Wiclef a été, sans contredit, l'un
des plus grands réformateurs avant la
Réforme et a mérité
d'être appelé le Soleil de la
Réformation.
C'est au XVIe siècle, en
Angleterre, qu'il est apparu.
Sur ce sol où, depuis que Rome
avait affirmé ses droits, avait toujours
régné un grand esprit
d'indépendance et de résistance
à ses empiétements, il avait eu des
devanciers ; ainsi un siècle avant le
moment où commence notre récit, on
avait vu un pieux prélat, Grosse Tête,
évêque de Lincoln, recommander
à ses paroissiens la lecture de la Bible, ce
livre « par lequel seul, disait-il, la
barque de saint Pierre peut être
dirigée vers le port du salut, »
adresser un mémoire au pape pour se plaindre
des mauvais prêtres et se faire
décerner le beau titre de scrutateur de
l'Écriture sainte et de redresseur des
papes.
Plus tard, au siècle suivant, un
professeur distingué d'Oxford, Brodwardine,
surnommé le docteur profond, s'était
fait remarquer à son tour en
dénonçant certaines erreurs romaines,
en particulier le mérite
des oeuvres qu'il déclarait contraire aux
enseignements de saint Paul ; c'est de lui
qu'un historien a pu dire qu'il lutta à
genoux et par sa prédication pour le salut
de l'Eglise. Mais, en dépit de ces
protestations hardies, ces hommes dont on
vénérait la mémoire n'avaient
pas fait oeuvre de réformateurs, et
jusqu'alors aucun mouvement religieux ne
s'était encore manifesté. Avec
Wiclef, les choses devaient changer de face et
prendre une tournure plus décisive.
John Wiclef naquit en 1324 ; c'est du moins
la date généralement admise, mais il
se peut qu'il soit né quelques années
plus tôt. Le lieu de sa naissance est aussi
difficile à déterminer ; il
paraît certain toutefois qu'il vit le jour
à Spresswell, un tout petit hameau du
comté de Yorkshire, qui n'existe plus
aujourd'hui ; près de là se
trouve le village de Wicliffe, berceau de sa
famille, qui lui a donné son nom. Wicliffe
ou Wiclef, (nous adoptons cette dernière
désignation, parce que c'est la plus
commune), était un enfant doué d'une
intelligence remarquable ; ce fut le
prêtre de la paroisse qui lui donna ses
premières leçons, selon la coutume de
l'époque ; à l'âge de
quinze ans, il quitta son village natal pour aller étudier
à
l'Université d'Oxford, comme c'était
l'usage parmi les jeunes gens qui désiraient
faire leur carrière. Parmi les villes
d'Angleterre, il n'y en a aucune qui ait un cachet
plus poétique, un charme plus
pénétrant que celle-là ;
lorsqu'on aperçoit les tours de ses
collèges tapissés de lierre et se
détachant sur le vert intense de ses
magnifiques jardins, quand on parcourt ses grandes
allées solitaires, si favorables au
recueillement et à la méditation, on
éprouve une étrange sensation et l'on
se croit transporté en plein
moyen-âge.
Il entra en qualité
d'étudiant dans un des collèges de
cette ville, celui de Merton, et fit des
progrès si rapides, des études si
brillantes, grâce à sa grande ardeur
au travail et au talent qu'il possédait de
cultiver par l'étude le fond
déjà si riche de sa nature, qu'il se
vit un jour appelé à occuper, en
qualité de professeur, l'une de ces chaires
au pied desquelles il s'était assis comme
élève ; il fut investi des
hautes fonctions de directeur du collège de
Balliol, et plus tard de celui de Canterbury, mais
il ne resta que très peu de temps à
la tête de ce dernier établissement,
par suite d'intrigues qui amenèrent sa
révocation et son remplacement par un
moine.
C'est à ce moment-là qu'il
se mit à étudier pour la
première fois la Bible. On a prétendu
qu'à la suite d'une terrible
épidémie de peste, voyant la mort et
le jugement dernier se dresser devant lui, il avait demandé
à Dieu de
lui montrer le chemin du salut et avait
été conduit ainsi à le
chercher dans l'Écriture sainte, mais cette
histoire est d'une authenticité assez
douteuse, aussi ne faisons-nous que la mentionner
en passant. L'étude qu'il fit alors de la
Bible s'explique tout naturellement par le fait de
conférences bibliques qu'il donna aux
étudiants de l'Université et dont la
préparation l'obligea à approfondir
le texte de l'Écriture sainte. Le travail
spécial auquel il se livra pour l'expliquer
à ses élèves, dut contribuer
en une grande mesure à lui ouvrir les yeux
et à le préparer à sa
mission.
Mais Wiclef ne se contenta pas de donner
à Oxford des conférences sur la
Bible : il se mit à
prêcher ; chaque dimanche, il vit se
grouper autour de lui de nombreux auditoires
composés d'étudiants et de
professeurs.
Ce qui les attirait, c'était la
nouveauté du genre de prédication
qu'il venait d'inaugurer et qui différait du
tout au tout de celui qui était alors
à la mode.
Les sermons de ce temps-là ne
consistaient que dans des dissertations oratoires
de fort mauvais goût ; au lieu de parler
de la Bible et de son contenu, on ne songeait
qu'à amuser le public en racontant des
fables, des légendes, des anecdotes,
empruntées à l'histoire
ancienne ; et voici que pour la
première fois on entendait retentir du haut
de la chaire une parole éminemment
sérieuse, d'un caractère impressif et qui remuait
fortement les consciences. Rien
d'apprêté ni de convenu dans ces
discours, dont le sujet était tiré de
l'Écriture sainte ; l'ordre en
était très simple. Au premier plan on
voyait apparaître Jésus-Christ, se
dessiner sa vie et son oeuvre. Et ce qui donnait
à ce prédicateur d'un nouveau genre
une grande vigueur, c'était le fait qu'il
voyait dans la Bible la Parole de Dieu, une semence
divine qui devait germer dans les coeurs et les
consciences comme le grain de blé dans le
sillon.
