Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

JÉRÔME SAVONAROLE

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Florence est sans contredit une des plus belles cités de l'Italie et quiconque la visite est émerveillé par les richesses de ses musées et de ses monuments, mais il y a un nom qui plane au-dessus de toutes ces magnificences, c'est celui de Savonarole.

Partout, en parcourant les rues de la ville, au Dôme où sa voix se fit entendre si souvent, au Bargello où il fut mis à la torture, dans ce Palazzo Vecchio où il passa sa dernière nuit, sur la place de la Seigneurie où eut lien l'exécution, on retrouve son souvenir, mais c'est surtout dans le cloître de Saint-Marc qu'on voit revivre cette haute personnalité. En considérant ces murs qui l'ont abrité jadis, ces admirables fresques de Fra Angelico qu'il aimait à contempler, et surtout cette petite cellule où il a lutté et prié, il est impossible de ne pas se sentir ému ; voici son bureau de travail avec sa Bible annotée de sa main, un manuscrit de ses sermons ; un peu plus loin quelques débris informes de son cilice, un morceau de bois arraché à son bûcher, et au-dessus son portrait ; les traits sont accentués, le nez est proéminent, la bouche large, mais le tout transfiguré par un regard pénétrant, un sourire plein de bienveillance. Au premier aspect on se sent en présence d'une nature ardente et généreuse, d'une âme fortement trempée. C'est ce portrait que je voudrais détacher de son cadre en essayant de raconter la vie de ce pieux moine qui a laissé une si profonde empreinte dans l'âme de ses contemporains.


I

Savonarole naquit à Ferrare le 21 septembre 1453.
Nous ne savons pas grand'chose des années de son enfance, sinon qu'il eut pour premier précepteur son grand-père, un médecin célèbre de Padoue. Sa mère était une femme très distinguée, d'une grande fermeté de caractère ; il l'aimait tendrement et elle fut toujours la confidente de ses pensées, comme le montre la correspondance qu'il eut avec elle dont nous citons plus loin quelques extraits. Nous retrouvons chez Jérôme la noblesse d'âme et la droiture de cette femme si remarquable, tant il est vrai que neuf fois sur dix, lorsqu'on se trouve en présence d'un caractère fortement trempé, on peut dire : « Cherchez la mère. » D'une nature rêveuse et indécise, il avait quelque chose de sombre, de farouche ; bien loin de se laisser fasciner par les entraînements de la jeunesse, éblouir par le luxe de cette ville à la corruption raffinée, il fuyait cet air empoisonné pour vivre dans la solitude ; c'est ainsi que nous pouvons nous le représenter enfant d'abord, puis jeune homme faisant de la lecture ses délices, penché sur sa Bible, qu'il lisait déjà à cette époque, essayant d'exprimer en vers la tristesse que lui causait le spectacle des turpitudes dont il était le témoin. On trouve des traces de cette mélancolie dans un poème intitulé : De l'ombre du monde. « Je vois, dit-il, le monde sens dessus dessous, toutes les vertus ont absolument disparu ; je ne trouve nulle part une lumière qui brille, une âme qui rougisse de ses vices. » À cette tristesse des choses vint s'en ajouter une autre d'un genre un peu différent. Il eut son petit roman. Son isolement volontaire ne l'avait pas empêché de jeter les yeux sur une jeune fille, de la famille Strozzi, et d'éprouver pour elle un sentiment d'amour très tendre, mais elle n'y répondit que par de l'indifférence, et il fut éconduit. Dès ce moment, il se plongea toujours plus dans ses sombres pensées, ne voyant pas son chemin, ne sachant de quel côté s'orienter, demandant à Dieu chaque jour de lui faire connaître la voie que devait suivre son âme.

Un jour il entendit un moine vanter les douceurs de la vie monastique ; dès-lors sa résolution fut prise : quitter la maison paternelle pour aller s'enfermer dans un couvent. Il lui en coûtait d'annoncer à ses parents la fatale nouvelle ; pendant un an il garda soigneusement son secret, baissant les yeux pour ne pas rencontrer ceux de sa mère, se trahissant même un jour en jouant sur le luth un air si triste que cette dernière s'écria toute troublée : « Mon fils, c'est un signe de départ ! » Le matin suivant, il quittait la maison pour aller frapper à la porte d'un couvent de Bologne. Suivons-le dans cette retraite où il devait passer sept années de sa vie dans le recueillement et la méditation. Sa première pensée est pour ses parents dont il vient de briser le coeur par sa fuite précipitée ; il leur écrit pour les rassurer à son endroit : « Prenez courage, dit-il à son père, consolez ma mère et joignez-vous à elle pour me donner votre bénédiction ; » et il écrit à sa mère : « Ma mère vénérée, ne vous attristez pas de mon éloignement ; j'avais l'intention de vous écrire seulement quelques mots, mais l'amour a fait courir ma plume et je vous ai ouvert mon coeur ; je vous engage à prendre patience en toute occasion et à consoler mes soeurs. Exhortez mes frères et tout votre entourage à vivre vertueusement. »
La vertu, hélas ! où la chercher ? Voilà sa seconde pensée. En songeant à ce monde frivole et corrompu, il tourne ses regards vers l'idolâtrie du peuple d'Israël, du temps des anciens prophètes, et semble entrevoir de terribles châtiments qui se préparent ; cette préoccupation se montre dans un petit écrit intitulé : Le mépris du monde, qu'il avait laissé dans sa chambre de Ferrare, au moment de son départ. « Ouvre, ô Seigneur ! disait-il, les eaux de la mer Rouge et engloutis les impies dans les ondes de ta fureur. » Mais ce n'est pas seulement le monde qui s'est éloigné de la source des eaux vives, c'est aussi l'Église elle-même, ce clergé qui devrait donner l'exemple de toutes les vertus et qui déshonore la piété, cette ville de Rome d'où devrait jaillir la lumière et où éclatent tant de scandales ; sur ce thème, il compose une poésie sur : La ruine de l'Eglise, dans laquelle il laisse échapper cette plainte hardie : « 0 Dieu ! s'il était possible de briser ces grandes ailes ! » faisant par là allusion à cette puissance romaine qui pesait sur les âmes si lourdement.

