Jean Huss naquit en Bohême, dans la ville de Hussinets, en 1373, Il était d'usage, dans cette contrée, de donner aux hommes marquants une désignation tirée du lieu de leur naissance ; c'est ce qui explique l'origine du nom de Huss sous lequel il est connu. Ses parents étaient d'humbles paysans peu fortunés. Tout jeune encore, il perdit son père, mais sa mère, une femme d'énergie, réussit, en s'imposant les plus lourds sacrifices, à pourvoir à son éducation ; elle lui enseigna elle-même la grammaire et le fit entrer au collège de Prachetitz. Plus tard, il se rendit à Prague, dont l'université était renommée, et y fit de brillantes études. On a prétendu que, pour être en état de pourvoir à son entretien, il se vit obligé de se placer comme domestique chez un des professeurs de l'endroit, mais la chose n'est nullement prouvée, ce qui ne veut pas dire qu'il ait eu toujours alors de quoi manger à sa faim. L'étudiant devint bientôt professeur ; puis à ce titre vinrent s'en ajouter deux autres qui montrent à quel point son nom était déjà populaire : ceux de confesseur de la reine Sophie, et de prédicateur de la chapelle de Bethléem.
I
Ce fut dans cette chapelle,
construite
par un riche habitant de la ville, dans le but de
fournir à ses compatriotes l'occasion
d'entendre prêcher dans la langue du pays,
que Huss obtint ses premiers succès
oratoires. Les Bohémiens, tout en
étant de bons catholiques, avaient
conservé certaines traditions
d'indépendance religieuse. Dès le
neuvième siècle, ils avaient
résisté aux prétentions du
pouvoir romain et obtenu non sans peine que la
lecture de la Bible fût autorisée et
que la messe ne fût pas dite en latin ;
ils soupiraient après une réforme et
appelaient de tous leurs voeux la convocation d'un
concile, dans l'espoir qu'il inaugurerait des temps
meilleurs. Il n'est pas surprenant que, dans un
pareil milieu, une parole ardente et enthousiaste
comme celle de Jean Huss ait été
vivement appréciée, que des milliers
d'auditeurs se soient groupés autour de lui.
Ce qui frappait dans ses discours, ce
n'était pas seulement le sérieux de
ses appels, mais aussi la grande liberté de
son langage. Il ne craignait pas d'inviter ceux qui
l'entouraient à la repentance, par quoi il
entendait une contrition véritable, et de
signaler les abus dont il avait été
témoin. C'est ainsi qu'en 1403, il
blâma du haut de la chaire les indulgences
promises par le pape à l'occasion d'une
croisade. C'était une grande hardiesse, mais
à ce moment-là, le clergé,
tout en le surveillant de loin, ne le
considérait pas encore comme un homme
dangereux ;
on le laissait faire, et sa popularité
allait en grandissant. Ce ne fut que quelques
années plus tard, en 1408, que l'opposition
éclata et qu'il fut dénoncé
comme hérétique.
Pour bien comprendre ce qui amena cette
rupture, il est indispensable de jeter ici un coup
d'oeil dans l'état d'âme de celui dont
nous racontons l'histoire.
Huss avait toujours eu une
piété pleine de ferveur et
d'enthousiasme ; ainsi l'on raconte qu'un
jour, pendant ses études, saisi d'admiration
pour saint Laurent et pour son martyre, dont il
venait de lire le récit, il mit sa main dans
la flamme « pour essayer, disait-il,
quelle part des tourments de ce saint homme il
pourrait endurer. » Mais, bien qu'il
partageât le désir de réforme
qui se manifestait autour de lui et
désapprouvât certaines pratiques qui,
à ses yeux, déshonoraient la
religion, il n'avait jamais songé
jusqu'alors à contester la
souveraineté de l'Église romaine,
à admettre une autre autorité
supérieure à celle-là. Son
attitude changea soudain, à la suite d'une
sorte d'illumination intérieure qui eut pour
lui des conséquences décisives. Il
lut les écrits de Wiclef, ces livres qui,
pareils aux semences transportées par le
vent à travers l'océan, avaient
été apportés d'Angleterre en
Bohême, et cette lecture produisit sur lui
une profonde impression.
