Florence est sans contredit une des plus belles
cités de l'Italie et quiconque la visite est
émerveillé par les richesses de ses
musées et de ses monuments, mais il y a un
nom qui plane au-dessus de toutes ces
magnificences, c'est celui de Savonarole.
Partout, en parcourant les rues de la
ville, au Dôme où sa voix se fit
entendre si souvent, au Bargello où il fut
mis à la torture, dans ce Palazzo Vecchio
où il passa sa dernière nuit, sur la
place de la Seigneurie où eut lien
l'exécution, on retrouve son souvenir, mais
c'est surtout dans le cloître de Saint-Marc
qu'on voit revivre cette haute personnalité.
En considérant ces murs qui l'ont
abrité jadis, ces admirables fresques de Fra
Angelico qu'il aimait à contempler, et
surtout cette petite cellule où il a
lutté et prié, il est impossible de
ne pas se sentir ému ; voici son bureau
de travail avec sa Bible annotée de sa main,
un manuscrit de ses sermons ; un peu plus loin
quelques débris informes de son cilice, un
morceau de bois arraché à son
bûcher, et au-dessus son portrait ; les
traits sont accentués, le nez est
proéminent, la bouche large, mais le tout transfiguré
par un regard
pénétrant, un sourire plein de
bienveillance. Au premier aspect on se sent en
présence d'une nature ardente et
généreuse, d'une âme fortement
trempée. C'est ce portrait que je voudrais
détacher de son cadre en essayant de
raconter la vie de ce pieux moine qui a
laissé une si profonde empreinte dans
l'âme de ses contemporains.
Savonarole naquit à Ferrare le 21
septembre 1453.
Nous ne savons pas grand'chose des
années de son enfance, sinon qu'il eut pour
premier précepteur son grand-père, un
médecin célèbre de Padoue. Sa
mère était une femme très
distinguée, d'une grande fermeté de
caractère ; il l'aimait tendrement et
elle fut toujours la confidente de ses
pensées, comme le montre la correspondance
qu'il eut avec elle dont nous citons plus loin
quelques extraits. Nous retrouvons chez
Jérôme la noblesse d'âme et la
droiture de cette femme si remarquable, tant il est
vrai que neuf fois sur dix, lorsqu'on se trouve en
présence d'un caractère fortement
trempé, on peut dire :
« Cherchez la mère. »
D'une nature rêveuse et indécise, il
avait quelque chose de sombre, de farouche ;
bien loin de se laisser fasciner par les entraînements
de la
jeunesse, éblouir par le luxe de cette ville
à la corruption raffinée, il fuyait
cet air empoisonné pour vivre dans la
solitude ; c'est ainsi que nous pouvons nous
le représenter enfant d'abord, puis jeune
homme faisant de la lecture ses délices,
penché sur sa Bible, qu'il lisait
déjà à cette époque,
essayant d'exprimer en vers la tristesse que lui
causait le spectacle des turpitudes dont il
était le témoin. On trouve des traces
de cette mélancolie dans un poème
intitulé : De l'ombre du monde.
« Je vois, dit-il, le monde sens dessus
dessous, toutes les vertus ont absolument
disparu ; je ne trouve nulle part une
lumière qui brille, une âme qui
rougisse de ses vices. » À cette
tristesse des choses vint s'en ajouter une autre
d'un genre un peu différent. Il eut son
petit roman. Son isolement volontaire ne l'avait
pas empêché de jeter les yeux sur une
jeune fille, de la famille Strozzi, et
d'éprouver pour elle un sentiment d'amour
très tendre, mais elle n'y répondit
que par de l'indifférence, et il fut
éconduit. Dès ce moment, il se
plongea toujours plus dans ses sombres
pensées, ne voyant pas son chemin, ne
sachant de quel côté s'orienter,
demandant à Dieu chaque jour de lui faire
connaître la voie que devait suivre son
âme.
Un jour il entendit un moine vanter les
douceurs de la vie monastique ;
dès-lors sa résolution fut
prise : quitter la maison paternelle pour
aller s'enfermer dans un
couvent. Il lui en coûtait d'annoncer
à ses parents la fatale nouvelle ;
pendant un an il garda soigneusement son secret,
baissant les yeux pour ne pas rencontrer ceux de sa
mère, se trahissant même un jour en
jouant sur le luth un air si triste que cette
dernière s'écria toute
troublée : « Mon fils, c'est
un signe de départ ! » Le
matin suivant, il quittait la maison pour aller
frapper à la porte d'un couvent de Bologne.
Suivons-le dans cette retraite où il devait
passer sept années de sa vie dans le
recueillement et la méditation. Sa
première pensée est pour ses parents
dont il vient de briser le coeur par sa fuite
précipitée ; il leur
écrit pour les rassurer à son
endroit : « Prenez courage, dit-il
à son père, consolez ma mère
et joignez-vous à elle pour me donner votre
bénédiction ; » et il
écrit à sa mère :
« Ma mère
vénérée, ne vous attristez pas
de mon éloignement ; j'avais
l'intention de vous écrire seulement
quelques mots, mais l'amour a fait courir ma plume
et je vous ai ouvert mon coeur ; je vous
engage à prendre patience en toute occasion
et à consoler mes soeurs. Exhortez mes
frères et tout votre entourage à
vivre vertueusement. »
La vertu, hélas ! où
la chercher ? Voilà sa seconde
pensée. En songeant à ce monde
frivole et corrompu, il tourne ses regards vers
l'idolâtrie du peuple d'Israël, du temps
des anciens prophètes, et semble entrevoir
de terribles châtiments
qui se préparent ; cette
préoccupation se montre dans un petit
écrit intitulé : Le
mépris du monde, qu'il avait laissé
dans sa chambre de Ferrare, au moment de son
départ. « Ouvre, ô
Seigneur ! disait-il, les eaux de la mer Rouge
et engloutis les impies dans les ondes de ta
fureur. » Mais ce n'est pas seulement le
monde qui s'est éloigné de la source
des eaux vives, c'est aussi l'Église
elle-même, ce clergé qui devrait
donner l'exemple de toutes les vertus et qui
déshonore la piété, cette
ville de Rome d'où devrait jaillir la
lumière et où éclatent tant de
scandales ; sur ce thème, il compose
une poésie sur : La ruine de l'Eglise,
dans laquelle il laisse échapper cette
plainte hardie : « 0 Dieu !
s'il était possible de briser ces grandes
ailes ! » faisant par là
allusion à cette puissance romaine qui
pesait sur les âmes si lourdement.
Mais un champ d'activité plus
étendu lui était
réservé : ce n'était pas
à Ferrare, mais à Florence, qu'il
devait accomplir sa mission réformatrice. Il
y fut envoyé en 1482 et entra en
qualité de lecteur au couvent de Saint-Marc,
cette calme et paisible retraite qui a
conservé encore aujourd'hui son cachet
poétique d'autrefois. Jusqu'alors il ne
s'était pas encore fait connaître
comme prédicateur ; il avait bien
essayé de prêcher à Ferrare,
mais n'y avait eu aucun succès,
« nul n'étant prophète dans
son pays. » Une fois à Florence,
il fit une nouvelle tentative
qui ne fut pas plus heureuse que la
précédente ; un auditoire
minuscule d'une trentaine de personnes daigna
prêter l'oreille à ses discours ;
quel attrait pouvait avoir en effet la parole rude
et barbare de ce nouveau venu dans cette ville d'un
luxe raffiné, où le plus complet
scepticisme était de bon ton, où on
ne lisait plus la Bible sous prétexte
qu'elle était écrite en mauvais style
et risquait de corrompre le goût, où
les seuls prédicateurs qu'on allât
entendre étaient ceux qui débitaient
des phrases creuses et sonores dans lesquelles il
n'y avait qu'un jeu pour l'esprit et pour
l'âme aucun aliment nutritif ?
