SPLENDEUR DE DIEU
XXXIII
SUR LA BRÈCHE
Après cette nuit, Adoniram tomba
malade. Il dut garder le lit trois semaines durant.
Il ne fit part à personne de sa
décision de retourner à Rangoon, mais
à la fin de février il y envoya les
Wade en éclaireurs.
Peu de temps après le
départ des jeunes missionnaires, George
Boardman se déclara suffisamment remis pour
retourner auprès des Karens, dans la jungle.
Calmement, il l'annonça en même temps
à Adoniram, encore étendu sur une
chaise-longue, et à Sarah, qui travaillait
de lui à sa traduction du Voyage du
Pèlerin de Bunyan. Tous deux,
interloqués, voulurent protester. Mais
George ne le leur permit pas. Sautant sur son
poney, il s'éloigna dans la direction du
zayat des Wade.
- Monsieur Judson, s'écria
Sarah, vous allez faire acte d'autorité,
n'est-ce pas, et vous lui interdirez de repartir?
Il ne faut pas confondre martyre chrétien et
suicide.
- Oui, Dame de Tavoy ;
indirectement, je vous obéirai, car je
m'apprête à retourner à
Rangoon, et il faudra bien que vous demeuriez ici
jusqu'à ce que Frère Bennett soit
pleinement initié, ce qui sera encore
long.
- Donc, vous ne retournerez plus
dans votre ermitage ! Dieu soit
loué!
Elle s'approcha de sa chaise-longue
:
- Cela signifie-t-il que la
tâche ait pris fin, Maître ?
- Cela veut dire que je la
reprendrai à Rangoon.
Son regard, quittant celui de Sarah,
dont il supportait mal l'ardeur
compréhensive, se posa sur les lointaines
collines.
- Mais pas un nouvel isolement, pas
cela ! suppliât-elle.
- Comment le saurais-je ? Je ne
connais qu'une chose : le dépouillement de
ma vie.
- Il ne faut pas que vous partiez
avec ces pensées. Je sais que mon coeur sera
brisé dans quelques mois, mais je suis sure
aussi que, alors, il y aura de la beauté sur
la terre, de la beauté pour moi. Tant que
l'on est convaincu de cela, la vie vaut
d'être vécue, elle vaut la lutte. Je
ne la redoute pas. Et vous, Maître
?
Il la contemplait maintenant, si
belle, si forte, si positive.
- À votre âge, Dame de
Tavoy, je craignais si peu la vie que je
l'appelais, mains tendues. Mais maintenant je
connais toutes les lâchetés de la
solitude.
Elle demeura un instant silencieuse,
sachant combien rarement Adoniram partageait ses
souffrances avec ses compagnons. La franchise de
son aveu l'émouvait profondément. Le
coeur battant, elle priait pour trouver les mots
vrais.
- Redoutez-vous Rangoon, Monsieur
Judson?
- Oui.
- Pour toutes sortes de raisons qui
ne tiennent pas seulement à vous?
- Oui. Comprenez-moi, Sarah
Boardman, lorsque je vous laisse entrevoir la
pauvre réalité qui se cache
derrière ma façade. - Puis, changeant
le sujet de la conversation : - Vous me tiendrez au
courant de ce qui se passe ici, et si je puis vous
aider en quoi que ce soit, vous me ferez appeler,
n'est-ce pas ?
Ses lèvres tremblaient ; elle
ne put qu'acquiescer de la tête, craignant
que ses paroles ne trahissent son
émotion.
Adoniram tourna son regard vers le
jardin, elle le suivit.
- On peut toujours sourire quand il
y a des enfants, dit-elle avec
élan.
Georgie et Elsina, à l'ombre
du banyan, apprenaient à marcher à un
beau bébé brun, et unissaient leurs
forces pour soutenir la petite forme
trébuchante. De
fréquentes chutes
interrompaient l'exercice que les deux enfants
blancs appuyaient de force conseils en
birman.
- Plus, que des sourires, c'est
toute la poésie de la vie.