« O merveilleux pouvoir de la
divine semence ! écrivait-il à ce
sujet ; c'est elle qui terrasse les hommes de
guerre les plus puissants, qui remplit de douceurs
les coeurs les plus durs, qui transforme et
éclaire d'un rayon d'en haut les hommes dont
le péché avait fait des brutes et qui
étaient aussi éloignés que
possible de Dieu ; sans le secours de la
Parole éternelle et de l'esprit de vie,
jamais nous n'aurions pu être témoin
d'un miracle pareil. »
Cette Parole de Dieu, Wiclef la
répandait à pleines mains au milieu
des jeunes gens cultivés qui formaient son
auditoire d'Oxford, mais il songeait avec tristesse
aux villes, aux villages et hameaux de la
contrée environnante, où sa
prédication aurait pu faire tant de
bien.
Absorbé par ses fonctions de
professeur et par les travaux considérables
qu'il avait entrepris, il était dans
l'impossibilité de visiter ces
localités plus ou moins
éloignées ; il ne pouvait
même se rendre que de loin en loin dans la
paroisse qui lui avait été
assignée, celle de Fillingham.
Pour combler cette lacune qui pesait sur
son coeur et le préoccupait jour et nuit, il
eut une heureuse inspiration ; se tournant
vers les jeunes gens de l'Université sur
lesquels il avait déjà acquis une
grande influence, il leur signala ce beau champ
d'activité, leur dit son regret de ne
pouvoir aller prêcher lui-même ici et
là comme il l'aurait voulu et leur
suggéra l'idée de le suppléer
dans cet office en organisant une petite cohorte de
prédicateurs itinérants. Telle fut
l'origine de cette mission des pauvres
prêtres, qui devait contribuer si puissamment
à cette époque à faire
pénétrer les enseignements de
l'Évangile au sein de ces populations des
campagnes, si ignorantes au point de vue
religieux.
Il ne s'agissait pas dans la
pensée de Wiclef d'entrer en conflit avec
les prêtres remplissant consciencieusement
les devoirs de leur charge, mais de remplacer ceux
qui déshonoraient leur ministère en
laissant leurs paroissiens dans l'abandon.
Et c'était là, il faut le
dire, le triste spectacle offert par beaucoup de
villes et de villages où les seigneurs
avaient fait nommer des prêtres indignes qui
ne songeaient qu'à festoyer.
« Ce n'était pas,
écrit celui dont nous racontons l'histoire,
l'intelligence de l'Esprit Saint qu'on réclamait
d'un
ecclésiastique, mais un arithméticien
ou un cuisinier qu'on demandait de lui : il
faut à madame des mouchoirs ou un mantelet,
ou un tonneau de vin ; madame veut un danseur,
un chasseur, un fauconnier ou un sauteur qui puisse
se produire avec avantage dans un bal
champêtre. Ils se font une succulente
cuisine, ils ont des chevaux gras et luisants, mais
ils laissent périr le pauvre dans sa
misère et le forcent à enfiler le
large chemin de l'enfer. »
Et voici que soudain, dans ces endroits
déshérités, où la
lumière divine menaçait de
s'éteindre, on vit apparaître des
messagers de paix qui, remplis d'une sainte
pitié pour ces âmes, leur faisaient
entendre des paroles d'exhortation et de
relèvement. Vêtus de robes rouges
grossières, ils s'en allaient de lieu en
lieu ; dès que la foule s'était
amassée, ils se mettaient à
prêcher, tantôt dans les églises
lorsqu'on le leur permettait, ce qui arrivait
rarement, tantôt et le plus souvent en plein
air, en plein champ, sur la place publique, au
cimetière, partout où ils trouvaient
des auditoires disposés à les
écouter. Et c'était chose toute
nouvelle que la manière dont ils s'y
prenaient pour proclamer leur message ;
dédaignant les artifices oratoires auxquels
on recourait d'ordinaire, ils parlaient simplement,
allaient droit au but, visaient au coeur ; on
sentait, en les entendant, qu'ils prenaient leur
mission au sérieux et que leur parole
d'appel était l'écho de leurs
sentiments intimes ; ils parlaient de
Jésus-Christ,
de son oeuvre rédemptrice, expliquaient les
évangiles dans un langage populaire que tout
le monde pouvait comprendre ; aussi
accourait-on de tous côtés et parfois
voyait-on se glisser inaperçus dans ces
foules sympathiques de hauts personnages curieux de
savoir ce que pouvaient dire ces étranges
prédicateurs.
Mais la mission des pauvres
prêtres n'était que le prélude
de la grande lutte que Wiclef devait engager avec
Rome pour défendre les droits de la
vérité contre l'erreur et le
mensonge.
Un conflit avait éclaté
entre la papauté et l'Angleterre, au sujet
d'un tribut annuel que l'un de ses rois,
Jean-sans-Terre, s'était jadis engagé
à payer, au grand détriment de son
royaume ; le pape réclamait une somme
considérable pour l'arriéré de
trente-trois années et en exigeait le
paiement immédiat ; mais plus d'un
trouvait cette prétention insultante et
contestait le bien-fondé d'une pareille
réclamation.
C'est à l'occasion de ce
différend que Wiclef entra en lice, en
publiant un traité dans lequel il
déclarait hautement que le royaume
n'était nullement tenu de payer un tribut de
ce genre.
