Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

JEAN HUSS

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Jean Huss naquit en Bohême, dans la ville de Hussinets, en 1373, Il était d'usage, dans cette contrée, de donner aux hommes marquants une désignation tirée du lieu de leur naissance ; c'est ce qui explique l'origine du nom de Huss sous lequel il est connu. Ses parents étaient d'humbles paysans peu fortunés. Tout jeune encore, il perdit son père, mais sa mère, une femme d'énergie, réussit, en s'imposant les plus lourds sacrifices, à pourvoir à son éducation ; elle lui enseigna elle-même la grammaire et le fit entrer au collège de Prachetitz. Plus tard, il se rendit à Prague, dont l'université était renommée, et y fit de brillantes études. On a prétendu que, pour être en état de pourvoir à son entretien, il se vit obligé de se placer comme domestique chez un des professeurs de l'endroit, mais la chose n'est nullement prouvée, ce qui ne veut pas dire qu'il ait eu toujours alors de quoi manger à sa faim. L'étudiant devint bientôt professeur ; puis à ce titre vinrent s'en ajouter deux autres qui montrent à quel point son nom était déjà populaire : ceux de confesseur de la reine Sophie, et de prédicateur de la chapelle de Bethléem.


I


Ce fut dans cette chapelle, construite par un riche habitant de la ville, dans le but de fournir à ses compatriotes l'occasion d'entendre prêcher dans la langue du pays, que Huss obtint ses premiers succès oratoires. Les Bohémiens, tout en étant de bons catholiques, avaient conservé certaines traditions d'indépendance religieuse. Dès le neuvième siècle, ils avaient résisté aux prétentions du pouvoir romain et obtenu non sans peine que la lecture de la Bible fût autorisée et que la messe ne fût pas dite en latin ; ils soupiraient après une réforme et appelaient de tous leurs voeux la convocation d'un concile, dans l'espoir qu'il inaugurerait des temps meilleurs. Il n'est pas surprenant que, dans un pareil milieu, une parole ardente et enthousiaste comme celle de Jean Huss ait été vivement appréciée, que des milliers d'auditeurs se soient groupés autour de lui. Ce qui frappait dans ses discours, ce n'était pas seulement le sérieux de ses appels, mais aussi la grande liberté de son langage. Il ne craignait pas d'inviter ceux qui l'entouraient à la repentance, par quoi il entendait une contrition véritable, et de signaler les abus dont il avait été témoin. C'est ainsi qu'en 1403, il blâma du haut de la chaire les indulgences promises par le pape à l'occasion d'une croisade. C'était une grande hardiesse, mais à ce moment-là, le clergé, tout en le surveillant de loin, ne le considérait pas encore comme un homme dangereux ; on le laissait faire, et sa popularité allait en grandissant. Ce ne fut que quelques années plus tard, en 1408, que l'opposition éclata et qu'il fut dénoncé comme hérétique.

Pour bien comprendre ce qui amena cette rupture, il est indispensable de jeter ici un coup d'oeil dans l'état d'âme de celui dont nous racontons l'histoire.

Huss avait toujours eu une piété pleine de ferveur et d'enthousiasme ; ainsi l'on raconte qu'un jour, pendant ses études, saisi d'admiration pour saint Laurent et pour son martyre, dont il venait de lire le récit, il mit sa main dans la flamme « pour essayer, disait-il, quelle part des tourments de ce saint homme il pourrait endurer. » Mais, bien qu'il partageât le désir de réforme qui se manifestait autour de lui et désapprouvât certaines pratiques qui, à ses yeux, déshonoraient la religion, il n'avait jamais songé jusqu'alors à contester la souveraineté de l'Église romaine, à admettre une autre autorité supérieure à celle-là. Son attitude changea soudain, à la suite d'une sorte d'illumination intérieure qui eut pour lui des conséquences décisives. Il lut les écrits de Wiclef, ces livres qui, pareils aux semences transportées par le vent à travers l'océan, avaient été apportés d'Angleterre en Bohême, et cette lecture produisit sur lui une profonde impression.