Adoniram semblait heureux, plein de
douceur et de calme.
Sarah se leva pour rejoindre les
enfants ; son beau regard avait retrouvé
toute sa sérénité.
Vers la fin d'avril, Adoniram, qui
était rétabli, fit ses
préparatifs de départ. La
séparation avec les Boardman serait dure ;
il ne reverrait certainement pas George vivant, et
l'idée de laisser Sarah seule avec les
Bennett, pour le moment de l'épreuve, lui
paraissait inhumaine. George semblait
déjà si détaché de ce
monde ; il était superflu de lui offrir
aucune aide spirituelle. Sarah, malgré son
attitude intrépide, n'avait pas encore
atteint ces hauteurs, et Adoniram savait qu'elle
aurait besoin d'un bras secourable, comme celui que
Crawfurd lui avait tendu naguère à
lui-même.
Le jour du départ, les
Boardman l'accompagnèrent au bateau. Au
dernier moment, serrant dans sa main les doigts
frêles de George, Adoniram lui dit
:
- Je vous aime tous deux
profondément, mais Sarah seule peut avoir
besoin de moi. Veillez à ce qu'elle
m'écrive quand cela deviendra
nécessaire.
- Comptez sur moi, Monsieur Judson.
En ce sens, j'ai absolument besoin de vous. Il faut
que vous me promettiez de vous occuper de Sarah et
de Georgie, de les prendre sous votre protection.
Aucune autre assurance humaine ne m'est
nécessaire.
- Je vous le promets,
George.
Les deux hommes se regardaient dans
les yeux. Sarah cachait ses lèvres
tremblantes dans les boucles de son
enfant.
Adoniram se tint longtemps à
l'arrière du bateau, contemplant le couple
enlacé, tandis que Georgie agitait le
mouchoir de sa mère. Des larmes
montèrent à ses yeux.
De nouveau, le
Schwé-Dagôn, et sa splendeur
étincelante au-dessus de la ville morne...
Toutes ces dernières années comme
abolies... Adoniram était un garçon
de vingt-cinq ans, pénétrant dans
l'enclos pour la première fois, le coeur
ferme malgré la peur, absolument sûr
de gagner la Birmanie au Christ.
L'illusion s'évanouit
lorsqu'il rencontra Lanciego qui avait repris ses
anciennes fonctions. C'était un vieillard
voûté maintenant, et non plus l'homme
violent qui avait autrefois averti le jeune
missionnaire des dangers du pays. Mais aujourd'hui
encore, il le mettait en garde :
- Depuis que vous avez vécu
chez les Anglais, vous êtes ici «
persona non grata ». Si vous étiez
resté à la cour, comme le docteur
Price, sans doute prêcheriez-vous maintenant
chaque dimanche dans la salle dorée des
audiences.
- Le plus grand chef-d'oeuvre
d'imagination a été écrit par
un Espagnol, ironisa Adoniram.
- Cervantès eût pu vous
prendre comme modèle, répliqua
Lanciego, du tac-au-tac.
- Merci pour ce rapprochement
flatteur. Henry Gouger est-il encore
ici?
- Tout le monde est parti, sauf vos
deux missionnaires et moi. Ils sont du reste
à moitié morts de fièvre. Il
vous faut bien longtemps pour connaître la
Birmanie, Judson !
- Je reviens
précisément ici pour une nouvelle
leçon, répondit Adoniram
gaîment.
Il poursuivit son chemin
derrière ses porteurs.
Les Wade avaient loué une
maison tout près du bazar. Bien que
l'affluence y fût grande, le vice-roi n'avait
encore fait faire aucune enquête. Dès
son arrivée, Adoniram décida de
répartir les forces dans différents
quartiers. Les alentours de l'ancienne Mission
étant complètement
désertés, il se fit construire un
Zayat avec domicile indépendant, tout
près d'un monastère très
fréquenté. Mais cette construction ne
tarda pas à provoquer de telles
protestations parmi les moines, que le vice-roi
pria le missionnaire de regagner sa
résidence primitive.