« L'Angleterre, disait-il,
n'appartient pas au pape ; le pape n'est qu'un
homme assujetti au péché, mais le
Christ est le Seigneur des Seigneurs et le royaume
relève directement de
Jésus-Christ. »
Il en publia bientôt un second
dans lequel il s'élevait contre les
collecteurs attitrés du Saint-Siège,
qui parcouraient la contrée en extorquant
beaucoup d'argent, et déclarait cette
pratique « contraire à
l'Évangile ; » il ajoutait
que l'approbation donnée par le pape
à ces quêtes n'avait aucune valeur,
car le pontife pouvait fort bien se tromper et il
ne fallait pas s'imaginer que tout ce qu'il
ordonnait fut par cela même bon et
légitime. Cette hardiesse de langage eut
pour résultat d'attirer l'attention sur
Wiclef et de le rendre très populaire ;
on saluait en lui un champion de
l'indépendance nationale menacée par
le pouvoir pontifical ; aussi fut-il
appelé peu de temps après à
représenter l'Angleterre comme
délégué à la
conférence de Bruges et à prendre une
part active aux affaires religieuses de son
pays.
Dans cette entrevue avec les
légats du pape, il apprit à mieux
connaître, en le voyant de près, cet
esprit d'absolutisme qu'il n'avait vu encore
qu'à distance, ce qui lui permit une fois de
retour de son ambassade, de lui porter des coups
plus directs et mieux dirigés. Il engagea de
nouveau les hostilités à propos de la
ferme résistance du Parlement aux
prétentions de la cour romaine ; les
collectes pontificales étaient devenues un
véritable scandale ; on s'indignait
à la pensée qu'un étranger put
promener de ville en ville son luxe insolent et
ruiner le pays par cette mendicité
organisée.
Wiclef prit part aux débats du
bon Parlement, comme on l'appelait alors, et publia
un mémoire qui produisit une grande
sensation et irrita profondément ses
adversaires. Il se mêla tellement aux
discussions pendantes que l'on s'est même
demandé, quoiqu'on ne puisse rien affirmer
à cet égard, s'il n'avait pas
été à ce moment-là
membre de ce Parlement, sur lequel il
exerçait une si grande influence.
Le parti hostile commença
à s'alarmer sérieusement en se voyant
aux prises avec un lutteur aussi redoutable ;
on lui reprochait certaines affirmations
tirées de ces écrits et qui sentaient
l'hérésie, entre autre celle-ci que
l'on jugeait intolérable :
« Le pape ne peut rien par ses
bulles ; loin d'avoir le droit de
réprimander les autres, il peut être
repris lui-même par les
laïques. »
Il fallait décidément
fermer la bouche à cet audacieux : les
évêques avisèrent et l'un
d'entre eux, celui de Londres, Courtenay, se
décida à le citer à
comparaître devant lui, dans l'Église
de Saint-Paul, pour rendre compte de sa
conduite.
Qu'on se représente cet immense
édifice, rempli d'une foule
surexcitée ; au premier rang,
siègent les évêques ; une
porte s'ouvre et l'accusé fait son
entrée ; mais il n'est pas seul, il est
entouré d'une escorte de gens
armés ; à ses côtés
s'avancent deux puissants protecteurs : lord
Percy et le duc de Lancastre. Ce dernier, dont il
avait fait la connaissance à Bruges et qui
était devenu depuis lors un de ses chauds
amis, se pencha vers lui et lui dit tout bas :
« Que la vue des évêques ne
vous fasse pas reculer d'un cheveu dans la
profession de votre foi ; ne craignez rien,
nous sommes là pour vous
protéger. »
Quand ils sont arrivés à
la place qui leur a été
réservée, lord Percy l'encourage
à son tour et l'engage à s'asseoir,
à prendre un peu de repos.
« Il ne doit pas s'asseoir,
s'écrie aigrement
l'évêque ; c'est debout que l'on
comparaît devant ses
juges. »
Mais le duc de Lancastre, bondissant
d'indignation lance à ce dernier cette
foudroyante réplique :
« Vous êtes bien
arrogant, prenez garde, sans quoi j'abattrai votre
orgueil et celui de toute la prélature de
l'Angleterre. »
Les esprits s'échauffaient,
l'émeute grondait dans la ville ;
Wiclef réussit néanmoins à
sortir de Saint-Paul comme il y était
entré, sans avoir été
frappé d'aucune sentence de condamnation et
sans que personne osât porter la main sur
lui.
Ne voulant pas rester sous le coup d'une
si humiliante défaite, ceux qui l'avaient
cité à leur barre sans
résultat reviennent à la
charge ; ils dénoncent le coupable
à Rome et l'éclair jaillit sous la
forme de cinq brefs condamnant ses écrits,
enjoignant de le saisir, de le jeter en
prison ; une nouvelle citation à
comparaître lui est adressée, non plus
à Saint-Paul, cette
fois-ci, mais à Lambeth, près de
Londres. Environné d'une assemblée de
prélats qui avaient juré sa perte et
s'apprêtaient à prononcer une sentence
impitoyable, il semblait difficile qu'il put sortir
de cette fosse aux lions sans être
déchiré par leurs griffes, mais voici
que soudain ces bêtes féroces,
rugissantes, se transforment en agneaux, comme dans
l'histoire de Daniel. Ces juges, devant lesquels il
devait trembler, tremblent à leur tour, et
sont tout éperdus. Comment expliquer ce
revirement ? Pour opérer ce miracle, il
avait suffit de l'apparition d'un haut personnage
de la cour, Lewis Clifford. Se présentant au
nom de la reine-mère, il fait défense
aux prélats de prononcer un jugement contre
l'accusé ; derrière lui se
presse une bande de citoyens de la ville qui, se
frayant un chemin dans la chapelle, font à
Wiclef un rempart de leurs corps.
