Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LE CHRÉTIEN PRIMITIF

ANECDOTE PROVENÇALE.

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Enquérez-vous touchant les sentiers des siècles passés, quel est le bon chemin, et marchez-y.
(Jérémie VI, 16)


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 I.

LA DEMEURE DE MES AÏEUX FUT RASÉE.

 

Près des bords fertiles de la Durance, dans la vallée d'Aigues, et sur le pied méridional du sauvage Léberon un tertre de rochers qui domine les plaines voisines au-dessus desquelles il apparaît, comme une sombre et large pyramide, qu'entourent des chênes verts et des oliviers.

C'est là que se voient des ruines justement célèbres. Au sommet du roc le plus escarpé, la haute muraille d'une des tours d'un château-fort, atteste, d'âge en âge, que le fer et le feu qui la laissèrent debout, détruisirent et rasèrent cet antique manoir, en cette même journée où le bourg florissant qui entourait son enceinte, fui avec lui constitué et réduit en masures.
Les rues du bourg se reconnaissent encore, au milieu des murs épais, des salles voûtées et des massives terrasses que le boulet et les flammes ne purent démolir. Mais tout y est désert et mort. L'homme a été chassé de ces paisibles demeures par le glaive et les tortures ; et dans ces mêmes lieux qu'habitait jadis une population active et prospère, et où la parole et les louanges du Sauveur retentissaient sous tous les toits, on n'entend plus aujourd'hui que le bêlement ou les clochettes des brebis et des chèvres qui viennent y brouter les arbrisseaux et les herbes aromatiques qui croissent, depuis trois siècles, entre les pierres de ces décombres.

C'était un des premiers beaux jours de mars, et le soleil, qui déjà réchauffait les prairies et faisait fleurir l'amandier, allait abaisser sa course vers les monts éloignés du vieux Languedoc, lorsqu'un voyageur, venu d'une contrée étrangère, acheva de gravir le rocher, et posa son pied sur le sol même de ce castel qu'avaient habité oui défendu ses ancêtres.
Il s'arrête ; son coeur bat avec force ; il regarde, il contemple ces restes vénérables, ces débris, cette aire aride et désolée ; et recueillant son âme devant Dieu, il s'écrie, tout ému.

« 0 Mérindol ! qui fus autrefois nommé la Ville sainte, la Cité de Dieu, quels augustes et nombreux témoins de ta fidélité sont ici réunis ! Le voici donc ce château, où les héros et les martyrs de là foi gardèrent le dépôt sacré des Saintes-Écritures, lorsqu'en tous lieux elles étaient proscrites ; où ils réclamèrent le Nom du Fils de Dieu, lorsque d'impures idoles étaient partout dressées ; d'où ils protégèrent et défendirent le petit troupeau des vrais adorateurs, qui, avec eux, rejetaient Rome et ses souillures ; qui, avec eux, ne voulaient connaître qu'un salut, celui que la foi possède et que la sainteté manifeste et couronne !

O André Meynard, patient et intrépide confesseur de l'Évangile, sage et prudent Romane, et toi, digne et pieux Palenq, c'est ici, ici même, que vous preniez conseil ensemble, avec tous les hommes dévoués qui vous écoutaient ! C'est ici, sur ce même sol, que vous mainteniez avec eux les droits de la Bible, lorsque déjà la ruse de ses adversaires, la perfidie et l'oppression de vos gouverneurs, tramaient sa destruction et se préparaient à vous exterminer !
Vous succombâtes, ô mes concitoyens, mes ancêtres ; ou plutôt, vous mes frères, disciples comme moi du Christ, et comme moi lavés par son sang ! Vos ennemis, ... ah ! que dis-je !... les ennemis de notre Dieu, prévalurent, dans ce monde, sur votre innocence, que leurs lois reconnurent sur vos vertus publiques, sur la justice éclatante de votre cause, que l'Europe entière proclama ! Ils avaient juré d'abolir votre culte, de fermer à jamais vos bouches, d'anéantir votre race ; et leur nombre, et leurs armes, et leur barbarie, et leurs atrocités, se liguèrent, s'entassèrent, contre toi, Mérindol ! et tu fus envahi, incendié, renversé, réduit en voierie, parce que tu croyais la Bible, parce que tu confessais que le sang de Jésus a lavé nos fautes ! »

