s'étaient prolongés
jusqu'en 1544.
Mais Chassanée meurt ;
le baron d'Oppède lui succède, et cet
homme cruel et perdu de moeurs intrigue
auprès du roi, obtient la confirmation de
l'arrêt, et se hâte de
l'exécuter, avec la fureur d'un adversaire
de Christ, avec la soif de sang d'un
tigre.
Le 15 avril 1545, il donne le
signal
à ses troupes, et aussitôt vingt
bourgs ou villages sont mis à feu et
à sang, quoique l'arrêt n'eût
parlé que d'un seul ; et des
populations entières sont ou impitoyablement
massacrées, ou chassées, comme des
bêtes fauves, jusque dans les retraites et
les déserts des montagnes.
Mérindol, surtout, et
Cabrières, autre bourg de la montagne,
excitaient la rage d'Oppède. il brûle,
démolit et rase le premier de ces
lieux ; et le lendemain, 19 avril, il attaque
Cabrières ; promet la vie à ses
habitants s'ils se rendent, les égorge,
dès qu'ils ont posé les armes ;
livre leurs femmes et leurs filles à la
brutalité des soldats, puis les renferme
dans leur église et les y fait périr,
avec tous les enfants, dans les flammes ou par le
glaive.
Le
Géomètre. Arrêtez,
Monsieur ! Cela serre le coeur. De tels
excès de barbarie font horreur ; surtout,
.... je l'avoue et
j'en
rougis !.... quand c'est la religion qui les
provoque.
Le
Voyageur. Ah ! Monsieur, on put
connaître alors où était la
religion de Dieu : si c'était celle qui
proscrivait les disciples de la Bible, en les
nommant hérétiques, ou bien celle de
ceux qui, chassés de leurs demeures,
dépouillés de tout, et comme dit la
Sainte-Écriture, errant dans les
déserts et dans les montagnes, et se cachant
dans les cavernes et dans les antres de la terre,
(Hébr. XI, 38.) s'humiliaient sous la main
de Dieu, ne cessaient de le servir dans leurs
affreuses calamités, et priaient encore pour
leurs bourreaux, quand ceux-ci les torturaient ou
les égorgeaient sans merci.
Plus de trois mille de ces
chrétiens de la Bible furent mis à
mort. Plus de six cents furent faits prisonniers et
envoyés aux galères. La moitié
de leur nombre y mourut de chagrin ; deux cent
cinquante-un furent brûlés ou
décapités, comme
hérétiques ; et les faibles
restes de cette honnête et pieuse colonie
revinrent dans des temps meilleurs sur le sol de
leurs pères, où comme vous l'avez vu
à Mérindol, ils rebâtirent des
maisons près des ruines de leurs anciennes
demeures. Mais ils n'y habitèrent encore
qu'au milieu de nouvelles angoisses.
Vous voyez en moi, Messieurs, un
descendant de ces nobles Mérindolins. Ma
famille fut proscrite aussi pour sa
très-sainte foi. Un de ses chefs s'enfuit
dans un pays étranger; et c'est de
là, qu'après, plus d'un
siècle, son arrière-petit-fils est
revenu, pour visiter la terre de ses aïeux, et
bénir Dieu d'être chrétien, (et
surtout chrétien de la Bible,
chrétien primitif) au milieu des masures et
des débris de ces
mêmes demeures, qui ne furent haïes et
renversées, que parce que le Livre de Dieu
en était la lumière et la
joie.
J'ai donc visité ces lieux
mémorables, ces lieux consacrés par
le sang de tant de martyrs. J'y ai cueilli le
rameau d'un vieux olivier, sur la place même
où, sous son paisible toit, le père
de famille posait, sur sa modeste table, cette
antique Bible que son aïeul lui avait
autrefois lue, et qu'il lisait à ses
enfants.
J'y ai repassé dans mon coeur
les anciens temps, et je les ai rappelés
aussi à mes compatriotes, à la race
bénie des Confesseurs de Christ. Mes paroles
leur ont été agréables ;
car la semence sainte est demeurée dans
leurs âmes, et je les ai vus se
réjouir de cette même joie que
l'Esprit de Dieu versait dans les coeurs de leurs
pères.
La Bible a donc encore
été notre commun lien ; et avec
eux, je me suis écrié :
« Si l'incrédulité du monde
rejette cette parole du Seigneur ; si la
religion de Rome la déteste et la
proscrit ; si même le fer et le feu de
ses persécutions renversent jusqu'aux
fondements des maisons où elle est lue,
nulle arme forgée contre la
Vérité, contre l'Eglise de
Jésus, n'a cependant de
puissance. »
Si donc les disciples de la
Sainte-Écriture sont opprimés, si
même leur sang est répandu par les
mains des impies, la Maison du Dieu Fort n'en est
point ébranlée, parce que la Bible,
oui, Messieurs, la sainte et immuable Bible, en est
la base et le rempart ; parce que Celui qui
garde et défend son peuple, c'est le Roi
sacré sur Sion, c'est Jésus, qui se
rit de la haine du monde, et qui en confond enfin
toutes les machinations et toutes les oeuvres.
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