Mais un champ d'activité plus étendu lui était réservé : ce n'était pas à Ferrare, mais à Florence, qu'il devait accomplir sa mission réformatrice. Il y fut envoyé en 1482 et entra en qualité de lecteur au couvent de Saint-Marc, cette calme et paisible retraite qui a conservé encore aujourd'hui son cachet poétique d'autrefois. Jusqu'alors il ne s'était pas encore fait connaître comme prédicateur ; il avait bien essayé de prêcher à Ferrare, mais n'y avait eu aucun succès, « nul n'étant prophète dans son pays. » Une fois à Florence, il fit une nouvelle tentative qui ne fut pas plus heureuse que la précédente ; un auditoire minuscule d'une trentaine de personnes daigna prêter l'oreille à ses discours ; quel attrait pouvait avoir en effet la parole rude et barbare de ce nouveau venu dans cette ville d'un luxe raffiné, où le plus complet scepticisme était de bon ton, où on ne lisait plus la Bible sous prétexte qu'elle était écrite en mauvais style et risquait de corrompre le goût, où les seuls prédicateurs qu'on allât entendre étaient ceux qui débitaient des phrases creuses et sonores dans lesquelles il n'y avait qu'un jeu pour l'esprit et pour l'âme aucun aliment nutritif ? Savonarole, en voyant le dédain qu'on lui témoignait, eut un moment d'abattement profond ; il alla jusqu'à se demander s'il remonterait jamais en chaire, mais il ne céda pas au découragement : il se mit à prier dans sa cellule, demandant à Dieu de lui montrer le chemin qu'il devait suivre, se penchant sur sa Bible pour la méditer dans le silence en mettant son âme en contact avec les prophéties de l'Ancien Testament et de l'Apocalypse. Alors une source nouvelle d'inspiration jaillit au dedans de lui, brisant le moule des formes convenues et donnant à sa pensée et à sa parole cette vibration émue dont il n'avait pas encore trouvé le secret. C'est pendant un voyage qu'il fit en Lombardie, où on l'avait envoyé en disgrâce, qu'il se dévoila sous ce nouveau jour. Prêchant de ville en ville, il flétrissait en termes indignés la corruption qui régnait partout en Italie, empruntant aux prophètes leur langue de flamme pour annoncer de redoutables châtiments. Et les foules, étonnées de ce genre de prédication si différent de ce qu'on entendait à l'ordinaire, accouraient de toutes parts.

À Florence même, on commençait à parler d'une tout autre manière de celui qu'on avait traité d'abord avec tant de mépris : sa réputation grandissait de jour en jour ; on racontait tout bas que, dans une dispute théologique, il avait dénoncé les vices du clergé en termes si éloquents que chacun en avait été comme foudroyé, et que Pic de la Mirandole, un grand savant de ce temps-là, était devenu, à partir de ce jour mémorable, un de ses fervents admirateurs. Comment dès lors laisser plus longtemps à l'écart un homme aussi remarquable ? Grâce à la haute influence de ce nouvel ami et protecteur, Savonarole rentra bientôt à Florence et comprit dès son arrivée que les dispositions de ses habitants étaient tout autres que lorsqu'il l'avait quittée. Il commença par expliquer l'Apocalypse dans le jardin du couvent, mais les auditeurs y vinrent en si grand nombre qu'il dut se transporter dans la chaire de l'église Saint-Marc ; bientôt même cette enceinte se trouva trop étroite pour contenir la foule qui s'y pressait, et ce fut dans la cathédrale, sous les voûtes de l'immense Dôme, bondé de monde, qu'il fit entendre ses vibrants appels.

Arrêtons-nous ici quelques instants dans notre récit pour examiner de plus près cette éloquence d'un genre si particulier, grâce à laquelle Savonarole exerça un si grand ascendant et éclipsa les prédicateurs à la mode les plus en vue de son temps. Sa prédication était essentiellement biblique ; il prenait un sujet ou un texte dans l'Écriture sainte et le développait en l'appliquant aux circonstances de l'époque où il vivait. « Le prédicateur, disait-il, doit tirer son discours de la Bible et pour la suite s'en remettre au Saint-Esprit. » Il entrait en matière d'une manière un peu terne, mais peu à peu son débit s'animait, les comparaisons et les images se pressaient sur ses lèvres, si bien que le discours se transformait en dialogue passionné dans lequel il prenait ses auditeurs directement à partie, les pressant, les poussant dans leurs derniers retranchements, et cela dans un langage d'une grande simplicité, quelquefois trivial, mais toujours populaire.

Il y avait des moments où l'ardeur qui le dévorait était si intense qu'il menaçait du poing ceux qui ne voulaient pas croire ; il lui arrivait même parfois de s'arrêter tout court au milieu d'une phrase et de descendre de chaire comme s'il renonçait à les persuader. Il avait une grande liberté d'allure et ne se gênait nullement pour adresser à l'occasion une verte réprimande à ceux qui troublaient le recueillement de l'assemblée ; c'est ainsi qu'à Bologne il apostropha un jour une grande dame, femme du gouverneur, dont l'arrivée tardive et tapageuse causait de fâcheuses distractions : « Voici le diable, s'écria-t-il, qui vient interrompre la parole de Dieu ! » Une fois lancé dans son discours, il décochait des traits terribles à l'impiété, à la corruption sous toutes ses formes. « je suis comme la grêle, disait-il, je frappe quiconque se trouve à découvert. Un feu intérieur brûle mes os et me force à parler. » Tantôt comparant les prêtres de son temps avec ceux de la primitive Église, il s'écriait : « Les coupes alors étaient de bois, et les prélats étaient d'or, tandis qu'aujourd'hui l'Église a des coupes d'or et des prélats de bois ; tantôt faisant allusion à l'histoire de Jonas, il décrit la cité des impies : c'est une ville construite sur le dos d'une baleine qui, « fatiguée de tant de bruit, fait un mouvement, et alors tous les habitants de cette cité se noient, Babylone est détruite. » Et tout cela était dit avec une solennité si impressive, que les auditeurs en étaient tous saisis ; des pleurs jaillissaient de bien des yeux, comme le montre cet aveu fait par l'un d'entre eux qui prenait des notes : « Ici j'ai été dominé par les larmes et je n'ai pu continuer. »

De toutes ces prédications, celle qui fit peut-être le plus d'effet, fut la dernière d'une série de discours sur l'arche de Noé et le déluge. Il termina par un appel des plus sérieux : « Que chacun se hâte d'entrer dans l'arche du Seigneur. Noé vous appelle tous aujourd'hui ; la porte est ouverte, mais le temps viendra où l'arche sera fermée et très grand sera le nombre de ceux qui se repentiront en vain de n'y pas entrer. » Et quand d'une voix de tonnerre il se fut écrié en guise de conclusion : « J'amènerai les eaux sur la terre ! » l'émotion fut profonde ; tout le monde semblait glacé d'épouvante. Pic de la Mirandole raconte qu'un frisson parcourut ses veines et que ses cheveux se dressèrent sur sa tête ; on voyait partout des gens errer dans les rues en silence et à demi-morts. Il faut dire qu'une terrible nouvelle s'était répandue dans la ville ; on venait d'apprendre que le roi de France se disposait à envahir l'Italie et avait franchi les monts.


II

Savonarole n'avait joué jusqu'alors qu'un rôle purement religieux ; nous allons le voir mettre le pied sur le terrain de la politique et s'occuper activement des affaires de l'État. L'occasion devait lui en être fournie par la crise que l'Italie traversait à cette époque de son histoire. C'était un moment de profond désarroi. Laurent de Médicis, ce tyran ami des arts, dont le règne rappelle à certains égards celui de Louis XIV, venait de mourir ; sur son lit de mort il avait mandé Savonarole dont il disait : « C'est le seul vrai religieux que je connaisse, » et lui avait demandé l'absolution : le moine l'avait sommé de restituer l'argent qu'il avait volé et de faire de Florence une ville libre ; mais le moribond impénitent lui avait tourné le dos. Son fils Pierre lui avait succédé ; mais, non moins vil moralement que son père, il venait de se rendre coupable d'une odieuse trahison en livrant à l'ennemi trois forteresses. À cette nouvelle la ville avait été tout en émoi ; la population avait couru aux armes, la guerre civile était sur le point d'éclater. Il n'y avait qu'un seul homme qui eût assez d'influence pour dominer la tempête : c'était Savonarole ; tous les regards se tournaient vers lui comme vers un libérateur. Un jour il monte en chaire et, modifiant sa manière de prêcher, se met à parler tout au long de la situation politique, de la guerre, de l'invasion qu'il considère comme un châtiment de Dieu. « Voilà que l'épée s'est montrée, s'écrie-t-il, les châtiments commencent ; ô Florence ! le temps des chants et des danses est passé, le temps est venu de pleurer amèrement sur tes fautes. Ce sont tes pêchés, ô Florence ! qui sont la cause de tes châtiments. C'est vers toi que je me tourne, ô Seigneur ? qui es mort par amour pour nous et à cause de nos péchés. Pardonne, ô Seigneur ! au peuple florentin, qui veut être à toi. »