Il ne pouvait se résoudre
à reprendre le chemin de
l'ancienne Mission et à
retrouver tant de souvenirs. Pendant qu'il
demeurait ainsi hésitant, le vice-roi
ordonna à la population de cesser toute
visite aux missionnaires. Cinq minutes durant, il
se demanda s'il recourrait à son ancienne
tactique : amadouer le représentant de
l'autorité suprême par des cadeaux,
mais sa colère fut la plus forte. Non, plus
jamais il n'accepterait d'insinuer la doctrine
chrétienne à travers des portes
closes. Désormais, il porterait la Croix
jusque dans la forteresse même du bouddhisme,
et il l'y maintiendrait jusqu'à ce qu'on
l'en sortît par force, ou qu'il parvint
à vaincre l'obstinée
résistance des Birmans. Il irait à
Prome.
La violence qui grondait en lui
calma, pour un temps, toute mélancolie,
toute préoccupation mystique. Il installa
Maung Thah-a dans le nouveau zayat, et recommanda
aux Wade de persister dans leur activité, en
dépit du vice-roi et de Satan
lui-même. Puis, accompagné par Maung
Ing et quatre des convertis de Maung Thah-a, il
s'embarqua sur un bateau indigène,
chargé de brochures imprimées, et se
mit à remonter l'Irrawaddy.
C'était la saison des pluies,
mais peu lui importait. Les brigands abondaient,
les moustiques rendaient la vie intolérable,
les cafards et les fourmis s'attaquaient aux
publications, la fièvre ne le quittait pas,
le capitaine, sournois, ressemblait à un
léopard. Rien de tout cela ne devait
compter. L'embarcation longeait
régulièrement les rives plates.
Soutenu par l'intérêt et l'ardeur des
populations, Adoniram multipliait les escales
où il prêchait et distribuait les
brochures. Quand, plus tard, il pourrait envoyer
des pasteurs dans ces parages, ceux-ci trouveraient
des âmes prêtes à se
convertir.
Juin touchait à sa fin quand
apparurent, dans le lointain, les collines qui
abritaient la presqu'île de la grande
cité. Prome portait encore les traces de la
guerre : beaucoup de pagodes s'étaient
écroulées, et la plupart des maisons
tombaient en ruines. Le capitaine affirmait que
cinq cents familles, tout au plus,
résidaient encore dans cette forteresse de
Bouddha.
Le vice-roi accorda, non sans
difficulté, au
missionnaire, la permission
d'habiter un ancien zayat, tout en l'avertissant
franchement que sa présence était
indésirable. Depuis la guerre, ajouta-t-il,
l'impopularité des Blancs grandissait sans
cesse, et Adoniram, qui, avait vécu avec les
Anglais, en supporterait les conséquences.
La paix, conclue grâce à lui, avait
ruiné la ville. En effet, Prome n'avait pu
récolter sa part des réparations
qu'au prix de menaces et d'un très grand
appauvrissement. Un nouveau représentant des
Anglais à Ava signifiait, sans nul doute,
l'avènement d'un régime
d'oppression.
Adoniram rappela en vain que les
termes du traité stipulaient que chacune des
nations aurait un envoyé au siège du
gouvernement de l'autre. Le vice-roi ne voulait pas
comprendre. Toutefois, il ne refusa pas
expressément au missionnaire le droit
d'enseigner. Celui-ci envoya donc ses disciples
dans différents quartiers de la ville,
cependant que Maung Ing partait pour les villages
environnants, et que lui-même s'installait au
zayat, sommairement
réparé.
