Dans la seconde moitié du XlIe
siècle, vivait à Lyon un riche
négociant dont le nom était connu de
tous ; il s'appelait Pierre, mais on lui avait
donné aussi le surnom de Valdo. On a
beaucoup disserté sur l'origine de cette
désignation, et émis à ce
sujet de nombreuses hypothèses. La plus
probable, c'est que le mot Valdo a
été tiré de celui de Vaulx,
petit village du Dauphiné, qui avait
dû être son lieu de naissance, mais ce
n'est là qu'une simple supposition sans
fondement historique réel.
Nous ne savons rien de son enfance, ni
des années de sa jeunesse, et c'est
regrettable, car rien ne nous aide à
connaître ce qui fait le fond du
caractère et de la vie d'un homme comme le
récit de ses jeunes années. Tout ce
que nous savons de lui, c'est qu'il vint en 1150
s'établir à Lyon ; il
était marié alors, avait deux filles
et demeurait dans une somptueuse maison ressemblant
fort à un palais. Grâce à son
infatigable activité et à son
habileté commerciale, il avait réussi
à amasser une grosse fortune, était
devenu un grand propriétaire ; il avait
des champs, des vignobles, des prairies, des
forêts, des moulins, si
bien qu'en le voyant passer dans la rue, on disait
tout bas : c'est « le riche
bourgeois de Lyon. » On l'a accusé
d'avoir acquis tous ces biens par des moyens peu
honnêtes, d'avoir été un
usurier, mais c'est là une des nombreuses
calomnies auxquelles ses adversaires ont eu recours
pour essayer de souiller sa mémoire, et s'il
a prêté à intérêt,
ce qui se faisait rarement à cette
époque, il s'est empressé, plus tard,
de faire remise à ses débiteurs de ce
qu'ils lui devaient encore. Ce qui est certain,
c'est qu'à ce moment de sa vie, il vivait
dans le bien-être sans rien se refuser, sans
songer à se servir de son or pour secourir
les pauvres dont il était environné.
C'était un jouisseur égoïste, et
« son seul souci, comme il le reconnut
lui-même plus tard, était d'amasser de
l'argent. »
Laissons s'écouler une trentaine
d'années. Valdo est toujours à Lyon,
mais ce n'est plus le même homme
qu'autrefois. Sa grande fortune a disparu, non par
suite d'une de ces catastrophes commerciales si
fréquentes dans le monde des affaires, mais
par l'effet d'un appauvrissement volontaire
mûrement réfléchi ; il
s'est décidé à faire deux
parts de ses biens, en a donné la
moitié à sa femme, sans oublier la
dot de ses filles qu'il avait mises en pension dans
l'abbaye de Fontrevault, près de Saumur, et
s'est réservé la seconde
moitié à lui-même, dans le but
spécial de secourir les pauvres ; mais
bientôt, à force de
faire des largesses, il s'est trouvé
réduit à la gêne,
presqu'à l'indigence, et a dû,
même une fois, demander à l'un de ses
amis quelque chose à manger. Cet homme qui
n'avait vécu jusqu'alors que pour
lui-même, nous le voyons maintenant parcourir
la ville en distribuant de l'argent, et pendant une
famine donner aux affamés du pain et de la
viande, sans se laisser arrêter par les vifs
reproches de sa femme qui attribuait à une
crise d'aliénation mentale de pareilles
prodigalités.
