Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

PIERRE VALDO

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Dans la seconde moitié du XlIe siècle, vivait à Lyon un riche négociant dont le nom était connu de tous ; il s'appelait Pierre, mais on lui avait donné aussi le surnom de Valdo. On a beaucoup disserté sur l'origine de cette désignation, et émis à ce sujet de nombreuses hypothèses. La plus probable, c'est que le mot Valdo a été tiré de celui de Vaulx, petit village du Dauphiné, qui avait dû être son lieu de naissance, mais ce n'est là qu'une simple supposition sans fondement historique réel.

Nous ne savons rien de son enfance, ni des années de sa jeunesse, et c'est regrettable, car rien ne nous aide à connaître ce qui fait le fond du caractère et de la vie d'un homme comme le récit de ses jeunes années. Tout ce que nous savons de lui, c'est qu'il vint en 1150 s'établir à Lyon ; il était marié alors, avait deux filles et demeurait dans une somptueuse maison ressemblant fort à un palais. Grâce à son infatigable activité et à son habileté commerciale, il avait réussi à amasser une grosse fortune, était devenu un grand propriétaire ; il avait des champs, des vignobles, des prairies, des forêts, des moulins, si bien qu'en le voyant passer dans la rue, on disait tout bas : c'est « le riche bourgeois de Lyon. » On l'a accusé d'avoir acquis tous ces biens par des moyens peu honnêtes, d'avoir été un usurier, mais c'est là une des nombreuses calomnies auxquelles ses adversaires ont eu recours pour essayer de souiller sa mémoire, et s'il a prêté à intérêt, ce qui se faisait rarement à cette époque, il s'est empressé, plus tard, de faire remise à ses débiteurs de ce qu'ils lui devaient encore. Ce qui est certain, c'est qu'à ce moment de sa vie, il vivait dans le bien-être sans rien se refuser, sans songer à se servir de son or pour secourir les pauvres dont il était environné. C'était un jouisseur égoïste, et « son seul souci, comme il le reconnut lui-même plus tard, était d'amasser de l'argent. »

Laissons s'écouler une trentaine d'années. Valdo est toujours à Lyon, mais ce n'est plus le même homme qu'autrefois. Sa grande fortune a disparu, non par suite d'une de ces catastrophes commerciales si fréquentes dans le monde des affaires, mais par l'effet d'un appauvrissement volontaire mûrement réfléchi ; il s'est décidé à faire deux parts de ses biens, en a donné la moitié à sa femme, sans oublier la dot de ses filles qu'il avait mises en pension dans l'abbaye de Fontrevault, près de Saumur, et s'est réservé la seconde moitié à lui-même, dans le but spécial de secourir les pauvres ; mais bientôt, à force de faire des largesses, il s'est trouvé réduit à la gêne, presqu'à l'indigence, et a dû, même une fois, demander à l'un de ses amis quelque chose à manger. Cet homme qui n'avait vécu jusqu'alors que pour lui-même, nous le voyons maintenant parcourir la ville en distribuant de l'argent, et pendant une famine donner aux affamés du pain et de la viande, sans se laisser arrêter par les vifs reproches de sa femme qui attribuait à une crise d'aliénation mentale de pareilles prodigalités.