En prenant cette attitude nouvelle et inattendue, Savonarole acquit sur la foule un grand ascendant qui lui permit de calmer les esprits et d'arrêter l'émeute. Désigné pour aller en ambassade au-devant du roi de France dans le but d'obtenir des mesures de clémence à l'égard de la ville, il n'hésite pas à accepter cette mission. Il n'était pas homme à courber l'échine devant qui que ce fût, aussi tint-il au monarque un langage qui rappelle le message des prophètes d'Israël aux rois infidèles.
- 0 roi ! lui dit-il, tu es un instrument dans la main du Seigneur ; il t'envoie troubler la tranquillité des méchants, mais, si tu n'es pas juste et miséricordieux, si tu ne respectes pas la ville de Florence, le Seigneur te punira par des châtiments terribles. Ces choses, je te les dis de la part du Seigneur.

Et lorsque l'envahisseur a fait son entrée dans la cité, il lui fait signer un traité de paix. Un jour, on put croire que tout était rompu ; le roi impatienté s'était écrié :
- Je ferai sonner mes trompettes.
- Et nous, nous sonnerons nos cloches, répliqua Capponi, l'un des citoyens les plus illustres de Florence.

Le prince finit par céder, mais comme, en dépit du traité conclu, il s'attardait dans la ville troublée et désorientée par cette visite prolongée, Savonarole n'hésite pas à aller le trouver une seconde fois :
- 0 prince très chrétien ! lui dit-il, poursuis ta route sans retard ; ne cause pas la ruine de cette cité et n'excite pas contre toi la colère du Seigneur.
Et plus tard, lorsque Charles VIII, à son retour de Naples, repasse par Florence en remontant vers le nord, le moine patriote lui adressa de nouvelles remontrances :
- Tu as provoqué la colère du Seigneur en ne tenant pas les promesses que tu avais faites aux Florentins ; si tu n'obéis pas aux ordres de Dieu, il t'enverra dans son courroux des malheurs terribles.

À toute chose, malheur est bon. » Si l'entrée du roi de France à Florence avait été une catastrophe pour cette cité, elle avait eu pourtant un bon résultat, celui de la débarrasser de Pierre de Médicis qui, voyant ses anciens sujets faire défection, avait dû se sauver en cachette.
C'était un moment critique que celui où se trouvait cette grande ville, passant du jour au lendemain de la tyrannie à l'absence complète de gouvernement. Trouverait-on une main assez sûre pour conduire la barque le long des écueils en évitant un naufrage ? Savonarole fut cet homme-là. Un bel idéal de gouvernement flottait devant ses yeux ; il avait conçu la noble ambition de faire de Florence une république se gouvernant elle-même, comme c'était le cas pour Venise où régnait la liberté. Cependant il hésitait encore à se mettre à l'oeuvre, car il n'avait aucun goût pour la politique et aurait préféré rester à l'écart des luttes et des agitations qui en sont inséparables. « Tu sais, ô mon peuple ! disait-il, que je n'ai jamais voulu entrer dans les affaires de l'État ; crois-tu que j'y viendrais maintenant si je n'y étais pas forcé par le salut des âmes ? » Nous ne discuterons pas ici la question de savoir s'il eut tort ou raison de se poser en réformateur politique ; parmi les historiens qui ont raconté sa vie, les uns l'en blâment, d'autres l'approuvent, en faisant observer qu'il ne l'a pas fait par choix et a rempli un devoir patriotique auquel il ne pouvait se dérober ; mais quelque jugement que l'on porte sur lui à cet égard, on ne peut s'empêcher d'admirer ses hautes conceptions comme homme d'État.
En considérant de près cette organisation si complète aux rouages multiples, fonctionnant sans secousse, on est confondu de trouver chez un moine qui, par sa vocation même, était demeuré longtemps étranger à des questions de cette nature tant de sagesse politique et de pénétration. Nous ne décrirons pas ici ces institutions républicaines qui furent l'oeuvre de Savonarole ; il suffit de mentionner le pouvoir exécutif appelé la Seigneurie, le Conseil des Cinq-Cents et celui des Soixante-Dix dont on peut visiter encore au Palazzo Vecchio les salles de délibération magnifiquement décorées. N'oublions pas non plus le Mont-de-piété où l'on prêtait gratuitement sur gages. Sans gouverner lui-même directement, le fondateur de cette belle république en était l'âme ; c'était lui qui l'orientait dans la bonne direction, l'animait de son souffle vivifiant. Et n'est-ce pas pour lui un grand honneur que d'avoir réussi à implanter pour un temps à Florence ces libertés républicaines qui sont un des plus grands bienfaits dont un peuple puisse jouir ici-bas ?

Mais en travaillant à la fondation d'une république, Savonarole n'avait pas perdu de vue le but religieux qu'il poursuivait ; cette cité qu'il aimait tant, il ne la voulait pas seulement libre, mais aussi chrétienne ; son ambition était d'y faire régner les vertus des premiers âges, la pureté de moeurs de l'Église primitive, de faire flotter au dessus des pouvoirs humains l'étendard du grand chef invisible, Jésus-Christ. « Le Seigneur, disait-il, veut être notre roi. » Pour en venir là, une oeuvre d'assainissement, d'épuration était nécessaire, et c'est sous ce nouvel aspect, comme réformateur moral et social, qu'il nous reste à l'envisager.

Cette réforme des moeurs, qui était son idée fixe, s'était opérée déjà en partie sous la seule influence de ses discours. En l'entendant s'élever avec tant d'éloquence contre le luxe, la rapine, l'immoralité, plus d'un s'était senti repris dans sa conscience ; on avait vu de grandes dames quitter leurs toilettes tapageuses pour revêtir une mise plus modeste ; on avait assisté au spectacle bien rare de restitutions volontaires, entre autres d'une somme de trois mille ducats rendue à celui à qui elle avait été soustraite ; des artisans, électrisés par les prédications de la cathédrale, s'étaient mis spontanément à lire la Bible dans leur boutique, à chanter dans la rue des laudes ou cantiques sacrés ; on avait vu, chose plus remarquable encore, un des hommes les plus dissolus de Florence, un de ces viveurs dont il semblait qu'il n'y eût rien à espérer, Bettucio, renoncer à sa vie de débauche pour rentrer au couvent de Saint-Marc. Poussé par la curiosité, il était allé entendre celui dont le nom était si populaire ; en voyant le mouvement d'étonnement causé par son entrée dans l'Église, il avait voulu sortir, puis s'était décidé à rester à contre-coeur, et c'est là que la parole irrésistible du moine était venue le terrasser. « je reconnus en l'écoutant, dit-il plus tard, que j'étais plus mort que vif. » Mais ce n'était là que des cas isolés. L'ardent désir de Savonarole était que ces réformes s'étendissent et devinssent générales. Pour atteindre ce but, il fallait tout d'abord prêcher d'exemple en faisant du couvent dont il était devenu le prieur un foyer de pureté morale, et c'était bien là le spectacle que présentait alors Saint-Marc.