Que s'était-il passé et
comment expliquer ce changement survenu dans ses
habitudes ? La clef de l'énigme, la
voici : Un jour qu'il se trouvait en compagnie
d'un certain nombre de ses amis, l'un d'entre eux
était tombé mort à ses pieds,
foudroyé par une attaque ; saisi,
bouleversé par ce spectacle inattendu, il
avait senti des pensées sérieuses
s'éveiller en lui ; en songeant
à cet abîme de
l'éternité dans lequel cette
existence avait été
précipitée, il avait fait un retour
sur lui-même, s'était demandé
ce que deviendrait son âme si pareil accident
lui arrivait. Troublé par cette
pensée et par l'aiguillon de sa conscience,
il avait essayé vainement de l'apaiser en
donnant quelque argent aux pauvres, en faisant
l'aumône autour de lui. Comme il en
était là, cherchant une
tranquillité d'esprit qui le fuyait toujours
plus, un incident assez insignifiant en apparence,
mais qui devait avoir pour lui la portée
d'un événement considérable, était
venu le secouer une seconde fois. Un dimanche
(c'était en 1173), il entendit un troubadour
chanter sur une des places de la ville un air lent
et triste : c'était la complainte de
saint Alexis, ce pèlerin du IVe
siècle qui, après avoir fait voeu de
pauvreté, abandonné sa femme, ses
enfants et vendu tous ses biens, avait
quitté Rome pour aller en Terre Sainte,
était rentré dans sa patrie couvert
de sordides haillons, et au moment où il
gravissait l'escalier de la maison paternelle
était tombé raide mort.
Très impressionné par
cette histoire, il fit signe au ménestrel de
venir chez lui et le pria instamment de lui chanter
une seconde fois sa romance. Il y avait dans cet
exemple de renoncement complet aux biens de ce
monde quelque chose qui l'attirait, l'hypnotisait
en quelque sorte. Qui sait si en entrant
lui-même dans cette voie, il ne pourrait pas
trouver le calme intérieur et la paix ?
Pour savoir à quoi s'en tenir à cet
égard, il alla frapper à la porte
d'un savant, professeur de théologie,
à qui il fit part de ses angoisses, de ses
incertitudes, en lui demandant un conseil. Pour
toute réponse, ce dernier lui rappela une
parole de l'Évangile, celle qui fut
adressée par Jésus au jeune homme
riche, (Matth. XIX, 21) : « Si tu
veux être parfait, va, vends ce que tu as, et
le donne aux pauvres, et tu auras un trésor
dans le ciel. » Cet appel au renoncement
fut pour Valdo un coup droit en pleine poitrine.
N'avait-elle pas été écrite pour lui cette
invitation solennelle à fuir les richesses,
honteuse idole qu'il avait si longtemps
encensée, à laquelle il avait
donné la première place à son
foyer ? Oui, c'était bien sa propre
condamnation qu'il venait d'entendre.
De retour chez lui, il lut et relut dans
son entier le récit auquel cette parole
était empruntée et prit l'engagement
devant Dieu de faire voeu de pauvreté, de
rompre définitivement avec le tyran
domestique sous le joug duquel il avait
vécu. Une fois sa résolution prise,
il s'était senti soulagé et comme
délivré d'un pesant fardeau. La joie
que lui causait son héroïque
détermination éclate dans cet aveu
qu'il fit plus tard : « Mon ennemi,
mon grand ennemi, c'est l'argent, assez longtemps
j'ai été son
esclave ! » On retrouve aussi ce
même sentiment de satisfaction dans les
harangues qu'il prononçait dans les rues de
la ville, alors qu'environné d'une foule
compacte de pauvres fort surpris de ses royales
aumônes et qui le prenaient pour un fou, il
leur disait : « Mes amis, je prends
ma revanche sur l'ennemi qui m'a courbé sous
son joug ; l'argent avait dans mon coeur plus
de place que Dieu, et j'ai servi le Créateur
avec moins d'affection que la créature.