Que s'était-il passé et comment expliquer ce changement survenu dans ses habitudes ? La clef de l'énigme, la voici : Un jour qu'il se trouvait en compagnie d'un certain nombre de ses amis, l'un d'entre eux était tombé mort à ses pieds, foudroyé par une attaque ; saisi, bouleversé par ce spectacle inattendu, il avait senti des pensées sérieuses s'éveiller en lui ; en songeant à cet abîme de l'éternité dans lequel cette existence avait été précipitée, il avait fait un retour sur lui-même, s'était demandé ce que deviendrait son âme si pareil accident lui arrivait. Troublé par cette pensée et par l'aiguillon de sa conscience, il avait essayé vainement de l'apaiser en donnant quelque argent aux pauvres, en faisant l'aumône autour de lui. Comme il en était là, cherchant une tranquillité d'esprit qui le fuyait toujours plus, un incident assez insignifiant en apparence, mais qui devait avoir pour lui la portée d'un événement considérable, était venu le secouer une seconde fois. Un dimanche (c'était en 1173), il entendit un troubadour chanter sur une des places de la ville un air lent et triste : c'était la complainte de saint Alexis, ce pèlerin du IVe siècle qui, après avoir fait voeu de pauvreté, abandonné sa femme, ses enfants et vendu tous ses biens, avait quitté Rome pour aller en Terre Sainte, était rentré dans sa patrie couvert de sordides haillons, et au moment où il gravissait l'escalier de la maison paternelle était tombé raide mort.
Très impressionné par cette histoire, il fit signe au ménestrel de venir chez lui et le pria instamment de lui chanter une seconde fois sa romance. Il y avait dans cet exemple de renoncement complet aux biens de ce monde quelque chose qui l'attirait, l'hypnotisait en quelque sorte. Qui sait si en entrant lui-même dans cette voie, il ne pourrait pas trouver le calme intérieur et la paix ? Pour savoir à quoi s'en tenir à cet égard, il alla frapper à la porte d'un savant, professeur de théologie, à qui il fit part de ses angoisses, de ses incertitudes, en lui demandant un conseil. Pour toute réponse, ce dernier lui rappela une parole de l'Évangile, celle qui fut adressée par Jésus au jeune homme riche, (Matth. XIX, 21) : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, et le donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. » Cet appel au renoncement fut pour Valdo un coup droit en pleine poitrine. N'avait-elle pas été écrite pour lui cette invitation solennelle à fuir les richesses, honteuse idole qu'il avait si longtemps encensée, à laquelle il avait donné la première place à son foyer ? Oui, c'était bien sa propre condamnation qu'il venait d'entendre.

De retour chez lui, il lut et relut dans son entier le récit auquel cette parole était empruntée et prit l'engagement devant Dieu de faire voeu de pauvreté, de rompre définitivement avec le tyran domestique sous le joug duquel il avait vécu. Une fois sa résolution prise, il s'était senti soulagé et comme délivré d'un pesant fardeau. La joie que lui causait son héroïque détermination éclate dans cet aveu qu'il fit plus tard : « Mon ennemi, mon grand ennemi, c'est l'argent, assez longtemps j'ai été son esclave ! » On retrouve aussi ce même sentiment de satisfaction dans les harangues qu'il prononçait dans les rues de la ville, alors qu'environné d'une foule compacte de pauvres fort surpris de ses royales aumônes et qui le prenaient pour un fou, il leur disait : « Mes amis, je prends ma revanche sur l'ennemi qui m'a courbé sous son joug ; l'argent avait dans mon coeur plus de place que Dieu, et j'ai servi le Créateur avec moins d'affection que la créature. Plusieurs, je le sais, trouveront que j'ai tort de me produire ainsi en public, mais je le fais pour moi-même et pour vous ; pour moi, afin que ceux-là me déclarent insensé qui me verront désormais m'attacher à l'argent ; pour vous, afin que vous appreniez à mettre votre confiance en Dieu et non plus dans les richesses. »

