Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

PRÉFACE

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Après nous avoir donné une traduction du livre de M. Peabody, professeur à l'Université d'Harvard, sur Jésus-Christ et la question sociale, M. FISCH nous offre un volume captivant sur Les précurseurs de la Réformation.

Ce livre se recommande au public d'abord parce qu'il est attrayant. Il est conçu d'après un plan simple et clair qui exclut les longueurs et les redites. L'auteur raconte la vie de ses héros, expose brièvement l'essentiel de leur doctrine et les juge en historien. Ces notices se lisent avec autant d'agrément que de profit.

M. FISCH s'est efforcé d'éviter le défaut ordinaire des livres de vulgarisation. Ils contiennent trop souvent et perpétuent des inexactitudes et des légendes historiques. Il a non seulement tenu compte pour chacun des précurseurs des meilleurs travaux qui font autorité en la matière, mais il a fait parler ses héros en leur empruntant leurs propres paroles. Le lecteur est ainsi assuré d'être exactement renseigné.

En se bornant à mettre en relief l'essentiel de la doctrine des hommes qu'il nous présente, M. FISCH a atteint un résultat qui a une grande importance à nos yeux. On voit clairement le progrès qui se fait d'un précurseur à l'autre. On dirait une grande lumière qui lentement grandit de génération en génération. De Claude de Turin à Savonarole, l'idée qui éclatera avec une force irrésistible au XVIe siècle émerge et peu à peu se dévoile. On aperçoit ainsi la continuité de l'évolution qui ramènera un jour les âmes au christianisme primitif et les émancipera de l'Église du Moyen-Age.

À ces mérites, ce petit livre joint celui d'être opportun. Notre temps ne rappelle-t-il pas au point de vue religieux ces XIV et XVIe siècles qui étaient la gestation d'un monde nouveau ? N'avons-nous pas tous le sentiment d'être des précurseurs ? Nous aimons à croire et à proclamer que l'avenir réserve à l'humanité un puissant renouveau spirituel. Les sources de la pensée chrétienne aussi bien que les sources de la vie morale lentement se rouvrent et déjà fécondent ceux qui y retrempent leur âme. Voilà pourquoi, il était utile d'évoquer ces figures de précurseurs. À leur école, on apprend la patience, la fidélité et l'invincible foi.

EUGÈNE DE FAYE,
pasteur et docteur en théologie.

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AVANT PROPOS DE L'AUTEUR


Ces biographies de Réformateurs avant la Réforme ont déjà paru dans deux publications bien connues : l'Ami de la jeunesse et la Famille et l'une d'entre elles, Valdo, dans la collection des traités religieux de Paris ; mais j'ai pensé qu'elles gagneraient à être groupées en un volume et présentées, non plus isolément, mais dans leur enchaînement historique, et c'est pourquoi je me suis décidé à les publier. Ce petit livre modeste et sans prétention ne peut faire double emploi avec les ouvrages d'érudition qui ont paru sur le même sujet, entre autres ceux de M. le professeur Bonnet-Maury sur les précurseurs de la Réforme et de M. le professeur Comba sur Valdo et les Vaudois. Le but que je me suis proposé, c'est de raconter dans un langage simple et populaire la vie de ces hommes si remarquables dont l'histoire est trop peu connue et qui nous ont légué de si beaux exemples de foi. Je dois ajouter que ce livre ne renferme pas l'histoire de tous ces précurseurs ; j'ai fait un choix parmi eux et me suis borné à ceux qui ont été les plus en évidence. En donnant pour titre à ces pages cette devise : fidèles jusqu'à la mort, j'ai voulu rappeler ce qui a caractérisé leur attitude : un dévouement absolu à la cause qu'ils représentaient. Si tous n'ont pas péri sur un bûcher (ce n'a été le cas que pour trois d'entre eux) ils ont été tous également prêts à verser, s'il le fallait, leur sang et ont lutté pour leurs convictions jusqu'au bout avec une fidélité qui s'est élevée souvent jusqu'à l'héroïsme. Puissions-nous à notre tour, en lisant leur histoire, nous sentir pressés de marcher sur leurs traces, et d'apporter aux grands devoirs que Dieu nous appelle à remplir aujourd'hui, le même esprit de foi et de fidélité inébranlable à son service !