Au premier abord Jean Huss ressentit comme une pieuse indignation à la seule idée que l'Église de Rome pourrait bien ne pas être, comme il l'avait cru jusqu'alors, un guide infaillible en matière de foi. Mais bientôt la lumière jaillit dans son âme : il comprit qu'il existait une autorité plus haute que celle des papes et des conciles, celle de la Bible, de la Parole de Dieu ; qu'il y avait une autre loi que celle de l'Église, celle de Jésus-Christ, devant laquelle chacun devait s'incliner. « je vis, écrivait-il plus tard en faisant allusion à cette date importante de sa vie, une porte, l'Écriture sainte, à travers laquelle je contemplai à découvert les abominations des moines et des prêtres. » Et dès lors il ne cessa d'en recommander la lecture. « Prêtres du Seigneur, disait-il, maîtres et chefs de l'Université, gardez fidèlement la Parole de Dieu ; estimez-la plus que tout ; écoutez-la attentivement et pieusement ; attachez votre âme à la lecture de la Bible et vivez selon la loi de Christ. »

Un homme à l'esprit aussi sérieux était incapable de cacher ses nouvelles convictions. Aussi, dès qu'il eut reconnu le principe d'autorité de la Bible, se mit-il à prêcher d'une tout autre manière qu'auparavant, avec une vigueur nouvelle, en faisant l'éloge de Wiclef, qu'il appelait un saint, en dénonçant hautement les erreurs et les abus de l'Église romaine, en montrant qu'ils étaient condamnés par la Parole de Dieu.

C'était un événement considérable que ce changement de front ; aussi le clergé s'en émut et, du jour où le prédicateur de Bethléem se permit de mettre en doute l'autorité de Rome, il se mit en travers du chemin. Ce fut en 1409 que retentit le premier roulement de tonnerre lointain annonçant l'orage. Le pape publia une bulle qui dénonçait l'enseignement nouveau comme suspect, hérétique et enjoignait de livrer aux flammes tous les écrits de Wiclef sur lesquels on pourrait mettre la main.

Ce premier avertissement devait être suivi bientôt d'un coup de foudre inattendu : la mise à interdit de la ville de Prague ; défense formelle était faite de dire la messe, de prêcher en public ; la chapelle de Bethléem devait être fermée.

Bâillonné, réduit au silence, Jean Huss se décida à quitter cette ville, où il ne pouvait plus faire entendre sa voix et où sa personne même n'était plus en sûreté. Traqué comme une bête fauve, après avoir erré plusieurs jours dans les campagnes environnantes, il alla chercher un refuge dans sa ville natale, Hussinets, pour y attendre des jours moins sombres. Au moment de partir, il écrivit à ses amis : « J'en appelle à Dieu, me voyant opprimé par une sentence inique ; à Jésus-Christ, mon maître et mon juge qui connaît et protège la juste cause du plus humble des hommes. »

Il souffrait cruellement de ne plus pouvoir prêcher comme jadis, d'être exilé loin de sa chère chapelle. « Je brûle d'un zèle ardent pour l'Évangile, disait-il encore, et la vérité divine pour laquelle, avec la grâce de Dieu, je désire mourir. » Et faisant allusion aux scandales dont le clergé d'alors se rendait souvent coupable, il ajoutait : « Malheur à moi si je ne prêche, si je ne pleure, si je n'écris pour dénoncer de semblables abominations ! »
Cependant, le ciel s'était un peu éclairci ; le fugitif profita de cette accalmie pour reprendre le chemin de la capitale et y recommencer ses prédications ; il recommanda de nouveau la lecture des livres mis à l'index et s'éleva avec plus de force que jamais contre les erreurs romaines, en particulier le culte des images, la confession et le carême. Il avait alors un puissant protecteur dans la personne du roi de Bohême ; de plus, il avait groupé autour de lui un nombre important de disciples auxquels on donna le nom de hussites ; on y voyait figurer des hommes riches et influents, et même des prêtres, las de sentir peser sur eux un joug despotique, impatients de s'en affranchir. Mais, malgré l'appui que lui donnaient les nombreux amis dont il était entouré, il dut abandonner de nouveau la partie. Mis en demeure pour la seconde fois, par l'archevêque de Prague, de renoncer à ses prédications, il retourna à Hussinets pour y chercher un asile. Ne pouvant plus y parler en public, il mit à profit ses jours d'exil en écrivant diverses brochures, dans lesquelles il dénonçait comme une dangereuse erreur la doctrine de la transsubstantiation, le culte des saints et condamnait la vie dissolue des moines. « Il vaudrait mieux, disait-il, multiplier la charité, les oeuvres de miséricorde et les autres vertus chrétiennes, mais, de ces choses-là, les scribes et les pharisiens d'aujourd'hui se mettent peu en peine. » C'est alors qu'eût lieu un événement considérable dans lequel Jean Huss devait jouer un rôle actif, nous voulons parler du Concile de Constance.