Valdo ne se borna pas, après la visite racontée plus haut, à chercher dans la Bible l'histoire du jeune homme riche, et à la lire plusieurs fois avec une attention émue, il se mit à feuilleter ce livre, qui jusqu'alors avait occupé une bien petite place dans ses pensées, et en l'étudiant, y découvrit des trésors dont il ne soupçonnait pas l'existence. Peu à peu, la lumière jaillit des pages du précieux volume, qui lui apparut de plus en plus comme un divin message, s'imposant à la conscience et au coeur ; du commandement spécial relatif à l'amour des richesses, qui l'avait si vivement frappé, il s'éleva à d'autres préceptes, jusqu'à la loi elle-même ; puis comparant le spectacle donné par les premiers chrétiens avec les scandales d'une Église dont le clergé (c'était le cas particulièrement à Lyon) était profondément corrompu, il se sentit poussé par une puissance irrésistible à répandre autour de lui les lumières nouvelles qui venaient d'illuminer son âme. Aussi, le premier acte de son ministère auprès des pauvres fut-il de leur lire et de leur expliquer la Parole de Dieu. Il se fit auprès d'eux lecteur de la Bible. Chaque jour sa maison se remplissait d'une multitude d'hommes et de femmes, avides de l'entendre, en vue desquels il traduisait oralement ces enseignements divins en les faisant passer du latin dans la langue romane, alors en usage. Mais son ambition était plus haute encore, c'était de faire pénétrer ces rayons de lumière dans chaque maison, à chaque foyer. Pour atteindre ce but, il fallait traduire ces précieuses vérités, non plus seulement de vive voix, mais par écrit dans le langage du peuple, et c'est là le grand travail qu'il entreprit, en se faisant aider par deux jeunes clercs, Bernard Ydros et Étienne d'Anse, dont l'un dictait le texte, tandis que l'autre l'écrivait. Valdo avait formé le projet de traduire la Bible entière ; il ne put y parvenir, mais réussit cependant à achever une traduction de quelques livres de l'Ancien Testament et des Psaumes.

Il est impossible de raconter la vie de Valdo sans parler des disciples qui, toujours plus nombreux, s'étaient groupés autour de lui. On leur a donné différents noms : les pauvres en esprit, les parfaits, les Léonistes, mais la désignation sous laquelle ils sont le plus connus est celle des pauvres de Lyon. Jusqu'à l'année 1177, nous ne trouvons chez eux aucune trace d'organisation quelconque, mais à partir de cette époque, ils se décidèrent à constituer une communauté religieuse, ayant sa vie propre et sa physionomie particulière. Ils portaient un costume spécial ; ils avaient la tête enveloppée d'une longue cape de laine grise sous laquelle ils laissaient pendre leurs cheveux ; leurs pieds étaient chaussés de sandales d'une forme bizarre, imitant celles que l'on portait dans les temps apostoliques, une sorte de sabot qui leur avait fait donner encore un autre sobriquet : celui d'insabbotés. À l'exemple de Valdo et des chrétiens de l'Église primitive, qui dans un magnifique élan de fraternité avaient vendu leurs biens, et ne possédaient rien en propre, ils s'étaient fait une règle absolue de renoncer à toute possession terrestre et de vivre dans la pauvreté ; ils n'avaient ni or, ni argent, ni terres, ni biens d'aucune sorte ; avaient-ils besoins de vêtements, ils entraient dans une boutique et se servaient eux-mêmes sous les yeux du marchand qui, sachant qu'ils n'avaient pas de quoi payer, les laissait choisir ce dont ils avaient besoin ; mais s'ils s'étaient dépouillés de tout, ce n'était pas pour se plonger dans la paresse, pour vivre à la façon des ordres mendiants, des aumônes recueillies ici et là ; ils condamnaient l'oisiveté comme un péché ; en devenant pauvres, ils n'avaient d'autre bu que de s'arracher au joug de ce tyran intérieur qui s'appelle l'amour de l'argent.

