Après nous avoir donné une
traduction du livre de M. Peabody, professeur
à l'Université d'Harvard, sur
Jésus-Christ et la question sociale, M.
FISCH nous offre un volume captivant sur Les
précurseurs de la
Réformation.
Ce livre se recommande au public d'abord
parce qu'il est attrayant. Il est conçu
d'après un plan simple et clair qui exclut
les longueurs et les redites. L'auteur raconte la
vie de ses héros, expose brièvement
l'essentiel de leur doctrine et les juge en
historien. Ces notices se lisent avec autant
d'agrément que de profit.
M. FISCH s'est efforcé
d'éviter le défaut ordinaire des
livres de vulgarisation. Ils contiennent trop
souvent et perpétuent des inexactitudes et
des légendes historiques. Il a non seulement
tenu compte pour chacun des précurseurs des
meilleurs travaux qui font autorité en la
matière, mais il a fait parler ses
héros en leur empruntant leurs propres
paroles. Le lecteur est ainsi assuré
d'être exactement renseigné.
En se bornant à mettre en relief
l'essentiel de la doctrine des
hommes qu'il nous présente, M. FISCH a
atteint un résultat qui a une grande
importance à nos yeux. On voit clairement le
progrès qui se fait d'un précurseur
à l'autre. On dirait une grande
lumière qui lentement grandit de
génération en
génération. De Claude de Turin
à Savonarole, l'idée qui
éclatera avec une force irrésistible
au XVIe siècle émerge et peu à
peu se dévoile. On aperçoit ainsi la
continuité de l'évolution qui
ramènera un jour les âmes au
christianisme primitif et les émancipera de
l'Église du Moyen-Age.
À ces mérites, ce petit
livre joint celui d'être opportun. Notre
temps ne rappelle-t-il pas au point de vue
religieux ces XIV et XVIe siècles qui
étaient la gestation d'un monde
nouveau ? N'avons-nous pas tous le sentiment
d'être des précurseurs ? Nous
aimons à croire et à proclamer que
l'avenir réserve à l'humanité
un puissant renouveau spirituel. Les sources de la
pensée chrétienne aussi bien que les
sources de la vie morale lentement se rouvrent et
déjà fécondent ceux qui y
retrempent leur âme. Voilà pourquoi,
il était utile d'évoquer ces figures
de précurseurs. À leur école,
on apprend la patience, la fidélité
et l'invincible foi.
Ces biographies de Réformateurs avant la Réforme ont déjà paru dans deux publications bien connues : l'Ami de la jeunesse et la Famille et l'une d'entre elles, Valdo, dans la collection des traités religieux de Paris ; mais j'ai pensé qu'elles gagneraient à être groupées en un volume et présentées, non plus isolément, mais dans leur enchaînement historique, et c'est pourquoi je me suis décidé à les publier. Ce petit livre modeste et sans prétention ne peut faire double emploi avec les ouvrages d'érudition qui ont paru sur le même sujet, entre autres ceux de M. le professeur Bonnet-Maury sur les précurseurs de la Réforme et de M. le professeur Comba sur Valdo et les Vaudois. Le but que je me suis proposé, c'est de raconter dans un langage simple et populaire la vie de ces hommes si remarquables dont l'histoire est trop peu connue et qui nous ont légué de si beaux exemples de foi. Je dois ajouter que ce livre ne renferme pas l'histoire de tous ces précurseurs ; j'ai fait un choix parmi eux et me suis borné à ceux qui ont été les plus en évidence. En donnant pour titre à ces pages cette devise : fidèles jusqu'à la mort, j'ai voulu rappeler ce qui a caractérisé leur attitude : un dévouement absolu à la cause qu'ils représentaient. Si tous n'ont pas péri sur un bûcher (ce n'a été le cas que pour trois d'entre eux) ils ont été tous également prêts à verser, s'il le fallait, leur sang et ont lutté pour leurs convictions jusqu'au bout avec une fidélité qui s'est élevée souvent jusqu'à l'héroïsme. Puissions-nous à notre tour, en lisant leur histoire, nous sentir pressés de marcher sur leurs traces, et d'apporter aux grands devoirs que Dieu nous appelle à remplir aujourd'hui, le même esprit de foi et de fidélité inébranlable à son service !