Ici le voyageur se tut ; et cherchant des yeux, dans la plaine, et au bas d'une des pentes du tertre, il arrêta son regard sur quelques ruines entourées d'arbres, et s'écria de nouveau, avec sentiment, avec larmes :

« Les voilà, les voilà, les restes vénérés de l'habitation de mes pères !... Oui, vous portez encore leur nom : ce beau nom dont je m'honore, non point parce qu'il fut celui des grands et des nobles de la terre, mais parce que ce fut le vôtre, généreux et vaillants disciples de Jésus ; mais parce que ce fut le tien, femme fidèle jusqu'à la mort, qui laissas la vie pour ton Dieu, hélas ! qui fus enterrée vivante, et dans ce même champ, parce que tu ne voulus pas renoncer à ta Bible !... Oh ! que ton sang, glorieux martyr de Jésus que ton sang que j'ai dans mes veines, ne se meuve aussi que pour la vérité ! Oh ! que la foi que tu gardas jusqu'à cette affreuse mort, soit aussi toute ma vie ! Oh ! que la lumière de Dieu soit aussi mon seul guide, et que nulle erreur ne la voile jamais de ses ténèbres ! »

Ces émotions étaient saintes. L'enfant de Dieu y livra toute son âme, et sa fervente prière se joignit à la méditation de son coeur. Il y rendit grâce au Dieu de ses pères, de ce qu'il possédait aussi son Saint-Livre, de ce qu'il en connaissait aussi le prix, de ce que, comme eux, il le croyait, il le préférait au monde entier et à sa gloire ; et contemplant, avec ravissement, l'histoire de sa race dans les temps anciens, il dit au Seigneur ces paroles mémorables :

« Non, mon Dieu ! non jamais mon sang ne fut idolâtre ! Non, jamais, la famille de mes pères, ne fut soumise à l'apostasie ! Jamais leurs genoux ne se ployèrent devant des images, ou devant un prêtre, et jamais ton adversaire, ô Jésus ! ne fut leur maître ! Non, jamais, jamais, Rome avec son Pape impur ne domina sur eux ! Ils ne sortirent jamais de cette fausse église : ils ne furent jamais réformés, car ils étaient primitifs. Leur foi, Dieu fidèle ! c'était celle que tu avais donnée à leurs ancêtres, dès les premiers âges. Ton Évangile, ô Fils de Dieu ! tu le leur avais confié avant que le Latin se mît sur le trône ; et la triple couronne de l'Homme de péché, et ses clefs sanglantes, ne purent jamais l'arracher de leurs mains !

Oh ! sois béni, Seigneur ! de ce que mon âme aussi est enrichie de cette noble part ; oui, de ce que je puis dire à Rome, comme lui disaient mes pères : « Qu'ai-je à faire avec tes innovations de mensonge et de mort ? Ma foi les a vues naître, et ma foi les déteste. Je suis primitif ! L'ÉVANGILE ÉTERNEL est donc avec moi. Devant lui, que tes fables se taisent ! »

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II

LA MAISON DE DIEU SUBSISTE À JAMAIS

Le voyageur, après quelque séjour sur ce sol vénéré et chéri, venait de quitter Mérindol, et il se dirigeait, avec deux compagnons de route, un géomètre et un négociant, vers le bourg de Lourmarin, célèbre aussi par ses désolations et ses martyrs.