Ce qui y régnait, c'était sans doute une sainteté monastique ayant le grand tort de confondre la vie chrétienne avec l'isolement absolu et d'oublier que Christ ne nous a nullement appelés à déserter pour le suivre le champ de bataille de la vie sociale, mais il n'y en avait pas moins dans cette petite armée de moines, recrutée parmi les meilleures familles de la ville, et qui atteignit le chiffre de deux cent cinquante, beaucoup de piété réelle et de bon aloi ; on y vivait dans le recueillement ; on y passait de longues heures à lire, à méditer la Bible, à s'entretenir des choses du ciel ; il y avait là un fait nouveau qui frappait les esprits et les faisait réfléchir. Mais pour qu'une population aussi corrompue que celle de Florence renonçât à ses habitudes vicieuses, un bel exemple ne suffisait pas. Aussi Savonarole mit-il à profit l'influence qu'il avait acquise pour réclamer du nouveau gouvernement tout un ensemble de mesures sévères : interdiction du jeu qui faisait de nombreuses victimes ; fermeture des cabarets à la tombée de la nuit ; stricte observation du dimanche. Il fit plus encore.

Parmi les scandales qui affligeaient son coeur, il y en avait un qui revenait chaque année : c'étaient les scènes honteuses qui se produisaient à l'époque du carnaval. Des bandes de jeunes garçons, non contents de se jeter des pierres les uns aux autres dans des rixes souvent sanglantes, arrêtaient les gens au passage au moyen de longs pieux et mendiaient une aumône qu'ils dépensaient le soir en folles orgies. Il comprit fort bien que, pour extirper cette coutume, ce qu'il avait de mieux à faire c'était de la remplacer par une autre du même genre, mais conçue dans un esprit tout différent. Delà ces grandes processions d'enfants qui, organisées parles soins de Savonarole, parcouraient la ville en ces jours-là en chantant des cantiques et en demandant aux passants de l'argent non pour eux-mêmes, mais pour les pauvres ; on en vit jusqu'à dix mille former un immense cortège et entrer ensuite à la cathédrale, dont les bas-côtés avaient été couverts de gradins en amphithéâtre pour contenir toute cette foule. Il imagina encore autre chose, ce fut d'envoyer ces enfants dans les maisons de la ville pour y recueillir des masques, des costumes de carnaval, des desseins et livres immoraux, qui le soir furent brûlés solennellement sur la place au bruit des trompettes et des cloches sonnant à toute volée. On lui a reproché avec amertume cet acte hardi, comme s'il avait voulu déclarer la guerre aux arts en détruisant toutes ces richesses ; mais c'est là mal comprendre sa pensée. Bien loin de haïr les arts, il les aimait dans ce qu'ils ont de pur et d'élevé, mais il ne s'agissait là de rien de pareil ; ce qu'il fit brûler, c'étaient des objets de carnaval, ayant un caractère licencieux, une destination impure. Ce qu'on peut lui reprocher, ce n'est pas d'avoir voulu frapper un grand coup en allumant les flammes de cet autodafé, c'est d'avoir cru (et cette illusion est aussi ancienne que le monde) que, pour faire disparaître le mal, il suffit de le réprimer dans ses manifestations. Non, édicter des mesures de police, jeter au feu ces objets qu'on désignait alors sous le nom de vanités et d'anathèmes, ce n'était pas le moyen de résoudre la question ; ce qu'il eût fallu pour faire disparaître ces moeurs si corrompues, c'était une transformation des coeurs et des volontés sous l'action puissante de l'Évangile, une réforme intérieure s'accomplissant non en surface, mais en profondeur.

Il est impossible de parler de l'oeuvre de rénovation politique et morale accomplie par Savonarole sans dire aussi un mot de sa mission prophétique. Il se donnait comme le représentant de Dieu, comme un instrument docile entre ses mains pour exécuter sa volonté, comme un prophète prédisant l'avenir et les châtiments qui devaient fondre sur l'Italie. Un fait incontestable, c'est qu'il a annoncé à l'avance bon nombre des événements qui se sont accomplis de son temps et prédit juste dans plusieurs cas vraiment remarquables. Il a déclaré que l'Italie ne tarderait pas à être envahie, et une armée française a passé les Alpes ; il a dit à Charles VIII qu'il serait châtié s'il n'usait pas de modération dans la victoire, et le jeune fils de ce dernier est mort peu de temps après ; et en ce qui le concernait lui-même, il a annoncé en termes formels et à diverses reprises qu'il mourrait de mort violente. Cette pensée d'un martyre au-devant duquel il s'avançait et qui devait mettre fin à son ministère revient souvent dans ses écrits ; nous la trouvons dans une inscription tracée de sa main sur un des murs du couvent où on peut la lire encore, et dans ses lettres à sa mère : « Je voudrais, lui écrivait-il, que votre foi fût assez grande pour que vous pussiez voir sans pleurer votre fils martyrisé en votre présence ; je ne dis pas cela, ma mère bien-aimée, pour vous alarmer, mais afin que, s'il m'arrive malheur, vous soyez préparée à ma mort. »

Que penser de tout cela ? Faut-il voir dans ces prédictions, comme l'affirmait Savonarole, et comme beaucoup de gens le pensaient alors, de véritables prophéties ayant un caractère inspiré et surnaturel? Nous ne le croyons pas. Il y a un domaine mystérieux dont les lois nous sont inconnues, dans lequel se produisent des faits inexplicables ; il y a des exemples nombreux de pressentiments vraiment extraordinaires, dont la cause nous échappe, de malaises indéfinissables ressentis à l'heure même d'une catastrophe dont on n'a pas encore reçu la nouvelle. Est-il étonnant qu'un homme d'une nervosité presque maladive, qui ne s'accordait que quatre heures de sommeil, passait une partie de ses nuits et de ses journées dans l'extase et la contemplation, eût acquis un don de divination et de seconde vue qui lui faisait pressentir certains événements futurs ? Non, il n'y avait là rien que de très naturel, et il s'est trompé de bonne foi en s'attribuant un esprit de prophétie qui n'était pas autre chose que le mirage d'une imagination surexcitée à l'excès.


III

Si la prétention de faire d'une cité aussi corrompue que Florence une république chrétienne avait valu à Savonarole beaucoup de sympathies, elle avait amassé contre lui bien des colères. Il s'était formé un parti hostile qu'on désignait sous le nom significatif d'arrabiati (enragés) tandis qu'on donnait aux partisans d'une réforme le nom de cagots, de bigots et de pleureurs. Il y avait dans cette ville une nombreuse jeunesse qui, furieuse de voir attaquer les habitudes vicieuses auxquelles elle tenait par-dessus tout, avait déclaré au moine novateur une guerre à mort et guettait une occasion propice de se débarrasser de lui. Les choses en étaient venues au point qu'il n'était plus en sûreté nulle part ; il fallait que ses amis l'accompagnassent à la sortie du couvent, particulièrement lorsqu'il se rendait au Dôme pour y prêcher.
- Tous ces gens, disait-il, voudraient me tuer ; aussi je ne puis maintenant marcher sans une escorte de gens armés.