C'était le début du
carême birman. Personne n'osait venir se
renseigner sur la nouvelle religion. Les
lèvres serrées, Adoniram suivait du
regard les foules montant à la pagode du
Shwé-San-Daw qui lui rappelait
l'émouvante beauté du
Shwé-Dagôn. N'y tenant plus, il gagna
un jour l'esplanade, et s'installa à
l'ombre, sur le socle d'un Bouddha gigantesque. Le
courant humain ne cessait de s'écouler ; il
se mit à répéter les antiques
paroles : « Oh ! vous tous qui êtes
altérés, venez à la source des
eaux. »
Il suscitait de la colère,
mais aussi de l'intérêt. On
s'arrêtait Pour l'écouter. On lui
demandait même à la
dérobée : « Qui est donc ce
Jésus-Christ ? »
De longs jours durant, Adoniram
prêcha au pied du grand Bouddha. La foule des
adorateurs ne diminuait pas : des femmes en tameins
roses, des hommes en vert et en pourpre, des petits
enfants bruns demi-nus, chacun portant des fleurs,
offrande de son obéissance au défunt
Gautama. Au delà, l'immense paysage birman
s'ouvrait dans une plénitude
émouvante et presque douloureuse. D'abord,
la petite ville dans les palmiers et les tamaris,
d'où émergeaient, comme des boutons
de lotus, les dômes des
nombreuses pagodes, puis la grande rivière
calme, les collines d'un vert aussi incroyable que
le bleu du ciel, lorsque celui-ci se
découvrait entre les nuages.
Il fallait que le pays comprît
enfin le Christ, qu'il fût
délivré de son angoisse, qu'il
connût une paix différente de celle
qui se cache derrière le regard
hermétique du Bouddha ! Il ne l'osait pas
encore.
Adoniram et ses disciples
distribuaient de grandes quantités de
brochures, et partout les auditeurs se pressaient
autour de ceux qui savaient lire. Mais personne
n'avait le courage de demander des explications.
Comment apprendraient-ils où chercher le
salut ? D'ailleurs, la distribution des brochures
elle-même fut paralysée le jour
où le vice-roi manda le missionnaire pour
lui signifier l'ordre de la Présence
Dorée : le Maître étranger
devait quitter la Birmanie.
- Mais pourquoi cette mesure,
Dispensateur de la justice ?
- Maung Judson, on vous
considère comme un espion. Rien de ce que
vous pourrez faire ne convaincra le Maître
des Éléphants Blancs qu'il n'en est
rien, répondit le vice-roi, d'une voix
douce, plus perfide que la violence.
- Je crois comprendre que le
Maître de la Vie admettrait qu'un autre
missionnaire vint s'installer à Prome
?
- Je ne connais que mes ordres, mais
j'imagine que le représentant anglais
à Ava pourrait faire admettre un nouveau
professeur à la cour, quand vous aurez
quitté le pays.
- Je n'abandonnerai jamais la
Birmanie
Il se redressait avec une
dignité farouche en boutonnant sa longue
redingote noire.
- Je quitterai Prome, si vous tenez
à exécuter l'ordre de Sa
Majesté. Mais je continuerai à
enseigner dans les environs, quoi que vous
fassiez.
- C'est ce que, nous verrons. Vous
partirez dès demain.
Adoniram sortit de la salle
tête haute, glissa ses pieds dans ses
chaussures demeurées à la porte, et
ouvrit son parapluie. Il
gagnerait au plus vite Ava, pour y voir le
résident anglais, le Major
Burney.
Il attendait pour l'automne deux
nouvelles recrues à Moulmein. Si
c'était possible, il enverrait l'un des
missionnaires tout de suite à Ava, où
un homme de bonne volonté se mettrait
à l'étude de la langue aussi bien
qu'a Moulmein. Ce serait un représentant
permanent du Christ au siège même du
gouvernement birman.
L'esprit tout plein de ses projets,
il arriva au zayat. Des lettres envoyées de
Rangoon par Wade l'y attendaient. L'une d'elles
portait la mention « urgent ». Il
l'ouvrit, non sans appréhension.
Annonçait-elle une mort? Celle de George
Boardman? Les nouvelles étaient mauvaises,
mais heureusement pas autant qu'il le redoutait.