Plusieurs, je le sais, trouveront que j'ai tort de
me produire ainsi en public, mais je le fais pour
moi-même et pour vous ; pour moi, afin
que ceux-là me déclarent
insensé qui me verront désormais
m'attacher à l'argent ; pour vous, afin que
vous appreniez à
mettre votre confiance en Dieu et non plus dans les
richesses. »
Valdo ne se borna pas, après la
visite racontée plus haut, à chercher
dans la Bible l'histoire du jeune homme riche, et
à la lire plusieurs fois avec une attention
émue, il se mit à feuilleter ce
livre, qui jusqu'alors avait occupé une bien
petite place dans ses pensées, et en
l'étudiant, y découvrit des
trésors dont il ne soupçonnait pas
l'existence. Peu à peu, la lumière
jaillit des pages du précieux volume, qui
lui apparut de plus en plus comme un divin message,
s'imposant à la conscience et au
coeur ; du commandement spécial relatif
à l'amour des richesses, qui l'avait si
vivement frappé, il s'éleva à
d'autres préceptes, jusqu'à la loi
elle-même ; puis comparant le spectacle
donné par les premiers chrétiens avec
les scandales d'une Église dont le
clergé (c'était le cas
particulièrement à Lyon) était
profondément corrompu, il se sentit
poussé par une puissance irrésistible
à répandre autour de lui les
lumières nouvelles qui venaient d'illuminer
son âme. Aussi, le premier acte de son
ministère auprès des pauvres fut-il
de leur lire et de leur expliquer la Parole de
Dieu. Il se fit auprès d'eux lecteur de la
Bible. Chaque jour sa maison se remplissait d'une
multitude d'hommes et de femmes, avides de
l'entendre, en vue desquels il traduisait oralement
ces enseignements divins en les faisant passer du
latin dans la langue romane, alors en usage. Mais
son ambition
était plus haute encore, c'était de
faire pénétrer ces rayons de
lumière dans chaque maison, à chaque
foyer. Pour atteindre ce but, il fallait traduire
ces précieuses vérités, non
plus seulement de vive voix, mais par écrit
dans le langage du peuple, et c'est là le
grand travail qu'il entreprit, en se faisant aider
par deux jeunes clercs, Bernard Ydros et
Étienne d'Anse, dont l'un dictait le texte,
tandis que l'autre l'écrivait. Valdo avait
formé le projet de traduire la Bible
entière ; il ne put y parvenir, mais
réussit cependant à achever une
traduction de quelques livres de l'Ancien Testament
et des Psaumes.
Il est impossible de raconter la vie de
Valdo sans parler des disciples qui, toujours plus
nombreux, s'étaient groupés autour de
lui. On leur a donné différents
noms : les pauvres en esprit, les parfaits,
les Léonistes, mais la désignation
sous laquelle ils sont le plus connus est celle des
pauvres de Lyon. Jusqu'à l'année
1177, nous ne trouvons chez eux aucune trace
d'organisation quelconque, mais à partir de
cette époque, ils se
décidèrent à constituer une
communauté religieuse, ayant sa vie propre
et sa physionomie particulière. Ils
portaient un costume spécial ; ils
avaient la tête enveloppée d'une
longue cape de laine grise sous laquelle ils
laissaient pendre leurs cheveux ; leurs pieds
étaient chaussés de sandales d'une
forme bizarre, imitant celles que l'on portait dans
les temps apostoliques,
une
sorte de sabot qui leur avait fait donner encore un
autre sobriquet : celui d'insabbotés.
À l'exemple de Valdo et des chrétiens
de l'Église primitive, qui dans un
magnifique élan de fraternité avaient
vendu leurs biens, et ne possédaient rien en
propre, ils s'étaient fait une règle
absolue de renoncer à toute possession
terrestre et de vivre dans la
pauvreté ; ils n'avaient ni or, ni
argent, ni terres, ni biens d'aucune sorte ;
avaient-ils besoins de vêtements, ils
entraient dans une boutique et se servaient
eux-mêmes sous les yeux du marchand qui,
sachant qu'ils n'avaient pas de quoi payer, les
laissait choisir ce dont ils avaient besoin ;
mais s'ils s'étaient
dépouillés de tout, ce n'était
pas pour se plonger dans la paresse, pour vivre
à la façon des ordres mendiants, des
aumônes recueillies ici et là ;
ils condamnaient l'oisiveté comme un
péché ; en devenant pauvres, ils
n'avaient d'autre bu que de s'arracher au joug de
ce tyran intérieur qui s'appelle l'amour de
l'argent.