II

En convoquant un grand Concile ecclésiastique, l'empereur Sigismond, qui était alors un personnage tout-puissant en Europe, s'était proposé un double but : mettre fin au schisme de l'Église, c'est-à-dire à la rivalité des trois papes qui se disputaient alors le pouvoir pontifical, et faire cesser les troubles religieux de la Bohême. Nous ne nous occuperons pas de la première de ces questions, mais seulement de la seconde, car Jean Huss y était désigné comme l'auteur responsable de cette agitation. Cité une première fois à Rome, il avait refusé de s'y rendre ; mais, invité à comparaître devant le Concile lui-même pour y expliquer son attitude, il sentit qu'il était de son devoir d'accepter l'invitation qui lui était adressée. N'y avait-il pas là pour lui une belle occasion de rendre compte de sa foi, d'exposer ses convictions nouvelles ? D'ailleurs, qu'avait-il à craindre ? L'empereur, en l'engageant à aller à Constance, ne lui avait-il pas envoyé un sauf-conduit signé de sa propre main, par lequel il s'engageait à le laisser remplir sa mission en toute liberté, sans aucune entrave ? Comment ne pas voir dans tout cela un appel d'en haut, une direction providentielle ? Il résolut donc de partir. « Si l'on peut me convaincre, dit-il à ce propos, d'avoir enseigné une doctrine contraire à la foi chrétienne, je ne me refuse pas de subir toute les peines encourues par les hérétiques. Je me confie tout entier dans le Dieu tout-puissant et dans mon Sauveur. »

Au moment de se mettre en route, il éprouve le besoin d'écrire à ses amis qui cherchaient à le retenir, pour leur expliquer les motifs de sa détermination et leur faire de tendres adieux, tout en se montrant plein de confiance dans l'issue de son entreprise. Il n'en avait pas moins, comme saint Paul, lorsqu'il se rendait à Jérusalem, quelques pressentiments d'un malheur qui pourrait lui arriver.
- Peut-être, leur dit-il, ne reverrez-vous plus mon visage à Prague.

Lorsque l'heure du départ a sonné, bien des larmes coulent ; chacun sent que le moment est solennel. Un cordonnier, disciple ardent du réformateur, s'avançant au milieu de la foule, se fait l'interprète de l'émotion générale en s'écriant :
- Que Dieu soit avec vous ! C'est à peine si je puis espérer que vous reviendrez sain et sauf, très cher maître Jean qui vous attachez avec tant de force à la vérité. Que le Roi des cieux vous comble de tous ses biens pour la véritable et excellente doctrine que j'ai apprise de vous !

Sur la route de Prague à Constance, les habitants des villes et des villages, les magistrats eux-mêmes accourent au-devant de lui en lui faisant cortège ; on aurait dit plutôt un triomphateur qu'un accusé se rendant auprès de ses juges. Une fois arrivé à sa destination, il va demeurer chez une pauvre veuve qui lui accorde l'hospitalité en attendant l'ouverture du Concile. Vingt-six jours se passent ainsi, pendant lesquels il peut aller et venir en toute liberté dans la ville ; mais bientôt les choses changent brusquement de face. Mandé devant le pape et les cardinaux, il est arrêté par des soldats et jeté en prison, en dépit du sauf-conduit donné par l'empereur.

