Au moment où Jean Huss, se disposant à partir pour le Concile de
Constance, prenait congé de ses nombreux amis de Bohème, quelqu'un
s'avança, et, les yeux pleins de larmes, la voix brisée par l'émotion,
lui adressa un petit discours d'adieu.
- Cher maître, lui dit-il, sois ferme, soutiens
intrépidement ce que tu as écrit et prêché, en t'appuyant sur les
saintes Écritures ; si cette tâche devient trop rude pour toi, si
j'apprends que tu es tombé dans quelque péril, j'irai et je volerai
aussitôt à ton aide.
I
Celui qui parlait ainsi
était Jérôme de Prague, le collaborateur de Huss et son compagnon
fidèle. Rien de plus différent que le caractère de ces deux
hommes ; ils étaient si dissemblables que leur étroite amitié
aurait lieu de nous surprendre, si nous ne savions pas qu'il existe
une loi d'attraction dont l'action a pour effet d'unir les
individualités les plus contraires, un Pierre et un Jean, un Farel et
un Viret, et de les fondre dans une harmonieuse unité.
Ardent, passionné, violent dans sa polémique, peu
mesuré, dans son langage, Jérôme de Prague fait penser au bouillant
Farel, tandis que Jean Huss, avec son esprit de douceur et de patiente
résignation, se rapproche du type de Viret. Jérôme était à bien des
égards supérieur à son ami ; il avait une plus haute intelligence
et une plus grande instruction. Avant de se fixer à Prague, sa ville
natale, il avait beaucoup voyagé et parcouru diverses contrées. Il fit
un séjour en Angleterre, à l'Université d'Oxford, où il apprit à
connaître l'enseignement de Wiclef ; il visita aussi Heidelberg
et Vienne, et y soutint des disputes théologiques avec beaucoup
d'éclat et de succès, non sans rencontrer parfois l'opposition la plus
vive ; un jour même, il fut incarcéré et n'obtint sa mise en
liberté qu'à grand peine. Une fois de retour à Prague, il se sentit
pressé de mettre son grand savoir au service de la bonne cause dont
Jean Huss était le champion, et les deux amis se mirent aussitôt à
l'oeuvre, l'un avec son enthousiasme plein de douceur, l'autre avec sa
nature emportée.
Un trait qui révèle cette fougue du tempérament, ce fut
un dessin que Jérôme fit un jour sur une muraille et où étaient
représentés deux cortèges marchant de front, d'un côté le Christ et
les apôtres dans leur austère simplicité, et de l'autre le pape avec
les cardinaux dans tout l'éclat de la pompe romaine. Mais s'il
éclipsait Jean Huss par sa science, il n'en subissait pas moins son
ascendant, écoutait docilement tous les conseils
qu'il lui donnait, et s'inclinait avec une humilité profonde devant
cet homme moins bien doué que lui, mais dont la piété intime était
supérieure à la sienne.
Jérôme s'était imaginé - erreur bien excusable - que,
grâce au sauf-conduit impérial, son ami pourrait se présenter en toute
liberté devant le concile pour y confondre ses accusateurs. Si l'idée
d'une arrestation avait traversé son esprit, si en le quittant il lui
avait parlé d'un péril possible, il n'y avait pas cru sérieusement,
confiant qu'il était dans la parole donnée. Aussi qu'on se représente
sa stupéfaction, l'indignation qui s'empare de lui, quand il apprend,
un beau matin, que Jean Huss est en prison. Son premier mouvement est
de partir pour aller le rejoindre, travailler à sa délivrance ;
toutefois, avant de prendre une résolution, il veut savoir ce qu'en
pense son ami ; il lui écrit pour lui demander s'il approuve oui
ou non une pareille démarche ; bientôt il reçoit une lettre, une
de ces missives écrites en cachette à l'insu du geôlier.
- Ne viens pas, lui écrit Huss ; faire le voyage en
ce moment, ce serait une grande imprudence dont l'issue pourrait être
funeste ; reste en Bohême !
Cependant les mois s'écoulent, les nouvelles deviennent
de plus en plus alarmantes ; les disciples du réformateur absent
sont plongés dans la plus profonde douleur; quelques-uns d'entre eux s'étonnent
de l'inaction, des hésitations de Jérôme et lui rappellent le propos
qu'il a tenu à l'heure de la séparation : « Si j'apprends
que tu es tombé dans quelque péril, j'irai et volerai aussitôt à ton
secours. » Alors comprenant qu'il y a là pour lui un devoir
impérieux auquel il ne peut se soustraire plus longtemps, il fait ses
adieux à ses amis et part pour le concile sans avoir même songé à
demander le sauf-conduit nécessaire pour le voyage.