Ce qui frappait tout d'abord chez eux,
c'était l'esprit de fraternité ;
quand ils s'étaient fait tort l'un à
l'autre, ils se confessaient mutuellement leur
faute afin de rester unis par le lien de la
paix ; c'était dans la même
pensée de solidarité qu'ils s'en
allaient deux à deux visiter leurs
frères dispersés et les encourager
à tenir ferme ; quand il s'en trouvait
un certain nombre dans la même région,
ils convoquaient de nuit, dans
une maison isolée, une réunion
religieuse dont le programme consistait dans une
lecture et une explication familière de la
Bible en langue vulgaire, le tout suivi d'une
collecte ; les enfants n'étaient pas
oubliés : on leur donnait une
instruction biblique et les jeunes fillettes
devaient apprendre les évangiles et les
épîtres par coeur. Mais, ils ne se
contentaient pas de s'aimer les uns les autres, de
s'exhorter mutuellement, ils cherchaient à
attirer à eux ceux qui ne partageaient pas
leur manière de voir, et déployaient
un grand zèle missionnaire. Ils avaient des
colporteurs qui, après avoir offert à
leurs clients diverses marchandises, leur
recommandaient un autre article de grand prix en
les priant d'en garder le secret, puis exhibaient
ce trésor en leur récitant des
chapitres entiers de la Bible emmagasinés
dans leur mémoire et encore plus dans leur
coeur. Ils eurent aussi, à un moment
donné, des évangélistes et
prédicateurs, qui parcouraient la
contrée en adressant à tous ceux
qu'ils rencontraient de pressants appels ; ils
entraient dans les maisons où on voulait
bien les recevoir, et parlaient en plein air sur
les chemins ou sur les places publiques des
villages où la foule ne tardait pas à
s'amasser. Ils avaient un si grand désir
d'éclairer et de convaincre ceux qui
étaient étrangers à leur
doctrine, qu'aucun obstacle ne pouvait les
arrêter.
C'est ainsi que tel d'entre eux
n'hésitait pas à franchir chaque
nuit, en plein hiver, une
rivière à la nage pour aller visiter
une personne à qui il espérait faire
du bien. Pour former ces évangélistes
ambulants, Valdo avait eu l'heureuse idée
d'organiser une école de prédication
dont les élèves devaient
connaître à fond leur Bible, apprendre
des livres entiers par coeur, copier de leurs
propres mains tout le Nouveau Testament,
étudier les écrits des Pères
de l'Église et apprendre un certain nombre
de leurs maximes. Sitôt leur instruction
achevée, ils parcouraient les campagnes en
parlant avec tant de chaleur et de conviction des
vérités auxquelles ils croyaient que
beaucoup de nouvelles recrues venaient grossir
leurs rangs. C'est ce que leurs adversaires
eux-mêmes étaient obligés de
reconnaître : « Ils captivent,
disaient-ils, les simples dans leurs discours doux
comme le miel et leurs paroles, toujours pleines de
grâce, gagnent tous les
coeurs. »
Pour bien comprendre ce
qu'étaient les pauvres de Lyon, il ne suffit
pas de connaître leur organisation, il faut
aussi dire quelques mots de leur croyance. Quel
était leur programme religieux et en quoi se
distinguait-il de celui de l'Église
romaine ? Le trait caractéristique de
leur credo, c'était le rôle
prépondérant qu'ils assignaient
à la Bible et la répudiation nette et
franche de tout ce qui leur paraissait en
contradiction avec cet enseignement.
Désireux de faire revivre, en plein
moyen-âge, ce christianisme des premiers
siècles dont le Nouveau Testament leur offrait le
brillant
tableau,
ils repoussaient comme anti-bibliques les
traditions qui étaient venues le
ternir : « Qu'avons-nous à
faire, disaient-ils, de vos traditions, de vos
statuts et coutumes, de vos bulles et
décrets quand nous possédons
l'enseignement de Christ et des apôtres, le
tout même des saintes Écritures ?