Au premier abord Jean Huss ressentit
comme une pieuse indignation
à la seule idée que l'Église
de Rome pourrait bien ne pas être, comme il
l'avait cru jusqu'alors, un guide infaillible en
matière de foi. Mais bientôt la
lumière jaillit dans son âme : il
comprit qu'il existait une autorité plus
haute que celle des papes et des conciles, celle de
la Bible, de la Parole de Dieu ; qu'il y avait
une autre loi que celle de l'Église, celle
de Jésus-Christ, devant laquelle chacun
devait s'incliner. « je vis,
écrivait-il plus tard en faisant allusion
à cette date importante de sa vie, une
porte, l'Écriture sainte, à travers
laquelle je contemplai à découvert
les abominations des moines et des
prêtres. » Et dès lors il ne
cessa d'en recommander la lecture.
« Prêtres du Seigneur, disait-il,
maîtres et chefs de l'Université,
gardez fidèlement la Parole de Dieu ;
estimez-la plus que tout ; écoutez-la
attentivement et pieusement ; attachez votre
âme à la lecture de la Bible et vivez
selon la loi de Christ. »
Un homme à l'esprit aussi
sérieux était incapable de cacher ses
nouvelles convictions. Aussi, dès qu'il eut
reconnu le principe d'autorité de la Bible,
se mit-il à prêcher d'une tout autre
manière qu'auparavant, avec une vigueur
nouvelle, en faisant l'éloge de Wiclef,
qu'il appelait un saint, en dénonçant
hautement les erreurs et les abus de
l'Église romaine, en montrant qu'ils
étaient condamnés par la Parole de
Dieu.
C'était un
événement considérable que ce
changement de front ; aussi le clergé
s'en émut et, du jour où le
prédicateur de Bethléem se permit de
mettre en doute l'autorité de Rome, il se
mit en travers du chemin. Ce fut en 1409 que
retentit le premier roulement de tonnerre lointain
annonçant l'orage. Le pape publia une bulle
qui dénonçait l'enseignement nouveau
comme suspect, hérétique et
enjoignait de livrer aux flammes tous les
écrits de Wiclef sur lesquels on pourrait
mettre la main.
Ce premier avertissement devait
être suivi bientôt d'un coup de foudre
inattendu : la mise à interdit de la
ville de Prague ; défense formelle
était faite de dire la messe, de
prêcher en public ; la chapelle de
Bethléem devait être
fermée.
Bâillonné, réduit au
silence, Jean Huss se décida à
quitter cette ville, où il ne pouvait plus
faire entendre sa voix et où sa personne
même n'était plus en
sûreté. Traqué comme une
bête fauve, après avoir erré
plusieurs jours dans les campagnes environnantes,
il alla chercher un refuge dans sa ville natale,
Hussinets, pour y attendre des jours moins sombres.