À peine arrivé à Constance, Jérôme se mêle à la foule, écoute les
conversations ; l'excitation des esprits est à son comble ;
des menaces terribles sont proférées contre les nouvelles doctrines,
la prétendue hérésie ; il sent alors son courage faiblir, et,
pris d'une panique soudaine, s'enfuit à la recherche d'un asile où il
soit plus en sûreté. Jérôme va se réfugier dans la ville d'Uberlingen,
où le danger est moindre qu'à Constance, et se décide enfin à écrire
une lettre à l'empereur pour lui demander un sauf-conduit ; la
réponse se fait longtemps attendre ; elle arrive enfin :
c'est un refus formel. Que faire ? Retourner à Constance ?
C'est se livrer pieds et poings liés à ses adversaires ! Il prend
donc le parti de se rendre à Prague après avoir eu
soin de se faire donner, par quelques-uns des disciples de Jean Huss,
une attestation écrite déclarant qu'il avait fait tout ce qui était
humainement possible pour aller au Concile, et que, s'il avait renoncé
à son projet, c'était parce que sa vie n'était plus en sûreté. Le
voilà donc de nouveau en route, la mort dans l'âme, incapable de
contenir l'indignation que lui causent les mauvais traitements
infligés à son cher prisonnier, ne se gênant en aucune façon dans les
étapes du voyage pour dire tout haut, sans mesurer ses paroles, ce
qu'il en pense. Il avait oublié que des yeux et des oreilles
invisibles le suivaient partout, qu'il était environné
d'espions ; un jour, à l'improviste, une troupe armée surgit,
l'arrête, l'enchaîne et le conduit à Constance, où il fait son entrée
sur un chariot pour être promené ensuite de rue en rue comme un
malfaiteur public.
Le Concile se réunissait justement ce jour-là ; on
donne aussitôt l'ordre d'amener le prisonnier, et celui-ci s'avance
chargé ou plutôt, comme dit un chroniqueur du temps,
« orné » de ses chaînes. En face des clameurs furieuses de
ses adversaires, Jérôme montra une grande fermeté. À ceux qui lui
reprochaient ses hérésies il répondit :
- Ce que j'ai dit, je suis prêt à le dire encore ;
faites voir que ce sont des erreurs et je les abjurerai en toute
humilité et de tout coeur.
Et comme des voix murmuraient dans l'assemblée :
« Au feu, au feu ! »
- Si ma mort vous est agréable, s'écria-t-il, que la
volonté de Dieu soit faite !
Reconduit en prison, il entendit vers le soir quelqu'un
qui, marchant sur la pointe des pieds, s'avançait au-dessous de la
fenêtre et se mit à lui parler à voix basse de manière à ne pas
éveiller l'attention : c'était un des fidèles disciples de Huss
et de Jérôme qui venait apporter à ce dernier, au péril de sa vie,
quelques paroles d'encouragement.
- Affermis ton âme, lui dit cet ami inconnu ;
souviens-toi de cette vérité dont tu as si bien parlé, lorsque tu
étais libre et que tes mains étaient dégagées d'entraves ; mon
ami, mon maître, ne crains pas d'affronter la mort pour elle.
Et le prisonnier, se tournant vers celui qui lui
adressait cet affectueux message, répondit :
- Oui, j'ai dit beaucoup de choses et je les confirmerai.
Cette fermeté de langage que nous venons de constater
chez Jérôme pendant les premiers jours de sa captivité, ne nous
fait-elle pas songer à un propos du même genre, tenu par un apôtre en
face d'un danger non moins menaçant : « Seigneur, je suis
tout prêt à aller avec toi, et en prison et à la mort ! »
Cette parole de Pierre, très louable assurément, péchait sur un
point : une trop grande confiance en
soi-même, et peut-être Jérôme n'était-il pas exempt de ce grave
défaut. Sa foi pleine d'ardeur manquait un peu d'humilité ; il
avait trop oublié que si « l'esprit est prompt, la chair est
faible. »
Le zèle inconsidéré de Pierre devait aboutir au
reniement, et c'est là ce qui arriva aussi au bouillant Jérôme.