Un fait bien remarquable, c'est le mouvement de protestation qui, tandis que l'Église se matérialisait en s'éloignant de ses origines, s'est toujours manifesté dans son sein contre ce nouvel état de choses, tantôt sous une forme silencieuse derrière les murs des couvents, mais parfois aussi avec les sons éclatants d'une cloche d'alarme. C'est au VIIIe siècle que se sont fait entendre pour la première fois les accents émus de la conscience chrétienne indignée, révoltée par des innovations qu'elle ne pouvait accepter, et c'est un évêque, Claude de Turin, qui a eu l'honneur d'ouvrir la série de ces illustres et courageux témoins de la vérité à qui l'on a donné le beau nom de Précurseurs de la Réformation ou de Réformateurs avant la Réforme.
Les premières années de la vie de
Claude sont enveloppées d'obscurité.
Tout ce que nous savons c'est qu'il naquit vers
l'an 770, en Espagne, aux environs
d'Urgel, dans une vallée des
Pyrénées'. Là vivait un peuple
de montagnards, à l'esprit
indépendant, au coeur fier et
généreux, qui, sans cesse aux prises
avec les Arabes, les Maures et les Sarrazins
mahométans, avait résisté
à la contagion du paganisme et
conservé une foi éclairée,
empreinte d'un cachet de simplicité
patriarcale. La Bible avait dans ce petit coin de
pays une place d'honneur ; on la lisait, on
s'inspirait de ses enseignements. Cette
indépendance de caractère
s'était personnifiée dans un homme
d'une grande érudition qui en faisait sa
nourriture journalière : Félix,
évêque d'Urgel ; c'est à
son école que se forma le jeune
Claude ; uni à ce dernier par les liens
d'une étroite amitié, il avait appris
de lui à connaître, à aimer
l'Écriture sainte, à se pencher sur
elle pour pénétrer toujours plus
profondément dans la pensée des
auteurs de ce livre et de Dieu qui les avait
inspirés.
Quittons maintenant le nord de l'Espagne
pour nous transporter à Aix-la-Chapelle.
C'est là, dans cette ville dont l'empereur
Charlemagne avait fait la capitale de son vaste
empire, que nous retrouvons quelques années
plus tard Claude de Turin, après un voyage
à Francfort où il avait
accompagné son cher maître
Félix. Cité en 794 devant un Concile,
il avait disparu pendant quelque temps de
l'horizon, et selon toute probabilité
était entré dans un monastère,
mais sa retraite n'avait pas été de
longue durée. Louis le
Débonnaire, fils de Charlemagne, un prince
faible de caractère, mais animé de
bonnes intentions, comme le montre son surnom de
Pieux, n'avait pas tardé à le
remarquer et l'avait appelé à sa cour
en qualité de chapelain. Désireux de
voir le christianisme sous sa forme la plus pure et
la plus biblique fleurir dans son royaume, Louis
avait comprit que nul n'était plus capable
de l'aider dans une pareille entreprise, et n'avait
pas hésité un seul moment dans son
choix.
Outre la prédication dans
laquelle il excellait, car de l'aveu même
d'un historien catholique, c'était un des
hommes du monde qui entendait le mieux et faisait
le mieux entendre l'Évangile, Claude avait
été investi par le prince des hautes
fonctions de directeur de l'Ecole du Palais.
Fondée par Charlemagne, ce grand ami des
lettres, cette institution était moins une
école qu'une sorte d'Académie
où l'on étudiait des questions de
science, de littérature, d'art et de
religion ; les leçons que Claude y donna sur
la religion, l'explication suivie qu'il fit de
l'Écriture sainte eurent le plus grand
succès. Ce n'était pas seulement les
jeunes gens mais des hommes de tout âge qui
venaient s'asseoir sur les bancs de l'Ecole du
Palais pour écouter ses savantes
dissertations. Ses auditeurs n'avaient qu'un seul
regret, celui de voir un nombre relativement
restreint de personnes profiter d'un si remarquable
enseignement; aussi lui
demandèrent-ils de rédiger ses
leçons. Cette proposition ayant
été chaudement appuyée par
Louis, qui était devenu empereur à la
place de son père, Claude, pour
répondre à d'aussi pressantes
sollicitations, se décida à
entreprendre le grand travail qu'on lui demandait
et se mit à écrire ses commentaires
bibliques sur les cinq livres de Moïse,
Josué, les Juges, Ruth, saint Matthieu et
les épîtres de saint Paul. Ces
manuscrits, tout imprégnés de
sève biblique,
pénétrèrent dans un grand
nombre de couvents, et eurent pour effet de raviver
le désir de connaître mieux les livres
sacrés dont l'étude est si
nécessaire pour ramener le christianisme
à ses origines et l'empêcher de
glisser dans l'idolâtrie.