Toute doctrine, tout usage ou institution
religieuse qui n'ont pas pour eux le texte
même de la Bible doivent être
rejetés. » Une fois ce principe
établi, bien des abus étaient
condamnés à disparaître ;
c'était tout d'abord l'adoration de l'hostie
incompatible avec l'institution de la sainte
Cène, le culte des saints et des reliques
dont ils ne trouvaient aucune trace dans la Parole
de Dieu, les cérémonies pompeuses de
l'Église et le rôle qu'y jouaient les
cierges dont ils disaient avec une fine
ironie : « Dieu qui est la
lumière même n'a que faire de nos
chandelles. » Ils repoussaient aussi avec
horreur la distinction arbitraire entre les
péchés mortels et les
péchés véniels dont la Bible
ne dit mot, le Purgatoire dont elle ne parle pas
davantage, et le droit exorbitant que s'attribue le
prêtre d'absoudre les
péchés : « Comment un
homme souillé peut-il en nettoyer un autre
souillé comme lui ? Autant vaudrait
prendre une chandelle éteinte pour en
allumer une autre ! »
Ils se faisaient du culte une
très haute idée, rejetant tout ce qui
risquait de le matérialiser et n'hésitant pas à
déclarer qu'à leurs yeux une simple
chambre, même une grange est un sanctuaire
tout aussi agréable à Dieu que les
plus somptueuses cathédrales. Ils
insistaient beaucoup sur le devoir de
l'obéissance ; peut-être, en
renonçant à leurs biens terrestres,
quelques-uns d'entre eux s'étaient-ils
imaginés faire une oeuvre méritoire,
racheter quelques-unes de leurs fautes
passées, mais le point de départ de
ce sacrifice n'en était pas moins le
désir d'obéir à celui qui le
leur avait commandé dans sa Parole. Ils
donnaient une grande place dans leur enseignement
religieux à Jésus-Christ, en qui ils
voyaient un maître à écouter,
un modèle à imiter, un Sauveur
à implorer, comme le montre un ancien
document de cette époque où se
trouvent les lignes suivantes :
« Pour chasser la frayeur de l'enfer,
fléchis les genoux, élève ton
âme en haut et joins les mains devant le
véritable Sauveur, puis avec larmes,
repentir et pleurs, avec tristesse, douleurs et
cris d'angoisse, crie miséricorde à
notre Dieu, en disant : hélas ! Sauveur
offensé, bon Jésus, aie pitié
de moi, car j'ai péché gravement
contre Toi et si Tu ne viens pas à mon aide,
je suis perdu ! » Un point important
à noter, c'était que leur vie
privée était en parfaite harmonie
avec la foi qu'ils professaient ; ce qu'ils
disaient, ils le faisaient tous les jours, si bien
que leurs ennemis eux-mêmes étaient
obligés d'avouer avec dépit que leur
conduite ne laissait aucune prise
à la médisance : « Ce
qui les rend dangereux, disait-on, c'est leur
singulière apparence de piété,
en tant qu'ils vivent devant les hommes
justement ; leurs moeurs sont
réglées, leur plaisir est de
s'entretenir de Dieu, de la nécessité
de s'attacher au bien et de fuir le mal, enfin de
tout ce qui est louable ; s'ils sont mauvais,
c'est en dedans, car à ne regarder
qu'à leur conduite extérieure, on
dirait des saints, tant les dehors sont
irréprochables, »
S'ils sont mauvais, c'est en
dedans ! Fit-on jamais d'aucun homme ici-bas
un plus bel éloge ? Plaise à
Dieu que nous puissions le mériter
tous ! Qu'elles sont rares de nos jours les
vies tellement irréprochables, que ceux qui
en sont les témoins sont obligés de
renoncer à les trouver en faute, et
réduits à supposer que le mal dont
ils cherchent vainement les traces au dehors existe
au dedans, dans quelque recoin de leur coeur
où il dissimule sa
présence !
Le mouvement religieux dont Valdo fut
l'initiateur n'était pas resté
concentré dans la ville de Lyon ; il
s'était propagé dans toute la
contrée environnante, mais à mesure
qu'il gagnait du terrain, l'horizon devenait plus
menaçant. Tant que les pauvres de Lyon
s'étaient bornés à former de
petits conventicules, à s'exhorter les uns
les autres à persévérer dans
leur foi, on les avait laissés plus ou moins
tranquilles ; certains seigneurs leur
offraient parfois abri et
protection derrière les murs de leurs
châteaux et autorisaient leurs allées
et venues dans toute l'étendue de leurs
vastes domaines ; on avait même vu des
prêtres inviter ces gens de bien,
patronnés en haut lieu, à
prêcher dans leurs églises. Mais,
lorsque les écoles
d'évangélistes et de
prédicateurs eurent été
organisées et que la propagande active
commença, Rome en prit ombrage et se mit en
travers du chemin. Ce fut au concile de Latran, en
1179, que grondèrent les signes
précurseurs de l'orage.