Plusieurs mois se sont écoulés depuis son premier
interrogatoire ; enfermé dans un cachot encore plus dur que celui
où avait langui Jean Huss, au fond d'une tour humide et malsaine, sans
pouvoir faire un mouvement, à peine nourri, sans autre société que
celle des gardiens qui le traitaient avec la plus grande rigueur, il
avait vu ses souffrances devenir chaque jour plus cruelles et était
tombé gravement malade. Il eut alors un moment de faiblesse et céda
aux sollicitations de ceux qui mettaient tout en oeuvre pour l'amener
à abjurer sa foi. Un jour (il y avait six mois qu'il gémissait dans sa
prison), on vint lui déclarer que, s'il n'abjurait pas, il serait
livré aux flammes ; alors pour la première fois il eut peur de la
perspective du supplice, et, d'une main tremblante, apposa sa
signature sur une formule de rétractation qu'on lui présenta, et dans
laquelle il condamnait les écrits de Jean Huss, jurait de vivre et de
mourir dans la foi catholique, « de ne rien enseigner contre
elle, et, s'il lui arrivait de le faire, de se soumettre à la rigueur
de la peine éternelle. » L'indignation nous saisit à la pensée de
cette lamentable chute, mais il est impossible
qu'à ce sentiment-là ne se mêle pas une profonde pitié. Mettons-nous à
la place de ce prisonnier miné par la maladie, condamné à subir, dans
un cachot infect, d'intolérables tortures physiques et morales, et
cela pendant des mois, sans nouvelles du dehors, sans pouvoir, comme
Jean Huss, correspondre en secret avec ses amis, se sentir soutenu par
leurs exhortations et leurs prières. Cherchons à nous représenter le
fardeau de ces souffrances accumulées et des tentations d'un isolement
prolongé, et nous serons moins disposés peut-être à prononcer sur
cette défaillance un jugement sommaire et sans appel.
Si, d'ailleurs, elle fut profonde, le relèvement fut
prompt et complet ; si, dans un moment de faiblesse, il se laissa
entraîner, comme Pierre l'avait fait pour Jésus, à renier Jean Huss et
sa doctrine, il sut, comme l'apôtre, « pleurer amèrement »
sur sa faute et se réhabiliter par le repentir. Après une éclipse
passagère, sa foi, retrempée par les larmes, jeta encore de vives
clartés ; l'homme tombé à terre se releva intrépide, comme pour
faire oublier la chute dont il avait donné le spectacle humiliant.
Il aurait été naturel que son abjuration eût pour
conséquence sa mise en liberté immédiate : tel était l'avis des
juges devant lesquels il avait comparu ; mais d'autres membres du
Concile s'élevèrent contre cette manière de voir et réussirent à faire
nommer un nouveau tribunal qui comptait dans son
sein quelques-uns des ennemis jurés de Huss et de Jérôme. Il se trouva
donc qu'en signant l'acte de rétractation, non seulement il ne réussit
pas à obtenir sa mise en liberté provisoire, mais fut traité avec plus
de rigueur encore qu'avant son parjure.
Alors on vit se produire devant le Concile assemblé un
véritable coup de théâtre : Jérôme rétracta son abjuration. Il
demanda la parole, et, comme on voulait l'empêcher de la
prendre : « Dieu de bonté, s'écria-t-il, quelle injustice,
quelle cruauté ! Vous prêtez l'oreille à mes ennemis mortels et
vous refusez de m'écouter ! Ma vie est peu de chose et je ne suis
qu'un faible mortel ; Seigneur ! que ta volonté soit
faite ! » Dans une autre séance, il parvint à dominer le
tumulte et à prononcer un vigoureux discours dans lequel, prenant à
partie ses adversaires et s'élevant contre ceux qui persécutaient les
vrais disciples du Christ, il fit l'éloge de tous ceux qui ont
souffert pour leur foi ; puis, dans une péroraison émouvante,
tournant contre lui-même la pointe de l'aiguillon dont il venait de
transpercer ses juges, il s'accusa publiquement devant eux d'un acte
de faiblesse qui pesait sur sa conscience et sur son coeur. « De
tous les péchés que j'ai commis depuis ma jeunesse, dit-il d'une voix
ferme, aucun ne me cause de plus poignants remords que celui que j'ai
commis dans ce lieu fatal, lorsque j'ai approuvé
la sentence inique rendue contre Wiclef et contre le saint martyr Jean
Huss, mon maître et mon ami. Oui, je le confesse de coeur et de
bouche, je le dis avec horreur, j'ai honteusement faibli par la
crainte de la mort en condamnant leur doctrine. Les choses qu'ils ont
dites, je les pense et je les dis comme eux. » Et se redressant
en face de l'assemblée stupéfaite et indignée, il ajouta :
« Eh quoi, pensez-vous donc que je craigne la mort ? Vous
m'avez retenu toute une année aux fers dans un affreux cachot plus
horrible que la mort même ; cependant je ne me plains pas, car la
plainte sied mal à un homme de coeur, mais je m'étonne d'une si grande
barbarie envers un chrétien ! »
En parlant de la sorte, Jérôme avait signé lui-même son
arrêt de mort. Dès ce moment-là, nous voyons son courage grandir,
s'affermir chaque jour davantage ; chargé de chaînes encore plus
pesantes, il reçoit dans sa prison la visite de hauts personnages qui,
avec un langage insidieux, cherchent à l'amener à faire de nouveau sa
soumission.