Que de ruines ! s'écria le négociant, en montrant un coteau sur lequel se voyaient plusieurs masures.
C'est la religion qui a produit cela, répondit le géomètre car elle a fait ici, dans l'ancien temps, de terribles ravages.
Ce n'était donc pas la religion du ciel, remarqua le voyageur ; car celle-ci est charité, et la charité de Dieu ne fait de mal à personne.
Cette remarque, dit le géomètre, n'est pas en faveur des hommes qui laissèrent après eux ces décombres. Peut-être, donc, Monsieur, n'êtes-vous pas catholique, mais plutôt protestant ?
Je ne suis ni l'un ni l'autre, répondit le voyageur, avec gravité. Je suis un des chrétiens primitifs.

Chrétiens primitifs ! demandèrent ensemble ses deux auditeurs. Jamais encore nous n'entendîmes ce nom-là. Qu'est-ce donc, s'il vous plaît, que cette sorte de chrétiens ?
Leur histoire est des plus intéressantes, reprit le voyageur ; et, puisque vous désirez la connaître, la voici en peu de mots :

Dès le milieu du troisième siècle de l'ère chrétienne, lorsque l'empereur Décius exerçait la huitième et sanglante persécution contre les adorateurs du Fils de Dieu, plusieurs de leurs familles s'enfuirent de Rome, dans les forêts et les sombres vallées des Apennins ; et plus tard, sous les persécutions prolongées de Dioclétien, elles, se réfugièrent, avec d'autres et de nombreux disciples, dans les gorges des montagnes qui avoisinent les Alpes, et y servirent le Christ, loin des regards et de l'atteinte de ses ennemis.
Cette population fidèle s'habitua dans les vallées qui lui avaient servi de refuge, tellement qu'elle ne les quitta point, lorsque les édits de Constantin élevèrent la foi chrétienne jusque sur le trône.
La croyance de ces chrétiens-là était donc tout apostolique et primitive. Les Écrits Sacrés en formaient seuls la substance, et leurs moeurs, séparées de la corruption des villes et de l'ambition d'un clergé devenu puissant, répondaient à la pureté, à la céleste simplicité, de leur doctrine. Les années s'écoulaient, les générations se succédaient, et les enfants recevaient de leurs pères, puis transmettaient à leurs descendants, les mêmes vérités que leurs ancêtres avaient aimées plus que leur repos et tous leurs biens. L'Évangile, dans sa beauté, dans sa naïveté primitive, se conservait donc parmi les Habitants des Vallées, et ce dépôt, transmis d'âge en âge, se perpétuait chez eux sans mélange.
Il n'en était pas de même au milieu du monde nommé chrétien. Les grandeurs, les titres, les richesses et le pouvoir s'étaient par degrés assis sur les sièges qu'avaient occupés la Bible et ses saintes doctrines ; et en les dégradant, ils leur avaient substitué l'une après l'autre, des gloses et des traditions corrompues, des pratiques superstitieuses, des dévotions toutes charnelles, en un mot, une religion volontaire et sans substance divine ; et, c'était ainsi que la foi dite romaine, ou latine, s'était formulée, constituée, et que vers le commencement du VIIe siècle, elle avait, enfin, déclaré qu'elle était reine et maîtresse du monde, qu'elle était la mère de l'Eglise chrétienne, et que toute âme qui ne la reconnaître pas, serait maudite ou exterminée.

Oui, Messieurs, telle fût la prétention d'un Boniface III, alors évêque de Rome. L'abominable Phocas, empereur romain, à Constantinople, la lui avait confirmée ; et si l'autorité de cet homme, qui se nomma le Pape, par excellence, ne fut pas encore reconnue dans tout l'empire, ce fuit dès lors cependant que l'édit d'obéissance fut publié, et que la mort fut prononcée contre tout refus de s'y soumettre.