Aussi, en voyant le crédit dont
le prétendu fanatique jouissait en haut lieu
et sa popularité croissante, ces farouches
inquisiteurs finissent-ils par comprendre qu'ils se
sont attaqués à trop forte partie et
se décident-ils à battre en
retraite,
« Toute leur
lâcheté, écrit à sujet
un historien, lut mise à nu ; ils
furent agités comme des roseaux au souffle
du vent et au mépris de leur dignité,
leur parole devint onctueuse comme de
l'huile ; ils furent comme des hommes muets et
sourds. »
C'est ici le moment de dire quelques mots d'un
grand travail auquel Wiclef devait consacrer douze
années de sa vie : la traduction de la
Bible en anglais.
Nous l'avons déjà vu jeter
à pleines mains dans le sillon des coeurs
cette précieuse semence en
s'efforçant de la faire
pénétrer dans chaque maison, à
chaque foyer domestique ; mais, jusqu'alors,
une pareille entreprise avait rencontré un
sérieux obstacle, c'était le fait que
la Bible n'existait qu'en latin, et que les gens
cultivés pouvaient seuls la lire. Il y avait
bien eu quelques essais de traduction, mais
incomplets et fragmentaires ; la
lumière du livre divin était encore
sous le boisseau.
En entreprenant cette immense
tâche, Wiclef n'ignorait pas qu'elle
soulèverait de la part du clergé de
véhémentes protestations.
« Grâce à cet
homme, disait à ce sujet un des chroniqueurs
de l'époque, l'Évangile est devenu
accessible au commun peuple, même aux femmes,
et les perles ont été jetées
devant les pourceaux. »
Accusé de faire une oeuvre
mauvaise, voici en quels termes touchants il
répond à cette accusation dans la
préface de sa traduction :
« O Jésus-Christ, toi
qui es mort pour confirmer ta loi
et pour racheter les âmes chrétiennes,
fais cesser ces cris blasphématoires qui
sortent de la bouche des mauvais prêtres,
fais que ton saint Évangile soit connu de
tous tes frères illettrés et mis en
pratique, augmente leur foi, leur espérance,
leur charité, leur douceur, leur patience,
de telle sorte qu'ils puissent sacrifier
joyeusement leur vie pour toi et pour la loi que tu
leur as donnée. »
Qu'on se figure les difficultés
inouïes d'un pareil travail et
l'énergie infatigable qu'il dut
déployer pour le mener à bonne fin.
À son retour de Bruges, il avait
été appelé à desservir
la paroisse de Lutherworth ; c'est là,
dans cette calme retraite, qu'il passe ses
journées, penché sur une Bible
latine, engageant avec le texte un combat corps
à corps en s'efforçant de couler
chaque expression dans le moule de la langue
anglaise ; auprès de lui sont assis de
nombreux copistes qui transcrivent les pages
à mesure qu'il les a achevées. Le
Nouveau Testament fut terminé le
premier ; puis vint le tour de l'Ancien
Testament, dont Nicolas de Hereford avait
commencé la traduction. Le tout fut
révisé plus tard par un de ses amis,
John Purwey, mais si Wiclef fut aidé dans
cette entreprise gigantesque, ce n'est pas moins
à lui que revient le mérite et
l'honneur d'en avoir conçu le plan et de
l'avoir exécuté. Ce fut une date
glorieuse pour l'Angleterre que cette année
1382 où le peuple, privé jusqu'alors
de la possession du divin volume,
put enfin l'ouvrir à son foyer, et
s'abreuver à cette source d'eau vive ;
on mit aussi en circulation des portions des livres
saints, des évangiles et des
épîtres. Quelle joie ne devait pas
inonder le coeur de Wiclef, en voyant la parole de
Dieu se répandre en tous lieux, dans les
villes, les villages et les plus petits hameaux de
la contrée !
Cependant, la lutte, qu'il avait
engagée contre Rome et qui, jusqu'alors,
avait tourné à la confusion de ses
accusateurs et de ses juges, était loin
d'être terminée.
Après la mort de Grégoire
XI, on vit un triste spectacle, deux papes rivaux,
Urbain IV et Clément VII se dressant l'un en
face de l'autre, s'excommuniant
réciproquement et recourant trop souvent
à des procédés odieux ;
en contemplant ces turpitudes qui étaient
une honte pour la chrétienté, notre
réformateur sentit le rouge lui monter au
front ; tout ce qui lui restait d'illusions au
sujet de la papauté, s'évanouit peu
à peu, et cette institution lui apparut
dès lors sous son vrai jour,
c'est-à-dire comme une chose mauvaise et
blasphématoire. Il est facile de constater
ce changement d'attitude dans les écrits
qu'il publia à cette époque de sa
vie ; il n'use plus des mêmes
ménagements qu'autrefois, affirme hautement
que le pape est l'Antéchrist, que les deux
pontifes qui déshonorent l'Église
sont deux apostats, que la vénération
dont ils sont l'objet est de l'idolâtrie ; ce
n'est
plus seulement au nom du patriotisme qu'il condamne
la papauté, mais en se plaçant sur le
terrain des principes au nom de la parole de Dieu
avec laquelle elle est en contradiction
flagrante.
Ce qui contribua aussi à modifier
ses opinions sur ce point, ce furent les
idées nouvelles qu'il émit au sujet
d'un article de foi qui porte un nom quelque peu
barbare : la Transsubstantiation ; il
s'agit de ce dogme étrange d'après
lequel l'hostie, dès qu'elle a
été consacrée par le
prêtre, change de nature et devient le corps
et le sang matériel de Jésus-Christ.