Guichard, archevêque de Lyon,
ayant rendu contre Valdo un décret
d'expulsion, ce dernier se décida à
se rendre à ce Concile dans le but de faire
ratifier par le pape son voeu de pauvreté et
d'obtenir l'autorisation de prêcher librement
l'Évangile ; il caressait l'espoir de
voir approuver sa vaillante initiative, mais
c'était de sa part, comme il s'en
aperçut bien vite, une grande
naïveté. Le pontife lui fit bon
accueil, l'embrassa, le félicita de son voeu
de pauvreté, mais lui signifia en même
temps qu'il voyait de mauvais oeil les
prédications des pauvres de Lyon et qu'ils
devaient y renoncer, sauf dans le cas où les
évêques les y inviteraient d'une
manière formelle. Or, comme il était
bien évident que jamais ces derniers ne lui
demanderaient pareille chose, c'était
l'interdiction absolue de toute prédication,
le coup de mort donné à l'oeuvre
missionnaire poursuivie jusqu'alors avec tant de
succès. Comment un Concile romain aurait-il
pu admettre que des hommes du peuple sans culture
littéraire et scientifique s'attribuassent
le droit de prêcher en public ?
C'était-là, à ses yeux, un
scandale intolérable auquel il fallait
mettre un terme. Un des adversaires de Valdo,
Walter Mops raconte l'impression de mépris
que produisit sur cette illustre assemblée
l'aspect de ces hommes peu habitués, par
leur éducation, à se trouver en
pareille compagnie : « Nous
vîmes des Vaudois grossiers et
illettrés qui tiraient leur nom de leur chef
Valdo ; ces gens demandaient instamment qu'on
leur confirmât le droit de
prêcher ; ils s'en estimaient dignes, en
fait ils n'étaient que des
sots. »
À peine de retour, Valdo demanda
à Bellesmains, archevêque de Lyon,
successeur de Guichard, la permission de continuer
ses prédications sur l'Évangile. La
réponse fut catégorique :
« Vous ne prêcherez pas, je vous le
défends. » Le motif invoqué
était que « la prédication
de la parole de Dieu ne convient point à ces
gens grossiers et illettrés, »
mais comme Valdo n'était pas homme à
se laisser museler, il passa outre et continua
à prêcher comme auparavant.
L'archevêque, voyant qu'il ne tenait aucun
compte de ses injonctions, le somma de se taire,
sous peine d'excommunication ; Valdo se
redressa sous cet affront, refusant d'accepter un jugement
arbitraire et
abusif et
« comme un lion se réveille, dit
une chronique du temps, répondit
fièrement : « Il faut
obéir à Dieu plutôt qu'aux
hommes. » « Nul, dit-il
à ce propos, ne peut être
excommunié pour une bonne oeuvre ; or,
s'il est une oeuvre excellente, parfaite, n'est-ce
pas celle qui consiste à enseigner la parole
de Christ et à représenter la
nécessité de croire en Lui pour avoir
la vie ? »
À partir de ce jour, la
répression devient violente et
implacable ; les Pauvres de Lyon sont mis en
interdit, déclarés
hérétiques parle concile de
Vérone en 1183, ainsi que tous ceux qui sous
prétexte de piété s'attribuent
la faculté de prêcher ;
condamnés aussi par la conférence de
Narbonne, ils sont traqués comme des
bêtes fauves et mis dans
l'impossibilité de tenir leurs
réunions, grâce à un
système d'inquisition savamment
organisé. Comme ils persistent, en
dépit de tout, à se réunir en
cachette, l'archevêque, voulant en finir une
bonne fois, se décide à frapper un
dernier coup en lançant un décret
d'expulsion contre Valdo et ses disciples.