Au moment de partir, il écrivit à ses
amis : « J'en appelle à Dieu,
me voyant opprimé par une sentence
inique ; à Jésus-Christ, mon
maître et mon juge qui connaît et
protège la juste cause du plus humble des
hommes. »
Il souffrait cruellement de ne plus
pouvoir prêcher comme
jadis, d'être exilé loin de sa
chère chapelle. « Je brûle
d'un zèle ardent pour l'Évangile,
disait-il encore, et la vérité divine
pour laquelle, avec la grâce de Dieu, je
désire mourir. » Et faisant
allusion aux scandales dont le clergé
d'alors se rendait souvent coupable, il
ajoutait : « Malheur à moi si
je ne prêche, si je ne pleure, si je
n'écris pour dénoncer de semblables
abominations ! »
Cependant, le ciel s'était un peu
éclairci ; le fugitif profita de cette
accalmie pour reprendre le chemin de la capitale et
y recommencer ses prédications ; il
recommanda de nouveau la lecture des livres mis
à l'index et s'éleva avec plus de
force que jamais contre les erreurs romaines, en
particulier le culte des images, la confession et
le carême. Il avait alors un puissant
protecteur dans la personne du roi de
Bohême ; de plus, il avait groupé
autour de lui un nombre important de disciples
auxquels on donna le nom de hussites ; on y
voyait figurer des hommes riches et influents, et
même des prêtres, las de sentir peser
sur eux un joug despotique, impatients de s'en
affranchir. Mais, malgré l'appui que lui
donnaient les nombreux amis dont il était
entouré, il dut abandonner de nouveau la
partie. Mis en demeure pour la seconde fois, par
l'archevêque de Prague, de renoncer à
ses prédications, il retourna à
Hussinets pour y chercher un asile. Ne pouvant plus
y parler en public, il mit à profit ses
jours d'exil en écrivant diverses brochures, dans
lesquelles il dénonçait comme une
dangereuse erreur la doctrine de la
transsubstantiation, le culte des saints et
condamnait la vie dissolue des moines.
« Il vaudrait mieux, disait-il,
multiplier la charité, les oeuvres de
miséricorde et les autres vertus
chrétiennes, mais, de ces choses-là,
les scribes et les pharisiens d'aujourd'hui se
mettent peu en peine. » C'est alors
qu'eût lieu un événement
considérable dans lequel Jean Huss devait
jouer un rôle actif, nous voulons parler du
Concile de Constance.
En convoquant un grand Concile
ecclésiastique, l'empereur Sigismond, qui
était alors un personnage tout-puissant en
Europe, s'était proposé un double
but : mettre fin au schisme de
l'Église, c'est-à-dire à la
rivalité des trois papes qui se disputaient
alors le pouvoir pontifical, et faire cesser les
troubles religieux de la Bohême. Nous ne nous
occuperons pas de la première de ces
questions, mais seulement de la seconde, car Jean
Huss y était désigné comme
l'auteur responsable de cette agitation.
Cité une première fois à Rome,
il avait refusé de s'y rendre ; mais,
invité à comparaître devant le
Concile lui-même pour y expliquer son
attitude, il sentit qu'il
était de son devoir d'accepter l'invitation
qui lui était adressée. N'y avait-il
pas là pour lui une belle occasion de rendre
compte de sa foi, d'exposer ses convictions
nouvelles ? D'ailleurs, qu'avait-il à
craindre ? L'empereur, en l'engageant à
aller à Constance, ne lui avait-il pas
envoyé un sauf-conduit signé de sa
propre main, par lequel il s'engageait à le
laisser remplir sa mission en toute liberté,
sans aucune entrave ? Comment ne pas voir dans
tout cela un appel d'en haut, une direction
providentielle ? Il résolut donc de
partir. « Si l'on peut me convaincre,
dit-il à ce propos, d'avoir enseigné
une doctrine contraire à la foi
chrétienne, je ne me refuse pas de subir
toute les peines encourues par les
hérétiques. Je me confie tout entier
dans le Dieu tout-puissant et dans mon
Sauveur. »
Au moment de se mettre en route, il
éprouve le besoin d'écrire à
ses amis qui cherchaient à le retenir, pour
leur expliquer les motifs de sa
détermination et leur faire de tendres
adieux, tout en se montrant plein de confiance dans
l'issue de son entreprise. Il n'en avait pas moins,
comme saint Paul, lorsqu'il se rendait à
Jérusalem, quelques pressentiments d'un
malheur qui pourrait lui arriver.
- Peut-être, leur dit-il, ne
reverrez-vous plus mon visage à
Prague.