Ce qui frappait tout d'abord chez eux, c'était l'esprit de fraternité ; quand ils s'étaient fait tort l'un à l'autre, ils se confessaient mutuellement leur faute afin de rester unis par le lien de la paix ; c'était dans la même pensée de solidarité qu'ils s'en allaient deux à deux visiter leurs frères dispersés et les encourager à tenir ferme ; quand il s'en trouvait un certain nombre dans la même région, ils convoquaient de nuit, dans une maison isolée, une réunion religieuse dont le programme consistait dans une lecture et une explication familière de la Bible en langue vulgaire, le tout suivi d'une collecte ; les enfants n'étaient pas oubliés : on leur donnait une instruction biblique et les jeunes fillettes devaient apprendre les évangiles et les épîtres par coeur. Mais, ils ne se contentaient pas de s'aimer les uns les autres, de s'exhorter mutuellement, ils cherchaient à attirer à eux ceux qui ne partageaient pas leur manière de voir, et déployaient un grand zèle missionnaire. Ils avaient des colporteurs qui, après avoir offert à leurs clients diverses marchandises, leur recommandaient un autre article de grand prix en les priant d'en garder le secret, puis exhibaient ce trésor en leur récitant des chapitres entiers de la Bible emmagasinés dans leur mémoire et encore plus dans leur coeur. Ils eurent aussi, à un moment donné, des évangélistes et prédicateurs, qui parcouraient la contrée en adressant à tous ceux qu'ils rencontraient de pressants appels ; ils entraient dans les maisons où on voulait bien les recevoir, et parlaient en plein air sur les chemins ou sur les places publiques des villages où la foule ne tardait pas à s'amasser. Ils avaient un si grand désir d'éclairer et de convaincre ceux qui étaient étrangers à leur doctrine, qu'aucun obstacle ne pouvait les arrêter.
C'est ainsi que tel d'entre eux n'hésitait pas à franchir chaque nuit, en plein hiver, une rivière à la nage pour aller visiter une personne à qui il espérait faire du bien. Pour former ces évangélistes ambulants, Valdo avait eu l'heureuse idée d'organiser une école de prédication dont les élèves devaient connaître à fond leur Bible, apprendre des livres entiers par coeur, copier de leurs propres mains tout le Nouveau Testament, étudier les écrits des Pères de l'Église et apprendre un certain nombre de leurs maximes. Sitôt leur instruction achevée, ils parcouraient les campagnes en parlant avec tant de chaleur et de conviction des vérités auxquelles ils croyaient que beaucoup de nouvelles recrues venaient grossir leurs rangs. C'est ce que leurs adversaires eux-mêmes étaient obligés de reconnaître : « Ils captivent, disaient-ils, les simples dans leurs discours doux comme le miel et leurs paroles, toujours pleines de grâce, gagnent tous les coeurs. »

Pour bien comprendre ce qu'étaient les pauvres de Lyon, il ne suffit pas de connaître leur organisation, il faut aussi dire quelques mots de leur croyance. Quel était leur programme religieux et en quoi se distinguait-il de celui de l'Église romaine ? Le trait caractéristique de leur credo, c'était le rôle prépondérant qu'ils assignaient à la Bible et la répudiation nette et franche de tout ce qui leur paraissait en contradiction avec cet enseignement. Désireux de faire revivre, en plein moyen-âge, ce christianisme des premiers siècles dont le Nouveau Testament leur offrait le brillant tableau, ils repoussaient comme anti-bibliques les traditions qui étaient venues le ternir : « Qu'avons-nous à faire, disaient-ils, de vos traditions, de vos statuts et coutumes, de vos bulles et décrets quand nous possédons l'enseignement de Christ et des apôtres, le tout même des saintes Écritures ? Toute doctrine, tout usage ou institution religieuse qui n'ont pas pour eux le texte même de la Bible doivent être rejetés. » Une fois ce principe établi, bien des abus étaient condamnés à disparaître ; c'était tout d'abord l'adoration de l'hostie incompatible avec l'institution de la sainte Cène, le culte des saints et des reliques dont ils ne trouvaient aucune trace dans la Parole de Dieu, les cérémonies pompeuses de l'Église et le rôle qu'y jouaient les cierges dont ils disaient avec une fine ironie : « Dieu qui est la lumière même n'a que faire de nos chandelles. » Ils repoussaient aussi avec horreur la distinction arbitraire entre les péchés mortels et les péchés véniels dont la Bible ne dit mot, le Purgatoire dont elle ne parle pas davantage, et le droit exorbitant que s'attribue le prêtre d'absoudre les péchés : « Comment un homme souillé peut-il en nettoyer un autre souillé comme lui ? Autant vaudrait prendre une chandelle éteinte pour en allumer une autre ! »

