Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SPLENDEUR DE DIEU

XXXIII
SUR LA BRÈCHE

 Après cette nuit, Adoniram tomba malade. Il dut garder le lit trois semaines durant. Il ne fit part à personne de sa décision de retourner à Rangoon, mais à la fin de février il y envoya les Wade en éclaireurs.

Peu de temps après le départ des jeunes missionnaires, George Boardman se déclara suffisamment remis pour retourner auprès des Karens, dans la jungle. Calmement, il l'annonça en même temps à Adoniram, encore étendu sur une chaise-longue, et à Sarah, qui travaillait de lui à sa traduction du Voyage du Pèlerin de Bunyan. Tous deux, interloqués, voulurent protester. Mais George ne le leur permit pas. Sautant sur son poney, il s'éloigna dans la direction du zayat des Wade.
- Monsieur Judson, s'écria Sarah, vous allez faire acte d'autorité, n'est-ce pas, et vous lui interdirez de repartir? Il ne faut pas confondre martyre chrétien et suicide.
- Oui, Dame de Tavoy ; indirectement, je vous obéirai, car je m'apprête à retourner à Rangoon, et il faudra bien que vous demeuriez ici jusqu'à ce que Frère Bennett soit pleinement initié, ce qui sera encore long.
- Donc, vous ne retournerez plus dans votre ermitage ! Dieu soit loué!

Elle s'approcha de sa chaise-longue :
- Cela signifie-t-il que la tâche ait pris fin, Maître ?
- Cela veut dire que je la reprendrai à Rangoon.

Son regard, quittant celui de Sarah, dont il supportait mal l'ardeur compréhensive, se posa sur les lointaines collines.
- Mais pas un nouvel isolement, pas cela ! suppliât-elle.
- Comment le saurais-je ? Je ne connais qu'une chose : le dépouillement de ma vie.
- Il ne faut pas que vous partiez avec ces pensées. Je sais que mon coeur sera brisé dans quelques mois, mais je suis sure aussi que, alors, il y aura de la beauté sur la terre, de la beauté pour moi. Tant que l'on est convaincu de cela, la vie vaut d'être vécue, elle vaut la lutte. Je ne la redoute pas. Et vous, Maître ?

Il la contemplait maintenant, si belle, si forte, si positive.
- À votre âge, Dame de Tavoy, je craignais si peu la vie que je l'appelais, mains tendues. Mais maintenant je connais toutes les lâchetés de la solitude.

Elle demeura un instant silencieuse, sachant combien rarement Adoniram partageait ses souffrances avec ses compagnons. La franchise de son aveu l'émouvait profondément. Le coeur battant, elle priait pour trouver les mots vrais.
- Redoutez-vous Rangoon, Monsieur Judson?
- Oui.
- Pour toutes sortes de raisons qui ne tiennent pas seulement à vous?
- Oui. Comprenez-moi, Sarah Boardman, lorsque je vous laisse entrevoir la pauvre réalité qui se cache derrière ma façade. - Puis, changeant le sujet de la conversation : - Vous me tiendrez au courant de ce qui se passe ici, et si je puis vous aider en quoi que ce soit, vous me ferez appeler, n'est-ce pas ?

Ses lèvres tremblaient ; elle ne put qu'acquiescer de la tête, craignant que ses paroles ne trahissent son émotion.
Adoniram tourna son regard vers le jardin, elle le suivit.
- On peut toujours sourire quand il y a des enfants, dit-elle avec élan.

Georgie et Elsina, à l'ombre du banyan, apprenaient à marcher à un beau bébé brun, et unissaient leurs forces pour soutenir la petite forme trébuchante. De fréquentes chutes interrompaient l'exercice que les deux enfants blancs appuyaient de force conseils en birman.
- Plus, que des sourires, c'est toute la poésie de la vie.

Adoniram semblait heureux, plein de douceur et de calme.
Sarah se leva pour rejoindre les enfants ; son beau regard avait retrouvé toute sa sérénité.

Vers la fin d'avril, Adoniram, qui était rétabli, fit ses préparatifs de départ. La séparation avec les Boardman serait dure ; il ne reverrait certainement pas George vivant, et l'idée de laisser Sarah seule avec les Bennett, pour le moment de l'épreuve, lui paraissait inhumaine. George semblait déjà si détaché de ce monde ; il était superflu de lui offrir aucune aide spirituelle. Sarah, malgré son attitude intrépide, n'avait pas encore atteint ces hauteurs, et Adoniram savait qu'elle aurait besoin d'un bras secourable, comme celui que Crawfurd lui avait tendu naguère à lui-même.