En étudiant le Nouveau Testament pour le
traduire, Wiclef avait reconnu que cette doctrine
n'avait aucun fondement biblique, que
c'était une pure invention ; il l'avait
dénoncée comme anti-scripturaire en
déclarant hautement que, contrairement
à l'enseignement de l'Église de Rome
auquel il avait cru jusqu'alors, le pain de la
communion ne subit aucune transformation
magique ; il avait ajouté, non sans une
pointe de malice, qu'une souris sait très
bien reconnaître que le pain est resté
pain ; il avait condamné l'adoration du
saint Sacrement comme une coupable idolâtrie
et comparé l'élévation de
l'hostie au prosternement des sauvages devant leur
fétiche.
Fabriquer le corps de
Jésus-Christ n'était-ce pas manquer
de respect à Dieu lui-même ? Ceux qui
administraient ce
sacrement
aux fidèles n'étaient-ils pas de
véritables prêtres de
Baal ?
Un langage aussi hardi excita de grandes
colères ; ce fut surtout le cas lorsque
celui qui avait émis ces théories
subversives se mit à les exposer
publiquement dans de grandes conférences
à Oxford. Le clergé irrité de
voir attaquer ainsi un dogme auquel il attachait
une importance capitale et dont l'abandon pouvait
entraîner l'écroulement de tout
l'édifice romain, s'agita si bien que
l'Université se décida à
sévir : l'enseignement du
célèbre professeur fut
déclaré entaché
d'hérésie, et défense lui fut
faite de continuer ses attaques sous peine
d'excommunication et d'emprisonnement.
Bien qu'il connût fort bien
l'état des esprits, Wiclef ne s'attendait
point à une condamnation de ce genre ;
il était au milieu de son discours lorsque,
la porte s'étant ouverte subitement, les
délégués de
l'Université entrèrent et lui
donnèrent lecture de l'arrêt
prononcé contre lui ; très
ému par cette sentence, il protesta contre
cette injustice et déclara qu'aucune
autorité universitaire ni aucun de ses
collègues d'Oxford n'avaient le pouvoir de
modifier en quoi que ce soit ses convictions. Il
cessa depuis lors de discourir sur la doctrine en
question, mais il lui restait sa plume, et elle
devint de plus en plus une arme puissante de
combat.
Un événement imprévu
contribua à précipiter la
crise : ce fut la révolte des paysans.
Des milliers de campagnards ayant mis à leur
tête un chef habile et audacieux, Wat-Tyler,
venaient de se soulever contre les seigneurs de la
contrée et avaient marché en masse
sur la ville de Londres, semant l'épouvante
et faisant couler le sang à flots ;
l'insurrection avait été
réprimée à grand-peine, mais
l'on n'avait pas craint de lancer contre Wiclef une
odieuse accusation ; c'était lui,
disait-on, et ses prédicateurs ambulants
qui, en excitant, en échauffant les esprits,
avaient été les instigateurs de cet
essai de révolution sociale ; pour en
empêcher le retour, il fallait leur fermer la
bouche, étouffer l'hérésie
grandissante. L'occasion était d'autant plus
propice que l'archevêque de Canterbury,
primat d'Angleterre, assassiné par les
insurgés, venait d'être
remplacé par un adversaire acharné
des idées nouvelles, ce même Courtenay
qui, lorsqu'il était évêque de
Londres, avait cité le professeur d'Oxford
à la barre de son tribunal dans
l'église de Saint-Paul, et l'avait
traité avec tant de mépris. Ce
dernier convoque une assemblée de notables
dans le but d'obtenir la condamnation formelle des
écrits du réformateur ; mais
à peine a-t-on commencé à
délibérer que le sol tremble ;
la salle du Conseil oscille à droite et
à gauche dans un va et vient vertigineux,
c'est un tremblement de terre ; les juges se
regardent tout effarés et déclarent
que c'est un mauvais présage, qu'il faut
renoncer à une entreprise contre laquelle
Dieu vient de protester d'une manière aussi
énergique ; ils se rassurent pourtant
au bout d'un moment et se laissent persuader par
l'archevêque, qui déclare que, loin
d'être un signe de malheur, ce qui vient
d'arriver est une preuve éclatante de
l'approbation divine ; de même que cette
secousse est causée par des gaz
emprisonnés dans les entrailles de la terre
et cherchant une issue, il faut aussi qu'il y ait
dans le domaine religieux un ébranlement du
même genre, pour faire sortir des coeurs les
miasmes d'hérésie qui s'y sont
amassés peu à peu. Et, convaincus par
la logique irrésistible de cet argument, les
notables reprennent leur délibération
interrompue et rendent un jugement d'après
lequel défense est faite d'enseigner
où que ce soit les doctrines suspectes du
nouveau réformateur.
Wiclef fait allusion dans ses
écrits à ce fameux Concile du
tremblement de terre dans lequel il voyait non
comme Courtenay un encouragement à
sévir, mais un jugement de Dieu bien
mérité. Une grande procession de
pénitence s'organise aussitôt à travers la
ville ;
des milliers de personnes défilent pieds nus
et assistent à un sermon à l'issue
duquel il est donné lecture de la sentence
prononcée contre quatorze points de Doctrine
déclarés
hérétiques ; cet arrêt est
confirmé ensuite par un écrit royal
menaçant de la prison quiconque enseignera
ces erreurs et contribuera à les propager.
C'est à ce moment-là que les moines
mendiants entrent en scène. C'était
des religieux qui sous le couvert d'une
pauvreté feinte abritaient un luxe
insolent ; ils mendiaient de ville en ville
des aumônes tout en possédant des
palais somptueux, et en faisant bonne chère.
Plusieurs des historiens qui ont raconté la
vie de Wiclef font remonter les attaques de ces
moines au début de sa lutte avec Rome ;
mais c'est une erreur historique, ce ne fut
qu'après la promulgation de l'écrit
royal que commencèrent leurs
intrigues ; ils interviennent dans le
débat avec une arrogance hautaine,
dénonçant tous ceux qui manifestaient
quelques sympathies pour les nouvelles tendances,
et sévissant contre eux avec une rage
diabolique.