Mais ce n'était pas à
Aix-la-Chapelle que Claude devait déployer
son activité réformatrice,
c'était en Italie, dans la ville de Turin,
dont le nom restera indissolublement attaché
à sa mémoire. - Nous avons vu que
Louis le Débonnaire désirait vivement
relever le niveau de la religion menacée par
une recrudescence de superstitions païennes.
C'était le cas surtout en Italie où
une dévotion tout extérieure tenait
lieu de piété. Pour refouler cette
marée montante, il fallait un homme de foi,
d'un espritindépendant,
doué d'une volonté énergique.
Claude était tout désigné pour
une pareille tâche. L'empereur l'appela donc
à occuper ce poste difficile, en lui
confiant l'évêché de Turin, qui
faisait partie de l'empire franc, accru par les
conquêtes de Charlemagne. Qu'on se
représente ce que dut souffrir le pieux
évêque lorsqu'au sortir de ses travaux
bibliques, encore tout ébloui par la grande
vision du christianisme des premiers
siècles, il se trouva soudain en contact,
dans cette cité où il venait de fixer
sa résidence, avec l'idolâtrie la plus
monstrueuse s'épanouissant dans l'adoration
des images qui remplissaient les églises et
devant lesquelles la foule se prosternait
béatement ? Devons-nous nous
étonner si à ce triste spectacle son
coeur bondit dans sa poitrine, si, comme Moïse
à l'aspect du veau d'or ou saint Paul
à la vue des autels des faux dieux à
Athènes, incapable de contenir la sainte
indignation qui bouillonnait au dedans de lui, il
accomplit un acte quelque peu
téméraire ? Saisissant de ses
propres mains les images rencontrées sur sa
route, il les brisa ; il renversa de
même les croix devant lesquelles les
fidèles étaient
agenouillés ; puis, faisant acte
d'autorité épiscopale, il interdit
dans toutes les églises du diocèse le
culte des saints, l'adoration des images, l'usage
des cierges et toutes les vaines pratiques qui
déshonoraient la religion.
Cet acte de courage produisit une
agitation intense ; une
opposition formidable éclata à partir
de ce jour contre celui qui se posait ainsi en
novateur religieux. Si quelques-uns
approuvèrent sa conduite, la grande masse se
souleva contre lui et lui déclara une guerre
acharnée. Pareils à ces juifs
zélateurs de la loi qui ne pouvaient
pardonner au Christ d'avoir pris en main le fouet
de petites cordes pour purifier le temple, les
adversaires de Claude le poursuivirent de leurs
sarcasmes, inventèrent mille calomnies, et
le représentèrent sous le jour le
plus noir et le plus hideux.