- Jérôme, lui dit l'un d'eux, un cardinal, vous
croyez-vous donc plus sage que tout le Concile ?
- Je désire m'instruire, répond le prisonnier.
- Et de quelle manière ?
- Par l'Écriture sainte qui est notre flambeau.
Et, comme on le presse d'abjurer, il prononce ces fières
paroles :
- Eh quoi, pensez-vous que la vie me soit chère jusque-là
que je craigne de la donner pour la vérité et pour Celui qui a donné
la sienne pour moi ? Arrière, tentateur, arrière !
Puis, quand le jugement a été prononcé, qu'il s'est
entendu condamner au supplice du feu, il saisit encore cette occasion
pour revenir sur ce péché, dont le souvenir le brûle. « Je
révoque cet aveu coupable, je le déclare de nouveau ; j'ai menti
comme un malheureux en abjurant les doctrines de Wiclef et de Jean
Huss et en approuvant la mort d'un homme saint et juste. » Puis
reprochant au Concile l'injuste jugement rendu contre lui, il ajoute
ces mots : « je laisserai en mourant un aiguillon dans vos
coeurs et un ver rongeant dans vos consciences ; j'en appelle au
tribunal sacré de Jésus-Christ. Dans cent ans, vous en
répondrez ! »
Le jour du supplice est arrivé. Après avoir vu mourir un
premier martyr, dont l'héroïque attitude est encore vivante dans
toutes les mémoires, la ville de Constance aura la bonne fortune de
voir se dresser un nouveau bûcher. Tous les habitants sont sur pied,
impatients de repaître leurs yeux de ce spectacle. Quant au condamné,
il ne trahit pas le moindre symptôme de faiblesse ; il marche
au-devant de la mort avec la même sérénité que Jean Huss, heureux
d'aller le rejoindre dans le ciel, après avoir traversé une auréole de
flammes. Le cortège va commencer sa lugubre
promenade ; à ce moment, on présente à Jérôme, comme on l'avait
fait pour son compagnon, une couronne en papier ; il la met
fièrement sur sa tête et répète les belles paroles que son ami avait
prononcées avant de mourir : « Jésus-Christ qui est mort
pour moi, pécheur, a porté une couronne d'épines ; je porterai
volontiers celle-ci pour l'amour de lui. » Pendant le trajet, il
prie, il chante, il lève les yeux vers le ciel ; arrivé au lieu
du supplice, à l'endroit même où Huss a prié, il tombe à genoux,
adresse à Dieu une fervente prière, puis entonne un cantique
triomphal : Salut, jour de fête admirable entre tous ! Parmi
ceux qui amassent le bois autour de lui, il aperçoit un pauvre
laboureur un fagot à la main ; à cette vue son coeur s'émeut et,
sentant s'allumer en lui un peu de cette compassion divine qui avait
arraché à Jésus ce cri de pitié - « Pardonne-leur, car ils ne
savent ce qu'ils font ! » il lui dit : « 0
simplicité sainte ! Mille fois plus coupable est celui qui
t'abuse ! " À cet instant, la flamme jaillit, étouffant une
dernière prière prononcée d'une voix encore distincte :
« Seigneur ! je remets mon esprit entre tes mains. Seigneur,
Père tout-puissant, aie pitié de moi et pardonne-moi mes péchés, car
tu sais que j'ai toujours aimé la vérité. » Quelle distance entre
cette mort affreuse, endurée si vaillamment et cette signature donnée
dans un moment d'oubli et de faiblesse !
Comme un chêne courbé par l'ouragan se redresse ensuite
plus vigoureux que jamais, on le vit, après avoir faibli par crainte
de la mort, donner joyeusement sa vie pour la sainte cause.