Cependant à Oxford on
s'était ému de ces menaces ;
quelques hommes courageux, en particulier Hereforth
et Répyndon prennent le parti de Wiclef
contre les moines, mais ils sont aussitôt
cités à Londres et
excommuniés. À cette nouvelle
l'agitation redouble ; les esprits
étaient si émus que bon nombre d'étudiants
dissimulaient une arme au fond de leur poche pour
se défendre en cas de besoin ; ceux
contre lesquels on s'acharnait le plus
étaient les pauvres prêtres,
obligés de se cacher ici et là,
traqués comme des bêtes fauves,
jetés en prison lorsqu'on parvenait à
découvrir leur retraite. C'était le
coeur serré que celui qui avait
dressé leurs mains à la bataille
assistait au spectacle de ces souffrances
endurées pour la bonne cause ; il les
encourageait de loin et ne se lassait pas de prier
pour eux « 0 Seigneur Dieu,
écrivait-il alors, toi qui es tout sage et
souverainement aimant, jusqu'à quand
souffriras-tu que ces deux adversaires te
méprisent, toi et ton saint Évangile,
et s'opposent au salut des âmes
chrétiennes ! Dieu infiniment juste, tu
les supportes à cause des
péchés du peuple, mais Seigneur
infiniment miséricordieux et bon viens au
secours des pauvres prêtres opprimés
et de tes serviteurs ! Aide-les à avoir
pour ton Évangile le véritable amour
et le vrai respect ; aide-les à faire
ta volonté. »
N'y a-t-il pas dans les effusions de
cette âme si aimante comme un écho
lointain de la prière sacerdotale et de
l'intercession de Jésus-Christ en faveur de
ses disciples
persécutés ?...
Nous arrivons aux dernières
années de la vie de Wiclef.
Transportons-nous par la pensée dans le
paisible village de Lutherworth où il s'est
retiré depuis que
l'Université lui a fermé sa porte et
qu'on l'a réduit au silence.
Si le savant professeur d'Oxford ne peut
plus discourir comme autrefois dans ses
conférences publiques, il peut agir encore
en montant en chaire dans l'église de sa
paroisse, en publiant les sermons qu'il y avait
prêchés et des traités de
controverse qui étaient lus avidement. Parmi
les écrits datant de ce temps-là, il
y en a un qui mérite une mention à
part, c'est le Trialogue. Trois personnages
allégoriques, la Vérité, le
Mensonge et la Sagesse interviennent chacun
à son tour pour donner leur opinion au sujet
de la question religieuse ; la Bible y
apparaît comme l'autorité
décisive qui doit prononcer en dernier
ressort. « Quand même, y
lisons-nous, il y aurait cent papes et que tous les
moines seraient transformés en cardinaux,
ils ne mériteraient confiance
qu'appuyés sur l'Écriture
sainte. » On sera peut-être tout
surpris qu'il ait pu continuer à exercer son
ministère et à combattre par la plume
les erreurs de Rome, sans être jeté en
prison ou brûlé vif. Le fait est qu'il
courait alors les plus grands dangers pour sa vie.
Environné d'ennemis acharnés à
sa perte, il se préparait tous les jours au
martyre. « Nous n'avons pas besoin,
écrivait-il, d'aller chez les païens
pour mourir de mort violente, mais il nous suffit
de prêcher avec persistance la loi de
Jésus-Christ aux oreilles de prêtres
riches et mondains pour avoir
aussitôt un magnifique martyre si nous tenons
ferme jusqu'au bout, plein de foi et de
patience. »
Il était prêt à
tout, mais Dieu jugea bon de lui épargner
cette dernière coupe d'amertume ; tout
se borna à une citation à Oxford
où il se défendit avec une grande
éloquence; il mourut paisiblement à
Lutherworth, en 1384, frappé en plein
ministère d'une attaque de paralysie au
moment où il s'apprêtait à
donner la communion.
On a prétendu qu'il avait
été cité à Rome, et
qu'il avait fait un voyage en Bohême peu de
temps avant sa mort, mais ce sont là des
suppositions sans fondement ; l'opinion la
plus probable c'est qu'il demeura jusqu'à la
fin au milieu de sa paroisse. La nouvelle de sa
mort remplit de douleur ses partisans et ses
amis ; elle fut par contre accueillie avec une
joie féroce par ses adversaires. On pourra
en juger par les lignes suivantes extraites d'une
chronique de ce temps-là :
« Le jour de la fête de la passion
de Saint-Thomas de Cantorbery, John Wiclef, cet
instrument du diable, cet ennemi de
l'Église, cet agitateur du peuple, cette
idole des hérétiques, cette image des
hypocrites, cet instigateur des schismes, cet
enfant de la haine et du mensonge, ayant
été frappé d'un terrible
jugement de Dieu, fut atteint d'une attaque de
paralysie et resta dans cet état jusqu'au
jour de Saint-Sylvestre, où il exhala dans
les ténèbres son âme
impure. »
Ce jugement d'un ennemi piétinant
sur sa mémoire n'est-il pas le plus bel
éloge qu'on puisse faire de cette vie
consacrée toute entière à la
défense des principes de
vérité dont elle était la
vivante incarnation ?