C'était une croix lourde à
porter, et malgré le sentiment du devoir
accompli, l'approbation de sa conscience et l'appui
de ses amis et disciples, il avait des heures de
grande tristesse. « Parce ce que moi
seul, » dit-il à propos de ces
luttes, « ai entrepris de détruire
ce que les hommes adoraient, tous ont ouvert leurs
bouches pour me maudire, et si le Seigneur ne
m'avait pas secouru, ils m'auraient englouti
vivant. »
En face de ces attaques violentes, sans
cesse renouvelées, il sentait parfois son
énergie habituelle l'abandonner. Tel il nous
apparaît dans une lettre qu'il écrivit
alors à Théodomir, dont
l'amitié était pour lui une
précieuse consolation dans ces jours si
sombres : « Tous ces malheurs
m'accablent au point que je suis déjà
ennuyé de vivre et que je n'ai pas
même la force de fuir dans la solitude pour
m'y reposer un instant et pour dire à mon
Dieu : Laisse-moi me
lamenter
un peu sur ma douleur et te faire connaître
mon péché avant que je retourne vers
cette sombre terre couverte des
ténèbres de la mort où
habitent la confusion et une éternelle
horreur ; mais en pleurant je rampe sur la
poussière et au milieu de mes
gémissements je crie vers Dieu :
Pourquoi, lui dis-je, m'as-tu repoussé et me
laisses-tu marcher dans la tristesse tandis que
l'adversaire m'afflige ? » Ce cri de
douleur rappelle ceux que poussait David lorsqu'il
gémissait sur les ennemis de
l'Éternel, et la plainte d'Élie,
couché sous son genêt, demandant
à Dieu de prendre sa vie. Mais s'il avait
ses heures. de découragement, Claude
n'était pas homme à se retirer sous
sa tente pour échapper aux
difficultés de la situation. Ce qui
l'affligeait surtout, c'était de constater
que la nécessité de se
défendre sans cesse contre ses adversaires
ne lui laissait plus le recueillement
nécessaire pour poursuivre, comme il l'avait
voulu, ses travaux sur la Bible.
Depuis qu'il était à Turin, il
n'en avait pas moins continué, en effet,
à s'occuper activement de son École
du Palais, n'hésitant pas à faire le
voyage de Paris quand sa présence y
était indispensable.
C'était ainsi que se passait, la
saison d'hiver ; puis, l'été
venu, il se rendait sur quelque plage isolée
de la Méditerranée
pour y chercher un peu de cette tranquillité
dont il avait soif et qu'il mettait à profit
pour l'étude. Écoutons-le nous
raconter lui-même l'emploi qu'il faisait de
ses journées, lorsqu'il avait réussi
à s'échapper de la ville pour jouir
de ce qu'il appelait le repos. « Sur la
fin du printemps, portant à la fois mes
armes et mes livres, je vais faire le guet sur la
côte de la mer contre les Sarrazins et les
Maures ; je me sers de l'épée
pendant la nuit et de la plume pendant le jour pour
achever les ouvrages que j'ai commencés dans
la solitude. » Peut-être se
montrera-t-on quelque peu surpris et même
scandalisé de voir un ministre de
l'Évangile de paix manier un autre glaive
que celui de l'Esprit, mais il ne faut pas oublier
que ces faits ce passaient au VIIIe siècle,
à une époque guerroyante entre
toutes, où l'invasion musulmane venait de
submerger le christianisme, et que l'enfance de
Claude avait été bercée dans
les Pyrénées par le cri de
guerre : « Sus aux Maures et aux
Sarrazins ! »
Mais le choc de ces ennemis de la
chrétienté était moins
terrible encore que l'hostilité des
représentants de l'Eglise, adversaires
déclarés de toute réforme
religieuse.
Ce n'était pas seulement à
Turin, que l'opposition grandissait de jour en jour
contre Claude ; les attaques partaient de plus
haut ; c'était Dungal, un diacre
résidant à Pavie, qui ne craignait
pas de le traiter
« d'hérétique, de peste, de
serpent venimeux qu'il faut
écraser, » c'était Jonas,
évêque d'Orléans, qui le
dénonçait publiquement comme un
dangereux sectaire.
Une amertume plus grande encore lui
était réservée, celle de voir
son ancien ami, Théodomir, le confident de
ses pensées et de ses peines, à qui
il avait témoigné une si parfaite
confiance, lui tourner le dos brutalement en
déclarant qu'il regrettait de le voir
revêtu de la charge
d'évêque.
Bien que ce coup l'eût
frappé au coeur, il ne se laissa pas
ébranler, car il savait que sa cause
était juste, que Dieu ne l'abandonnerait
pas. « C'est en défendant ces
vérités, écrivait-il à
ce sujet, que je suis devenu un opprobre pour mes
voisins et un sujet d'effroi pour tous ceux de ma
connaissance qui, dès qu'ils nous voyaient,
non seulement se moquaient de nous, mais nous
montraient du doigt les uns aux autres. Mais nous
avons été consolés par le
Père des miséricordes et le Dieu de
toute consolation qui nous console dans toutes nos
afflictions, pour que nous puissions consoler ceux
qui dans leurs tribulations se confient en Lui et
qui demeurent debout au milieu des tentations
grâce à celui qui nous environne et
nous met entre les mains les armes de la justice et
le casque du salut. » C'est ainsi
qu'à l'épée dirigée
autrefois contre les Maures venait s'ajouter cette
armure divine qui peut seule nous préserver
du découragement.