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CLAUDE DE TURIN


Un fait bien remarquable, c'est le mouvement de protestation qui, tandis que l'Église se matérialisait en s'éloignant de ses origines, s'est toujours manifesté dans son sein contre ce nouvel état de choses, tantôt sous une forme silencieuse derrière les murs des couvents, mais parfois aussi avec les sons éclatants d'une cloche d'alarme. C'est au VIIIe siècle que se sont fait entendre pour la première fois les accents émus de la conscience chrétienne indignée, révoltée par des innovations qu'elle ne pouvait accepter, et c'est un évêque, Claude de Turin, qui a eu l'honneur d'ouvrir la série de ces illustres et courageux témoins de la vérité à qui l'on a donné le beau nom de Précurseurs de la Réformation ou de Réformateurs avant la Réforme.


I

Les premières années de la vie de Claude sont enveloppées d'obscurité. Tout ce que nous savons c'est qu'il naquit vers l'an 770, en Espagne, aux environs d'Urgel, dans une vallée des Pyrénées'. Là vivait un peuple de montagnards, à l'esprit indépendant, au coeur fier et généreux, qui, sans cesse aux prises avec les Arabes, les Maures et les Sarrazins mahométans, avait résisté à la contagion du paganisme et conservé une foi éclairée, empreinte d'un cachet de simplicité patriarcale. La Bible avait dans ce petit coin de pays une place d'honneur ; on la lisait, on s'inspirait de ses enseignements. Cette indépendance de caractère s'était personnifiée dans un homme d'une grande érudition qui en faisait sa nourriture journalière : Félix, évêque d'Urgel ; c'est à son école que se forma le jeune Claude ; uni à ce dernier par les liens d'une étroite amitié, il avait appris de lui à connaître, à aimer l'Écriture sainte, à se pencher sur elle pour pénétrer toujours plus profondément dans la pensée des auteurs de ce livre et de Dieu qui les avait inspirés.

Quittons maintenant le nord de l'Espagne pour nous transporter à Aix-la-Chapelle. C'est là, dans cette ville dont l'empereur Charlemagne avait fait la capitale de son vaste empire, que nous retrouvons quelques années plus tard Claude de Turin, après un voyage à Francfort où il avait accompagné son cher maître Félix. Cité en 794 devant un Concile, il avait disparu pendant quelque temps de l'horizon, et selon toute probabilité était entré dans un monastère, mais sa retraite n'avait pas été de longue durée. Louis le Débonnaire, fils de Charlemagne, un prince faible de caractère, mais animé de bonnes intentions, comme le montre son surnom de Pieux, n'avait pas tardé à le remarquer et l'avait appelé à sa cour en qualité de chapelain. Désireux de voir le christianisme sous sa forme la plus pure et la plus biblique fleurir dans son royaume, Louis avait comprit que nul n'était plus capable de l'aider dans une pareille entreprise, et n'avait pas hésité un seul moment dans son choix.