Comment qualifier la conduite de ce souverain laissant fouler aux pieds un engagement aussi sacré ? Au premier abord, Sigismond manifesta quelque regret de cet arrestation arbitraire : « Dieu sait, dit-il, et je ne puis l'exprimer, combien j'ai été affecté de son malheur ! » Mais au lieu d'user de son autorité pour faire remettre le prisonnier en liberté, il le laissa dans le cachot où on l'avait enfermé, et l'on apaisa ses scrupules de conscience en lui persuadant qu'ayant accordé un sauf-conduit à un hérétique sans avoir consulté le Concile, il n'avait pas manqué à sa parole, argument habile qui le désarma et auquel il acquiesça « comme un bon enfant de l'Eglise. »

Pénétrons pour quelques instants dans la prison du monastère des dominicains, située au bord du Rhin, où le célèbre prédicateur de Bethléem a été enfermé. Malade, consumé par la fièvre, il se prépare à affronter le Concile. Il demande un avocat, et comme on lui refuse brutalement cette faveur, il s'écrie :
- Je me confie en notre Seigneur Jésus-Christ ; qu'il soit mon avocat et mon juge !

Tous les jours il doit subir la visite de hauts personnages ecclésiastiques qui, venant l'interroger dans son cachot avec une habileté cauteleuse, cherchent à lui arracher une rétractation. On lui jette à la face toutes sortes d'accusations absurdes ; on lui reproche d'avoir établi une loi nouvelle en Bohême, d'avoir dissimulé sa véritable condition, de s'être fait passer pour pauvre, alors qu'en réalité il était fort riche, à quoi il répond :
- Pourquoi m'accablez-vous d'outrages ?

Ce qui n'empêche pas le juge instructeur de recommencer le lendemain son interrogatoire. Une grande consolation lui était laissée, celle de pouvoir correspondre avec ses amis de Prague. La consigne à cet égard était sévère, mais il était parvenu à la tromper en cachant ses missives dans les mets qu'on préparait pour ses repas et dont il renvoyait une partie.

« Jésus-Christ, écrivait-il dans l'une de ses lettres, est le refuge auquel j'ai recours dans mon infortune ; j'ai la ferme espérance que là je trouverai toujours direction, assistance, et que Dieu me comblera d'une joie infinie en me délivrant de mes péchés et de cette vie misérable. Priez-le pour moi, afin qu'il me soit en aide ; toute mon espérance est en lui et dans vos prières ; suppliez-le pour qu'il m'accorde l'assistance de son Esprit et afin que je puisse confesser son nom jusqu'à la mort. »


III

Le moment est arrivé où Jean Huss doit paraître devant le Concile, heure solennelle en vue de laquelle il s'est préparé par la prière dans sa prison. Dans la première séance, on donne lecture d'extraits de ses brochures et on lui demande si c'est lui qui en est l'auteur.
- Je les reconnais pour miennes, répond-il aussitôt, et, si quelqu'un de vous m'y fait voir quelque proposition erronée, je le satisferai de grand coeur.

Mais quand il veut prendre la parole pour en défendre le contenu, des cris furieux s'élèvent de tous les rangs de l'assemblée. Surpris par cette explosion de colère, il essaie de prononcer quelques mots :
- J'attendais ici un autre accueil ; j'avais cru que je serais entendu ; je pensais qu'il y avait dans ce Concile plus d'honnêteté, de discipline et de charité.

Il ne peut aller plus loin, car les cris féroces éclatent de plus belle et couvrent le bruit de sa voix. « Pareils à des sangliers, dit Luther en faisant allusion à cette scène honteuse, tous s'agitèrent ; leur poil se hérissa ; ils plissèrent leurs fronts et aiguisèrent leurs dents contre Jean Huss. »

Dans la seconde séance présidée par l'empereur, on lui adresse de nouveaux reproches ; on l'accuse d'avoir enseigné les doctrines de Wiclef, à quoi il répond :
- J'en tiens plusieurs de lui pour des vérités.

On le représente comme un révolté, un homme de parti qui a cherché à soulever le peuple de Bohême et l'a excité à prendre les armes, insinuation perfide qu'il repousse en s'écriant :
- Oui, j'ai invité le peuple à s'armer pour soutenir la vérité de l'Évangile, mais seulement avec les armes dont parle l'apôtre, avec le casque et l'épée du salut.