Parmi les griefs allégués contre
Claude, le plus grave, nous l'avons vu, portait sur
le blâme qu'il avait formulé contre
l'adoration des images et le culte des saints. Il y
avait longtemps que cette question s'était
posée, et avait donné naissance
à des controverses très vives. On
s'était borné au début
à vénérer les images et les
reliques des martyrs, mais entre la
vénération et l'adoration la pente
est glissante et la faible barrière qui
sépare ces deux actes avait
été bientôt franchie.
L'Église, au lieu de réagir contre ce
paganisme d'un nouveau genre, l'avait
sanctionné ; le second concile de
Nicée lui avait donné une estampille
officielle, mais l'approbation donnée par
Rome à ces pratiques idolâtres n'avait
pas réussi à convaincre ni à
réduire au silence ceux qui les
considéraient avec raison comme dangereuses
pour la piété. Au nombre de ces
derniers avait même figuré un
empereur, Charlemagne, qui, sans aller
jusqu'à proscrire les images, avait
signalé le danger d'une
vénération accordée à
« de faux martyrs et à des saints
équivoques. » C'était aussi
l'avis de Louis le Débonnaire qui partageait
l'opinion de son père sur ce point.
Tel était l'état de la
question lorsque, pour répondre aux feux
croisés des attaques qui venaient de se
produire, l'évêque de Turin publia sa
célèbre apologie. C'était un
admirable traité de controverse dans lequel
il combattait l'adoration des images en se
plaçant sur le terrain de la Bible, et en
s'appuyant sur ces paroles trop oubliées du
Décalogue : « Tu ne te feras
point d'image taillée ni aucune
représentation quelconque des choses qui
sont en haut dans les cieux et en bas sur la
terre ; tu ne te prosterneras point devant
elles et ne les serviras point. » Il
démontrait victorieusement. qu'une pareille
coutume est en contradiction formelle avec ce
commandement divin, qu'elle a pour effet de nous
détourner de Dieu et du vrai culte en esprit
et en vérité. « En effet,
disait-il, celui qui sert et honore une
créature quelconque, céleste ou
terrestre, la sert en la place de Dieu et attend
d'elle son salut qu'il devrait attendre de Dieu
seul. » Et si pour se mettre à
couvert du reproche d'idolâtrie, on
prétend se retrancher derrière le
fait qu'on adore non pas l'image, mais celui
qu'elle représente, c'est là,
affirme-t-il, un misérable argument et un
pur sophisme. En quelques mots, il fait justice de
cette fausse distinction que l'Église
romaine prétend établir entre l'image
et le saint dont elle reproduit les traits et la
figure. « Supposons, dit-il, cette
distinction possible, le mal resterait le
même, car le culte ne doit pas plus
s'appliquer à la chose signifiée
qu'au signe. Dieu ne veut pas qu'on adore ses
oeuvres ; à
plus
forte raison défend-il de rendre un culte
à l'ouvrage de mains humaines. Et ne dites
pas que vous voulez honorer par là les
saints ; ceux-ci ne se sont jamais
attribué les honneurs divins. Quiconque
attend d'une créature le salut de son
âme, qui ne dépend que de Dieu, est
sous le coup du blâme apostolique : Ils
ont adoré et servi la créature au
lieu du Créateur qui est béni
éternellement. Que personne ne se confie
dans le mérite et l'intercession des saints.