Lorsque l'heure du départ a
sonné, bien des larmes
coulent ; chacun sent que le moment est
solennel. Un cordonnier, disciple ardent du
réformateur, s'avançant au milieu de
la foule, se fait l'interprète de
l'émotion générale en
s'écriant :
- Que Dieu soit avec vous ! C'est
à peine si je puis espérer que vous
reviendrez sain et sauf, très cher
maître Jean qui vous attachez avec tant de
force à la vérité. Que le Roi
des cieux vous comble de tous ses biens pour la
véritable et excellente doctrine que j'ai
apprise de vous !
Sur la route de Prague à
Constance, les habitants des villes et des
villages, les magistrats eux-mêmes accourent
au-devant de lui en lui faisant
cortège ; on aurait dit plutôt un
triomphateur qu'un accusé se rendant
auprès de ses juges. Une fois arrivé
à sa destination, il va demeurer chez une
pauvre veuve qui lui accorde l'hospitalité
en attendant l'ouverture du Concile. Vingt-six
jours se passent ainsi, pendant lesquels il peut
aller et venir en toute liberté dans la
ville ; mais bientôt les choses changent
brusquement de face. Mandé devant le pape et
les cardinaux, il est arrêté par des
soldats et jeté en prison, en dépit
du sauf-conduit donné par
l'empereur.
Comment qualifier la conduite de ce
souverain laissant fouler aux pieds un engagement
aussi sacré ? Au premier abord,
Sigismond manifesta quelque regret de cet
arrestation arbitraire : « Dieu
sait, dit-il, et je ne puis
l'exprimer, combien j'ai été
affecté de son malheur ! »
Mais au lieu d'user de son autorité pour
faire remettre le prisonnier en liberté, il
le laissa dans le cachot où on l'avait
enfermé, et l'on apaisa ses scrupules de
conscience en lui persuadant qu'ayant
accordé un sauf-conduit à un
hérétique sans avoir consulté
le Concile, il n'avait pas manqué à
sa parole, argument habile qui le désarma et
auquel il acquiesça « comme un bon
enfant de l'Eglise. »
Pénétrons pour quelques
instants dans la prison du monastère des
dominicains, située au bord du Rhin,
où le célèbre
prédicateur de Bethléem a
été enfermé. Malade,
consumé par la fièvre, il se
prépare à affronter le Concile. Il
demande un avocat, et comme on lui refuse
brutalement cette faveur, il
s'écrie :
- Je me confie en notre Seigneur
Jésus-Christ ; qu'il soit mon avocat et
mon juge !
Tous les jours il doit subir la visite
de hauts personnages ecclésiastiques qui,
venant l'interroger dans son cachot avec une
habileté cauteleuse, cherchent à lui
arracher une rétractation. On lui jette
à la face toutes sortes d'accusations
absurdes ; on lui reproche d'avoir
établi une loi nouvelle en Bohême,
d'avoir dissimulé sa véritable
condition, de s'être fait passer pour pauvre,
alors qu'en réalité il était
fort riche, à quoi il répond :
- Pourquoi m'accablez-vous
d'outrages ?
Ce qui n'empêche pas le juge
instructeur de recommencer le lendemain son
interrogatoire. Une grande consolation lui
était laissée, celle de pouvoir
correspondre avec ses amis de Prague. La consigne
à cet égard était
sévère, mais il était parvenu
à la tromper en cachant ses missives dans
les mets qu'on préparait pour ses repas et
dont il renvoyait une partie.
« Jésus-Christ,
écrivait-il dans l'une de ses lettres, est
le refuge auquel j'ai recours dans mon
infortune ; j'ai la ferme espérance que
là je trouverai toujours direction,
assistance, et que Dieu me comblera d'une joie
infinie en me délivrant de mes
péchés et de cette vie
misérable. Priez-le pour moi, afin qu'il me
soit en aide ; toute mon espérance est
en lui et dans vos prières ;
suppliez-le pour qu'il m'accorde l'assistance de
son Esprit et afin que je puisse confesser son nom
jusqu'à la mort. »
Le moment est arrivé où Jean Huss
doit paraître devant le Concile, heure
solennelle en vue de laquelle il s'est
préparé par la prière dans sa
prison. Dans la première séance, on
donne lecture d'extraits de ses brochures et on lui
demande si c'est lui qui en est l'auteur.