Savonarole, en voyant le dédain qu'on lui
témoignait, eut un moment d'abattement
profond ; il alla jusqu'à se demander
s'il remonterait jamais en chaire, mais il ne
céda pas au découragement : il
se mit à prier dans sa cellule, demandant
à Dieu de lui montrer le chemin qu'il devait
suivre, se penchant sur sa Bible pour la
méditer dans le silence en mettant son
âme en contact avec les prophéties de
l'Ancien Testament et de l'Apocalypse. Alors une
source nouvelle d'inspiration jaillit au dedans de
lui, brisant le moule des formes convenues et
donnant à sa pensée et à sa
parole cette vibration émue dont il n'avait
pas encore trouvé le secret. C'est pendant
un voyage qu'il fit en Lombardie, où on
l'avait envoyé en disgrâce, qu'il se
dévoila sous ce nouveau jour. Prêchant
de ville en ville, il flétrissait en termes
indignés la corruption qui régnait
partout en Italie, empruntant aux prophètes
leur langue de flamme pour annoncer de redoutables
châtiments. Et les foules,
étonnées de ce genre de
prédication si différent de ce qu'on
entendait à l'ordinaire, accouraient de
toutes parts.
À Florence même, on
commençait à parler d'une tout autre
manière de celui qu'on avait traité
d'abord avec tant de mépris : sa
réputation grandissait de jour en
jour ; on racontait tout bas que, dans une
dispute théologique, il avait
dénoncé les vices du clergé en
termes si éloquents que chacun en avait
été comme foudroyé, et que Pic
de la Mirandole, un grand savant de ce
temps-là, était devenu, à
partir de ce jour mémorable, un de ses
fervents admirateurs. Comment dès lors
laisser plus longtemps à l'écart un
homme aussi remarquable ? Grâce à
la haute influence de ce nouvel ami et protecteur,
Savonarole rentra bientôt à Florence
et comprit dès son arrivée que les
dispositions de ses habitants étaient tout
autres que lorsqu'il l'avait quittée. Il
commença par expliquer l'Apocalypse dans le
jardin du couvent, mais les auditeurs y vinrent en
si grand nombre qu'il dut se transporter dans la
chaire de l'église Saint-Marc ;
bientôt même cette enceinte se trouva
trop étroite pour contenir la foule qui s'y
pressait, et ce fut dans la cathédrale, sous
les voûtes de l'immense Dôme, bondé de monde,
qu'il fit
entendre ses vibrants appels.
Arrêtons-nous ici quelques
instants dans notre récit pour examiner de
plus près cette éloquence d'un genre
si particulier, grâce à laquelle
Savonarole exerça un si grand ascendant et
éclipsa les prédicateurs à la
mode les plus en vue de son temps. Sa
prédication était essentiellement
biblique ; il prenait un sujet ou un texte
dans l'Écriture sainte et le
développait en l'appliquant aux
circonstances de l'époque où il
vivait. « Le prédicateur,
disait-il, doit tirer son discours de la Bible et
pour la suite s'en remettre au
Saint-Esprit. » Il entrait en
matière d'une manière un peu terne,
mais peu à peu son débit s'animait,
les comparaisons et les images se pressaient sur
ses lèvres, si bien que le discours se
transformait en dialogue passionné dans
lequel il prenait ses auditeurs directement
à partie, les pressant, les poussant dans
leurs derniers retranchements, et cela dans un
langage d'une grande simplicité, quelquefois
trivial, mais toujours populaire.
Il y avait des moments où
l'ardeur qui le dévorait était si
intense qu'il menaçait du poing ceux qui ne
voulaient pas croire ; il lui arrivait
même parfois de s'arrêter tout court au
milieu d'une phrase et de descendre de chaire comme
s'il renonçait à les persuader. Il
avait une grande liberté d'allure et ne se gênait
nullement
pour adresser à l'occasion une verte
réprimande à ceux qui troublaient le
recueillement de l'assemblée ; c'est
ainsi qu'à Bologne il apostropha un jour une
grande dame, femme du gouverneur, dont
l'arrivée tardive et tapageuse causait de
fâcheuses distractions :
« Voici le diable, s'écria-t-il,
qui vient interrompre la parole de
Dieu ! » Une fois lancé dans
son discours, il décochait des traits
terribles à l'impiété,
à la corruption sous toutes ses formes.
« je suis comme la grêle,
disait-il, je frappe quiconque se trouve à
découvert. Un feu intérieur
brûle mes os et me force à
parler. » Tantôt comparant les
prêtres de son temps avec ceux de la
primitive Église, il s'écriait :
« Les coupes alors étaient de
bois, et les prélats étaient d'or,
tandis qu'aujourd'hui l'Église a des coupes
d'or et des prélats de bois ;
tantôt faisant allusion à l'histoire
de Jonas, il décrit la cité des
impies : c'est une ville construite sur le dos
d'une baleine qui, « fatiguée de
tant de bruit, fait un mouvement, et alors tous les
habitants de cette cité se noient, Babylone
est détruite. » Et tout cela
était dit avec une solennité si
impressive, que les auditeurs en étaient
tous saisis ; des pleurs jaillissaient de bien
des yeux, comme le montre cet aveu fait par l'un
d'entre eux qui prenait des notes :
« Ici j'ai été
dominé par les larmes et je n'ai pu
continuer. »
De toutes ces prédications, celle
qui fit peut-être le plus
d'effet, fut la dernière d'une série
de discours sur l'arche de Noé et le
déluge. Il termina par un appel des plus
sérieux : « Que chacun se
hâte d'entrer dans l'arche du Seigneur.
Noé vous appelle tous aujourd'hui ; la
porte est ouverte, mais le temps viendra où
l'arche sera fermée et très grand
sera le nombre de ceux qui se repentiront en vain
de n'y pas entrer. » Et quand d'une voix
de tonnerre il se fut écrié en guise
de conclusion : « J'amènerai
les eaux sur la terre ! »
l'émotion fut profonde ; tout le monde
semblait glacé d'épouvante. Pic de la
Mirandole raconte qu'un frisson parcourut ses
veines et que ses cheveux se dressèrent sur
sa tête ; on voyait partout des gens
errer dans les rues en silence et à
demi-morts. Il faut dire qu'une terrible nouvelle
s'était répandue dans la ville ;
on venait d'apprendre que le roi de France se
disposait à envahir l'Italie et avait
franchi les monts.
Savonarole n'avait joué jusqu'alors qu'un
rôle purement religieux ; nous allons le
voir mettre le pied sur le terrain de la politique
et s'occuper activement des affaires de
l'État. L'occasion devait lui en être
fournie par la crise que l'Italie traversait
à cette époque de son histoire.
C'était un moment de
profond désarroi. Laurent de Médicis,
ce tyran ami des arts, dont le règne
rappelle à certains égards celui de
Louis XIV, venait de mourir ; sur son lit de
mort il avait mandé Savonarole dont il
disait : « C'est le seul vrai
religieux que je connaisse, » et lui
avait demandé l'absolution : le moine
l'avait sommé de restituer l'argent qu'il
avait volé et de faire de Florence une ville
libre ; mais le moribond impénitent lui
avait tourné le dos. Son fils Pierre lui
avait succédé ; mais, non moins
vil moralement que son père, il venait de se
rendre coupable d'une odieuse trahison en livrant
à l'ennemi trois forteresses. À cette
nouvelle la ville avait été tout en
émoi ; la population avait couru aux
armes, la guerre civile était sur le point
d'éclater. Il n'y avait qu'un seul homme qui
eût assez d'influence pour dominer la
tempête : c'était
Savonarole ; tous les regards se tournaient
vers lui comme vers un libérateur. Un jour
il monte en chaire et, modifiant sa manière
de prêcher, se met à parler tout au
long de la situation politique, de la guerre, de
l'invasion qu'il considère comme un
châtiment de Dieu. « Voilà
que l'épée s'est montrée,
s'écrie-t-il, les châtiments
commencent ; ô Florence ! le temps
des chants et des danses est passé, le temps
est venu de pleurer amèrement sur tes
fautes. Ce sont tes pêchés, ô
Florence ! qui sont la cause de tes
châtiments. C'est vers toi que je me tourne,
ô Seigneur ? qui es mort par amour pour nous
et à cause de
nos péchés. Pardonne, ô
Seigneur ! au peuple florentin, qui veut
être à toi. »
En prenant cette attitude nouvelle et
inattendue, Savonarole acquit sur la foule un grand
ascendant qui lui permit de calmer les esprits et
d'arrêter l'émeute.