Nous avons vu ce qu'était Wiclef ;
il nous reste à esquisser son portrait au
physique et au moral. Il était grand et
mince et le paraissait d'autant plus qu'il avait
l'habitude de porter une longue robe nouée
avec une corde à la ceinture. Il avait un
visage très expressif, des yeux clairs et
vifs, un nez droit, accentué, une bouche
finement découpée, dont les
lèvres serrées exprimaient la
fermeté de caractère, une belle barbe
blanche qui flottait au vent, et lui donnait
l'aspect d'un patriarche. Sa personne toute
entière donnait l'impression d'un homme de
pensée, doué d'une volonté
ferme, capable d'aller jusqu'au bout lorsqu'il
s'agissait d'une chose que son esprit avait
reconnue vraie, que sa conscience proclamait
nécessaire et voulue de Dieu. Cette
fermeté un peu absolue n'excluait chez lui
ni la tendresse ni la douceur, car l'un de ses
contemporains lui attribue les qualités
suivantes : « humilité,
contentement d'esprit, absence
d'égoïsme, amour plein de
compassion. »
Une question se pose encore. En quoi
consistaient ses idées religieuses, et en
quoi différaient-elles du catholicisme qui
régnait alors ?
Nous avons déjà
constaté quel rôle considérable
la Bible jouait dans sa vie et dans son
enseignement ; elle était à ses
yeux l'autorité par excellence, il la
voulait sans mélange et blâmait
l'altération qu'on lui avait fait subir en
ajoutant l'alliage impur de la tradition à
l'or pur de l'Évangile.
Ce qui est aussi bien remarquable, c'est
la manière dont il a compris la personne et
l'oeuvre de Jésus-Christ ; il voyait en
lui l'unique Sauveur, le centre de
l'humanité et de l'histoire ; c'est
ainsi qu'il le dépeint dans son
traité sur le dernier âge de
l'Église : « Sous un morceau
de verre est un oiseau captif ; une cigogne
arrive, brise le verre et délivre
l'oiseau ; c'est ainsi que Jésus-Christ
a brisé les liens de l'enfer ; nous
devons regarder à lui pour être
sauvés. »
Et du moment que le Christ était
pour lui la « pierre de
l'angle » tout l'édifice des
superstitions romaines devait branler sur sa base.
Nous le voyons en effet condamner un bon nombre
d'erreurs et de pratiques qu'il déclare
mauvaises et en contradiction avec la parole de
Dieu : ainsi en est-il du mérite des
oeuvres ; il affirme hautement qu'aucun homme
ne peut se rendre digne du salut, et
s'élève aussi avec force contre la
vaine pompe des cérémonies dans
lesquelles on parle moins à l'âme
qu'aux sens, contre les images
qui sont en piège aux fidèles et
risquent de les faire glisser sur la pente de
l'idolâtrie ; il ne veut pas qu'on rende
un culte aux saints, ni à Marie ; ses
idées sur la Vierge s'étaient
modifiées depuis les premières
années de son ministère ; il
l'avait considérée alors comme une
médiatrice pleine de compassion et le refuge
des pêcheurs, mais plus tard,
éclairé par l'étude des
évangiles, il se refusa à voir en
elle un objet d'adoration ; il se prononce
aussi contre l'adoration des saintes reliques et
des messes en faveur des morts, et ne se. montre
pas moins catégorique à
l'égard du célibat des prêtres,
qui a été une source de maux pour
l'Église ; il avait du reste une triste
opinion du clergé de son époque et
l'on cite de lui ce propos : « Le
commun peuple est mauvais, les laïques et les
bourgeois sont plus mauvais encore, mais le
clergé est ce qu'il y a de
pire. »
Un autre abus qu'il a stigmatisé,
c'est la confession auriculaire. « Encore
si les péchés, dit-il à ce
sujet, étaient pardonnés par des
hommes dont la vie fût sans reproche, mais ce
sont des prélats mondains qui
blasphèment contre Dieu et s'arrogent un
pouvoir qui n'appartient qu'à lui
seul. »
Et voici sa conclusion :
« Que le pauvre pécheur
lève les yeux vers Jésus, qu'il se
repente de ses fautes passées, qu'il
affermisse en lui le désir de ne plus
pécher, cela suffit quoi qu'en disent nos supérieurs
pour effacer
ses fautes et le sauver. » Ne
reconnaissons-nous pas dans ces paroles le
véritable esprit de la Réforme
déjà à l'oeuvre en plein XIVe
siècle ? Oui, c'était le pur
Évangile et c'est pourquoi Wiclef a bien
mérité le surnom qu'on lui a
donné de son temps : Le Docteur
évangélique.
Il y a toutefois une importante
vérité qu'il a laissée dans
l'ombre faute d'avoir su la trouver dans la Bible,
c'est la grande doctrine de la
« justification par la foi. »
Il existe à cet égard une lacune dans
son enseignement. On peut citer il est vrai cette
parole de l'Ancien Testament dont Luther a
tiré de si hautes conséquences :
« Le juste vivra par la foi, »
mais il a eu le tort de prendre ce mot dans un sens
extérieur, superficiel, et n'a pas su lui
donner la signification profonde qu'il a dans les
épîtres de saint Paul. Si donc il a
droit au titre de réformateur, il ne l'a
cependant que dans une certaine mesure, et d'une
manière incomplète.
Les temps n'étaient pas
mûrs, il fallait encore deux siècles
de souffrance et de lutte, pour que la
réforme fût possible.
Wiclef soupirait après cet
heureux événement ; en voyant
l'état pitoyable dans lequel se trouvait
l'Église de son temps, il appelait de tous
ses voeux une rénovation religieuse.
« J'ai formé le dessein,
disait-il, de conduire l'Église aux
préceptes de Dieu et à
l'entière conformité à sa
Parole. »
Pour atteindre ce but, il aurait voulu
que tous les « hommes
évangéliques qui se groupaient autour
de lui formassent une sainte alliance pour
réclamer la convocation d'un synode, dont le
premier acte aurait été de
révoquer les mauvais prêtres, de
balayer toutes leurs turpitudes. Quant à
lui, il se déclarait prêt à
sacrifier sa vie pour faire triompher cette
réforme si ardemment désirée.