- Je les reconnais pour miennes,
répond-il aussitôt, et, si quelqu'un
de vous m'y fait voir quelque proposition
erronée, je le satisferai de grand
coeur.
Mais quand il veut prendre la parole
pour en défendre le contenu, des cris
furieux s'élèvent de tous les rangs
de l'assemblée. Surpris par cette explosion
de colère, il essaie de prononcer quelques
mots :
- J'attendais ici un autre
accueil ; j'avais cru que je serais
entendu ; je pensais qu'il y avait dans ce
Concile plus d'honnêteté, de
discipline et de charité.
Il ne peut aller plus loin, car les cris
féroces éclatent de plus belle et
couvrent le bruit de sa voix. « Pareils
à des sangliers, dit Luther en faisant
allusion à cette scène honteuse, tous
s'agitèrent ; leur poil se
hérissa ; ils plissèrent leurs
fronts et aiguisèrent leurs dents contre
Jean Huss. »
Dans la seconde séance
présidée par l'empereur, on lui
adresse de nouveaux reproches ; on l'accuse
d'avoir enseigné les doctrines de Wiclef,
à quoi il répond :
- J'en tiens plusieurs de lui pour des
vérités.
On le représente comme un
révolté, un homme de parti qui a
cherché à soulever le peuple de
Bohême et l'a excité à prendre
les armes, insinuation perfide qu'il repousse en
s'écriant :
- Oui, j'ai invité le peuple
à s'armer pour soutenir la
vérité de l'Évangile, mais
seulement avec les armes dont
parle l'apôtre, avec le casque et
l'épée du salut.
À ces mots, les moqueries, les
injures redoublent ; ce qu'on réclame
à grands cris, ce ne sont pas des
explications sur sa conduite, mais une
rétractation.
Un docteur qui avait cherché
à faire taire ses scrupules en lui
disant : « Quand même le
Concile vous dirait que vous n'avez qu'un oeil,
vous seriez obligé d'en convenir avec
lui ! » s'attira cette verte
réponse :
- Il vaudrait mieux qu'on me mît
une meule d'âne au cou ou que je fusse
jeté dans la mer que de scandaliser mon
prochain.
Après la troisième et
dernière audience, les débats sont
déclarés clos. Un archevêque se
lève alors et lui dit :
- Vous avez entendu de combien de crimes
atroces vous êtes
accusé !
Puis il l'exhorte à abjurer, mais
Huss ne faiblit pas un seul instant. Avec une
admirable simplicité, il se déclare
tout prêt « à recevoir avec
soumission les instructions du Concile, à se
rétracter, si on lui montre quelque chose de
meilleur, de plus saint que ce qu'il a
enseigné ; mais, ajoute-t-il, au nom de
Celui qui est notre Dieu à tous, je vous
prie et je vous conjure de ne point me contraindre
à faire ce que ma conscience me
défend, ce que je ne pourrai faire qu'au
péril de ma vie
éternelle. »
Suivons Jean Huss dans sa prison pendant
les intervalles assez longs qui
s'écoulaient entre les audiences du Concile.
Transféré dans la tour du
château de Gotleben, un cachot encore plus
humide que le premier, les mains et les pieds
retenus par une chaîne, il ferme la bouche
à ceux qui viennent lui apporter des
formules de rétractation et leur fait
comprendre que c'est jouer un jeu inutile.
- J'en ai appelé à
Jésus-Christ, leur répond-il, au Juge
tout-puissant, et je m'en tiens à sa
sentence, sachant qu'il jugera tous les hommes, non
sur de faux témoignages ou selon les erreurs
des Conciles, mais selon la
vérité.