Outre la prédication dans laquelle il excellait, car de l'aveu même d'un historien catholique, c'était un des hommes du monde qui entendait le mieux et faisait le mieux entendre l'Évangile, Claude avait été investi par le prince des hautes fonctions de directeur de l'Ecole du Palais. Fondée par Charlemagne, ce grand ami des lettres, cette institution était moins une école qu'une sorte d'Académie où l'on étudiait des questions de science, de littérature, d'art et de religion ; les leçons que Claude y donna sur la religion, l'explication suivie qu'il fit de l'Écriture sainte eurent le plus grand succès. Ce n'était pas seulement les jeunes gens mais des hommes de tout âge qui venaient s'asseoir sur les bancs de l'Ecole du Palais pour écouter ses savantes dissertations. Ses auditeurs n'avaient qu'un seul regret, celui de voir un nombre relativement restreint de personnes profiter d'un si remarquable enseignement; aussi lui demandèrent-ils de rédiger ses leçons. Cette proposition ayant été chaudement appuyée par Louis, qui était devenu empereur à la place de son père, Claude, pour répondre à d'aussi pressantes sollicitations, se décida à entreprendre le grand travail qu'on lui demandait et se mit à écrire ses commentaires bibliques sur les cinq livres de Moïse, Josué, les Juges, Ruth, saint Matthieu et les épîtres de saint Paul. Ces manuscrits, tout imprégnés de sève biblique, pénétrèrent dans un grand nombre de couvents, et eurent pour effet de raviver le désir de connaître mieux les livres sacrés dont l'étude est si nécessaire pour ramener le christianisme à ses origines et l'empêcher de glisser dans l'idolâtrie.


II

Mais ce n'était pas à Aix-la-Chapelle que Claude devait déployer son activité réformatrice, c'était en Italie, dans la ville de Turin, dont le nom restera indissolublement attaché à sa mémoire. - Nous avons vu que Louis le Débonnaire désirait vivement relever le niveau de la religion menacée par une recrudescence de superstitions païennes. C'était le cas surtout en Italie où une dévotion tout extérieure tenait lieu de piété. Pour refouler cette marée montante, il fallait un homme de foi, d'un espritindépendant, doué d'une volonté énergique. Claude était tout désigné pour une pareille tâche. L'empereur l'appela donc à occuper ce poste difficile, en lui confiant l'évêché de Turin, qui faisait partie de l'empire franc, accru par les conquêtes de Charlemagne. Qu'on se représente ce que dut souffrir le pieux évêque lorsqu'au sortir de ses travaux bibliques, encore tout ébloui par la grande vision du christianisme des premiers siècles, il se trouva soudain en contact, dans cette cité où il venait de fixer sa résidence, avec l'idolâtrie la plus monstrueuse s'épanouissant dans l'adoration des images qui remplissaient les églises et devant lesquelles la foule se prosternait béatement ? Devons-nous nous étonner si à ce triste spectacle son coeur bondit dans sa poitrine, si, comme Moïse à l'aspect du veau d'or ou saint Paul à la vue des autels des faux dieux à Athènes, incapable de contenir la sainte indignation qui bouillonnait au dedans de lui, il accomplit un acte quelque peu téméraire ? Saisissant de ses propres mains les images rencontrées sur sa route, il les brisa ; il renversa de même les croix devant lesquelles les fidèles étaient agenouillés ; puis, faisant acte d'autorité épiscopale, il interdit dans toutes les églises du diocèse le culte des saints, l'adoration des images, l'usage des cierges et toutes les vaines pratiques qui déshonoraient la religion.

Cet acte de courage produisit une agitation intense ; une opposition formidable éclata à partir de ce jour contre celui qui se posait ainsi en novateur religieux. Si quelques-uns approuvèrent sa conduite, la grande masse se souleva contre lui et lui déclara une guerre acharnée. Pareils à ces juifs zélateurs de la loi qui ne pouvaient pardonner au Christ d'avoir pris en main le fouet de petites cordes pour purifier le temple, les adversaires de Claude le poursuivirent de leurs sarcasmes, inventèrent mille calomnies, et le représentèrent sous le jour le plus noir et le plus hideux.

C'était une croix lourde à porter, et malgré le sentiment du devoir accompli, l'approbation de sa conscience et l'appui de ses amis et disciples, il avait des heures de grande tristesse. « Parce ce que moi seul, » dit-il à propos de ces luttes, « ai entrepris de détruire ce que les hommes adoraient, tous ont ouvert leurs bouches pour me maudire, et si le Seigneur ne m'avait pas secouru, ils m'auraient englouti vivant. »