Les Chrétiens des Vallées ne le reçurent jamais. La Sainte-Écriture, qu'ils lisaient chaque jour leur avait annoncé que l'homme de péché, le fils de perdition, s'élèverait, dans l'Eglise, au-dessus de tout ce qu'on appelle Dieu et qu'on adore ; qu'il s'assiérait comme un Dieu, dans le temple de Dieu, voulant passer pour un Dieu ; (2 Thess. II, 3, 4, ) et ils n'avaient pas eu de peine à reconnaître cet antéchrist, dans ce pouvoir ambitieux, dominateur et tout terrestre, qui se dressait ainsi lui-même au-dessus de la parole du Seigneur.
Jamais donc l'évêque latin et l'autorité de son église ne furent même reconnus par les chrétiens primitifs du nord de l'Italie ; pas plus qu'ils ne le furent par d'autres populations apostoliques de la Calabre, du Languedoc, du nord de l'Espagne, du nord de la France, de la Bohême, de la Hongrie ; et bien plus abondamment encore, par les grandes églises de la Syrie, de l'Abyssinie et des extrémités de l'Inde. Nulle part, dans toutes ces contrées-là, l'usurpation latine n'eut de partisans ; et tandis que le Chef romain accumulait, siècle, par siècle, ses propres décrets et ses pratiques imaginaires et trompeuses, à la place des enseignements du Sauveur, toutes les églises où la Bible était demeurée restaient étrangères aux ténèbres de Rome, ou les repoussaient par la simple, par l'éclatante, lumière de leur foi.

Vous me semblez sévère, même injuste, dit le négociant, et ce tableau me parait tout au moins forcé, s'il n'est, peut-être, incorrect.
Je ne suis qu'historien, reprit le voyageur, et c'est l'histoire aussi qui vous dira que, dès le commencement du VIlle siècle, lorsque le courageux Claude, évêque de Turin, s'opposait avec tant de savoir, d'éloquence et d'énergie, au culte de la Vierge, des saints, des images et des reliques, comme encore au signe de la croix, à l'eau bénite et à d'autres vaines pratiques, alors aussi les Vaudois du Piémont, ces Habitants des Vallées dont j'ai parlé, étaient approuvés, défendus, soutenus, par cet homme fidèle et biblique, et que par lui l'oppression dont Rome les menaçait sans relâche, fut, pour un temps, repoussée.

Cette même histoire, dont la bouche ne peut être muette, vous dira de plus que ces chrétiens-là, sans cesse inquiétés et opprimés partiellement, furent plus d'une fois menacés d'une extermination totale ; qu'en 1184, un des deux papes qui alors étaient rivaux, les excommunia dans fin qu'en 1190, à la suite de cet anathème romain, ils s'expatrièrent, et se réfugièrent par troupes, dans le midi de la France et dans l'Allemagne ; qu'en ce dernier pays, et en 1206, ces disciples sincères de Jésus, ayant répandit les Saintes-Écritures parmi le peuple, furent mis au ban de l'empire, et que l'évêque de Mayence forma le projet de les anéantir ; qu'ils furent donc proscrits en tous lieux, pendant les siècles qui suivirent, jusqu'à ce que le pape Innocent VIII, en 1487, publia contre eux une croisade et s'abreuva de leur sang.

Le Géomètre. C'était, n'est-ce pas, Monsieur, dans le nord de l'Italie, dans les vallées du Piémont, que ce passaient ces choses ?
Le Voyageur. Oui, Monsieur ; mais l'extermination des Vaudois devait aussi s'étendre sur le pays où nous sommes. Dès le XIIe siècle, avons-nous déjà vu, la persécution avait chassé vers la Provence, et jusque dans le Haut-Dauphiné, de nombreuses émigrations de Vaudois. Vers la fin du Xllle siècle, dans un moment de répit, de nouvelles familles avaient été colonisées dans cette vallée que nous parcourons, et elles y avaient apporté, avec leurs moeurs simples et laborieuses, le Livre de Dieu, et en même temps leur foi évangélique et primitive.
Leurs villages et leurs bourgs étaient nombreux et florissants. Le travail de leurs mains était béni, et leur sainte religion, paisible comme la grâce de Dieu et sainte comme son amour, régnait dans tous ces lieux, dont elle était le bonheur et la gloire.
Rome ne put le supporter davantage, et il fallut qu'elle se vengeât de leur austère fidélité. Nulle idole. nulle image, nulle croix matérielle, ne se voyaient dans leurs demeures ; et les temples de ces humbles Vaudois, c'étaient, ou les retraites des bois et des rochers, ou les cavernes secrètes de leurs montagnes ; car ils étaient haïs, épiés, et ce n'était qu'avec beaucoup de prudence que leurs Barbes, ou Pasteurs, accomplissaient, entre leurs familles, les devoirs de leur céleste message. Tout cela, Rome l'abhorrait.