Quiconque n'aura pas possédé la
même foi, la même justice et la
même vérité qu'eux-mêmes
ont possédée et grâce à
laquelle ils ont été agréables
à Dieu, ne saurait être
sauvé. »
Ce n'est pas seulement le culte des
saints qu'il bat en brèche dans son
apologie ; il s'attaque aussi à
d'autres superstitions non moins funestes et qui se
rattachaient à celle-là. Il
s'élève avec indignation contre les
pèlerinages à Rome et reproche
à Théodomir d'encourager cette
pratique. « Aller à Rome, lui
écrivait-il, est-ce oui ou non à tes
yeux équivalent à faire son
salut ? Alors pourquoi précipiter
depuis si longtemps les âmes dans la
perdition en les retenant dans ton couvent au lieu
de les envoyer à Rome ? Peut-on
imaginer un plus grand scandale que celui de barrer
à un homme la route qui conduit au bonheur
éternel ? » Il dénonce
aussi avec non moins de vigueur l'adoration de la
croix, autre coutume idolâtre de ce
temps-là. « Dieu commande de
porter la Croix et non pas de
l'adorer. Le servir de cette manière, c'est
s'éloigner de lui. Que s'il fallait adorer
la Croix parce que Jésus-Christ y a
été attaché, combien d'autres
choses n'y a-t-il pas qui ont touché
Jésus-Christ ? Qu'on adore des
crèches parce qu'il fut couché dans
une crèche, des barques puisqu'il a dormi
dans une barque, les ânes puisqu'il fit son
entrée triomphale à Jérusalem
monté sur le poulain d'une ânesse, et
les agneaux puisqu'il est écrit de
lui : « Voici l'agneau de
Dieu. » Mais ces gens, ajoute-t-il
plaisamment, aiment mieux manger les agneaux
vivants et en adorer les
peintures. »
On voit par cette citation si
caractéristique avec quelle
dextérité Claude savait manier l'arme
de l'ironie, mais son éloquence savait aussi
prendre un ton plus élevé, vibrer
à la manière des anciens
prophètes pleurant sur
l'incrédulité du peuple
d'Israël.
Écoutez ce cri ému
jaillissant des profondeurs de son âme.
« Toutes ces choses sont ridicules, plus
à déplorer qu'à écrire,
mais nous sommes obligés de les proposer
contre des coeurs de pierre, où les
flèches et les sentences de la Parole de
Dieu ne servent plus de rien ; c'est pourquoi
il leur faut donner de tels coups de caillou.
Revenez à vous-mêmes, malheureux
prévaricateurs ! Pourquoi vous
êtes-vous éloignés de la
vérité, et, étant devenus
vains, avez-vous aimé la
vanité ? Pourquoi crucifiez-vous de
nouveau le Fils de Dieu, l'exposez-vous à
l'opprobre et par ce moyen
rendez-vous les âmes de la foule compagnes
des démons, les éloignant de leur
Créateur par les horribles sacrifices de vos
simulacres et les précipitant dans une
éternelle
damnation ? »
Il semblait difficile qu'un homme
poussant aussi loin l'esprit d'indépendance
et la hardiesse du langage pût
échapper aux foudres de Rome, mourir
ailleurs que sur un bûcher. C'est cependant
ce qui arriva : il eut la joie de pouvoir
poursuivre son oeuvre au travers de luttes
terribles pendant de longues années sans la
voir interrompue brusquement par le martyre. Ce
n'est pas que le pape lui ait ménagé
les témoignages de son
déplaisir ; une première fois,
en apprenant que l'évêque avait
renversé les images dans l'Église de
son diocèse, il lui avait adressé une
sévère admonition. Plus tard revenant
à la charge, il réussit à
persuader à l'empereur Louis, que son ancien
protégé s'était rendu suspect
d'hérésie, qu'à y avait lieu
de convoquer en France une assemblée
d'évêques et de le citer à la
barre de ce tribunal. C'était un
piège tendu à sa bonne foi. Qui sait
ce qui serait advenu de Claude s'il s'était
rendu auprès de ses juges ? Ne voulant
pas faire le jeu de ses adversaires, il resta
tranquillement en Italie. On lui a même
prêté un mot assez
irrévérencieux à
l'égard du concile devant lequel il avait
été invité à
comparaître ; il l'aurait traité
« d'assemblée
d'ânes. » A-t-il tenu ce propos ou
est-ce une calomnie de plus ajoutée à tant
d'autres ? La seconde opinion nous
paraît la plus probable, mais quand
même il aurait émis un jugement de
cette sorte, il n'aurait fait qu'exprimer
après tout, par cette boutade un peu crue,
un fait notoire, à savoir que les
évêques qui prétendaient lui
fermer la bouche montraient par là une
ignorance absolue de la vérité
chrétienne telle qu'elle était
enseignée dans la Parole de Dieu.