En face de ces attaques violentes, sans cesse renouvelées, il sentait parfois son énergie habituelle l'abandonner. Tel il nous apparaît dans une lettre qu'il écrivit alors à Théodomir, dont l'amitié était pour lui une précieuse consolation dans ces jours si sombres : « Tous ces malheurs m'accablent au point que je suis déjà ennuyé de vivre et que je n'ai pas même la force de fuir dans la solitude pour m'y reposer un instant et pour dire à mon Dieu : Laisse-moi me lamenter un peu sur ma douleur et te faire connaître mon péché avant que je retourne vers cette sombre terre couverte des ténèbres de la mort où habitent la confusion et une éternelle horreur ; mais en pleurant je rampe sur la poussière et au milieu de mes gémissements je crie vers Dieu : Pourquoi, lui dis-je, m'as-tu repoussé et me laisses-tu marcher dans la tristesse tandis que l'adversaire m'afflige ? » Ce cri de douleur rappelle ceux que poussait David lorsqu'il gémissait sur les ennemis de l'Éternel, et la plainte d'Élie, couché sous son genêt, demandant à Dieu de prendre sa vie. Mais s'il avait ses heures. de découragement, Claude n'était pas homme à se retirer sous sa tente pour échapper aux difficultés de la situation. Ce qui l'affligeait surtout, c'était de constater que la nécessité de se défendre sans cesse contre ses adversaires ne lui laissait plus le recueillement nécessaire pour poursuivre, comme il l'avait voulu, ses travaux sur la Bible.


III

Depuis qu'il était à Turin, il n'en avait pas moins continué, en effet, à s'occuper activement de son École du Palais, n'hésitant pas à faire le voyage de Paris quand sa présence y était indispensable.

C'était ainsi que se passait, la saison d'hiver ; puis, l'été venu, il se rendait sur quelque plage isolée de la Méditerranée pour y chercher un peu de cette tranquillité dont il avait soif et qu'il mettait à profit pour l'étude. Écoutons-le nous raconter lui-même l'emploi qu'il faisait de ses journées, lorsqu'il avait réussi à s'échapper de la ville pour jouir de ce qu'il appelait le repos. « Sur la fin du printemps, portant à la fois mes armes et mes livres, je vais faire le guet sur la côte de la mer contre les Sarrazins et les Maures ; je me sers de l'épée pendant la nuit et de la plume pendant le jour pour achever les ouvrages que j'ai commencés dans la solitude. » Peut-être se montrera-t-on quelque peu surpris et même scandalisé de voir un ministre de l'Évangile de paix manier un autre glaive que celui de l'Esprit, mais il ne faut pas oublier que ces faits ce passaient au VIIIe siècle, à une époque guerroyante entre toutes, où l'invasion musulmane venait de submerger le christianisme, et que l'enfance de Claude avait été bercée dans les Pyrénées par le cri de guerre : « Sus aux Maures et aux Sarrazins ! »
Mais le choc de ces ennemis de la chrétienté était moins terrible encore que l'hostilité des représentants de l'Eglise, adversaires déclarés de toute réforme religieuse.

Ce n'était pas seulement à Turin, que l'opposition grandissait de jour en jour contre Claude ; les attaques partaient de plus haut ; c'était Dungal, un diacre résidant à Pavie, qui ne craignait pas de le traiter « d'hérétique, de peste, de serpent venimeux qu'il faut écraser, » c'était Jonas, évêque d'Orléans, qui le dénonçait publiquement comme un dangereux sectaire.

Une amertume plus grande encore lui était réservée, celle de voir son ancien ami, Théodomir, le confident de ses pensées et de ses peines, à qui il avait témoigné une si parfaite confiance, lui tourner le dos brutalement en déclarant qu'il regrettait de le voir revêtu de la charge d'évêque.