Désigné pour aller en ambassade
au-devant du roi de France dans le but d'obtenir
des mesures de clémence à
l'égard de la ville, il n'hésite pas
à accepter cette mission. Il n'était
pas homme à courber l'échine devant
qui que ce fût, aussi tint-il au monarque un
langage qui rappelle le message des
prophètes d'Israël aux rois
infidèles.
- 0 roi ! lui dit-il, tu es un
instrument dans la main du Seigneur ; il
t'envoie troubler la tranquillité des
méchants, mais, si tu n'es pas juste et
miséricordieux, si tu ne respectes pas la
ville de Florence, le Seigneur te punira par des
châtiments terribles. Ces choses, je te les
dis de la part du Seigneur.
Et lorsque l'envahisseur a fait son
entrée dans la cité, il lui fait
signer un traité de paix. Un jour, on put
croire que tout était rompu ; le roi
impatienté s'était
écrié :
- Je ferai sonner mes
trompettes.
- Et nous, nous sonnerons nos cloches,
répliqua Capponi, l'un des citoyens les plus
illustres de Florence.
Le prince finit par céder, mais
comme, en dépit du traité conclu, il
s'attardait dans la ville troublée et désorientée
par
cette visite prolongée, Savonarole
n'hésite pas à aller le trouver une
seconde fois :
- 0 prince très
chrétien ! lui dit-il, poursuis ta
route sans retard ; ne cause pas la ruine de
cette cité et n'excite pas contre toi la
colère du Seigneur.
Et plus tard, lorsque Charles VIII,
à son retour de Naples, repasse par Florence
en remontant vers le nord, le moine patriote lui
adressa de nouvelles remontrances :
- Tu as provoqué la colère
du Seigneur en ne tenant pas les promesses que tu
avais faites aux Florentins ; si tu
n'obéis pas aux ordres de Dieu, il t'enverra
dans son courroux des malheurs terribles.
À toute chose, malheur est
bon. » Si l'entrée du roi de
France à Florence avait été
une catastrophe pour cette cité, elle avait
eu pourtant un bon résultat, celui de la
débarrasser de Pierre de Médicis qui,
voyant ses anciens sujets faire défection,
avait dû se sauver en cachette.
C'était un moment critique que
celui où se trouvait cette grande ville,
passant du jour au lendemain de la tyrannie
à l'absence complète de gouvernement.
Trouverait-on une main assez sûre pour
conduire la barque le long des écueils en
évitant un naufrage ? Savonarole fut
cet homme-là. Un bel idéal de
gouvernement flottait devant ses yeux ; il
avait conçu la noble ambition de faire de
Florence une république
se gouvernant elle-même, comme c'était
le cas pour Venise où régnait la
liberté. Cependant il hésitait encore
à se mettre à l'oeuvre, car il
n'avait aucun goût pour la politique et
aurait préféré rester à
l'écart des luttes et des agitations qui en
sont inséparables. « Tu sais,
ô mon peuple ! disait-il, que je n'ai
jamais voulu entrer dans les affaires de
l'État ; crois-tu que j'y viendrais
maintenant si je n'y étais pas forcé
par le salut des âmes ? » Nous
ne discuterons pas ici la question de savoir s'il
eut tort ou raison de se poser en
réformateur politique ; parmi les
historiens qui ont raconté sa vie, les uns
l'en blâment, d'autres l'approuvent, en
faisant observer qu'il ne l'a pas fait par choix et
a rempli un devoir patriotique auquel il ne pouvait
se dérober ; mais quelque jugement que
l'on porte sur lui à cet égard, on ne
peut s'empêcher d'admirer ses hautes
conceptions comme homme d'État.
En considérant de près
cette organisation si complète aux rouages
multiples, fonctionnant sans secousse, on est
confondu de trouver chez un moine qui, par sa
vocation même, était demeuré
longtemps étranger à des questions de
cette nature tant de sagesse politique et de
pénétration. Nous ne décrirons
pas ici ces institutions républicaines qui
furent l'oeuvre de Savonarole ; il suffit de
mentionner le pouvoir exécutif appelé
la Seigneurie, le Conseil des Cinq-Cents et celui
des Soixante-Dix dont on peut
visiter encore au Palazzo Vecchio les salles de
délibération magnifiquement
décorées. N'oublions pas non plus le
Mont-de-piété où l'on
prêtait gratuitement sur gages. Sans
gouverner lui-même directement, le fondateur
de cette belle république en était
l'âme ; c'était lui qui
l'orientait dans la bonne direction, l'animait de
son souffle vivifiant. Et n'est-ce pas pour lui un
grand honneur que d'avoir réussi à
implanter pour un temps à Florence ces
libertés républicaines qui sont un
des plus grands bienfaits dont un peuple puisse
jouir ici-bas ?
Mais en travaillant à la
fondation d'une république, Savonarole
n'avait pas perdu de vue le but religieux qu'il
poursuivait ; cette cité qu'il aimait
tant, il ne la voulait pas seulement libre, mais
aussi chrétienne ; son ambition
était d'y faire régner les vertus des
premiers âges, la pureté de moeurs de
l'Église primitive, de faire flotter au
dessus des pouvoirs humains l'étendard du
grand chef invisible, Jésus-Christ.
« Le Seigneur, disait-il, veut être
notre roi. » Pour en venir là, une
oeuvre d'assainissement, d'épuration
était nécessaire, et c'est sous ce
nouvel aspect, comme réformateur moral et
social, qu'il nous reste à
l'envisager.
Cette réforme des moeurs, qui
était son idée fixe, s'était
opérée déjà en partie
sous la seule influence de ses discours. En
l'entendant s'élever avec
tant d'éloquence contre le luxe, la rapine,
l'immoralité, plus d'un s'était senti
repris dans sa conscience ; on avait vu de
grandes dames quitter leurs toilettes tapageuses
pour revêtir une mise plus modeste ; on
avait assisté au spectacle bien rare de
restitutions volontaires, entre autres d'une somme
de trois mille ducats rendue à celui
à qui elle avait été
soustraite ; des artisans,
électrisés par les
prédications de la cathédrale,
s'étaient mis spontanément à
lire la Bible dans leur boutique, à chanter
dans la rue des laudes ou cantiques
sacrés ; on avait vu, chose plus
remarquable encore, un des hommes les plus dissolus
de Florence, un de ces viveurs dont il semblait
qu'il n'y eût rien à espérer,
Bettucio, renoncer à sa vie de
débauche pour rentrer au couvent de
Saint-Marc. Poussé par la curiosité,
il était allé entendre celui dont le
nom était si populaire ; en voyant le
mouvement d'étonnement causé par son
entrée dans l'Église, il avait voulu
sortir, puis s'était décidé
à rester à contre-coeur, et c'est
là que la parole irrésistible du
moine était venue le terrasser.