Cet acharnement contre la propagande
évangélique n'a rien qui doive nous
surprendre, car il est tout à fait dans les
traditions de l'Église romaine à
toutes les époques de son histoire. Aussi
longtemps que les hérétiques
condamnés par elle, qu'ils s'appellent
Vaudois ou protestants, gardent le silence, ne font
rien pour propager leur
foi
autour d'eux, elle montre à leur
égard une certaine tolérance
relative, mais sitôt qu'ils font acte de
prosélytisme en prenant pour mot d'ordre
cette parole de saint Paul :
« Malheur à moi si je n'annonce
pas l'Évangile, » elle leur
déclare une guerre sans merci et les
dénonce comme des êtres malfaisants
à qui il faut fermer la bouche. N'avons-nous
pas vu, de nos jours comme au temps jadis, tel
pasteur de nos campagnes traité par la
presse cléricale de « sans patrie
et de personnage sinistre, » parce qu'en
usant de la liberté de réunion qui
existe en France, il avait en l'audace de donner
des conférences dans des milieux où
l'Évangile n'avait pas encore
pénétré ?
Lorsque Valdo apprit qu'il était
non seulement excommunié, mais encore
expulsé du royaume de France, il se demanda
s'il devait rester ou s'en aller ailleurs. Bien
qu'il fût prêt à affronter la
prison, et même le martyre en demeurant
à son poste, il pensa qu'il valait mieux
quitter Lyon, jugeant avec raison qu'une fois
réduit au silence, obligé de se
cacher, de fuir de retraite en retraite, pour
échapper à ses persécuteurs,
il ne pourrait plus remplir efficacement sa
mission. Non loin de là se trouvait un
territoire formant un état
indépendant : le Dauphiné avec
son rempart de montagnes, ses hautes
vallées, ses retraites inaccessibles. C'est
là que Valdo se décida à fixer
sa résidence, s'il faut en croire les
chroniques du temps, en disant
adieu, non sans regret, à cette ville qu'il
aimait et où son activité infatigable
avait laissé une si profonde empreinte. Mais
qu'allaient devenir en son absence les Pauvres de
Lyon ? Ils n'hésitèrent pas, du
moins pour la plupart, à suivre son exemple,
et se dispersèrent pour aller, les uns dans
le Dauphiné, la Picardie et la Provence,
d'autres en Alsace, en Lorraine et jusqu'en
Bohême, où ils formèrent des
groupes distincts.
À partir de cette époque,
nous pouvons suivre Valdo par la pensée,
voyageant sans cesse pour aller visiter et
encourager ses compagnons d'exil ; puis il
vient un moment où nous perdons sa trace.
Que devint-il dès lors, et quelle fut
l'histoire de sa vie pendant les années qui
suivirent jusqu'à sa mort ? Nous n'en
savons rien, ou du moins presque rien ; nous
le retrouvons en Picardie, où il fit de
nombreux disciples, dans les Pays-Bas, en
Allemagne, puis en Bohême, où,
d'après certaines données très
incertaines, il se serait établi en 1190 et
serait mort sept ans après, mais tout cela
est trop vague pour que nous puissions rien
affirmer de positif à cet égard.
Pareil au Lohengrin de la légende, qui
surgit un beau jour sans qu'on sache d'où il
vient et disparaît soudain d'une
manière non moins mystérieuse, nous
voyons celui dont nous venons de raconter la vie
apparaître un jour à Lyon, sans que
nous sachions rien de sa jeunesse, et s'enfoncer
dans la nuit de l'histoire
après son exil. Mais, si nous devons nous
résigner à cette ignorance, ce que
nous savons de lui nous donne le droit de supposer
(et cette supposition est une certitude morale) que
depuis lors, il ne cessa pas un seul instant
d'être un fidèle témoin des
vérités qu'il avait mises en
lumière et de les proclamer jusqu'à
son dernier soupir.
Que devons-nous penser de l'oeuvre
accomplie par Valdo ? Sans doute, les
réformes qu'il a tentées
étaient incomplètes à bien des
égards et présentaient des
lacunes ; on peut lui reprocher dans sa
conception du salut des lignes peu
arrêtées, un certain vague doctrinal,
mais, quoiqu'il en soit, il n'en a pas moins eu le
grand mérite d'en appeler en plein
douzième siècle à la Bible, de
remonter au point de départ du christianisme
et d'essayer de le ramener à ses
origines.