Bien que ce coup l'eût frappé au coeur, il ne se laissa pas ébranler, car il savait que sa cause était juste, que Dieu ne l'abandonnerait pas. « C'est en défendant ces vérités, écrivait-il à ce sujet, que je suis devenu un opprobre pour mes voisins et un sujet d'effroi pour tous ceux de ma connaissance qui, dès qu'ils nous voyaient, non seulement se moquaient de nous, mais nous montraient du doigt les uns aux autres. Mais nous avons été consolés par le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation qui nous console dans toutes nos afflictions, pour que nous puissions consoler ceux qui dans leurs tribulations se confient en Lui et qui demeurent debout au milieu des tentations grâce à celui qui nous environne et nous met entre les mains les armes de la justice et le casque du salut. » C'est ainsi qu'à l'épée dirigée autrefois contre les Maures venait s'ajouter cette armure divine qui peut seule nous préserver du découragement.


IV

Parmi les griefs allégués contre Claude, le plus grave, nous l'avons vu, portait sur le blâme qu'il avait formulé contre l'adoration des images et le culte des saints. Il y avait longtemps que cette question s'était posée, et avait donné naissance à des controverses très vives. On s'était borné au début à vénérer les images et les reliques des martyrs, mais entre la vénération et l'adoration la pente est glissante et la faible barrière qui sépare ces deux actes avait été bientôt franchie. L'Église, au lieu de réagir contre ce paganisme d'un nouveau genre, l'avait sanctionné ; le second concile de Nicée lui avait donné une estampille officielle, mais l'approbation donnée par Rome à ces pratiques idolâtres n'avait pas réussi à convaincre ni à réduire au silence ceux qui les considéraient avec raison comme dangereuses pour la piété. Au nombre de ces derniers avait même figuré un empereur, Charlemagne, qui, sans aller jusqu'à proscrire les images, avait signalé le danger d'une vénération accordée à « de faux martyrs et à des saints équivoques. » C'était aussi l'avis de Louis le Débonnaire qui partageait l'opinion de son père sur ce point.

Tel était l'état de la question lorsque, pour répondre aux feux croisés des attaques qui venaient de se produire, l'évêque de Turin publia sa célèbre apologie. C'était un admirable traité de controverse dans lequel il combattait l'adoration des images en se plaçant sur le terrain de la Bible, et en s'appuyant sur ces paroles trop oubliées du Décalogue : « Tu ne te feras point d'image taillée ni aucune représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux et en bas sur la terre ; tu ne te prosterneras point devant elles et ne les serviras point. » Il démontrait victorieusement. qu'une pareille coutume est en contradiction formelle avec ce commandement divin, qu'elle a pour effet de nous détourner de Dieu et du vrai culte en esprit et en vérité. « En effet, disait-il, celui qui sert et honore une créature quelconque, céleste ou terrestre, la sert en la place de Dieu et attend d'elle son salut qu'il devrait attendre de Dieu seul. » Et si pour se mettre à couvert du reproche d'idolâtrie, on prétend se retrancher derrière le fait qu'on adore non pas l'image, mais celui qu'elle représente, c'est là, affirme-t-il, un misérable argument et un pur sophisme. En quelques mots, il fait justice de cette fausse distinction que l'Église romaine prétend établir entre l'image et le saint dont elle reproduit les traits et la figure. « Supposons, dit-il, cette distinction possible, le mal resterait le même, car le culte ne doit pas plus s'appliquer à la chose signifiée qu'au signe. Dieu ne veut pas qu'on adore ses oeuvres ; à plus forte raison défend-il de rendre un culte à l'ouvrage de mains humaines. Et ne dites pas que vous voulez honorer par là les saints ; ceux-ci ne se sont jamais attribué les honneurs divins. Quiconque attend d'une créature le salut de son âme, qui ne dépend que de Dieu, est sous le coup du blâme apostolique : Ils ont adoré et servi la créature au lieu du Créateur qui est béni éternellement. Que personne ne se confie dans le mérite et l'intercession des saints. Quiconque n'aura pas possédé la même foi, la même justice et la même vérité qu'eux-mêmes ont possédée et grâce à laquelle ils ont été agréables à Dieu, ne saurait être sauvé. »