« je reconnus en l'écoutant,
dit-il plus tard, que j'étais plus mort que
vif. » Mais ce n'était là
que des cas isolés. L'ardent désir de
Savonarole était que ces réformes
s'étendissent et devinssent
générales. Pour atteindre ce but, il
fallait tout d'abord prêcher d'exemple en
faisant du couvent dont il était devenu le
prieur un foyer de pureté morale, et c'était bien
là le spectacle que présentait alors
Saint-Marc.
Ce qui y régnait, c'était
sans doute une sainteté monastique ayant le
grand tort de confondre la vie chrétienne
avec l'isolement absolu et d'oublier que Christ ne
nous a nullement appelés à
déserter pour le suivre le champ de bataille
de la vie sociale, mais il n'y en avait pas moins
dans cette petite armée de moines,
recrutée parmi les meilleures familles de la
ville, et qui atteignit le chiffre de deux cent
cinquante, beaucoup de piété
réelle et de bon aloi ; on y vivait
dans le recueillement ; on y passait de
longues heures à lire, à
méditer la Bible, à s'entretenir des
choses du ciel ; il y avait là un fait
nouveau qui frappait les esprits et les faisait
réfléchir. Mais pour qu'une
population aussi corrompue que celle de Florence
renonçât à ses habitudes
vicieuses, un bel exemple ne suffisait pas. Aussi
Savonarole mit-il à profit l'influence qu'il
avait acquise pour réclamer du nouveau
gouvernement tout un ensemble de mesures
sévères : interdiction du jeu
qui faisait de nombreuses victimes ; fermeture
des cabarets à la tombée de la
nuit ; stricte observation du dimanche. Il fit
plus encore.
Parmi les scandales qui affligeaient son
coeur, il y en avait un qui revenait chaque
année : c'étaient les
scènes honteuses qui se produisaient
à l'époque du carnaval. Des bandes de
jeunes garçons, non contents de se jeter des
pierres
les uns aux autres dans des rixes souvent
sanglantes, arrêtaient les gens au passage au
moyen de longs pieux et mendiaient une aumône
qu'ils dépensaient le soir en folles orgies.
Il comprit fort bien que, pour extirper cette
coutume, ce qu'il avait de mieux à faire
c'était de la remplacer par une autre du
même genre, mais conçue dans un esprit
tout différent. Delà ces grandes
processions d'enfants qui, organisées parles
soins de Savonarole, parcouraient la ville en ces
jours-là en chantant des cantiques et en
demandant aux passants de l'argent non pour
eux-mêmes, mais pour les pauvres ; on en
vit jusqu'à dix mille former un immense
cortège et entrer ensuite à la
cathédrale, dont les bas-côtés
avaient été couverts de gradins en
amphithéâtre pour contenir toute cette
foule. Il imagina encore autre chose, ce fut
d'envoyer ces enfants dans les maisons de la ville
pour y recueillir des masques, des costumes de
carnaval, des desseins et livres immoraux, qui le
soir furent brûlés solennellement sur
la place au bruit des trompettes et des cloches
sonnant à toute volée. On lui a
reproché avec amertume cet acte hardi, comme
s'il avait voulu déclarer la guerre aux arts
en détruisant toutes ces richesses ;
mais c'est là mal comprendre sa
pensée. Bien loin de haïr les arts, il
les aimait dans ce qu'ils ont de pur et
d'élevé, mais il ne s'agissait
là de rien de pareil ; ce qu'il fit brûler,
c'étaient des objets de carnaval, ayant un
caractère licencieux, une destination
impure. Ce qu'on peut lui reprocher, ce n'est pas
d'avoir voulu frapper un grand coup en allumant les
flammes de cet autodafé, c'est d'avoir cru
(et cette illusion est aussi ancienne que le monde)
que, pour faire disparaître le mal, il suffit
de le réprimer dans ses manifestations. Non,
édicter des mesures de police, jeter au feu
ces objets qu'on désignait alors sous le nom
de vanités et d'anathèmes, ce
n'était pas le moyen de résoudre la
question ; ce qu'il eût fallu pour faire
disparaître ces moeurs si corrompues,
c'était une transformation des coeurs et des
volontés sous l'action puissante de
l'Évangile, une réforme
intérieure s'accomplissant non en surface,
mais en profondeur.
Il est impossible de parler de l'oeuvre
de rénovation politique et morale accomplie
par Savonarole sans dire aussi un mot de sa mission
prophétique. Il se donnait comme le
représentant de Dieu, comme un instrument
docile entre ses mains pour exécuter sa
volonté, comme un prophète
prédisant l'avenir et les châtiments
qui devaient fondre sur l'Italie. Un fait
incontestable, c'est qu'il a annoncé
à l'avance bon nombre des
événements qui se sont accomplis de
son temps et prédit juste dans plusieurs cas
vraiment remarquables. Il a déclaré
que l'Italie ne tarderait pas à être
envahie, et une armée française a passé
les Alpes ; il a dit à Charles VIII
qu'il serait châtié s'il n'usait pas
de modération dans la victoire, et le jeune
fils de ce dernier est mort peu de temps
après ; et en ce qui le concernait
lui-même, il a annoncé en termes
formels et à diverses reprises qu'il
mourrait de mort violente. Cette pensée d'un
martyre au-devant duquel il s'avançait et
qui devait mettre fin à son ministère
revient souvent dans ses écrits ; nous
la trouvons dans une inscription tracée de
sa main sur un des murs du couvent où on
peut la lire encore, et dans ses lettres à
sa mère : « Je voudrais, lui
écrivait-il, que votre foi fût assez
grande pour que vous pussiez voir sans pleurer
votre fils martyrisé en votre
présence ; je ne dis pas cela, ma
mère bien-aimée, pour vous alarmer,
mais afin que, s'il m'arrive malheur, vous soyez
préparée à ma
mort. »
Que penser de tout cela ? Faut-il
voir dans ces prédictions, comme l'affirmait
Savonarole, et comme beaucoup de gens le pensaient
alors, de véritables prophéties ayant
un caractère inspiré et surnaturel?
Nous ne le croyons pas. Il y a un domaine
mystérieux dont les lois nous sont
inconnues, dans lequel se produisent des faits
inexplicables ; il y a des exemples nombreux
de pressentiments vraiment extraordinaires, dont la
cause nous échappe, de malaises
indéfinissables ressentis à l'heure même d'une
catastrophe dont on n'a pas encore reçu la
nouvelle. Est-il étonnant qu'un homme d'une
nervosité presque maladive, qui ne
s'accordait que quatre heures de sommeil, passait
une partie de ses nuits et de ses journées
dans l'extase et la contemplation, eût acquis
un don de divination et de seconde vue qui lui
faisait pressentir certains
événements futurs ? Non, il n'y
avait là rien que de très naturel, et
il s'est trompé de bonne foi en s'attribuant
un esprit de prophétie qui n'était
pas autre chose que le mirage d'une imagination
surexcitée à l'excès.
Si la prétention de faire d'une
cité aussi corrompue que Florence une
république chrétienne avait valu
à Savonarole beaucoup de sympathies, elle
avait amassé contre lui bien des
colères. Il s'était formé un
parti hostile qu'on désignait sous le nom
significatif d'arrabiati (enragés) tandis
qu'on donnait aux partisans d'une réforme le
nom de cagots, de bigots et de pleureurs. Il y
avait dans cette ville une nombreuse jeunesse qui,
furieuse de voir attaquer les habitudes vicieuses
auxquelles elle tenait par-dessus tout, avait
déclaré au moine novateur une guerre à
mort et guettait une occasion propice de se
débarrasser de lui. Les choses en
étaient venues au point qu'il n'était
plus en sûreté nulle part ; il
fallait que ses amis l'accompagnassent à la
sortie du couvent, particulièrement
lorsqu'il se rendait au Dôme pour y
prêcher.