Le Géomètre. Vraiment, Monsieur, ces gens si paisibles et enfin si pieux, si religieux, étaient gênés dans leur culte, jusque-là qu'ils ne s'assemblaient que dans des cavernes ou au désert ?
Le Voyageur. Encore eussent-ils été heureux, et toutes ces ruines et ces masures ne se verraient pas dans cette vallée, si Rome s'en fût tenue à ces vexations. Mais il fallait qu'elle se délivràt du témoignage de lumière et de sainteté que ces chrétiens primitifs portaient contre elle ; et comme elle ne put réussir à leur enlever toutes leurs Bibles, et que, d'ailleurs, y fût-elle parvenue, jamais elle n'eût arraché, là foi de leurs coeurs, ni le beau Nom de Jésus de leurs lèvres ; elle eut recours au moyen décisif qu'elle avait employé déjà, et pendant vingt années, au commencement du XIIIe siècle, contre les infortunés Albigeois : c'est-à-dire que l'extermination totale des Vaudois de Provence fut résolue, et que le 18 novembre 1540, le Parlement d'Aix arrêta que Mérindol, avec son château et toutes ses maisons, serait brûlé et rasé, et que les principaux de ses habitants seraient brûlés vifs ou autrement mis à mort.

Le Géomètre. Pas possible ! Monsieur. C'eût été une atrocité ; et je pense qu'ici votre mémoire se trompe.
Le Voyageur. Nous voyons encore, dans le lointain, les ruines de Mérindol, et nous en avons beaucoup d'autres sous les yeux ; et plusieurs villages n'ont pas même laissé de traces.
Ce fut donc en 1540 que l'édit d'extermination fut prononcé ; et si, pendant les quatre années qui suivirent, Dieu en suspendit l'exécution, il voulut enfin que Rome se montrât telle qu'elle est. Il la laissa donc faire, et voici quelle fut son oeuvre.
François 1er, écoutant le rapport d'un homme intègre, son commissaire, avait ordonné qu'on sursit à l'exécution de l'arrêt ; et sur de nouvelles plaintes, il avait prescrit une enquête de la doctrine des Vaudois. L'évêque de Cavaillon l'avait faite ; mais il avait dû confesser « que les enfants de Mérindol connaissaient mieux la Bible, que même les docteurs de la Sorbonne. » il s'était donc retiré confus. D'un autre côté, le président du Parlement d'Aix, le digne Chassanée, ne pouvait consentir à l'exécution d'un arrêt qu'il n'avait jamais avoué, et ses délais s'étaient prolongés jusqu'en 1544.
Mais Chassanée meurt ; le baron d'Oppède lui succède, et cet homme cruel et perdu de moeurs intrigue auprès du roi, obtient la confirmation de l'arrêt, et se hâte de l'exécuter, avec la fureur d'un adversaire de Christ, avec la soif de sang d'un tigre.

Le 15 avril 1545, il donne le signal à ses troupes, et aussitôt vingt bourgs ou villages sont mis à feu et à sang, quoique l'arrêt n'eût parlé que d'un seul ; et des populations entières sont ou impitoyablement massacrées, ou chassées, comme des bêtes fauves, jusque dans les retraites et les déserts des montagnes.