Puis il écrit à ses amis
de Bohême, que l'attitude prise à son
égard a remplis de tristesse et
d'indignation. « Certes, leur dit-il, il
est malaisé de se réjouir au milieu
des épreuves et de les regarder comme autant
de sujets de joie ; il est aisé de le
dire, mais il est difficile de le faire. 0 divin
Jésus ! attire-nous donc après toi,
faibles que nous sommes ; fortifie mon esprit
afin qu'il soit prêt et résolu. Notre
Seigneur Jésus-Christ sera ma
récompense et mon secours. Le Seigneur est
avec moi comme un vaillant guerrier ; le
Seigneur est ma lumière et mon salut, que
craindrais-je et qui me fera trembler ?
J'écris cette lettre dans ma prison et de ma
main enchaînée, attendant
après-demain ma sentence de mort avec une
pleine et entière confiance. Que la
volonté du Seigneur soit faite! »
Ce qui est bien touchant aussi dans ces
lettres de la captivité, ce sont les
messages qu'il envoie aux plus humbles d'entre ses
amis de Bethléem, en les nommant par leur
nom. « Tu salueras Pierre avec sa femme
et sa famille ; Catherine, cette sainte fille,
et le curé, Guzikon, Maurice Hatzev et tous
les amis de la vérité ; salue
tous mes frères bien-aimés en Christ,
les docteurs, les écrivains, les
cordonniers, les tailleurs ; recommande-leur
d'être zélés pour la loi du
Christ. » Ce qui n'est pas moins beau,
c'est l'esprit de pardon dont son coeur est rempli.
« Hélas ! écrit-il
encore, des Bohémiens, mes adversaires
implacables m'ont livré à mes
ennemis, priez Dieu pour eux ! » En
parlant de Michel Causis, qui avait dit à
l'un de ses gardiens - « Avec la
grâce de Dieu, nous brûlerons
bientôt cet
hérétique, » il s'exprime
comme suit : « je laisse à
Dieu la vengeance et le prie pour cet homme du fond
du coeur. » À un autre de ses
ennemis acharnés qu'il avait prié de
se rendre auprès de lui dans sa prison, il
dit d'un ton triste et doux :
- Palatz, j'ai prononcé devant le
Concile quelques paroles offensantes pour toi,
pardonne-moi !
Et à l'ouïe de ces paroles
inattendues, cet homme au coeur dur se met à
fondre en larmes.
Une dernière fois Jean Huss est
amené dans la salle du Concile pour y
entendre la lecture du jugement.
La peine prononcée contre lui est celle du
bûcher, comme l'avait fait pressentir cette
parole de l'empereur à la dernière
audience : « Je pense, à
moins qu'il n'abjure toutes ses erreurs, qu'il doit
être puni du supplice du
feu. »
Pour donner plus de solennité
à l'arrêt, on imagine toute une mise
en scène puérile et odieuse. On
oblige le condamné à se tenir sur un
marchepied élevé, surmonté
d'une haute estrade sur laquelle il devra monter
aussitôt après la lecture de la
sentence.
Après avoir écouté
jusqu'au bout l'acte d'accusation et le jugement,
il se lève pour parler, mais on lui impose
brutalement le silence ; alors, se sentant
abandonné des hommes, sans aucun recours
ici-bas contre la haine qui le poursuit, il
lève les yeux au ciel, joint les mains, se
met à prier : « 0 mon doux
Jésus ! vois comment ton Concile
condamne ce que tu as prescrit et pratiqué,
lorsqu'étant opprimé par tes ennemis
tu as remis ta cause entre les mains de Dieu, ton
Père. » Puis, se tournant vers
Sigismond, il le regarde fixement et lui lance
cette apostrophe :
- Je suis venu à ce Concile sous
la foi publique de l'empereur ici
présent.