- Tous ces gens, disait-il, voudraient
me tuer ; aussi je ne puis maintenant marcher
sans une escorte de gens armés.
Mais un adversaire bien autrement
redoutable venait d'entrer en campagne contre lui -
c'était le pape Alexandre VI dont les
turpitudes sont restées
célèbres dans l'histoire de ce
temps-là. Ce pontife en voulait à
Savonarole à cause de son esprit
républicain et libéral, et de la
hardiesse avec laquelle il avait
dénoncé la corruption du
clergé ; la papauté
s'était sentie visée dans ces
protestations indignées ; ce moine
impudent n'avait-il pas été
jusqu'à dénoncer du haut de la chaire
« cette cour éhontée de
Rome où tous les crimes de l'orgueil, de la
cupidité, de la luxure s'étalaient au
grand jour ? » C'en était
trop, il fallait trouver un moyen de lui fermer la
bouche. Le pape commence par lui intimer l'ordre de
se rendre à Rome pour expliquer sa conduite,
mais celui qu'il veut faire comparaître
devant lui, flairant un piège, sachant bien
qu'une fois là-bas il sera jeté dans
une obscure prison, se récuse en invoquant
son état de santé qui, en ce
moment-là, était
peu satisfaisant et n'aurait pu s'accommoder des
fatigues du voyage. N'ayant pu réussir dans
son premier projet, Borgia essaie autre
chose : il lui interdit de
prêcher ; Savonarole obéit
à cet ordre, mais bientôt il se
produit un tel mouvement en sa faveur, que le pape
est obligé de revenir sur sa décision
et de le laisser parler de nouveau. Cependant il
revient à la charge et recourt à un
autre moyen pour désarmer cet ennemi qui le
brave : il lui fait offrir un chapeau de
cardinal à condition qu'il consente à
mettre une sourdine à ses discours.
Indigné de cette proposition humiliante, ce
dernier, se redressant devant l'envoyé du
pape, lui fait cette réponse :
- Je ne veux ni chapeau, ni mitres
grandes ou petites ; la mort, un chapeau
rouge, un chapeau de sang, voilà ce que je
désire. Si j'avais voulu des
dignités, je ne porterais pas aujourd'hui un
manteau déchiré.
Et, bien loin de se taire comme on
l'aurait voulu, il continue à prêcher
de plus belle avec une véhémence de
langage qui rappelle celle de Jean-Baptiste dans le
désert ; on peut en juger par la
citation suivante :
- Ils entendent par routine et
n'agissent point ; ils sont semblables
à la corneille qui habite sur les
clochers ; quand elle entend le son de la
cloche pour la première fois, elle a
peur ; elle s'épouvante, mais lorsqu'elle est
accoutumée à ce bruit, tu peux sonner
tant que tu voudras, elle reste sur la cloche
même et ne bouge plus. Si l'on vous
dit : « jeûnez le samedi
à telle heure, » vous
obéissez et vous croyez être
sauvés. Je vous déclare que le
Seigneur ne tient ni à tel samedi ni
à telle heure, il veut que toujours vous
vous absteniez du péché. Vous
êtes vertueux une heure pour être
ensuite déréglés tout le reste
de votre vie, vous assiégez les
églises en quête d'indulgences et
d'absolutions ; Dieu se rit de vos pratiques
et ne se soucie pas de vos cérémonies
!
Ce n'est pas seulement au pape qu'il a
affaire, c'est aussi au parti des enragés
qui, en se mêlant à la foule de ses
auditeurs, cherche à exciter un tumulte. Un
jour d'Ascension, il lui arrive une
singulière mésaventure, on
dépose dans la chaire, au moment où
il va y monter, des ordures, une peau
d'âne ; on y plante des pointes de fer
qu'on parvient heureusement à enlever
à temps ; puis quand il a
commencé son discours, des
vociférations éclatent, on bat du
tambour, on brise les portes de l'église, on
veut le tuer, si bien que ses partisans sont
obligés de lui faire un rempart de leurs
corps.
- Ah ! les méchants, dit-il
tristement, ils ne veulent pas écouter ce
qui les concerne ; espérez en
Jésus et ne craignez rien !
Tout cela était encore peu de
chose. Une nouvelle bourrasque plus terrible que
toutes les autres devait
l'assaillir une bulle d'excommunication est
lancée contre lui par le pape, qui le
déclare suspect
d'hérésie ; cédera-t-il
cette fois ? Non, il remonte en chaire et,
bravant l'anathème, déclare qu'il ne
l'accepte pas, qu'un pape peut se tromper, et cite
comme exemple Boniface VIII qui, se glissant comme
un renard sur le trône pontifical, mourut
comme un chien.
- Si jamais, ajoute-t-il, un pape s'est
prononcé contre la vérité,
qu'il soit excommunié ! Quant à
moi, il me suffit de n'être pas
excommunié par le Christ. - « je
me tourne vers toi, Seigneur ! tu es mort pour
la vérité et je te prie de sacrifier
ma vie pour ta défense et pour le salut de
ce peuple. »
Et comme pour la seconde fois on essaie
de faire miroiter devant ses yeux la
rétractation de la bulle au prix d'une
bassesse, à condition qu'il donne à
un candidat cinq mille écus, il bondit sous
l'outrage et écrit à un de ses
amis : « Je mériterais une
censure bien plus sévère si
j'achetais à prix d'argent la levée
de l'excommunication. » Mais voici que
bientôt un dernier coup plus douloureux vient
le frapper au coeur : on lui
réitère l'interdiction de
prêcher, et cette fois-ci ce n'est pas
seulement le pape qui ordonne, c'est la seigneurie
elle-même, ce gouvernement qui lui devait
l'existence et le payait d'ingratitude en se
retournant aussi contre lui ; alors il courbe
la tête et s'incline devant cet arrêt.
- Nous ferons, dit-il, par nos
prières ce que nous ne pouvons pas faire par
la prédication ; « Seigneur,
nous ne te demandons pas la tranquillité ni
la fin de nos tribulations ; nous te demandons
ton Esprit, nous te demandons ton amour. Ce que
nous souhaitons, c'est que ton amour se
répande sur toute la terre ; manifeste
donc ta puissance, étends ta main ;
quant à moi, il ne me reste plus qu'à
pleurer. »
Si Savonarole avait consenti à ne
plus prêcher désormais, ce silence
n'avait nullement été dans sa
pensée un acte de soumission à
l'excommunication papale. Se sentant injustement
condamné, il avait fait usage de la seule
arme qui lui restât encore, sa plume, pour
protester auprès de la
chrétienté tout entière contre
le coup qui l'avait atteint. Dans une lettre
adressée à tous les chrétiens
et fidèles, il déclare hautement
qu'il n'accepte pas le jugement de Rome.
« On n'est pas obligé, disait-il,
d'obéir aux ordres qui sont contraires
à la charité et à la loi du
Seigneur, parce qu'alors nos supérieurs ne
tiennent plus la place de Dieu ; la soumission
à toute sentence indistinctement est une
patience d'âne, une crainte de lièvre
et une folie ; résister au pape quand
ce dernier veut se servir de son autorité
pour la destruction de l'Église, c'est non
seulement accomplir un acte permis, mais remplir un
devoir. » Il avait écrit aussi aux souverains
de
l'Europe, à l'empereur d'Allemagne, aux rois
d'Angleterre, d'Espagne et de France pour leur
proposer d'user de leur pouvoir en convoquant un
concile dans lequel le pape Alexandre Borgia serait
déposé.