À ces mots, les moqueries, les injures redoublent ; ce qu'on réclame à grands cris, ce ne sont pas des explications sur sa conduite, mais une rétractation.
Un docteur qui avait cherché à faire taire ses scrupules en lui disant : « Quand même le Concile vous dirait que vous n'avez qu'un oeil, vous seriez obligé d'en convenir avec lui ! » s'attira cette verte réponse :
- Il vaudrait mieux qu'on me mît une meule d'âne au cou ou que je fusse jeté dans la mer que de scandaliser mon prochain.

Après la troisième et dernière audience, les débats sont déclarés clos. Un archevêque se lève alors et lui dit :
- Vous avez entendu de combien de crimes atroces vous êtes accusé !

Puis il l'exhorte à abjurer, mais Huss ne faiblit pas un seul instant. Avec une admirable simplicité, il se déclare tout prêt « à recevoir avec soumission les instructions du Concile, à se rétracter, si on lui montre quelque chose de meilleur, de plus saint que ce qu'il a enseigné ; mais, ajoute-t-il, au nom de Celui qui est notre Dieu à tous, je vous prie et je vous conjure de ne point me contraindre à faire ce que ma conscience me défend, ce que je ne pourrai faire qu'au péril de ma vie éternelle. »

Suivons Jean Huss dans sa prison pendant les intervalles assez longs qui s'écoulaient entre les audiences du Concile. Transféré dans la tour du château de Gotleben, un cachot encore plus humide que le premier, les mains et les pieds retenus par une chaîne, il ferme la bouche à ceux qui viennent lui apporter des formules de rétractation et leur fait comprendre que c'est jouer un jeu inutile.
- J'en ai appelé à Jésus-Christ, leur répond-il, au Juge tout-puissant, et je m'en tiens à sa sentence, sachant qu'il jugera tous les hommes, non sur de faux témoignages ou selon les erreurs des Conciles, mais selon la vérité.

Puis il écrit à ses amis de Bohême, que l'attitude prise à son égard a remplis de tristesse et d'indignation. « Certes, leur dit-il, il est malaisé de se réjouir au milieu des épreuves et de les regarder comme autant de sujets de joie ; il est aisé de le dire, mais il est difficile de le faire. 0 divin Jésus ! attire-nous donc après toi, faibles que nous sommes ; fortifie mon esprit afin qu'il soit prêt et résolu. Notre Seigneur Jésus-Christ sera ma récompense et mon secours. Le Seigneur est avec moi comme un vaillant guerrier ; le Seigneur est ma lumière et mon salut, que craindrais-je et qui me fera trembler ? J'écris cette lettre dans ma prison et de ma main enchaînée, attendant après-demain ma sentence de mort avec une pleine et entière confiance. Que la volonté du Seigneur soit faite! »

Ce qui est bien touchant aussi dans ces lettres de la captivité, ce sont les messages qu'il envoie aux plus humbles d'entre ses amis de Bethléem, en les nommant par leur nom. « Tu salueras Pierre avec sa femme et sa famille ; Catherine, cette sainte fille, et le curé, Guzikon, Maurice Hatzev et tous les amis de la vérité ; salue tous mes frères bien-aimés en Christ, les docteurs, les écrivains, les cordonniers, les tailleurs ; recommande-leur d'être zélés pour la loi du Christ. » Ce qui n'est pas moins beau, c'est l'esprit de pardon dont son coeur est rempli. « Hélas ! écrit-il encore, des Bohémiens, mes adversaires implacables m'ont livré à mes ennemis, priez Dieu pour eux ! » En parlant de Michel Causis, qui avait dit à l'un de ses gardiens - « Avec la grâce de Dieu, nous brûlerons bientôt cet hérétique, » il s'exprime comme suit : « je laisse à Dieu la vengeance et le prie pour cet homme du fond du coeur. » À un autre de ses ennemis acharnés qu'il avait prié de se rendre auprès de lui dans sa prison, il dit d'un ton triste et doux :
- Palatz, j'ai prononcé devant le Concile quelques paroles offensantes pour toi, pardonne-moi !

Et à l'ouïe de ces paroles inattendues, cet homme au coeur dur se met à fondre en larmes.
Une dernière fois Jean Huss est amené dans la salle du Concile pour y entendre la lecture du jugement. La peine prononcée contre lui est celle du bûcher, comme l'avait fait pressentir cette parole de l'empereur à la dernière audience : « Je pense, à moins qu'il n'abjure toutes ses erreurs, qu'il doit être puni du supplice du feu. »
Pour donner plus de solennité à l'arrêt, on imagine toute une mise en scène puérile et odieuse. On oblige le condamné à se tenir sur un marchepied élevé, surmonté d'une haute estrade sur laquelle il devra monter aussitôt après la lecture de la sentence.