« C'est nous, disait-il, qui
formons la véritable Église de
Jésus-Christ, nous qui voulons obéir
au Seigneur, en suivant les paroles même de
l'Évangile et l'exemple des
apôtres. » Le caractère
biblique de l'oeuvre de Valdo est ce qui en fait la
grandeur. À la loi et au
témoignage, » tel est le cri qu'il
a poussé à l'exemple des anciens
prophètes d'Israël et si sa voix n'a
guère trouvé d'écho dans les
masses, c'est que les temps n'étaient pas
encore mûrs.
Mais Valdo a fait plus encore ;
c'est à lui que se rattache l'origine de
cette communauté religieuse des Vaudois du Piémont,
qui, après avoir fait acte d'adhésion
en 1530 au principe de la Réformation
posé par Luther, s'est immortalisée
au siècle suivant, en résistant
victorieusement aux armées de Louis XIV et
du duc de Savoie coalisés. Y a-t-il dans
l'histoire quelque chose de plus beau que cette
traversée des Alpes en plein hiver,
l'arrivée à Genève sous la
conduite d'Arnaud et de Janavel, de ces quatre
mille fugitifs chassés de leur patrie ;
et trois ans plus tard cette glorieuse
rentrée, qu'on pourrait appeler une
héroïque folie couronnée de
succès ? Or, ce peuple de montagnards
pieux et intrépides qui accomplirent de si
grands exploits, n'aurait jamais vu le jour si
Valdo et les Pauvres de Lyon n'avaient pas
répandu cinq siècles auparavant des
semences de vérité dans les
âmes.
On a nié longtemps cette
filiation ; plusieurs des historiens qui ont
raconté l'histoire des Vaudois leur ont
attribué une origine beaucoup plus
ancienne ; issus des débris des
persécutions païennes, vers le IVe
siècle, ils seraient demeurés
invariablement fidèles à
l'Évangile des premiers jours, en formant
à travers les siècles une
chaîne non interrompue de témoins de
la vérité qui aurait
été comme un trait d'union entre le
Christianisme apostolique et la Réforme, et
à l'appui de cette opinion, on a fait
dériver le mot Vaudois de celui de
Vallée, ce qui au premier abord semble assez
naturel ; mais, il faut renoncer à
attribuer à cette communauté religieuse une
si haute antiquité, car c'est là une
erreur historique, qu'il faut écarter
résolument, une légende qui ne repose
sur aucun fait positif, concluant, et que les
recherches les plus récentes contredisent.
Non, les Vaudois du Piémont n'ont pas une si
ancienne origine ; ils tirent leur nom tout
simplement de celui de Valdo. Sans doute, il y
avait eu, en Italie, des essais de Réforme
antérieurs ; il y avait là,
depuis deux siècles environ, un foyer de
résistance à l'Église romaine,
provenant d'une secte appelée Cathares et
des disciples de deux hommes qui avaient
lutté contre le pouvoir papal : Pierre
de Bruys, mort sur un bûcher en 1124, et
Henri de Lausanne, condamné par un Concile
et jeté en prison pour le même motif
de conscience ; mais quoiqu'il en soit, ce ne
furent pas moins les disciples de Pierre Valdo qui
en pénétrant dans les vallées
du Piémont s'y organisèrent et y
fondèrent cette communauté si
célèbre dans l'histoire. À
quelle époque allèrent-ils s'y
établir ? De quelle manière
s'accomplit ce voyage, et dans quelles
conditions ? Nous n'en savons rien, car les
faits concernant cette époque lointaine sont
restés très obscurs. Mais encore une
fois, si le trait d'union historique entre Valdo et
les habitants des Vallées nous manque
encore, cette filiation n'en est pas moins
certaine. Aussi pouvons-nous, malgré les
obscurités de l'histoire, saluer en Valdo un
précurseur, non seulement de la Réforme, mais aussi
de ces églises Vaudoises, qui, en continuant
les traditions de leur glorieux passé, sont
à l'heure qu'il est une des forces vives du
protestantisme évangélique, en
Italie, une de celles qui lui font le plus
d'honneur et dont il a le droit d'être le
plus fier.
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