C'était une démarche
hardie, périlleuse ; il suffisait d'une
indiscrétion, d'une lettre
interceptée, pour perdre celui qui en
était l'auteur, et c'est justement ce qui
arriva. Un message secret destiné au roi
Charles VIII ayant été
arrêté en route et placé sous
les yeux du pape, ce pontife entra dans une
violente colère et fit le serment
d'écraser le coupable sous ses pieds. Le
seul obstacle qui retardât l'accomplissement
de ce noir dessein, c'était la
popularité dont le prédicateur du
Dôme jouissait à Florence,
l'admiration qu'on avait pour son éloquence
et sa personne. Hélas ! ce faible rempart
devait s'écrouler à son tour ;
cette sympathie reconnaissante de la foule qui
jusqu'alors l'avait soutenu dans sa tâche
devait disparaître dans une journée
fatale, celle de l'épreuve du feu.
Un moine avait proposé un tournoi
d'une forme bizarre, mais qui était dans les
moeurs de l'époque. Il s'agissait de
traverser les flammes d'un bûcher sans
être brûlé, en prouvant ainsi
par un miracle qu'on avait la vérité
de son côté. On avait provoqué
au combat l'un des religieux de Saint-Marc, Fra
Domenico, qui avait eu la faiblesse d'accepter le
défi. Savonarole
sentant tout ce qu'il y avait de puéril dans
une pareille manière de défendre la
vérité, avait blâmé la
chose, mais sans réussir à
empêcher son ami de donner suite à son
projet. Qu'on se représente cette
scène étrange qui nous transporte en
plein moyen-âge : sur l'un des
côtés de la place de la Seigneurie un
petit autel, plus loin un bûcher au travers
duquel on avait ménagé un
étroit passage, tout autour une procession
de moines, des soldats montant la garde, et au
delà une foule immense se préparant
à applaudir ou à siffler comme au
théâtre les deux auteurs du drame,
impatiente de voir le spectacle commencer. On avait
opposé à Fra Domenico un petit
personnage très craintif, Rundinelli, en lui
promettant qu'il aurait la vie sauve, qu'au dernier
moment on trouverait un moyen d'empêcher
l'épreuve d'avoir lien.
Le but secret des adversaires de
Savonarole, en organisant cette mise en
scène, était de provoquer une
émeute grâce à laquelle ils
pussent lui donner un coup d'épée.
Les deux champions sont prêts, mais voici
qu'au lieu de donner le signal, on parlemente
à n'en plus finir, on soulève dans le
camp opposé d'interminables
difficultés ; la foule s'agite,
manifeste son mécontentement, puis, quand
elle a compris qu'on se moque d'elle, qu'elle doit
se passer du spectacle attendu, elle se tourne
contre Savonarole en l'accusant d'avoir
empêché le tournoi d'aboutir ; dès
lors
son étoile pâlit et la foule lui
devient hostile.
À partir de cette triste
journée, les événements se
précipitent vers leur tragique
dénouement. Le couvent de Saint-Marc a
cessé d'être une maison de
méditation et de prière ; sur la
place se forment des attroupements, on entend
retentir des cris sinistres. Des bandes
armées font l'assaut du cloître et
réussissent à y
pénétrer en escaladant les
murs ; les moines de leur côté
prennent les armes ; c'est en vain que Fra
Domenico les conjure de ne pas se mettre en
contradiction avec les préceptes de
l'Évangile, et que Savonarole les
réunissant tous dans le choeur de
l'église les invite à la
prière qui doit être la seule arme des
religieux. Un casque sur la tête, une
cuirasse passée sur leur robe, une
épée à la main, ils
crient : « Vive le
Christ ! » et paraissent
décidés à vendre
chèrement leur vie ainsi que celle de leur
cher supérieur ; dans les couloirs du
couvent on entend le cliquetis des glaives, un
combat corps à corps s'engage. Ils vont
succomber sous le nombre, lorsqu'ils
s'arrêtent soudain en apprenant que
Savonarole, pour sauver le couvent, a pris la
résolution de se livrer à ses
adversaires avec deux de ses fidèles amis,
Fra Domenico et Fra Silvestro, auxquels on avait
promis de ne faire aucun mal s'ils consentaient
à se soumettre. Avant de quitter le
cloître, il reçoit une dernière
fois ses compagnons de solitude
pour leur faire ses adieux. - je vous quitte, leur
dit-il, avec douleur, avec angoisse, pour me livrer
à mes adversaires. Que la volonté du
Seigneur soit faite ! Voici ma dernière
recommandation : que la foi, la patience, la
prière soient vos armes !
Et, lorsqu'il arrive sur la place, puis
dans la rue qui conduit à la prison, la
multitude l'injurie et le frappe ; les uns
approchant leur torche de son visage lui
crient :
- Voilà la vraie
lumière !
D'autres le rouent de coups, en
disant
- Prophétise qui t'a
frappé !
C'est ainsi qu'il entre au palais du
Bargello, où son procès doit
s'instruire.
Pénétrons à
l'intérieur de ce sombre édifice aux
murs énormes dont le seul aspect fait
frémir. C'est là que le prieur de
Saint-Marc a été
enfermé ; c'est là qu'il va
passer de longues journées pendant que les
dix-sept examinateurs du procès, choisis
parmi ses adversaires les plus acharnés,
vont préparer ensemble sa condamnation. On
ne se borne pas à l'interroger ; pour
obtenir de lui des aveux, on ajoute, selon la
coutume barbare de ce temps-là, aux
souffrances morales du prévenu la torture
physique ; on le soumet à l'atroce
supplice de l'estrapade, qui consistait à
précipiter le patient dans le vide,
après avoir enroulé autour de lui une
corde qui, en le secouant
brusquement, lui brisait les os. Exposé
à maintes reprises à ces affreux
soubresauts, Savonarole ne fléchit
pas ; parfois vaincu par la douleur, il
s'écrie : « Seigneur, prends
mon âme ! » Il voudrait mourir
tout de suite, entrer dans le repos du ciel ;
quant à ceux qui le martyrisent, bien loin
de les maudire, il n'a pour eux que des sentiments
de pitié. Quand ils le pressent de trop
près, il leur dit « Ne tentez pas
le Seigneur, » et ajoute aussitôt
« Seigneur, ils ne savent ce qu'ils
font. »
On a prétendu qu'il
s'était montré faible, qu'en face de
la torture il avait eu une attitude
hésitante, tantôt faisant des aveux,
tantôt les rétractant, quand l'heure
de la souffrance était passée ;
mais c'est là une assertion erronée.
Si à de certains moments il a avoué
s'être trompé, cette
rétractation ne portait que sur un point
particulier : l'esprit de prophétie
dont il croyait être revêtu, car sur
l'instrument du supplice il avait senti sa
confiance à cet égard
s'effondrer.
- Par crainte des tourments, dit-il,
j'ai nié que j'eusse des lumières
surnaturelles.
Mais s'il perdit son assurance en
parlant de ses prophéties, il demeura
inébranlable pour tout le reste et maintint
dans leur intégrité les
vérités qu'il avait
enseignées.
Une fois l'instruction du procès
terminée, on prononce la sentence de
condamnation : les trois prisonniers devront
être
étranglés et leurs cadavres
brûlés sur un bûcher. On les
transfère dans le Palazzo Vecchio ;
c'est là que Savonarole passe sa
dernière nuit, dans une petite salle en
forme de chapelle qu'on peut visiter encore
aujourd'hui. Le lendemain matin on lui permet
d'avoir un entretien avec ses deux compagnons de
martyre ; on les introduit dans la salle du
Conseil, et c'est là qu'ils s'adressent
mutuellement leurs suprêmes recommandations.
Comme Fra Domenico, dans une soif de martyre qui
rappelle Polyeucte, manifeste l'intention de
demander à être brûlé
vif, son supérieur le reprend en ces
mots :
- Cela est insensé ; il ne
nous est pas permis de choisir tel genre de mort de
préférence à tout autre ;
notre constance ne dépend pas de nous, mais
de la grâce que le Seigneur voudra nous
accorder.