Après avoir écouté jusqu'au bout l'acte d'accusation et le jugement, il se lève pour parler, mais on lui impose brutalement le silence ; alors, se sentant abandonné des hommes, sans aucun recours ici-bas contre la haine qui le poursuit, il lève les yeux au ciel, joint les mains, se met à prier : « 0 mon doux Jésus ! vois comment ton Concile condamne ce que tu as prescrit et pratiqué, lorsqu'étant opprimé par tes ennemis tu as remis ta cause entre les mains de Dieu, ton Père. » Puis, se tournant vers Sigismond, il le regarde fixement et lui lance cette apostrophe :
- Je suis venu à ce Concile sous la foi publique de l'empereur ici présent.

En entendant ces mots qui lui rappelaient sa trahison, le prince ne put s'empêcher de rougir et chacun en fit la remarque. Un siècle plus tard, dans une autre assemblée plus mémorable encore, la Diète de Worms, un autre empereur répondit à ceux qui l'engageaient à violer le sauf-conduit donné à Luther :
- Je ne veux pas rougir comme Sigismond.

Cependant Jean Huss, revêtu de ses vêtements sacerdotaux, est placé sur l'estrade, la coupe de communion à la main, comme pour la tendre aux fidèles ; une dernière fois on le somme d'abjurer ses erreurs, mais il s'écrie d'une voix ferme :
- Comment après cela pourrais-je lever le front vers le ciel ? De quel oeil soutiendrais-je les regards de cette foule d'hommes que j'ai instruits ? Non, non, il ne sera pas dit que j'ai préféré le salut de ce corps misérable, destiné à la mort, à leur salut éternel.

Et, tombant à genoux, il se met à prier pour ceux qui viennent de le condamner si injustement : « Seigneur Jésus, pardonne à mes ennemis ! Tu sais qu'ils m'ont faussement accusé, pardonne-leur dans ta miséricorde infinie. » On lui arrache la coupe des mains en lui criant
- Judas maudit !

Mais il se borne à répondre:
- J'espère de la miséricorde de Dieu que dès ce jour même je boirai sa coupe dans son royaume.

Puis on lui met sur la tête une couronne de papier sur laquelle on avait peint des diables avec cette inscription : L'hérésiarque. À cette vue, il s'écrie :
- Je porte avec joie cette couronne d'opprobre pour l'amour de Celui qui en a porté une d'épines.

Une fois le jugement rendu, les apprêts du supplice sont vite terminés. Un bûcher a été dressé dans une prairie située dans les faubourgs de la ville ; c'est là que le prisonnier est conduit sous la garde d'une escorte de huit cents hommes armés. Derrière les soldats se presse une énorme foule ; l'encombrement est tel qu'en traversant le Rhin on sent le pont fléchir, et, pour éviter un accident, les soldats sont obligés de passer un à un, au petit pas. Au moment où l'on arrive devant le palais épiscopal, une lueur intense embrase le ciel ; ce n'est pas encore la flamme du bûcher, c'est celle d'un autodafé où se consument les livres de l'hérétique ; à cette vue, le condamné ne peut réprimer un sourire de pitié. Pendant le trajet, il prie à demi-voix ; on l'entend répéter à plusieurs reprises : « Seigneur Jésus, aie pitié de moi ; je remets mon esprit entre tes mains. »

Arrivé au lieu du supplice, en face du bûcher qui l'attend, il est invité une fois encore à se rétracter, et aussitôt il répond avec calme :
- Je signerai aujourd'hui avec joie cette vérité de mon sang.

C'est en vain qu'il essaie de dire quelques mots à la foule qui l'environne comme une mer immense ; tout ce qu'il peut faire avant de mourir, c'est d'adresser quelques paroles de remerciement aux gardiens de sa prison.
- Mes frères, leur dit-il, sachez que je crois fermement à mon Sauveur ; je souffre pour son nom et aujourd'hui j'irai régner avec lui.