Ils se faisaient du culte une très haute idée, rejetant tout ce qui risquait de le matérialiser et n'hésitant pas à déclarer qu'à leurs yeux une simple chambre, même une grange est un sanctuaire tout aussi agréable à Dieu que les plus somptueuses cathédrales. Ils insistaient beaucoup sur le devoir de l'obéissance ; peut-être, en renonçant à leurs biens terrestres, quelques-uns d'entre eux s'étaient-ils imaginés faire une oeuvre méritoire, racheter quelques-unes de leurs fautes passées, mais le point de départ de ce sacrifice n'en était pas moins le désir d'obéir à celui qui le leur avait commandé dans sa Parole. Ils donnaient une grande place dans leur enseignement religieux à Jésus-Christ, en qui ils voyaient un maître à écouter, un modèle à imiter, un Sauveur à implorer, comme le montre un ancien document de cette époque où se trouvent les lignes suivantes : « Pour chasser la frayeur de l'enfer, fléchis les genoux, élève ton âme en haut et joins les mains devant le véritable Sauveur, puis avec larmes, repentir et pleurs, avec tristesse, douleurs et cris d'angoisse, crie miséricorde à notre Dieu, en disant : hélas ! Sauveur offensé, bon Jésus, aie pitié de moi, car j'ai péché gravement contre Toi et si Tu ne viens pas à mon aide, je suis perdu ! » Un point important à noter, c'était que leur vie privée était en parfaite harmonie avec la foi qu'ils professaient ; ce qu'ils disaient, ils le faisaient tous les jours, si bien que leurs ennemis eux-mêmes étaient obligés d'avouer avec dépit que leur conduite ne laissait aucune prise à la médisance : « Ce qui les rend dangereux, disait-on, c'est leur singulière apparence de piété, en tant qu'ils vivent devant les hommes justement ; leurs moeurs sont réglées, leur plaisir est de s'entretenir de Dieu, de la nécessité de s'attacher au bien et de fuir le mal, enfin de tout ce qui est louable ; s'ils sont mauvais, c'est en dedans, car à ne regarder qu'à leur conduite extérieure, on dirait des saints, tant les dehors sont irréprochables, »

S'ils sont mauvais, c'est en dedans ! Fit-on jamais d'aucun homme ici-bas un plus bel éloge ? Plaise à Dieu que nous puissions le mériter tous ! Qu'elles sont rares de nos jours les vies tellement irréprochables, que ceux qui en sont les témoins sont obligés de renoncer à les trouver en faute, et réduits à supposer que le mal dont ils cherchent vainement les traces au dehors existe au dedans, dans quelque recoin de leur coeur où il dissimule sa présence !

Le mouvement religieux dont Valdo fut l'initiateur n'était pas resté concentré dans la ville de Lyon ; il s'était propagé dans toute la contrée environnante, mais à mesure qu'il gagnait du terrain, l'horizon devenait plus menaçant. Tant que les pauvres de Lyon s'étaient bornés à former de petits conventicules, à s'exhorter les uns les autres à persévérer dans leur foi, on les avait laissés plus ou moins tranquilles ; certains seigneurs leur offraient parfois abri et protection derrière les murs de leurs châteaux et autorisaient leurs allées et venues dans toute l'étendue de leurs vastes domaines ; on avait même vu des prêtres inviter ces gens de bien, patronnés en haut lieu, à prêcher dans leurs églises. Mais, lorsque les écoles d'évangélistes et de prédicateurs eurent été organisées et que la propagande active commença, Rome en prit ombrage et se mit en travers du chemin. Ce fut au concile de Latran, en 1179, que grondèrent les signes précurseurs de l'orage.