Mérindol, surtout, et Cabrières, autre bourg de la montagne, excitaient la rage d'Oppède. il brûle, démolit et rase le premier de ces lieux ; et le lendemain, 19 avril, il attaque Cabrières ; promet la vie à ses habitants s'ils se rendent, les égorge, dès qu'ils ont posé les armes ; livre leurs femmes et leurs filles à la brutalité des soldats, puis les renferme dans leur église et les y fait périr, avec tous les enfants, dans les flammes ou par le glaive.

Le Géomètre. Arrêtez, Monsieur ! Cela serre le coeur. De tels excès de barbarie font horreur ; surtout, .... je l'avoue et j'en rougis !.... quand c'est la religion qui les provoque.
Le Voyageur. Ah ! Monsieur, on put connaître alors où était la religion de Dieu : si c'était celle qui proscrivait les disciples de la Bible, en les nommant hérétiques, ou bien celle de ceux qui, chassés de leurs demeures, dépouillés de tout, et comme dit la Sainte-Écriture, errant dans les déserts et dans les montagnes, et se cachant dans les cavernes et dans les antres de la terre, (Hébr. XI, 38.) s'humiliaient sous la main de Dieu, ne cessaient de le servir dans leurs affreuses calamités, et priaient encore pour leurs bourreaux, quand ceux-ci les torturaient ou les égorgeaient sans merci.

Plus de trois mille de ces chrétiens de la Bible furent mis à mort. Plus de six cents furent faits prisonniers et envoyés aux galères. La moitié de leur nombre y mourut de chagrin ; deux cent cinquante-un furent brûlés ou décapités, comme hérétiques ; et les faibles restes de cette honnête et pieuse colonie revinrent dans des temps meilleurs sur le sol de leurs pères, où comme vous l'avez vu à Mérindol, ils rebâtirent des maisons près des ruines de leurs anciennes demeures. Mais ils n'y habitèrent encore qu'au milieu de nouvelles angoisses.

Vous voyez en moi, Messieurs, un descendant de ces nobles Mérindolins. Ma famille fut proscrite aussi pour sa très-sainte foi. Un de ses chefs s'enfuit dans un pays étranger; et c'est de là, qu'après, plus d'un siècle, son arrière-petit-fils est revenu, pour visiter la terre de ses aïeux, et bénir Dieu d'être chrétien, (et surtout chrétien de la Bible, chrétien primitif) au milieu des masures et des débris de ces mêmes demeures, qui ne furent haïes et renversées, que parce que le Livre de Dieu en était la lumière et la joie.
J'ai donc visité ces lieux mémorables, ces lieux consacrés par le sang de tant de martyrs. J'y ai cueilli le rameau d'un vieux olivier, sur la place même où, sous son paisible toit, le père de famille posait, sur sa modeste table, cette antique Bible que son aïeul lui avait autrefois lue, et qu'il lisait à ses enfants.
J'y ai repassé dans mon coeur les anciens temps, et je les ai rappelés aussi à mes compatriotes, à la race bénie des Confesseurs de Christ. Mes paroles leur ont été agréables ; car la semence sainte est demeurée dans leurs âmes, et je les ai vus se réjouir de cette même joie que l'Esprit de Dieu versait dans les coeurs de leurs pères.

La Bible a donc encore été notre commun lien ; et avec eux, je me suis écrié : « Si l'incrédulité du monde rejette cette parole du Seigneur ; si la religion de Rome la déteste et la proscrit ; si même le fer et le feu de ses persécutions renversent jusqu'aux fondements des maisons où elle est lue, nulle arme forgée contre la Vérité, contre l'Eglise de Jésus, n'a cependant de puissance. »

Si donc les disciples de la Sainte-Écriture sont opprimés, si même leur sang est répandu par les mains des impies, la Maison du Dieu Fort n'en est point ébranlée, parce que la Bible, oui, Messieurs, la sainte et immuable Bible, en est la base et le rempart ; parce que Celui qui garde et défend son peuple, c'est le Roi sacré sur Sion, c'est Jésus, qui se rit de la haine du monde, et qui en confond enfin toutes les machinations et toutes les oeuvres.

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