Mais un adversaire bien autrement redoutable venait d'entrer en campagne contre lui - c'était le pape Alexandre VI dont les turpitudes sont restées célèbres dans l'histoire de ce temps-là. Ce pontife en voulait à Savonarole à cause de son esprit républicain et libéral, et de la hardiesse avec laquelle il avait dénoncé la corruption du clergé ; la papauté s'était sentie visée dans ces protestations indignées ; ce moine impudent n'avait-il pas été jusqu'à dénoncer du haut de la chaire « cette cour éhontée de Rome où tous les crimes de l'orgueil, de la cupidité, de la luxure s'étalaient au grand jour ? » C'en était trop, il fallait trouver un moyen de lui fermer la bouche. Le pape commence par lui intimer l'ordre de se rendre à Rome pour expliquer sa conduite, mais celui qu'il veut faire comparaître devant lui, flairant un piège, sachant bien qu'une fois là-bas il sera jeté dans une obscure prison, se récuse en invoquant son état de santé qui, en ce moment-là, était peu satisfaisant et n'aurait pu s'accommoder des fatigues du voyage. N'ayant pu réussir dans son premier projet, Borgia essaie autre chose : il lui interdit de prêcher ; Savonarole obéit à cet ordre, mais bientôt il se produit un tel mouvement en sa faveur, que le pape est obligé de revenir sur sa décision et de le laisser parler de nouveau. Cependant il revient à la charge et recourt à un autre moyen pour désarmer cet ennemi qui le brave : il lui fait offrir un chapeau de cardinal à condition qu'il consente à mettre une sourdine à ses discours. Indigné de cette proposition humiliante, ce dernier, se redressant devant l'envoyé du pape, lui fait cette réponse :
- Je ne veux ni chapeau, ni mitres grandes ou petites ; la mort, un chapeau rouge, un chapeau de sang, voilà ce que je désire. Si j'avais voulu des dignités, je ne porterais pas aujourd'hui un manteau déchiré.

Et, bien loin de se taire comme on l'aurait voulu, il continue à prêcher de plus belle avec une véhémence de langage qui rappelle celle de Jean-Baptiste dans le désert ; on peut en juger par la citation suivante :
- Ils entendent par routine et n'agissent point ; ils sont semblables à la corneille qui habite sur les clochers ; quand elle entend le son de la cloche pour la première fois, elle a peur ; elle s'épouvante, mais lorsqu'elle est accoutumée à ce bruit, tu peux sonner tant que tu voudras, elle reste sur la cloche même et ne bouge plus. Si l'on vous dit : « jeûnez le samedi à telle heure, » vous obéissez et vous croyez être sauvés. Je vous déclare que le Seigneur ne tient ni à tel samedi ni à telle heure, il veut que toujours vous vous absteniez du péché. Vous êtes vertueux une heure pour être ensuite déréglés tout le reste de votre vie, vous assiégez les églises en quête d'indulgences et d'absolutions ; Dieu se rit de vos pratiques et ne se soucie pas de vos cérémonies !

Ce n'est pas seulement au pape qu'il a affaire, c'est aussi au parti des enragés qui, en se mêlant à la foule de ses auditeurs, cherche à exciter un tumulte. Un jour d'Ascension, il lui arrive une singulière mésaventure, on dépose dans la chaire, au moment où il va y monter, des ordures, une peau d'âne ; on y plante des pointes de fer qu'on parvient heureusement à enlever à temps ; puis quand il a commencé son discours, des vociférations éclatent, on bat du tambour, on brise les portes de l'église, on veut le tuer, si bien que ses partisans sont obligés de lui faire un rempart de leurs corps.
- Ah ! les méchants, dit-il tristement, ils ne veulent pas écouter ce qui les concerne ; espérez en Jésus et ne craignez rien !

Tout cela était encore peu de chose. Une nouvelle bourrasque plus terrible que toutes les autres devait l'assaillir une bulle d'excommunication est lancée contre lui par le pape, qui le déclare suspect d'hérésie ; cédera-t-il cette fois ? Non, il remonte en chaire et, bravant l'anathème, déclare qu'il ne l'accepte pas, qu'un pape peut se tromper, et cite comme exemple Boniface VIII qui, se glissant comme un renard sur le trône pontifical, mourut comme un chien.
- Si jamais, ajoute-t-il, un pape s'est prononcé contre la vérité, qu'il soit excommunié ! Quant à moi, il me suffit de n'être pas excommunié par le Christ. - « je me tourne vers toi, Seigneur ! tu es mort pour la vérité et je te prie de sacrifier ma vie pour ta défense et pour le salut de ce peuple. »

Et comme pour la seconde fois on essaie de faire miroiter devant ses yeux la rétractation de la bulle au prix d'une bassesse, à condition qu'il donne à un candidat cinq mille écus, il bondit sous l'outrage et écrit à un de ses amis : « Je mériterais une censure bien plus sévère si j'achetais à prix d'argent la levée de l'excommunication. » Mais voici que bientôt un dernier coup plus douloureux vient le frapper au coeur : on lui réitère l'interdiction de prêcher, et cette fois-ci ce n'est pas seulement le pape qui ordonne, c'est la seigneurie elle-même, ce gouvernement qui lui devait l'existence et le payait d'ingratitude en se retournant aussi contre lui ; alors il courbe la tête et s'incline devant cet arrêt.
- Nous ferons, dit-il, par nos prières ce que nous ne pouvons pas faire par la prédication ; « Seigneur, nous ne te demandons pas la tranquillité ni la fin de nos tribulations ; nous te demandons ton Esprit, nous te demandons ton amour. Ce que nous souhaitons, c'est que ton amour se répande sur toute la terre ; manifeste donc ta puissance, étends ta main ; quant à moi, il ne me reste plus qu'à pleurer. »

Si Savonarole avait consenti à ne plus prêcher désormais, ce silence n'avait nullement été dans sa pensée un acte de soumission à l'excommunication papale. Se sentant injustement condamné, il avait fait usage de la seule arme qui lui restât encore, sa plume, pour protester auprès de la chrétienté tout entière contre le coup qui l'avait atteint. Dans une lettre adressée à tous les chrétiens et fidèles, il déclare hautement qu'il n'accepte pas le jugement de Rome. « On n'est pas obligé, disait-il, d'obéir aux ordres qui sont contraires à la charité et à la loi du Seigneur, parce qu'alors nos supérieurs ne tiennent plus la place de Dieu ; la soumission à toute sentence indistinctement est une patience d'âne, une crainte de lièvre et une folie ; résister au pape quand ce dernier veut se servir de son autorité pour la destruction de l'Église, c'est non seulement accomplir un acte permis, mais remplir un devoir. » Il avait écrit aussi aux souverains de l'Europe, à l'empereur d'Allemagne, aux rois d'Angleterre, d'Espagne et de France pour leur proposer d'user de leur pouvoir en convoquant un concile dans lequel le pape Alexandre Borgia serait déposé.