Guichard, archevêque de Lyon, ayant rendu contre Valdo un décret d'expulsion, ce dernier se décida à se rendre à ce Concile dans le but de faire ratifier par le pape son voeu de pauvreté et d'obtenir l'autorisation de prêcher librement l'Évangile ; il caressait l'espoir de voir approuver sa vaillante initiative, mais c'était de sa part, comme il s'en aperçut bien vite, une grande naïveté. Le pontife lui fit bon accueil, l'embrassa, le félicita de son voeu de pauvreté, mais lui signifia en même temps qu'il voyait de mauvais oeil les prédications des pauvres de Lyon et qu'ils devaient y renoncer, sauf dans le cas où les évêques les y inviteraient d'une manière formelle. Or, comme il était bien évident que jamais ces derniers ne lui demanderaient pareille chose, c'était l'interdiction absolue de toute prédication, le coup de mort donné à l'oeuvre missionnaire poursuivie jusqu'alors avec tant de succès. Comment un Concile romain aurait-il pu admettre que des hommes du peuple sans culture littéraire et scientifique s'attribuassent le droit de prêcher en public ? C'était-là, à ses yeux, un scandale intolérable auquel il fallait mettre un terme. Un des adversaires de Valdo, Walter Mops raconte l'impression de mépris que produisit sur cette illustre assemblée l'aspect de ces hommes peu habitués, par leur éducation, à se trouver en pareille compagnie : « Nous vîmes des Vaudois grossiers et illettrés qui tiraient leur nom de leur chef Valdo ; ces gens demandaient instamment qu'on leur confirmât le droit de prêcher ; ils s'en estimaient dignes, en fait ils n'étaient que des sots. »

À peine de retour, Valdo demanda à Bellesmains, archevêque de Lyon, successeur de Guichard, la permission de continuer ses prédications sur l'Évangile. La réponse fut catégorique : « Vous ne prêcherez pas, je vous le défends. » Le motif invoqué était que « la prédication de la parole de Dieu ne convient point à ces gens grossiers et illettrés, » mais comme Valdo n'était pas homme à se laisser museler, il passa outre et continua à prêcher comme auparavant. L'archevêque, voyant qu'il ne tenait aucun compte de ses injonctions, le somma de se taire, sous peine d'excommunication ; Valdo se redressa sous cet affront, refusant d'accepter un jugement arbitraire et abusif et « comme un lion se réveille, dit une chronique du temps, répondit fièrement : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. » « Nul, dit-il à ce propos, ne peut être excommunié pour une bonne oeuvre ; or, s'il est une oeuvre excellente, parfaite, n'est-ce pas celle qui consiste à enseigner la parole de Christ et à représenter la nécessité de croire en Lui pour avoir la vie ? »

À partir de ce jour, la répression devient violente et implacable ; les Pauvres de Lyon sont mis en interdit, déclarés hérétiques parle concile de Vérone en 1183, ainsi que tous ceux qui sous prétexte de piété s'attribuent la faculté de prêcher ; condamnés aussi par la conférence de Narbonne, ils sont traqués comme des bêtes fauves et mis dans l'impossibilité de tenir leurs réunions, grâce à un système d'inquisition savamment organisé. Comme ils persistent, en dépit de tout, à se réunir en cachette, l'archevêque, voulant en finir une bonne fois, se décide à frapper un dernier coup en lançant un décret d'expulsion contre Valdo et ses disciples.