Et, lorsque Fra Silvestro exprime le
désir de haranguer la foule pour
défendre publiquement son
innocence :
- Je vous ordonne, lui dit-il, de
renoncer à une pareille pensée et de
suivre plutôt l'exemple de notre Seigneur
Jésus-Christ qui ne voulut pas parler de son
innocence même sur la croix.
L'heure décisive est
arrivée. Une foule immense a envahi la place
de la Seigneurie, dont une vieille peinture qui se
trouve à Saint-Marc nous permet de nous
figurer l'aspect. En face du spectateur se dresse
le Palazzo Vecchio
avec
sa haute tour d'une structure si hardie ; sur
le devant une galerie où se tiennent les
personnages de marque et les prélats
romains ; vers le milieu de la place, à
droite du palais, on aperçoit le
bûcher au-dessus duquel on a
élevé trois potences
surmontées d'une croix ; un pont en
bois le relie au palais. Tout autour on voit des
gens portant des fagots destinés à
alimenter les flammes, mais il y a un point vers
lequel tous les regards se dirigent, c'est la porte
voûtée qui doit livrer passage aux
trois prisonniers ; les voici qui font leur
apparition et soudain un mouvement se produit dans
la foule.
Le premier acte de la
cérémonie c'est la dégradation
du moine rebelle. Troublé par l'aspect de
cet homme dont les yeux le regardent bien en face,
comme pour protester de son innocence,
l'évêque chargé de ce soin se
trompe, balbutie en prononçant la formule
obligée, et au lieu de dire :
« je te sépare de l'Église
militante, » ajoute « et
triomphante, » mais le condamné le
reprend aussitôt en
s'écriant :
- Militante, mais non triomphante, car
cela n'est pas en ton pouvoir.
Puis la marche au supplice
commence ; les trois amis s'avancent
séparément, dans la direction du
bûcher, accompagnés chacun d'un moine.
À ce moment, quelqu'un s'approche de
Savonarole pour lui adresser
quelques paroles de consolation ; il
répond à voix basse :
- À la dernière heure,
Dieu seul peut consoler les mortels.
Un prêtre s'étant
glissé aussi vers lui pour lui demander dans
quel état d'esprit il se trouvait, il lui
adresse cette belle parole :
- Le Seigneur a tant souffert pour moi
!
La lugubre promenade est
terminée. On saisit les trois martyrs l'un
après l'autre pour les suspendre au
gibet ; Fra Silvestro meurt le premier, plein
de courage, en s'écriant :
« Seigneur, je remets mon esprit entre
tes mains, » puis vient le tour de Fra
Domenico dont le visage rayonne d'une joie
céleste ; enfin Savonarole
lui-même est suspendu à la potence qui
lui est destinée. Les trois cadavres se
balancent dans les airs, le bûcher s'allume,
la flamme jaillit et projette ses sinistres
clartés sur cette foule ingrate qui en
contemplant cet horrible spectacle voit
brûler sans frémir celui qu'elle avait
presque adoré.
L'impression qui se dégage de la vie de
Savonarole est celle d'une forte
personnalité, d'un homme remarquable non
seulement par son intelligence, mais aussi par sa
noblesse
de
caractère et sa piété. Parmi
ses biographes il y en a qui n'ont pas su lui
rendre justice et ont fait de lui un petit
personnage mesquin, intrigant, craintif, fort peu
digne d'intérêt, mais il en est
d'autres qui ont su comprendre sa grandeur morale
et s'incliner devant cette noble figure. Sans doute
il a eu ses faiblesses ; ainsi, nous ne
saurions approuver ni l'étrange confusion
qu'il a faite entre l'ascétisme du couvent
et la manière de vivre des premiers
chrétiens, qui reposait sur une tout autre
base, ni ce mysticisme maladif dans lequel les
extases, les visions prophétiques occupaient
une si grande place ; il y a aussi, il faut le
reconnaître, dans un trop grand nombre de ses
discours, des vulgarités de langage qui les
déparent. Mais en regard de ces lacunes, que
de choses belles et attachantes ! Quel coeur
d'or malgré sa rudesse apparente battait
dans sa poitrine ! Il suffit, pour s'en
convaincre, de jeter un coup d'oeil sur sa
correspondance avec sa mère. Quelle
tendresse il lui témoigne, quel désir
de la voir s'élever toujours plus haut sur
les ailes de la foi vers les sommets de la vie
chrétienne ! « Les afflictions,
lui écrit-il à propos d'un deuil de
famille, sont des voix du ciel qui,
pénétrant dans votre coeur comme des
flèches acérées, vous crient
avec force de renoncer à votre attachement
pour les joies passagères d'ici-bas et vous
invitent à aimer Jésus-Christ. Ouvrez
donc les yeux et ne soyez point
ingrate. » Ailleurs, nous trouvons cette
exclamation émue « 0 ma
mère ! si nous sentions avec toutes les
fibres de notre coeur, avec toutes les forces
secrètes de notre âme que nous sommes
seulement sur cette terre des pèlerins en
marche vers le ciel ou l'enfer, nous ferions fi du
monde, de ses richesses, de ses plaisirs, de ses
persécutions. » Et quelle
délicatesse de sentiment dans les lettres
qu'il adressait à ses nombreux amis !
Tantôt c'est un conseil d'humilité et
de modestie qu'il donne à quelqu'un qui
avait besoin de l'entendre :
- Cueillez des roses parmi les
épines et croyez que tous les autres sont
meilleurs que vous, car beaucoup d'hommes valent
mieux qu'ils ne le paraissent.
Tantôt c'est une parole
d'encouragement à Fra Domenico qui se
plaignait d'avoir peu d'auditeurs lorsqu'il
prêchait :
- Ne vous chagrinez pas en voyant peu de
fidèles venir à vos sermons ; il
suffit qu'un auditoire restreint vous ait
entendu ; dans une petite semence se cache une
grande vertu.
Et que dire de son courage, de son oubli
de lui-même, de sa confiance
inébranlable en Dieu aux heures les plus
sombres de sa vie ! Lorsqu'une
épidémie de peste éclata
à Florence, quel dévouement ne
montra-t-il pas ? On a osé le nier en
insinuant qu'à ce
moment-là il avait eu peur.
Écoutons-le nous raconter lui-même son
attitude en ces jours terribles :
« je suis resté ici,
écrit-il, avec les frères les plus
âgés (les autres avaient
été envoyés à la
campagne) et nous vivons dans la joie et la
consolation du Saint-Esprit ; par un effet de
la grâce, nous ne sentons pas en nous le
moindre trouble, parce que le Seigneur est notre
rempart et notre forteresse. » Est-ce
là, en vérité, le langage d'un
homme qui tremble dans sa peau ? Et cette
confiance dans la protection de Dieu, il ne l'a pas
manifestée seulement en face d'un
fléau passager, mais aussi vis-à-vis
de ceux qui le haïssaient et auraient voulu
lui fermer la bouche.
- Eh quoi ! s'écrie-t-il
à propos de leur haineuse attitude, je
verrais détruire la vigne de mon
Jésus, la vigne de mon Seigneur, la vigne de
mon Dieu et je me tiendrais en repos ! Non, je
ne me tairai jamais ! Au contraire je crierai
sans cesse afin qu'on ne détruise pas la
vigne de mon Seigneur, pour lequel je donnerai,
s'il le faut, ma vie ! Ces gens-là,
dit-il encore, me font une guerre à mort,
parce que nous avons dévoilé une
grande partie de leurs vices ; cependant nous
ne devons rien craindre, puisque nous avons
l'assistance de notre éternel
Rédempteur.