C'est ainsi qu'il poursuivit sans
être autrement inquiété son
long ministère dans cette ville dont il fut
pendant vingt ans l'évêque. Nous ne
savons rien des dernières années de
sa vie qui se prolongea jusqu'en 839. Si son
épiscopat fut assombri par bien des
tristesses, il eut aussi ses joies, car une cohorte
d'esprits sérieux, d'âmes pieuses,
s'était groupée autour de sa personne
et c'était pour lui un précieux
réconfort que ces disciples fidèles
dont le nombre était allé en
grandissant de jour en jour.
Nous venons de voir ce que fut Claude de Turin
c'était une noble nature et le récit
de sa vie nous laisse une impression de vaillance
et de foi. Le trait dominant de son
caractère était une énergie
confinant parfois à la rudesse ; il
rappelle de loin sous ce rapport Martin Luther,
mais chez lui comme chez le
Réformateur du XVIe siècle, cette
fougue de tempérament n'excluait nullement
la douceur et la bienveillance. C'était
aussi un homme d'une profonde
humilité ; bien loin de se
dérober aux critiques, il insistait pour
qu'on lui signalât les lacunes de ses
ouvrages, car, disait-il, j'aime mieux
« apprendre qu'enseigner. »
Mais s'il a ressemblé à Luther c'est
surtout parce qu'il fut comme lui et avant lui un
homme de la Bible. L'Écriture sainte
était l'objet constant de son étude,
son épée de combat ;
c'était pour demeurer fidèle à
cet enseignement-là et par un motif de
conscience qu'il avait engagé la lutte avec
Rome, en s'efforçant de faire
disparaître quelques-uns des abus criants qui
s'étalaient sous ses yeux. Il avait compris,
en lisant ces pages divines, combien l'institution
et les tendances de la papauté
étaient en désaccord avec l'esprit de
l'Église apostolique. Son commentaire sur
l'épître aux Galates renferme un
passage frappant dans lequel il nous fait
connaître sur ce point le fond de sa
pensée après avoir
déclaré que cette parole du Christ
« Tu es Pierre et sur cette pierre je
bâtirai mon Église » ne
concernait pas l'Apôtre seul mais tous les
pasteurs fidèles, il s'exprime comme
suit : « Sachez que celui-là
seul est apostolique qui est gardien de la doctrine
des Apôtres et non pas celui qui se vante
d'être assis dans la chaire des Apôtres
et ne s'inquiète pas de la charge de
l'Apôtre, car le Seigneur a dit que les
Scribes et les Pharisiens ont
été assis dans la chaire de
Moïse. »
C'est ainsi qu'il avait trouvé,
dans la Bible, bien des siècles à
l'avance ce grand principe sur lequel Luther devait
plus tard édifier sa Réforme :
la justification par la foi. Il y a dans ce
même commentaire une allusion à
l'épître aux Romains dans lequel il a
formulé cette doctrine dans les termes les
plus catégoriques. « On est
obligé de convenir, d'après saint
Paul, que l'homme n'est pas justifié par les
oeuvres de la loi, mais par la foi. Ceux-là
ne peuvent être justifiés qui vivent
d'une manière charnelle dans les oeuvres de
la loi, » et il ajoute :
« Cette épître tout
entière tend à élever la
grâce de Dieu et à ruiner les
mérites de l'homme dont les moines se
glorifient de nos jours plus que
jamais. » Ne semble-t-il pas, en lisant
ces lignes, entendre vibrer la voix du grand
Réformateur du XVIe siècle ? Oui
c'est le même langage à peu de chose
près, mais au VIIIe siècle les
esprits n'étaient pas encore suffisamment
préparés pour une réforme
complète, et voilà pourquoi
l'évêque de Turin malgré tout
son savoir et son courage n'a pas réussi
à l'accomplir. Les temps n'étaient
pas mûrs ; il fallait que le colosse
romain grandît pendant des siècles
encore et atteignît son point culminant, que
bien des cris d'appels retentissent et restassent
sans écho, que plus d'une tentative nouvelle
de réforme échouât avant que
vint le grand jour du triomphe.
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