Cet acharnement contre la propagande évangélique n'a rien qui doive nous surprendre, car il est tout à fait dans les traditions de l'Église romaine à toutes les époques de son histoire. Aussi longtemps que les hérétiques condamnés par elle, qu'ils s'appellent Vaudois ou protestants, gardent le silence, ne font rien pour propager leur foi autour d'eux, elle montre à leur égard une certaine tolérance relative, mais sitôt qu'ils font acte de prosélytisme en prenant pour mot d'ordre cette parole de saint Paul : « Malheur à moi si je n'annonce pas l'Évangile, » elle leur déclare une guerre sans merci et les dénonce comme des êtres malfaisants à qui il faut fermer la bouche. N'avons-nous pas vu, de nos jours comme au temps jadis, tel pasteur de nos campagnes traité par la presse cléricale de « sans patrie et de personnage sinistre, » parce qu'en usant de la liberté de réunion qui existe en France, il avait en l'audace de donner des conférences dans des milieux où l'Évangile n'avait pas encore pénétré ?

Lorsque Valdo apprit qu'il était non seulement excommunié, mais encore expulsé du royaume de France, il se demanda s'il devait rester ou s'en aller ailleurs. Bien qu'il fût prêt à affronter la prison, et même le martyre en demeurant à son poste, il pensa qu'il valait mieux quitter Lyon, jugeant avec raison qu'une fois réduit au silence, obligé de se cacher, de fuir de retraite en retraite, pour échapper à ses persécuteurs, il ne pourrait plus remplir efficacement sa mission. Non loin de là se trouvait un territoire formant un état indépendant : le Dauphiné avec son rempart de montagnes, ses hautes vallées, ses retraites inaccessibles. C'est là que Valdo se décida à fixer sa résidence, s'il faut en croire les chroniques du temps, en disant adieu, non sans regret, à cette ville qu'il aimait et où son activité infatigable avait laissé une si profonde empreinte. Mais qu'allaient devenir en son absence les Pauvres de Lyon ? Ils n'hésitèrent pas, du moins pour la plupart, à suivre son exemple, et se dispersèrent pour aller, les uns dans le Dauphiné, la Picardie et la Provence, d'autres en Alsace, en Lorraine et jusqu'en Bohême, où ils formèrent des groupes distincts.
À partir de cette époque, nous pouvons suivre Valdo par la pensée, voyageant sans cesse pour aller visiter et encourager ses compagnons d'exil ; puis il vient un moment où nous perdons sa trace. Que devint-il dès lors, et quelle fut l'histoire de sa vie pendant les années qui suivirent jusqu'à sa mort ? Nous n'en savons rien, ou du moins presque rien ; nous le retrouvons en Picardie, où il fit de nombreux disciples, dans les Pays-Bas, en Allemagne, puis en Bohême, où, d'après certaines données très incertaines, il se serait établi en 1190 et serait mort sept ans après, mais tout cela est trop vague pour que nous puissions rien affirmer de positif à cet égard. Pareil au Lohengrin de la légende, qui surgit un beau jour sans qu'on sache d'où il vient et disparaît soudain d'une manière non moins mystérieuse, nous voyons celui dont nous venons de raconter la vie apparaître un jour à Lyon, sans que nous sachions rien de sa jeunesse, et s'enfoncer dans la nuit de l'histoire après son exil. Mais, si nous devons nous résigner à cette ignorance, ce que nous savons de lui nous donne le droit de supposer (et cette supposition est une certitude morale) que depuis lors, il ne cessa pas un seul instant d'être un fidèle témoin des vérités qu'il avait mises en lumière et de les proclamer jusqu'à son dernier soupir.

Que devons-nous penser de l'oeuvre accomplie par Valdo ? Sans doute, les réformes qu'il a tentées étaient incomplètes à bien des égards et présentaient des lacunes ; on peut lui reprocher dans sa conception du salut des lignes peu arrêtées, un certain vague doctrinal, mais, quoiqu'il en soit, il n'en a pas moins eu le grand mérite d'en appeler en plein douzième siècle à la Bible, de remonter au point de départ du christianisme et d'essayer de le ramener à ses origines.