Et il ajoute:
- Je n'ai point d'amis sur la terre,
mais Dieu seul me suffit. 0 mon
Dieu ! je ne veux que toi ! Seigneur que
ta main me soutienne et je n'aurai peur d'aucun
homme ; avec toi je puis mourir.
Comment ne pas citer encore un extrait
de la lettre qu'il écrivit au pape Alexandre
VI pour lui reprocher sa conduite ?
« J'avais l'espoir que Votre
Sainteté viendrait à mon aide et
combattrait avec moi les ennemis de la foi. Or
c'est précisément le contraire qui
est arrivé ; le pouvoir de sévir
contre moi a été accordé
à des loups féroces. Du reste, je me
confie en Celui qui choisit les plus faibles
instruments humains, afin de confondre les
puissants de la terre. J'attends la mort, je la
désire de toute les forces de mon coeur. Que
Votre sainteté se hâte de songer
à son propre salut, » et il
signe : « Jérôme
Savonarole, inutile serviteur de
Jésus-Christ. » Voilà
l'homme qu'on a osé accuser de
poltronnerie ; il suffit de ces quelques
citations pour le blanchir.
Une dernière question se pose
devant nous. A-t-il été un simple
réformateur moral et social, ou quelque
chose de plus encore, un précurseur de
Luther et de la réforme au seizième
siècle ? Les avis sur ce point sont
partagés ; les historiens qui ont
raconté sa vie se divisent en deux
camps ; les uns affirment que son enseignement
a été celui de la réformation,
que le protestantisme peut le revendiquer comme un
de ses héros, de ses martyrs ; les autres
déclarent, au
contraire, qu'il a été un bon
catholique, coupable seulement de certaines erreurs
de jugement, de quelques intempérances de
langage, et condamné à mort par suite
d'un regrettable malentendu. Laquelle de ces deux
opinions est la vraie ? Nous croyons qu'elles
ne le sont ni l'une ni l'autre et que la
vérité est entre les deux. Pour faire
de Savonarole un disciple anticipé de
Luther, on invoque certaines déclarations
extraites d'une méditation qu'il composa en
prison sur le Psaume LI, dans laquelle le principe
de la justification par la foi semble mis en
lumière. « J'espérerai dans
le Seigneur et je serai délivré de
toute tribulation. Par quels mérites ?
Non par les miens, mais par les tiens. La foi est
une grande grâce de Dieu, un don de sa
bonté et non le résultat de nos
oeuvres. » Il y a là des
expressions qui semblent être sorties de la
plume du grand réformateur du
seizième siècle ; aussi n'est-il
pas étonnant que ce dernier, en publiant ces
méditations, se laissant tromper par les
apparences, ait présenté Savonarole
dans sa préface comme un protestant avant la
réforme. « Il est vrai, dit-il,
qu'un peu de fange théologique reste encore
attachée aux pieds de ce savant homme, mais
s'il s'est appuyé sur quelque chose, ce
n'est ni sur ses voeux, ni sur son capuchon, ni sur
les messes, mais sur la méditation de
l'Évangile de paix et revêtu de la
cuirasse de la justice,
armé du bouclier de la foi et du casque du
salut, il s'est enrôlé non dans
l'ordre des prédicants, mais dans la milice
de l'Église
chrétienne. »
En s'exprimant de cette manière,
Luther et ceux qui défendent cette
thèse oublient complètement que, si
le moine florentin a employé parfois un
langage protestant, on peut citer aussi bien des
paroles de lui qui sont celles d'un catholique.
S'il a parlé de l'importance de la foi, il a
préconisé aussi les bonnes oeuvres
comme moyen de salut ; il a cru à tout
l'arsenal des dogmes catholiques, même
à la transsubstantiation et aux indulgences,
contre lesquelles Jean Huss s'était
prononcé si énergiquement ; il y
a plus, il a été un fervent adorateur
de la Vierge Marie, a cru fermement à son
assomption, à son intercession
médiatrice ; sur tous ces points il a
admis sans sourciller ce que l'Église
enseignait de son temps : « J'ai
toujours cru, dit-il, et crois encore tout ce que
croit la sainte Église romaine ; je me
suis toujours soumis à elle et je m'y
soumets encore. »
Tout cela est concluant ; non,
Savonarole n'a jamais été un
protestant dans le sens où l'entendait
Luther ; peut-être a-t-il entrevu la
doctrine de la justification, mais il ne l'a ni
affirmée, ni enseignée. Cela veut-il
dire que les historiens catholiques qui le
revendiquent comme l'un des leurs aient raison
à leur tour ? Pas davantage, car, s'il
leur appartient à bien des égards, il
y avait cependant chez lui des choses qui
n'entraient pas
dans
le cadre étroit du catholicisme et faisaient
pressentir la réforme. Tel est le cas, par
exemple, pour la place prépondérante
qu'il a donnée à la Bible dans ses
prédications et dans son ministère
tout entier ; elle était son
épée de chevet, la compagne de sa
solitude, la moelle de ses discours.
« Quelle douceur pour l'âme
chrétienne, écrivait-il, que la
lecture de l'Écriture sainte ! O
Florence ! si mes ennemis sont assez puissants
pour me chasser de tes murs, je trouverai bien
quelque part un désert où je pourrai
me réfugier avec ma
Bible. »
Et cette Parole de Dieu, comme il
était dévoré du désir
de la voir lue à chaque foyer, dans chaque
famille ! « Elle avait
été laissée, dit-il, dans la
poussière, on ne l'étudiait plus et
l'on ne s'occupait plus que de poésies et de
choses vaines, mais maintenant on a
abandonné toutes ses vanités et on
est venu au Seigneur, qui a expliqué
lui-même ce saint livre ; il a
volé dans tout Florence et dans toute
l'Italie. » Or n'est-ce rien que
cela ? En replaçant la Bible sur son
divin piédestal, en affirmant son
autorité, n'a-t-il pas été le
continuateur de l'oeuvre de Wiclef, de Jean Huss et
l'un des précurseurs de la
réformation ?
Un autre point important, c'est son
indépendance d'esprit vis-à-vis du
pape ; au lieu de se soumettre au jugement de
Rome, il en a appelé à celui de
Jésus-Christ et a réclamé un
concile ; c'est lui qui a osé
écrire cette parole hardie entre
toutes : « Quand le pouvoir
ecclésiastique
est corrompu en entier, on doit s'adresser au
Christ et dire : « Tu es mon
confesseur, mes évêques et mon
pape. » Or n'est-ce pas là du
protestantisme au premier chef ? Il est vrai
que, pour atténuer l'effet de ces paroles,
on nous rappelle qu'il ne s'agissait dans sa
pensée que d'un pape et non de l'un des
meilleurs, l'indigne Borgia, qu'il n'en
était pas moins soumis à la
papauté envisagée dans son
ensemble ; mais c'est là un
raisonnement qui ne tient pas debout ; toucher
à un pape quelconque, lui dire en
face : « je me refuse à
t'obéir, je ne reconnais pas ton
autorité, je ne me courberai pas devant tes
menaces, » n'est-ce pas porter un coup
terrible à cette institution tout
entière, l'ébranler jusque dans ses
fondements ? Voilà ce qu'a fait
Savonarole ; c'est pourquoi, bien qu'il soit
resté dans les cadres du catholicisme
romain, il n'en a pas moins été
à sa manière un réformateur
avant la réforme, car il a eu le grand
honneur de pressentir et de préparer dans un
siècle d'épaisses
ténèbres cette grande oeuvre
d'émancipation des consciences que Luther
devait accomplir plus tard en brûlant la
bulle du pape et en fondant l'Église
renouvelée sur ces deux fondements
inébranlables : l'autorité de
l'Écriture sainte et la justification par la
foi !
Chapitre précédent | Table des matières | - |