C'était une démarche hardie, périlleuse ; il suffisait d'une indiscrétion, d'une lettre interceptée, pour perdre celui qui en était l'auteur, et c'est justement ce qui arriva. Un message secret destiné au roi Charles VIII ayant été arrêté en route et placé sous les yeux du pape, ce pontife entra dans une violente colère et fit le serment d'écraser le coupable sous ses pieds. Le seul obstacle qui retardât l'accomplissement de ce noir dessein, c'était la popularité dont le prédicateur du Dôme jouissait à Florence, l'admiration qu'on avait pour son éloquence et sa personne. Hélas ! ce faible rempart devait s'écrouler à son tour ; cette sympathie reconnaissante de la foule qui jusqu'alors l'avait soutenu dans sa tâche devait disparaître dans une journée fatale, celle de l'épreuve du feu.

Un moine avait proposé un tournoi d'une forme bizarre, mais qui était dans les moeurs de l'époque. Il s'agissait de traverser les flammes d'un bûcher sans être brûlé, en prouvant ainsi par un miracle qu'on avait la vérité de son côté. On avait provoqué au combat l'un des religieux de Saint-Marc, Fra Domenico, qui avait eu la faiblesse d'accepter le défi. Savonarole sentant tout ce qu'il y avait de puéril dans une pareille manière de défendre la vérité, avait blâmé la chose, mais sans réussir à empêcher son ami de donner suite à son projet. Qu'on se représente cette scène étrange qui nous transporte en plein moyen-âge : sur l'un des côtés de la place de la Seigneurie un petit autel, plus loin un bûcher au travers duquel on avait ménagé un étroit passage, tout autour une procession de moines, des soldats montant la garde, et au delà une foule immense se préparant à applaudir ou à siffler comme au théâtre les deux auteurs du drame, impatiente de voir le spectacle commencer. On avait opposé à Fra Domenico un petit personnage très craintif, Rundinelli, en lui promettant qu'il aurait la vie sauve, qu'au dernier moment on trouverait un moyen d'empêcher l'épreuve d'avoir lien.

Le but secret des adversaires de Savonarole, en organisant cette mise en scène, était de provoquer une émeute grâce à laquelle ils pussent lui donner un coup d'épée. Les deux champions sont prêts, mais voici qu'au lieu de donner le signal, on parlemente à n'en plus finir, on soulève dans le camp opposé d'interminables difficultés ; la foule s'agite, manifeste son mécontentement, puis, quand elle a compris qu'on se moque d'elle, qu'elle doit se passer du spectacle attendu, elle se tourne contre Savonarole en l'accusant d'avoir empêché le tournoi d'aboutir ; dès lors son étoile pâlit et la foule lui devient hostile.

À partir de cette triste journée, les événements se précipitent vers leur tragique dénouement. Le couvent de Saint-Marc a cessé d'être une maison de méditation et de prière ; sur la place se forment des attroupements, on entend retentir des cris sinistres. Des bandes armées font l'assaut du cloître et réussissent à y pénétrer en escaladant les murs ; les moines de leur côté prennent les armes ; c'est en vain que Fra Domenico les conjure de ne pas se mettre en contradiction avec les préceptes de l'Évangile, et que Savonarole les réunissant tous dans le choeur de l'église les invite à la prière qui doit être la seule arme des religieux. Un casque sur la tête, une cuirasse passée sur leur robe, une épée à la main, ils crient : « Vive le Christ ! » et paraissent décidés à vendre chèrement leur vie ainsi que celle de leur cher supérieur ; dans les couloirs du couvent on entend le cliquetis des glaives, un combat corps à corps s'engage. Ils vont succomber sous le nombre, lorsqu'ils s'arrêtent soudain en apprenant que Savonarole, pour sauver le couvent, a pris la résolution de se livrer à ses adversaires avec deux de ses fidèles amis, Fra Domenico et Fra Silvestro, auxquels on avait promis de ne faire aucun mal s'ils consentaient à se soumettre. Avant de quitter le cloître, il reçoit une dernière fois ses compagnons de solitude pour leur faire ses adieux. - je vous quitte, leur dit-il, avec douleur, avec angoisse, pour me livrer à mes adversaires. Que la volonté du Seigneur soit faite ! Voici ma dernière recommandation : que la foi, la patience, la prière soient vos armes !
Et, lorsqu'il arrive sur la place, puis dans la rue qui conduit à la prison, la multitude l'injurie et le frappe ; les uns approchant leur torche de son visage lui crient :
- Voilà la vraie lumière !

D'autres le rouent de coups, en disant
- Prophétise qui t'a frappé !

C'est ainsi qu'il entre au palais du Bargello, où son procès doit s'instruire.

Pénétrons à l'intérieur de ce sombre édifice aux murs énormes dont le seul aspect fait frémir. C'est là que le prieur de Saint-Marc a été enfermé ; c'est là qu'il va passer de longues journées pendant que les dix-sept examinateurs du procès, choisis parmi ses adversaires les plus acharnés, vont préparer ensemble sa condamnation. On ne se borne pas à l'interroger ; pour obtenir de lui des aveux, on ajoute, selon la coutume barbare de ce temps-là, aux souffrances morales du prévenu la torture physique ; on le soumet à l'atroce supplice de l'estrapade, qui consistait à précipiter le patient dans le vide, après avoir enroulé autour de lui une corde qui, en le secouant brusquement, lui brisait les os. Exposé à maintes reprises à ces affreux soubresauts, Savonarole ne fléchit pas ; parfois vaincu par la douleur, il s'écrie : « Seigneur, prends mon âme ! » Il voudrait mourir tout de suite, entrer dans le repos du ciel ; quant à ceux qui le martyrisent, bien loin de les maudire, il n'a pour eux que des sentiments de pitié. Quand ils le pressent de trop près, il leur dit « Ne tentez pas le Seigneur, » et ajoute aussitôt « Seigneur, ils ne savent ce qu'ils font. »

On a prétendu qu'il s'était montré faible, qu'en face de la torture il avait eu une attitude hésitante, tantôt faisant des aveux, tantôt les rétractant, quand l'heure de la souffrance était passée ; mais c'est là une assertion erronée. Si à de certains moments il a avoué s'être trompé, cette rétractation ne portait que sur un point particulier : l'esprit de prophétie dont il croyait être revêtu, car sur l'instrument du supplice il avait senti sa confiance à cet égard s'effondrer.
- Par crainte des tourments, dit-il, j'ai nié que j'eusse des lumières surnaturelles.

Mais s'il perdit son assurance en parlant de ses prophéties, il demeura inébranlable pour tout le reste et maintint dans leur intégrité les vérités qu'il avait enseignées.

Une fois l'instruction du procès terminée, on prononce la sentence de condamnation : les trois prisonniers devront être étranglés et leurs cadavres brûlés sur un bûcher. On les transfère dans le Palazzo Vecchio ; c'est là que Savonarole passe sa dernière nuit, dans une petite salle en forme de chapelle qu'on peut visiter encore aujourd'hui. Le lendemain matin on lui permet d'avoir un entretien avec ses deux compagnons de martyre ; on les introduit dans la salle du Conseil, et c'est là qu'ils s'adressent mutuellement leurs suprêmes recommandations. Comme Fra Domenico, dans une soif de martyre qui rappelle Polyeucte, manifeste l'intention de demander à être brûlé vif, son supérieur le reprend en ces mots :
- Cela est insensé ; il ne nous est pas permis de choisir tel genre de mort de préférence à tout autre ; notre constance ne dépend pas de nous, mais de la grâce que le Seigneur voudra nous accorder.
Et, lorsque Fra Silvestro exprime le désir de haranguer la foule pour défendre publiquement son innocence :
- Je vous ordonne, lui dit-il, de renoncer à une pareille pensée et de suivre plutôt l'exemple de notre Seigneur Jésus-Christ qui ne voulut pas parler de son innocence même sur la croix.