Il prononce alors une dernière prière : « Seigneur Jésus, je veux endurer avec humilité cette mort affreuse, à cause de ton saint Évangile ; pardonne à tous mes ennemis. » À ce moment la couronne de papier oscille sur sa tête et tombe à terre ; un des soldats la remet en place en disant : « qu'il doit être brûlé avec tous les diables qu'il a servis. » L'heure suprême est arrivée ; on l'enchaîne à un poteau, on entasse sous ses pieds des fagots, et une lueur jaillit. Environné d'une auréole de flammes, il entonne un cantique d'une voix faible ; on l'entend murmurer ces mots : « Jésus, fils du Dieu vivant, aie pitié de moi ! »

En voyant sa ferveur, la foule ne put maîtriser son émotion, comme le montre ce propos de l'un des spectateurs de ce drame :
- Ce que cet homme peut avoir fait antérieurement, nous l'ignorons, mais pour le moment nous l'entendons adresser à Dieu des prières excellentes.


IV

C'est ainsi que périt, à l'âge de quarante-cinq ans, ce grand chrétien qui s'appelait Jean Huss. Essayons de résumer en quelques lignes l'impression qu'il nous laisse.

Sa piété était pleine de douceur ; elle avait quelque chose d'humain et de cordial qui le rendait très sympathique à son entourage. Il fallait être bien aveuglé par le fanatisme pour méconnaître sa grandeur morale et oser écrire ce qu'a dit de lui un historien du Concile de Constance : « Les païens, les parricides, Caïn, les anthropophages seront traités au jour du jugement avec moins de rigueur que cet hérétique. »
On a appelé Jean Huss « le Jean-Baptiste de la Réforme. » Une de ses lettres, écrite du fond de son cachot de Constance, se termine comme suit : « Écrit dans les fers, la veille du jour de saint Jean-Baptiste qui est mort en prison pour avoir condamné l'iniquité des méchants. » Comme le précurseur du Christ, il avait le sentiment qu'il n'avait entrevu encore qu'une partie de la vérité et qu'il lui restait beaucoup à apprendre.

Il écrivait à ses amis de Bohême qu'il « n'était pas content des progrès qu'il avait faits dans la con naissance de la pure vérité de l'Évangile et que, s'il retournait à Prague, Dieu lui ferait la grâce de connaître de plus en plus purement les vérités évangéliques. » Et comme Jean-Baptiste s'écriant : « Il en vient un autre après moi qui sera plus grand que moi, » il avait entrevu et salué à distance l'apparition d'un autre réformateur, dont la mission serait d'achever l'oeuvre que lui-même avait ébauchée. On a souvent parlé des songes prophétiques de Jean Huss, dont plusieurs appartiennent à la légende. Nous n'en citerons qu'un, qui est très frappant : il rêva une nuit qu'il avait peint Jésus-Christ sur les murailles de la chapelle de Bethléem, et que, les traits de cette figure ayant été effacés le lendemain, des peintres plus habiles que lui l'avaient remplacée par une autre beaucoup meilleure, en défiant les évêques et les prêtres d'en faire disparaître la trace une seconde fois. Ce qui est encore plus caractéristique, c'est ce mot qu'il prononça au moment de sa dégradation, lorsqu'on lui enleva des mains la coupe eucharistique : « Dans cent ans, vous répondrez devant Dieu et devant moi. » Un siècle plus tard, en effet, un moine découvrait dans la bibliothèque d'un couvent un livre dont la lecture le remplit « d'un étonnement incroyable ; » c'étaient les serinons de Jean Huss. « je ne pouvais comprendre, dit-il à ce propos, pourquoi on avait brûlé un si grand homme qui expliquait si bien l'Écriture. »

Celui qui parlait ainsi n'était autre que Luther, le grand réformateur du seizième siècle. Pénétrant plus avant dans le principe si fécond, posé par Jean Huss, il en a tiré toutes ses conséquences, en replaçant l'Église sur le vrai fondement de la justification par la foi. Mais, si cette grande oeuvre a été l'honneur de Luther, il serait injuste de ne pas associer à son nom celui du précurseur de la Réforme dont nous venons de raconter la vie et le martyre.

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