Jonathan et Deborah Wade étaient très
gravement atteints de dysenterie. Ils avaient
gagné Moulmein pour consulter le docteur
Richardson. Celui-ci était
catégorique : seul un changement radical de
climat, pendant deux ans au moins, leur permettrait
de vaincre cette maladie particulièrement
dangereuse. Quelques semaines de plus à
Moulmein, et c'était la mort certaine pour
l'un et l'autre. Quant à Rangoon, il les
tuerait en quinze jours. Wade sollicitait la
permission de s'embarquer tout de suite pour
l'Amérique. De fait, il avait
déjà quitté Moulmein, mais
attendrait à Calcutta l'approbation de M.
Judson.
Une lettre de Céphas Bennett
accompagnait ce premier message. Il
annonçait que George Boardman était
retourné à Tavoy, avec sa femme et
son enfant, pour mourir parmi les
Karens.
Une fois de plus, Adoniram demeurait
le seul blanc en état de prêcher aux
Birmans. Le voyage à Ava devait donc
être remis. Il ne retournerait pas pour
l'instant à Moulmein, Mais, si les
autorités l'y obligeaient, il se rendrait de
nouveau à Rangoon.
Il réunit ses fidèles,
les informa de la situation, et s'embarqua avec
eux. Le lendemain, ils accostaient une petite
ville, à dix milles au sud de Prome.
Adoniram se rendit tout de suite à la pagode
principale. Installé de nouveau près
d'un Bouddha, il se mit à prêcher,
tandis que ses compagnons se
répandaient dans les villages environnants
pour y distribuer des brochures.
Deux jours durant, la population
suivit avec ardeur le nouvel enseignement. Le
troisième jour, un messager envoyé de
Prome, vint ordonner aux missionnaires de s'en
aller, par ordre royal.
Adoniram obéit avec lenteur.
Il avait regagné son bateau, suivi du regard
par de nombreux auditeurs, et le courant
commençait de l'emporter, quand un grand
jeune homme lui cria :
- Ne vous découragez pas,
grand Maître, vous avez semé une
graine qui poussera comme un banyan.
Considérez-moi comme votre disciple. Je prie
Dieu tous les jours Mes enfants, et les enfants de
mes enfants liront Sa parole dans les livres que
vous nous avez donnés.
Adoniram comprit l'absolue
sincérité, et aussi la
vérité de ce témoignage. Seule
la Parole écrite sauverait la
Birmanie.
Il continuait à faire halte
tous les dix milles ; parfois même plus
souvent, quand il y avait des villages. Il jetait
sa semence de vie éternelle. Partout, il
recevait le meilleur accueil jusqu'à
l'arrivée du messager royal, qui le chassait
plus loin. Il reculait, mais à chaque pas il
laissait derrière lui des traces
durables.
Il atteignit Rangoon à la fin
de la saison des pluies. La ville resplendissait de
beauté avec ses fleurs, sa verdure. Prome
lui avait redonné courage. Il se rendit
directement au zayat, sur l'emplacement de
l'ancienne Mission. Fort heureusement, l'aspect en
avait complètement changé : seule
demeurait une petite maison sur pilotis, dans une
clairière ; tout le reste était
repris par la jungle.
Adoniram s'installa fermement sur
cette dernière ligne de défense. Il
se relayait avec Maung Ing, pour prêcher.
C'était un collaborateur peu
éloquent, mais il était très
apprécié dans la ville où il
avait gardé beaucoup d'amis.
Toutes les heures de liberté
d'Adoniram étaient consacrées
à la traduction de la Bible. Il rêvait
d'en introduire une dans chaque village, avec un
converti pour la faire connaître. Ainsi, le
pays serait plus vite gagné au
christianisme que s'il y
envoyait des centaines de missionnaires.
Comme pour le fortifier dans cette
conviction, un matin de décembre, un
indigène entra dans le zayat, et demanda le
baptême. Adoniram le reconnut. C'était
le premier homme à qui il avait remis un
exemplaire de l'Évangile, douze ans
auparavant. Il avait converti les trois ou quatre
familles de son village, et demandait de nouvelles
brochures. Il fut baptisé en janvier, dans
le petit lac, sous le Shwé
Dagôn.