L'impression produite par cette belle mort fut profonde. Nous en
trouvons le reflet dans ce témoignage de l'un des acteurs de ce
drame : « C'est ainsi, dit-il, qu'a fini un homme excellent
au delà de toute croyance. J'ai été témoin oculaire de cette tragédie
et j'en ai vu tous les actes. Je ne sais si c'est obstination ou
incrédulité qui le faisait agir, mais ce que je puis affirmer, c'est
que Socrate prit le poison avec moins de courage et d'intrépidité que
Jérôme de Prague ne souffrit le supplice du feu. »
Quittons maintenant, pour un instant, les cendres à peines refroidies
des deux bûchers de Constance, pour nous transporter en Bohême, au
lendemain de ce double crime. La nouvelle du supplice de Jean Huss y
avait déjà été accueillie avec indignation ; on s'était rendu en
foule à la chapelle de Bethléhem pour honorer sa mémoire ; les
nobles, les seigneurs qui avaient adhéré à sa doctrine avaient mis la
main sur leur épée et juré de le venger. Ce fut bien autre chose
encore, lorsqu'on apprit qu'un second martyr
venait de périr dans les flammes. Tous ceux qui avaient connu et aimé
Jérôme furent exaspérés par la nouvelle de sa mort ; il y tut
dans tout le pays une véritable explosion de tristesse et de colère.
On frappa des médailles en l'honneur des deux apôtres de la Bohême, on
institua un jour de fête en souvenir d'eux. Mais ce ne fut pas tout.
Les deux bûchers de Constance allumèrent un incendie qui embrasa la
contrée pendant de longues années et y fit couler un fleuve de sang,
car ils furent le signal de la terrible guerre des hussites.
En réponse aux menaces de Rome, qui voulait les
contraindre à abjurer leur foi, les Bohémiens se soulevèrent comme un
seul homme et, sous la conduite d'un chef audacieux et cruel, Ziska,
réussirent à écraser, à anéantir, du haut de leur camp retranché du
Thabor, des armées entières. On doit flétrir, sans doute, la cruauté
de ce général qui semait sur ses pas l'épouvante, mais il est
difficile de ne pas voir en lui un fléau divin, dont Dieu se servit à
cette époque pour venger la mort des deux martyrs de Constance. C'est
là ce qui résulte de cette inscription, qui fut gravée sur la tombe de
Jean Huss : « Ici repose Jean Ziska, ton vengeur. »
Après lui vint un autre chef non moins redoutable, Procope, qui
continua les exploits de ses devanciers et, grâce aux victoires qu'il
remporta sur les armées impériales on commença à
éprouver un certain respect pour ces hommes vaillants, décidés à
lutter jusqu'au bout pour conserver leur foi et leur liberté de culte.
Aussi, lorsqu'au Concile de Bâle, en 143 3, trois cents hussites
firent leur entrée dans cette ville, ce ne fut plus, comme Jean Huss
et Jérôme à Constance, au milieu d'une avalanche d'injures, mais avec
les témoignages d'un sympathique étonnement.
Une réhabilitation plus complète devait être accordée à
ces deux grands témoins de la vérité. Le 6 juillet 1903 a été célébrée
à Prague une grande fête commémorative, le 488e anniversaire du
supplice de Jean Huss. Sur la place de l'Hôtel de Ville, tout près de
l'endroit où il avait prêché pour la première fois, on a posé en
grande pompe la première pierre d'un monument élevé en son honneur, et
un immense cortège a défilé dans la ville toute pavoisée aux couleurs
nationales. Le soir a eu lieu une représentation du drame de Ziska
avec un prologue sur Jean Huss ; le tout a été suivi d'une
retraite aux flambeaux et d'une illumination très brillante; partout
on voyait des transparents avec le portrait de Jean Huss et sur les
collines environnantes, en particulier sur celle de Ziska, brûlaient
d'immenses bûchers en souvenir du héros du Concile de Constance et du
martyr dont les cendres avaient été jadis jetées dans le Rhin.
Une dernière réflexion avant de conclure. C'est des
hussites, il ne faut pas l'oublier, que sont issues les belles églises
de Moravie, qui prirent, au commencement du quinzième siècle, le nom
de Frères de l'Unité et donnèrent la main d'association à Luther et à
la Réforme. C'est aussi du milieu d'eux que prit naissance plus tard,
au commencement du dix-huitième siècle, sous l'impulsion du mouvement
de réveil provoqué par le comte de Zinzendorf, cette admirable
communauté des Frères moraves, qui s'est acquis un si grand renom de
piété et dont l'oeuvre missionnaire est si vaste et si héroïque.
Voilà ce qui est sorti du cri d'appel poussé par les deux
réformateurs de la Bohème ! Ce n'est donc pas en vain qu'ils sont
montés sur le bûcher. Les germes féconds qu'ils semèrent à pleines
mains ont pris racine et cette semence de vie a volé avec les Missions
moraves jusqu'aux extrémités du monde en démontrant une fois de plus
la vérité de cette parole célèbre, si souvent citée ; « Le
sang des martyrs est la semence de l'Église. »
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