En entendant ces mots qui lui
rappelaient sa trahison, le prince ne put
s'empêcher de rougir et chacun en fit la
remarque. Un siècle plus tard, dans une autre
assemblée
plus mémorable encore, la Diète de
Worms, un autre empereur répondit à
ceux qui l'engageaient à violer le
sauf-conduit donné à
Luther :
- Je ne veux pas rougir comme
Sigismond.
Cependant Jean Huss, revêtu de ses
vêtements sacerdotaux, est placé sur
l'estrade, la coupe de communion à la main,
comme pour la tendre aux fidèles ; une
dernière fois on le somme d'abjurer ses
erreurs, mais il s'écrie d'une voix
ferme :
- Comment après cela pourrais-je
lever le front vers le ciel ? De quel oeil
soutiendrais-je les regards de cette foule d'hommes
que j'ai instruits ? Non, non, il ne sera pas
dit que j'ai préféré le salut
de ce corps misérable, destiné
à la mort, à leur salut
éternel.
Et, tombant à genoux, il se met
à prier pour ceux qui viennent de le
condamner si injustement :
« Seigneur Jésus, pardonne
à mes ennemis ! Tu sais qu'ils m'ont
faussement accusé, pardonne-leur dans ta
miséricorde infinie. » On lui
arrache la coupe des mains en lui criant
- Judas maudit !
Mais il se borne à
répondre:
- J'espère de la
miséricorde de Dieu que dès ce jour
même je boirai sa coupe dans son
royaume.
Puis on lui met sur la tête une
couronne de papier sur laquelle on avait peint des
diables avec cette
inscription : L'hérésiarque.
À cette vue, il
s'écrie :
- Je porte avec joie cette couronne
d'opprobre pour l'amour de Celui qui en a
porté une d'épines.
Une fois le jugement rendu, les
apprêts du supplice sont vite
terminés. Un bûcher a
été dressé dans une prairie
située dans les faubourgs de la ville ;
c'est là que le prisonnier est conduit sous
la garde d'une escorte de huit cents hommes
armés. Derrière les soldats se presse
une énorme foule ; l'encombrement est
tel qu'en traversant le Rhin on sent le pont
fléchir, et, pour éviter un accident,
les soldats sont obligés de passer un
à un, au petit pas. Au moment où l'on
arrive devant le palais épiscopal, une lueur
intense embrase le ciel ; ce n'est pas encore
la flamme du bûcher, c'est celle d'un
autodafé où se consument les livres
de l'hérétique ; à cette
vue, le condamné ne peut réprimer un
sourire de pitié. Pendant le trajet, il prie
à demi-voix ; on l'entend
répéter à plusieurs
reprises : « Seigneur Jésus,
aie pitié de moi ; je remets mon esprit
entre tes mains. »
Arrivé au lieu du supplice, en
face du bûcher qui l'attend, il est
invité une fois encore à se
rétracter, et aussitôt il
répond avec calme :
- Je signerai aujourd'hui avec joie
cette vérité de mon sang.
C'est en vain qu'il essaie de dire
quelques mots à la foule
qui l'environne comme une mer immense ; tout
ce qu'il peut faire avant de mourir, c'est
d'adresser quelques paroles de remerciement aux
gardiens de sa prison.
- Mes frères, leur dit-il, sachez
que je crois fermement à mon Sauveur ;
je souffre pour son nom et aujourd'hui j'irai
régner avec lui.
Il prononce alors une dernière
prière : « Seigneur
Jésus, je veux endurer avec humilité
cette mort affreuse, à cause de ton saint
Évangile ; pardonne à tous mes
ennemis. » À ce moment la couronne
de papier oscille sur sa tête et tombe
à terre ; un des soldats la remet en
place en disant : « qu'il doit
être brûlé avec tous les diables
qu'il a servis. » L'heure suprême
est arrivée ; on l'enchaîne
à un poteau, on entasse sous ses pieds des
fagots, et une lueur jaillit. Environné
d'une auréole de flammes, il entonne un
cantique d'une voix faible ; on l'entend
murmurer ces mots : « Jésus,
fils du Dieu vivant, aie pitié de moi
! »
En voyant sa ferveur, la foule ne put
maîtriser son émotion, comme le montre
ce propos de l'un des spectateurs de ce
drame :
- Ce que cet homme peut avoir fait
antérieurement, nous l'ignorons, mais pour
le moment nous l'entendons adresser à Dieu
des prières excellentes.