L'heure décisive est arrivée. Une foule immense a envahi la place de la Seigneurie, dont une vieille peinture qui se trouve à Saint-Marc nous permet de nous figurer l'aspect. En face du spectateur se dresse le Palazzo Vecchio avec sa haute tour d'une structure si hardie ; sur le devant une galerie où se tiennent les personnages de marque et les prélats romains ; vers le milieu de la place, à droite du palais, on aperçoit le bûcher au-dessus duquel on a élevé trois potences surmontées d'une croix ; un pont en bois le relie au palais. Tout autour on voit des gens portant des fagots destinés à alimenter les flammes, mais il y a un point vers lequel tous les regards se dirigent, c'est la porte voûtée qui doit livrer passage aux trois prisonniers ; les voici qui font leur apparition et soudain un mouvement se produit dans la foule.

Le premier acte de la cérémonie c'est la dégradation du moine rebelle. Troublé par l'aspect de cet homme dont les yeux le regardent bien en face, comme pour protester de son innocence, l'évêque chargé de ce soin se trompe, balbutie en prononçant la formule obligée, et au lieu de dire : « je te sépare de l'Église militante, » ajoute « et triomphante, » mais le condamné le reprend aussitôt en s'écriant :
- Militante, mais non triomphante, car cela n'est pas en ton pouvoir.

Puis la marche au supplice commence ; les trois amis s'avancent séparément, dans la direction du bûcher, accompagnés chacun d'un moine. À ce moment, quelqu'un s'approche de Savonarole pour lui adresser quelques paroles de consolation ; il répond à voix basse :
- À la dernière heure, Dieu seul peut consoler les mortels.

Un prêtre s'étant glissé aussi vers lui pour lui demander dans quel état d'esprit il se trouvait, il lui adresse cette belle parole :

- Le Seigneur a tant souffert pour moi !

La lugubre promenade est terminée. On saisit les trois martyrs l'un après l'autre pour les suspendre au gibet ; Fra Silvestro meurt le premier, plein de courage, en s'écriant : « Seigneur, je remets mon esprit entre tes mains, » puis vient le tour de Fra Domenico dont le visage rayonne d'une joie céleste ; enfin Savonarole lui-même est suspendu à la potence qui lui est destinée. Les trois cadavres se balancent dans les airs, le bûcher s'allume, la flamme jaillit et projette ses sinistres clartés sur cette foule ingrate qui en contemplant cet horrible spectacle voit brûler sans frémir celui qu'elle avait presque adoré.


IV

L'impression qui se dégage de la vie de Savonarole est celle d'une forte personnalité, d'un homme remarquable non seulement par son intelligence, mais aussi par sa noblesse de caractère et sa piété. Parmi ses biographes il y en a qui n'ont pas su lui rendre justice et ont fait de lui un petit personnage mesquin, intrigant, craintif, fort peu digne d'intérêt, mais il en est d'autres qui ont su comprendre sa grandeur morale et s'incliner devant cette noble figure. Sans doute il a eu ses faiblesses ; ainsi, nous ne saurions approuver ni l'étrange confusion qu'il a faite entre l'ascétisme du couvent et la manière de vivre des premiers chrétiens, qui reposait sur une tout autre base, ni ce mysticisme maladif dans lequel les extases, les visions prophétiques occupaient une si grande place ; il y a aussi, il faut le reconnaître, dans un trop grand nombre de ses discours, des vulgarités de langage qui les déparent. Mais en regard de ces lacunes, que de choses belles et attachantes ! Quel coeur d'or malgré sa rudesse apparente battait dans sa poitrine ! Il suffit, pour s'en convaincre, de jeter un coup d'oeil sur sa correspondance avec sa mère. Quelle tendresse il lui témoigne, quel désir de la voir s'élever toujours plus haut sur les ailes de la foi vers les sommets de la vie chrétienne ! « Les afflictions, lui écrit-il à propos d'un deuil de famille, sont des voix du ciel qui, pénétrant dans votre coeur comme des flèches acérées, vous crient avec force de renoncer à votre attachement pour les joies passagères d'ici-bas et vous invitent à aimer Jésus-Christ. Ouvrez donc les yeux et ne soyez point ingrate. » Ailleurs, nous trouvons cette exclamation émue « 0 ma mère ! si nous sentions avec toutes les fibres de notre coeur, avec toutes les forces secrètes de notre âme que nous sommes seulement sur cette terre des pèlerins en marche vers le ciel ou l'enfer, nous ferions fi du monde, de ses richesses, de ses plaisirs, de ses persécutions. » Et quelle délicatesse de sentiment dans les lettres qu'il adressait à ses nombreux amis ! Tantôt c'est un conseil d'humilité et de modestie qu'il donne à quelqu'un qui avait besoin de l'entendre :
- Cueillez des roses parmi les épines et croyez que tous les autres sont meilleurs que vous, car beaucoup d'hommes valent mieux qu'ils ne le paraissent.

Tantôt c'est une parole d'encouragement à Fra Domenico qui se plaignait d'avoir peu d'auditeurs lorsqu'il prêchait :
- Ne vous chagrinez pas en voyant peu de fidèles venir à vos sermons ; il suffit qu'un auditoire restreint vous ait entendu ; dans une petite semence se cache une grande vertu.

Et que dire de son courage, de son oubli de lui-même, de sa confiance inébranlable en Dieu aux heures les plus sombres de sa vie ! Lorsqu'une épidémie de peste éclata à Florence, quel dévouement ne montra-t-il pas ? On a osé le nier en insinuant qu'à ce moment-là il avait eu peur. Écoutons-le nous raconter lui-même son attitude en ces jours terribles : « je suis resté ici, écrit-il, avec les frères les plus âgés (les autres avaient été envoyés à la campagne) et nous vivons dans la joie et la consolation du Saint-Esprit ; par un effet de la grâce, nous ne sentons pas en nous le moindre trouble, parce que le Seigneur est notre rempart et notre forteresse. » Est-ce là, en vérité, le langage d'un homme qui tremble dans sa peau ? Et cette confiance dans la protection de Dieu, il ne l'a pas manifestée seulement en face d'un fléau passager, mais aussi vis-à-vis de ceux qui le haïssaient et auraient voulu lui fermer la bouche.
- Eh quoi ! s'écrie-t-il à propos de leur haineuse attitude, je verrais détruire la vigne de mon Jésus, la vigne de mon Seigneur, la vigne de mon Dieu et je me tiendrais en repos ! Non, je ne me tairai jamais ! Au contraire je crierai sans cesse afin qu'on ne détruise pas la vigne de mon Seigneur, pour lequel je donnerai, s'il le faut, ma vie ! Ces gens-là, dit-il encore, me font une guerre à mort, parce que nous avons dévoilé une grande partie de leurs vices ; cependant nous ne devons rien craindre, puisque nous avons l'assistance de notre éternel Rédempteur.