Ce n'est pas seulement le culte des saints qu'il bat en brèche dans son apologie ; il s'attaque aussi à d'autres superstitions non moins funestes et qui se rattachaient à celle-là. Il s'élève avec indignation contre les pèlerinages à Rome et reproche à Théodomir d'encourager cette pratique. « Aller à Rome, lui écrivait-il, est-ce oui ou non à tes yeux équivalent à faire son salut ? Alors pourquoi précipiter depuis si longtemps les âmes dans la perdition en les retenant dans ton couvent au lieu de les envoyer à Rome ? Peut-on imaginer un plus grand scandale que celui de barrer à un homme la route qui conduit au bonheur éternel ? » Il dénonce aussi avec non moins de vigueur l'adoration de la croix, autre coutume idolâtre de ce temps-là. « Dieu commande de porter la Croix et non pas de l'adorer. Le servir de cette manière, c'est s'éloigner de lui. Que s'il fallait adorer la Croix parce que Jésus-Christ y a été attaché, combien d'autres choses n'y a-t-il pas qui ont touché Jésus-Christ ? Qu'on adore des crèches parce qu'il fut couché dans une crèche, des barques puisqu'il a dormi dans une barque, les ânes puisqu'il fit son entrée triomphale à Jérusalem monté sur le poulain d'une ânesse, et les agneaux puisqu'il est écrit de lui : « Voici l'agneau de Dieu. » Mais ces gens, ajoute-t-il plaisamment, aiment mieux manger les agneaux vivants et en adorer les peintures. »

On voit par cette citation si caractéristique avec quelle dextérité Claude savait manier l'arme de l'ironie, mais son éloquence savait aussi prendre un ton plus élevé, vibrer à la manière des anciens prophètes pleurant sur l'incrédulité du peuple d'Israël.

Écoutez ce cri ému jaillissant des profondeurs de son âme. « Toutes ces choses sont ridicules, plus à déplorer qu'à écrire, mais nous sommes obligés de les proposer contre des coeurs de pierre, où les flèches et les sentences de la Parole de Dieu ne servent plus de rien ; c'est pourquoi il leur faut donner de tels coups de caillou. Revenez à vous-mêmes, malheureux prévaricateurs ! Pourquoi vous êtes-vous éloignés de la vérité, et, étant devenus vains, avez-vous aimé la vanité ? Pourquoi crucifiez-vous de nouveau le Fils de Dieu, l'exposez-vous à l'opprobre et par ce moyen rendez-vous les âmes de la foule compagnes des démons, les éloignant de leur Créateur par les horribles sacrifices de vos simulacres et les précipitant dans une éternelle damnation ? »

Il semblait difficile qu'un homme poussant aussi loin l'esprit d'indépendance et la hardiesse du langage pût échapper aux foudres de Rome, mourir ailleurs que sur un bûcher. C'est cependant ce qui arriva : il eut la joie de pouvoir poursuivre son oeuvre au travers de luttes terribles pendant de longues années sans la voir interrompue brusquement par le martyre. Ce n'est pas que le pape lui ait ménagé les témoignages de son déplaisir ; une première fois, en apprenant que l'évêque avait renversé les images dans l'Église de son diocèse, il lui avait adressé une sévère admonition. Plus tard revenant à la charge, il réussit à persuader à l'empereur Louis, que son ancien protégé s'était rendu suspect d'hérésie, qu'à y avait lieu de convoquer en France une assemblée d'évêques et de le citer à la barre de ce tribunal. C'était un piège tendu à sa bonne foi. Qui sait ce qui serait advenu de Claude s'il s'était rendu auprès de ses juges ? Ne voulant pas faire le jeu de ses adversaires, il resta tranquillement en Italie. On lui a même prêté un mot assez irrévérencieux à l'égard du concile devant lequel il avait été invité à comparaître ; il l'aurait traité « d'assemblée d'ânes. » A-t-il tenu ce propos ou est-ce une calomnie de plus ajoutée à tant d'autres ? La seconde opinion nous paraît la plus probable, mais quand même il aurait émis un jugement de cette sorte, il n'aurait fait qu'exprimer après tout, par cette boutade un peu crue, un fait notoire, à savoir que les évêques qui prétendaient lui fermer la bouche montraient par là une ignorance absolue de la vérité chrétienne telle qu'elle était enseignée dans la Parole de Dieu.
C'est ainsi qu'il poursuivit sans être autrement inquiété son long ministère dans cette ville dont il fut pendant vingt ans l'évêque. Nous ne savons rien des dernières années de sa vie qui se prolongea jusqu'en 839. Si son épiscopat fut assombri par bien des tristesses, il eut aussi ses joies, car une cohorte d'esprits sérieux, d'âmes pieuses, s'était groupée autour de sa personne et c'était pour lui un précieux réconfort que ces disciples fidèles dont le nombre était allé en grandissant de jour en jour.