C'est ainsi que périt, à
l'âge de quarante-cinq ans, ce grand
chrétien qui s'appelait Jean Huss. Essayons
de résumer en quelques lignes l'impression
qu'il nous laisse.
Sa piété était
pleine de douceur ; elle avait quelque chose
d'humain et de cordial qui le rendait très
sympathique à son entourage. Il fallait
être bien aveuglé par le fanatisme
pour méconnaître sa grandeur morale et
oser écrire ce qu'a dit de lui un historien
du Concile de Constance : « Les
païens, les parricides, Caïn, les
anthropophages seront traités au jour du
jugement avec moins de rigueur que cet
hérétique. »
On a appelé Jean Huss
« le Jean-Baptiste de la
Réforme. » Une de ses lettres,
écrite du fond de son cachot de Constance,
se termine comme suit :
« Écrit dans les fers, la veille
du jour de saint Jean-Baptiste qui est mort en
prison pour avoir condamné l'iniquité
des méchants. » Comme le
précurseur du Christ, il avait le sentiment
qu'il n'avait entrevu encore qu'une partie de la
vérité et qu'il lui restait beaucoup
à apprendre.
Il écrivait à ses amis de
Bohême qu'il « n'était pas
content des progrès qu'il avait faits dans
la con naissance de la pure
vérité de l'Évangile et que,
s'il retournait à Prague, Dieu lui ferait la
grâce de connaître de plus en plus
purement les vérités
évangéliques. » Et comme
Jean-Baptiste s'écriant :
« Il en vient un autre après moi
qui sera plus grand que moi, » il avait
entrevu et salué à distance
l'apparition d'un autre réformateur, dont la
mission serait d'achever l'oeuvre que
lui-même avait ébauchée. On a
souvent parlé des songes prophétiques
de Jean Huss, dont plusieurs appartiennent à
la légende. Nous n'en citerons qu'un, qui
est très frappant : il rêva une
nuit qu'il avait peint Jésus-Christ sur les
murailles de la chapelle de Bethléem, et
que, les traits de cette figure ayant
été effacés le lendemain, des
peintres plus habiles que lui l'avaient
remplacée par une autre beaucoup meilleure,
en défiant les évêques et les
prêtres d'en faire disparaître la trace
une seconde fois. Ce qui est encore plus
caractéristique, c'est ce mot qu'il
prononça au moment de sa dégradation,
lorsqu'on lui enleva des mains la coupe
eucharistique : « Dans cent ans,
vous répondrez devant Dieu et devant
moi. » Un siècle plus tard, en
effet, un moine découvrait dans la
bibliothèque d'un couvent un livre dont la
lecture le remplit « d'un
étonnement incroyable ; »
c'étaient les serinons de Jean Huss.
« je ne pouvais comprendre, dit-il
à ce propos, pourquoi on avait
brûlé un si grand homme qui expliquait
si bien l'Écriture. »
Celui qui parlait ainsi n'était
autre que Luther, le grand réformateur du
seizième siècle.
Pénétrant plus avant dans le principe
si fécond, posé par Jean Huss, il en
a tiré toutes ses conséquences, en
replaçant l'Église sur le vrai
fondement de la justification par la foi. Mais, si
cette grande oeuvre a été l'honneur
de Luther, il serait injuste de ne pas associer
à son nom celui du précurseur de la
Réforme dont nous venons de raconter la vie
et le martyre.
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