Son travail intense absorbait
toujours plus Adoniram, mais lui faisait mener une
vie très solitaire. Il luttait contre ce
sentiment de frustration qui le gagnait toujours
dans l'atmosphère lugubre de Rangoon. Les
heures lui paraissaient interminables quand au
zayat, personne ne venait l'interroger. Il eut
alors de nouveau recours à Jeanne-Marie
Guyon et relut son Autobiographie d'un bout
à l'autre. Il venait d'achever le livre,
quand il reçut une lettre de Sarah Boardman,
la première depuis le début de
l'automne.
George était mort. Les
derniers jours, il prêchait encore aux Karens
dans une litière. Il était
tombé en pleine action comme il l'avait
souhaité.. «Je n'ai pas besoin de vous
dire, cher Monsieur Judson, la désolation de
mes journées. Personne ne connaît
mieux que vous les voies du désespoir. Toute
beauté, a disparu de ma vie pour le moment.
Je passe mon temps à rechercher ses traits
bien-aimés, sa voix, pour les fixer à
jamais dans ma mémoire. Je prie Dieu de me
rendre capable... »
Adoniram était
profondément bouleversé. George
Boardman avait été un missionnaire
admirable ; les souffrances de Sarah l'atteignaient
cruellement. Il lui envoya pourtant cette missive
presque dure :
« Chère Soeur. Vous
buvez maintenant la coupe amère dont je
connais bien la lie. N'est-elle pas plus
amère encore que vous ne l'imaginiez ? Il
est naturel de craindre l'oubli pour ses morts, et
de se raccrocher à leur souvenir. Vous avez
assurément devant vous des mois de douleur
indicible. Je ne puis que vous conseiller de vous
attabler au douloureux repas que Dieu a
préparé, pour votre sanctification.
Vous savez que les larmes de
votre bien-aimé sont taries, et que la
petite Sarah a retrouvé son père. Que
pouvez-vous désirer de plus pour eux ? Mais
prenez néanmoins la coupe amère, et
attablez-vous pour le repas. Vous connaîtrez
un secret : la douceur qui existe dans le
tréfonds du désespoir. Le ciel se
rapprochera de vous, et la voix retrouvée de
votre époux vous rattachera aux
sphères célestes.
« Comme je vous connais, je
pense que vous n'abandonnerez pas votre poste, mais
que vous continuerez l'oeuvre qu'il a entreprise
avec tant d'ardeur. Les Karens de Tavoy vous
considèrent comme leur mère
spirituelle.
« En ce qui concerne Georgie,
vous ne pouvez naturellement vous séparer de
lui pour le moment. Mais quand vous voudrez
l'envoyer dans son pays, je m'offre à vous
aider, pour lui assurer la meilleure
éducation. Si vous êtes
vous-même rappelée à Dieu, et
que vous me le confiez, je vous jure de le traiter
comme mon propre enfant.
« J'espère que cet
événement ne rendra pas votre
situation matérielle trop difficile. Vous
savez que nos règlements prévoient
une allocation de 70 roupies par mois pour une
veuve, et de 10 pour un enfant.
« Je serai avec vous dans mes
prières, chère Dame de Tavoy.
»
Cette lettre lui coûta un
grand effort. Il avait beaucoup de peine à
cacher combien il comprenait son désarroi.
Après avoir déchiré plusieurs
brouillons, il envoya son message par porteur
spécial. Pendant plus d'une semaine, il
parvint à peine à fixer son attention
sur son travail. Il écrivit une longue
lettre au secrétaire des Missions Baptistes
dans laquelle il relatait la mort de Boardman, en
termes émouvants. Il demanda de nouveau
qu'on n'envoyât pas en Birmanie de
missionnaires qui n'auraient pas des poumons
très solides. Mais une fois de plus aussi il
supplia qu'on ne le laissât pas seul pour
répondre à l'appel déchirant
des populations de ce grand pays : « Venez,
venez nous sauver, fils et filles d'Amérique
venez à notre secours, car nous nous
enfonçons dans l'abîme. »
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