V

Nous venons de voir ce que fut Claude de Turin c'était une noble nature et le récit de sa vie nous laisse une impression de vaillance et de foi. Le trait dominant de son caractère était une énergie confinant parfois à la rudesse ; il rappelle de loin sous ce rapport Martin Luther, mais chez lui comme chez le Réformateur du XVIe siècle, cette fougue de tempérament n'excluait nullement la douceur et la bienveillance. C'était aussi un homme d'une profonde humilité ; bien loin de se dérober aux critiques, il insistait pour qu'on lui signalât les lacunes de ses ouvrages, car, disait-il, j'aime mieux « apprendre qu'enseigner. » Mais s'il a ressemblé à Luther c'est surtout parce qu'il fut comme lui et avant lui un homme de la Bible. L'Écriture sainte était l'objet constant de son étude, son épée de combat ; c'était pour demeurer fidèle à cet enseignement-là et par un motif de conscience qu'il avait engagé la lutte avec Rome, en s'efforçant de faire disparaître quelques-uns des abus criants qui s'étalaient sous ses yeux. Il avait compris, en lisant ces pages divines, combien l'institution et les tendances de la papauté étaient en désaccord avec l'esprit de l'Église apostolique. Son commentaire sur l'épître aux Galates renferme un passage frappant dans lequel il nous fait connaître sur ce point le fond de sa pensée après avoir déclaré que cette parole du Christ « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église » ne concernait pas l'Apôtre seul mais tous les pasteurs fidèles, il s'exprime comme suit : « Sachez que celui-là seul est apostolique qui est gardien de la doctrine des Apôtres et non pas celui qui se vante d'être assis dans la chaire des Apôtres et ne s'inquiète pas de la charge de l'Apôtre, car le Seigneur a dit que les Scribes et les Pharisiens ont été assis dans la chaire de Moïse. »
C'est ainsi qu'il avait trouvé, dans la Bible, bien des siècles à l'avance ce grand principe sur lequel Luther devait plus tard édifier sa Réforme : la justification par la foi. Il y a dans ce même commentaire une allusion à l'épître aux Romains dans lequel il a formulé cette doctrine dans les termes les plus catégoriques. « On est obligé de convenir, d'après saint Paul, que l'homme n'est pas justifié par les oeuvres de la loi, mais par la foi. Ceux-là ne peuvent être justifiés qui vivent d'une manière charnelle dans les oeuvres de la loi, » et il ajoute : « Cette épître tout entière tend à élever la grâce de Dieu et à ruiner les mérites de l'homme dont les moines se glorifient de nos jours plus que jamais. » Ne semble-t-il pas, en lisant ces lignes, entendre vibrer la voix du grand Réformateur du XVIe siècle ? Oui c'est le même langage à peu de chose près, mais au VIIIe siècle les esprits n'étaient pas encore suffisamment préparés pour une réforme complète, et voilà pourquoi l'évêque de Turin malgré tout son savoir et son courage n'a pas réussi à l'accomplir. Les temps n'étaient pas mûrs ; il fallait que le colosse romain grandît pendant des siècles encore et atteignît son point culminant, que bien des cris d'appels retentissent et restassent sans écho, que plus d'une tentative nouvelle de réforme échouât avant que vint le grand jour du triomphe.

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