« C'est nous, disait-il, qui formons la véritable Église de Jésus-Christ, nous qui voulons obéir au Seigneur, en suivant les paroles même de l'Évangile et l'exemple des apôtres. » Le caractère biblique de l'oeuvre de Valdo est ce qui en fait la grandeur. À la loi et au témoignage, » tel est le cri qu'il a poussé à l'exemple des anciens prophètes d'Israël et si sa voix n'a guère trouvé d'écho dans les masses, c'est que les temps n'étaient pas encore mûrs.

Mais Valdo a fait plus encore ; c'est à lui que se rattache l'origine de cette communauté religieuse des Vaudois du Piémont, qui, après avoir fait acte d'adhésion en 1530 au principe de la Réformation posé par Luther, s'est immortalisée au siècle suivant, en résistant victorieusement aux armées de Louis XIV et du duc de Savoie coalisés. Y a-t-il dans l'histoire quelque chose de plus beau que cette traversée des Alpes en plein hiver, l'arrivée à Genève sous la conduite d'Arnaud et de Janavel, de ces quatre mille fugitifs chassés de leur patrie ; et trois ans plus tard cette glorieuse rentrée, qu'on pourrait appeler une héroïque folie couronnée de succès ? Or, ce peuple de montagnards pieux et intrépides qui accomplirent de si grands exploits, n'aurait jamais vu le jour si Valdo et les Pauvres de Lyon n'avaient pas répandu cinq siècles auparavant des semences de vérité dans les âmes.
On a nié longtemps cette filiation ; plusieurs des historiens qui ont raconté l'histoire des Vaudois leur ont attribué une origine beaucoup plus ancienne ; issus des débris des persécutions païennes, vers le IVe siècle, ils seraient demeurés invariablement fidèles à l'Évangile des premiers jours, en formant à travers les siècles une chaîne non interrompue de témoins de la vérité qui aurait été comme un trait d'union entre le Christianisme apostolique et la Réforme, et à l'appui de cette opinion, on a fait dériver le mot Vaudois de celui de Vallée, ce qui au premier abord semble assez naturel ; mais, il faut renoncer à attribuer à cette communauté religieuse une si haute antiquité, car c'est là une erreur historique, qu'il faut écarter résolument, une légende qui ne repose sur aucun fait positif, concluant, et que les recherches les plus récentes contredisent. Non, les Vaudois du Piémont n'ont pas une si ancienne origine ; ils tirent leur nom tout simplement de celui de Valdo. Sans doute, il y avait eu, en Italie, des essais de Réforme antérieurs ; il y avait là, depuis deux siècles environ, un foyer de résistance à l'Église romaine, provenant d'une secte appelée Cathares et des disciples de deux hommes qui avaient lutté contre le pouvoir papal : Pierre de Bruys, mort sur un bûcher en 1124, et Henri de Lausanne, condamné par un Concile et jeté en prison pour le même motif de conscience ; mais quoiqu'il en soit, ce ne furent pas moins les disciples de Pierre Valdo qui en pénétrant dans les vallées du Piémont s'y organisèrent et y fondèrent cette communauté si célèbre dans l'histoire. À quelle époque allèrent-ils s'y établir ? De quelle manière s'accomplit ce voyage, et dans quelles conditions ? Nous n'en savons rien, car les faits concernant cette époque lointaine sont restés très obscurs. Mais encore une fois, si le trait d'union historique entre Valdo et les habitants des Vallées nous manque encore, cette filiation n'en est pas moins certaine. Aussi pouvons-nous, malgré les obscurités de l'histoire, saluer en Valdo un précurseur, non seulement de la Réforme, mais aussi de ces églises Vaudoises, qui, en continuant les traditions de leur glorieux passé, sont à l'heure qu'il est une des forces vives du protestantisme évangélique, en Italie, une de celles qui lui font le plus d'honneur et dont il a le droit d'être le plus fier.

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