« Que Dieu me donne un coeur docile, une
fermeté à toute épreuve, un
amour profond pour Jésus-Christ et son
Église et aussi pour ceux qui la
déchirent, de telle sorte que je puisse les
combattre par pur amour fraternel. Quelle glorieuse
manière de terminer cette vie
présente si pleine de tribulations
! » Et il ajoutait en songeant au
triomphe de la vérité qu'il
entrevoyait dans l'avenir : « Je
suis certain que la vérité de
l'Évangile peut se taire pour un temps dans
les rues et les places publiques et être
momentanément réduite au silence par
les menaces, mais elle ne peut pas être
anéantie, car la vérité dit
que ses paroles ne passeront pas quand même
le ciel et la terre passeraient. Que le croyant
reprenne donc courage ; le jour du jugement
viendra où le parti de l'ennemi dira aux
montagnes : cachez-nous et où la
vérité éclatera dans son
affranchissement. » Et, chose bien
remarquable, il avait pressenti comme par une sorte
de divination intérieure que ces futurs
réformateurs de l'Église sortiraient
des rangs de ces mêmes
moines mendiants qui le poursuivaient de leur haine
féroce. « Je prévois que
quelqu'un de ces moines que Dieu jugera bon
d'éclairer de sa lumière, en
reviendra de toute son âme à la
religion, telle que Jésus-Christ l'a
enseignée à l'origine, renoncera
à ses infidélités
passées et, retournant à la
vérité originelle, construira
l'Église comme saint Paul l'a fait
jadis. » N'y a-t-il pas là comme
une vision anticipée de l'oeuvre que
devaient entreprendre un siècle plus tard ce
moine dominicain qui s'appelait Savonarole et plus
tard au XVIe siècle, ce moine Augustin qui
s'appelait Luther.
Si Wiclef ne fut pas appelé au
martyre, il n'en devait pas moins être
persécuté dans la personne de ses
disciples, de ceux qui avaient suivi ses
enseignements. On désignait ces derniers
sous le nom de Lollards (chanteurs) ; ils
étaient devenus si nombreux qu'on ne
pouvait, disait-on, rencontrer sur la route deux
personnes sans que l'une d'elle fût un
Lollard. C'est alors que les bûchers
commencèrent à s'allumer en
Angleterre.
Pendant toute la fin du XlVe
siècle et le commencement du XVe, la
persécution sévit à plusieurs
reprises différentes et plusieurs martyrs
confessèrent courageusement leur
foi.
Nous citerons seulement trois
noms : William Sawtrie, brûlé
à Londres en 1399, John Badby, un simple
artisan qui, en voyant les flammes jaillir s'écria :
miséricorde !
et mourut avec la plus
grande fermeté, et Cobham, qui après
s'être agenouillé pour demander
à Dieu de pardonner à ses ennemis,
harangua la foule, la suppliant d'obéir
à ses commandements, tels qu'ils se trouvent
dans la Bible, de repousser tout ce qui
était contraire à la vie et à
l'exemple de Jésus-Christ ; il ne cessa
de louer Dieu et de lui remettre le soin de son
âme jusqu'au moment où ses
lèvres cessèrent de remuer.
Mais c'était trop peu pour les
adversaires de Wiclef que de faire périr
quelques-uns de ses disciples ; ils firent
plus, et s'acharnèrent contre sa
mémoire. Trente et un ans plus tard, au
Concile de Constance, ils s'attaquèrent
à ce qui restait de ses écrits et de
ses cendres. Ses ouvrages étaient connus
dans d'autres pays de l'Europe, en particulier en
Bohême, grâce à la protection
d'une princesse de cette contrée, qui avait
épousé le roi Richard II et aussi aux
relations qui s'étaient établies
entre les étudiants d'Oxford et ceux de
Prague ; on les lisait avidement. Aussi le
clergé, effrayé de cette propagande,
les dénonça-t-il comme
dangereux.
On choisit quarante-cinq articles qui
furent condamnés solennellement comme
contraires à l'enseignement de
l'Église ; on défendit de lire
ses écrits, et l'on donna l'ordre de
brûler tous les exemplaires que l'on
parviendrait à saisir. On osa aller plus
loin encore ; on déclara publiquement
que l'auteur de ces pages avait
été un « grand instigateur
de l'hérésie » et on
décida que ses restes seraient
déterrés, réduits en cendre et
jetés à la rivière. Treize ans
après la promulgation de cette odieuse
sentence, véritable coup de pied de
l'âne donné à ce fidèle
serviteur de Dieu par ceux qui n'avaient pu
assouvir leur rage sur lui pendant sa vie, une
scène douloureuse se passait à
Lutherworth. À quelques pas de cette
église où il avait
prêché si souvent, de ce vieux pont
ombragé d'arbres séculaires qu'il
avait franchi tant de fois, et sous l'arche duquel
coule la Swift, cette rivière à
l'aspect si romantique, on entendit un bruit
sourd ; c'étaient les restes de Wiclef
que l'on venait de jeter dans les eaux, et comme le
dernier anathème fulminé contre le
soi-disant hérétique, la revanche de
Rome contre les coups terribles qu'il lui avait
portés, victoire
éphémère et de courte
durée, car la vérité
était en marche et devait finir par
triompher.
« La Swift, a dit à ce
propos un historien anglais, transporta les cendres
de Wiclef dans l'Avon, de l'Avon dans la Severn, de
la Severn dans les mers intérieures, et de
là dans l'Océan, et c'est ainsi
qu'elles sont l'emblème de sa doctrine qui
est maintenant répandue dans le monde
entier. »
Arrêtons-nous sur cette
prophétie qui s'est réalisée
à la lettre, et saluons encore une fois
cette noble mémoire que l'on s'est
efforcé en vain de souiller et de ternir.
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