Et il ajoute:
- Je n'ai point d'amis sur la terre, mais Dieu seul me suffit. 0 mon Dieu ! je ne veux que toi ! Seigneur que ta main me soutienne et je n'aurai peur d'aucun homme ; avec toi je puis mourir.

Comment ne pas citer encore un extrait de la lettre qu'il écrivit au pape Alexandre VI pour lui reprocher sa conduite ? « J'avais l'espoir que Votre Sainteté viendrait à mon aide et combattrait avec moi les ennemis de la foi. Or c'est précisément le contraire qui est arrivé ; le pouvoir de sévir contre moi a été accordé à des loups féroces. Du reste, je me confie en Celui qui choisit les plus faibles instruments humains, afin de confondre les puissants de la terre. J'attends la mort, je la désire de toute les forces de mon coeur. Que Votre sainteté se hâte de songer à son propre salut, » et il signe : « Jérôme Savonarole, inutile serviteur de Jésus-Christ. » Voilà l'homme qu'on a osé accuser de poltronnerie ; il suffit de ces quelques citations pour le blanchir.

Une dernière question se pose devant nous. A-t-il été un simple réformateur moral et social, ou quelque chose de plus encore, un précurseur de Luther et de la réforme au seizième siècle ? Les avis sur ce point sont partagés ; les historiens qui ont raconté sa vie se divisent en deux camps ; les uns affirment que son enseignement a été celui de la réformation, que le protestantisme peut le revendiquer comme un de ses héros, de ses martyrs ; les autres déclarent, au contraire, qu'il a été un bon catholique, coupable seulement de certaines erreurs de jugement, de quelques intempérances de langage, et condamné à mort par suite d'un regrettable malentendu. Laquelle de ces deux opinions est la vraie ? Nous croyons qu'elles ne le sont ni l'une ni l'autre et que la vérité est entre les deux. Pour faire de Savonarole un disciple anticipé de Luther, on invoque certaines déclarations extraites d'une méditation qu'il composa en prison sur le Psaume LI, dans laquelle le principe de la justification par la foi semble mis en lumière. « J'espérerai dans le Seigneur et je serai délivré de toute tribulation. Par quels mérites ? Non par les miens, mais par les tiens. La foi est une grande grâce de Dieu, un don de sa bonté et non le résultat de nos oeuvres. » Il y a là des expressions qui semblent être sorties de la plume du grand réformateur du seizième siècle ; aussi n'est-il pas étonnant que ce dernier, en publiant ces méditations, se laissant tromper par les apparences, ait présenté Savonarole dans sa préface comme un protestant avant la réforme. « Il est vrai, dit-il, qu'un peu de fange théologique reste encore attachée aux pieds de ce savant homme, mais s'il s'est appuyé sur quelque chose, ce n'est ni sur ses voeux, ni sur son capuchon, ni sur les messes, mais sur la méditation de l'Évangile de paix et revêtu de la cuirasse de la justice, armé du bouclier de la foi et du casque du salut, il s'est enrôlé non dans l'ordre des prédicants, mais dans la milice de l'Église chrétienne. »

En s'exprimant de cette manière, Luther et ceux qui défendent cette thèse oublient complètement que, si le moine florentin a employé parfois un langage protestant, on peut citer aussi bien des paroles de lui qui sont celles d'un catholique. S'il a parlé de l'importance de la foi, il a préconisé aussi les bonnes oeuvres comme moyen de salut ; il a cru à tout l'arsenal des dogmes catholiques, même à la transsubstantiation et aux indulgences, contre lesquelles Jean Huss s'était prononcé si énergiquement ; il y a plus, il a été un fervent adorateur de la Vierge Marie, a cru fermement à son assomption, à son intercession médiatrice ; sur tous ces points il a admis sans sourciller ce que l'Église enseignait de son temps : « J'ai toujours cru, dit-il, et crois encore tout ce que croit la sainte Église romaine ; je me suis toujours soumis à elle et je m'y soumets encore. »

Tout cela est concluant ; non, Savonarole n'a jamais été un protestant dans le sens où l'entendait Luther ; peut-être a-t-il entrevu la doctrine de la justification, mais il ne l'a ni affirmée, ni enseignée. Cela veut-il dire que les historiens catholiques qui le revendiquent comme l'un des leurs aient raison à leur tour ? Pas davantage, car, s'il leur appartient à bien des égards, il y avait cependant chez lui des choses qui n'entraient pas dans le cadre étroit du catholicisme et faisaient pressentir la réforme. Tel est le cas, par exemple, pour la place prépondérante qu'il a donnée à la Bible dans ses prédications et dans son ministère tout entier ; elle était son épée de chevet, la compagne de sa solitude, la moelle de ses discours. « Quelle douceur pour l'âme chrétienne, écrivait-il, que la lecture de l'Écriture sainte ! O Florence ! si mes ennemis sont assez puissants pour me chasser de tes murs, je trouverai bien quelque part un désert où je pourrai me réfugier avec ma Bible. »

Et cette Parole de Dieu, comme il était dévoré du désir de la voir lue à chaque foyer, dans chaque famille ! « Elle avait été laissée, dit-il, dans la poussière, on ne l'étudiait plus et l'on ne s'occupait plus que de poésies et de choses vaines, mais maintenant on a abandonné toutes ses vanités et on est venu au Seigneur, qui a expliqué lui-même ce saint livre ; il a volé dans tout Florence et dans toute l'Italie. » Or n'est-ce rien que cela ? En replaçant la Bible sur son divin piédestal, en affirmant son autorité, n'a-t-il pas été le continuateur de l'oeuvre de Wiclef, de Jean Huss et l'un des précurseurs de la réformation ?

Un autre point important, c'est son indépendance d'esprit vis-à-vis du pape ; au lieu de se soumettre au jugement de Rome, il en a appelé à celui de Jésus-Christ et a réclamé un concile ; c'est lui qui a osé écrire cette parole hardie entre toutes : « Quand le pouvoir ecclésiastique est corrompu en entier, on doit s'adresser au Christ et dire : « Tu es mon confesseur, mes évêques et mon pape. » Or n'est-ce pas là du protestantisme au premier chef ? Il est vrai que, pour atténuer l'effet de ces paroles, on nous rappelle qu'il ne s'agissait dans sa pensée que d'un pape et non de l'un des meilleurs, l'indigne Borgia, qu'il n'en était pas moins soumis à la papauté envisagée dans son ensemble ; mais c'est là un raisonnement qui ne tient pas debout ; toucher à un pape quelconque, lui dire en face : « je me refuse à t'obéir, je ne reconnais pas ton autorité, je ne me courberai pas devant tes menaces, » n'est-ce pas porter un coup terrible à cette institution tout entière, l'ébranler jusque dans ses fondements ? Voilà ce qu'a fait Savonarole ; c'est pourquoi, bien qu'il soit resté dans les cadres du catholicisme romain, il n'en a pas moins été à sa manière un réformateur avant la réforme, car il a eu le grand honneur de pressentir et de préparer dans un siècle d'épaisses ténèbres cette grande oeuvre d'émancipation des consciences que Luther devait accomplir plus tard en brûlant la bulle du pape et en fondant l'Église renouvelée sur ces deux fondements inébranlables : l'autorité de l'Écriture sainte et la justification par la foi !


FIN

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