Le jour du départ, les Boardman l'accompagnèrent au bateau. Au dernier moment, serrant dans sa main les doigts frêles de George, Adoniram lui dit :
- Je vous aime tous deux profondément, mais Sarah seule peut avoir besoin de moi. Veillez à ce qu'elle m'écrive quand cela deviendra nécessaire.
- Comptez sur moi, Monsieur Judson. En ce sens, j'ai absolument besoin de vous. Il faut que vous me promettiez de vous occuper de Sarah et de Georgie, de les prendre sous votre protection. Aucune autre assurance humaine ne m'est nécessaire.
- Je vous le promets, George.

Les deux hommes se regardaient dans les yeux. Sarah cachait ses lèvres tremblantes dans les boucles de son enfant.
Adoniram se tint longtemps à l'arrière du bateau, contemplant le couple enlacé, tandis que Georgie agitait le mouchoir de sa mère. Des larmes montèrent à ses yeux.

De nouveau, le Schwé-Dagôn, et sa splendeur étincelante au-dessus de la ville morne... Toutes ces dernières années comme abolies... Adoniram était un garçon de vingt-cinq ans, pénétrant dans l'enclos pour la première fois, le coeur ferme malgré la peur, absolument sûr de gagner la Birmanie au Christ.

L'illusion s'évanouit lorsqu'il rencontra Lanciego qui avait repris ses anciennes fonctions. C'était un vieillard voûté maintenant, et non plus l'homme violent qui avait autrefois averti le jeune missionnaire des dangers du pays. Mais aujourd'hui encore, il le mettait en garde :
- Depuis que vous avez vécu chez les Anglais, vous êtes ici « persona non grata ». Si vous étiez resté à la cour, comme le docteur Price, sans doute prêcheriez-vous maintenant chaque dimanche dans la salle dorée des audiences.
- Le plus grand chef-d'oeuvre d'imagination a été écrit par un Espagnol, ironisa Adoniram.
- Cervantès eût pu vous prendre comme modèle, répliqua Lanciego, du tac-au-tac.
- Merci pour ce rapprochement flatteur. Henry Gouger est-il encore ici?
- Tout le monde est parti, sauf vos deux missionnaires et moi. Ils sont du reste à moitié morts de fièvre. Il vous faut bien longtemps pour connaître la Birmanie, Judson !
- Je reviens précisément ici pour une nouvelle leçon, répondit Adoniram gaîment.

Il poursuivit son chemin derrière ses porteurs.

Les Wade avaient loué une maison tout près du bazar. Bien que l'affluence y fût grande, le vice-roi n'avait encore fait faire aucune enquête. Dès son arrivée, Adoniram décida de répartir les forces dans différents quartiers. Les alentours de l'ancienne Mission étant complètement désertés, il se fit construire un Zayat avec domicile indépendant, tout près d'un monastère très fréquenté. Mais cette construction ne tarda pas à provoquer de telles protestations parmi les moines, que le vice-roi pria le missionnaire de regagner sa résidence primitive.

Il ne pouvait se résoudre à reprendre le chemin de l'ancienne Mission et à retrouver tant de souvenirs. Pendant qu'il demeurait ainsi hésitant, le vice-roi ordonna à la population de cesser toute visite aux missionnaires. Cinq minutes durant, il se demanda s'il recourrait à son ancienne tactique : amadouer le représentant de l'autorité suprême par des cadeaux, mais sa colère fut la plus forte. Non, plus jamais il n'accepterait d'insinuer la doctrine chrétienne à travers des portes closes. Désormais, il porterait la Croix jusque dans la forteresse même du bouddhisme, et il l'y maintiendrait jusqu'à ce qu'on l'en sortît par force, ou qu'il parvint à vaincre l'obstinée résistance des Birmans. Il irait à Prome.

La violence qui grondait en lui calma, pour un temps, toute mélancolie, toute préoccupation mystique. Il installa Maung Thah-a dans le nouveau zayat, et recommanda aux Wade de persister dans leur activité, en dépit du vice-roi et de Satan lui-même. Puis, accompagné par Maung Ing et quatre des convertis de Maung Thah-a, il s'embarqua sur un bateau indigène, chargé de brochures imprimées, et se mit à remonter l'Irrawaddy.

C'était la saison des pluies, mais peu lui importait. Les brigands abondaient, les moustiques rendaient la vie intolérable, les cafards et les fourmis s'attaquaient aux publications, la fièvre ne le quittait pas, le capitaine, sournois, ressemblait à un léopard. Rien de tout cela ne devait compter. L'embarcation longeait régulièrement les rives plates. Soutenu par l'intérêt et l'ardeur des populations, Adoniram multipliait les escales où il prêchait et distribuait les brochures. Quand, plus tard, il pourrait envoyer des pasteurs dans ces parages, ceux-ci trouveraient des âmes prêtes à se convertir.

Juin touchait à sa fin quand apparurent, dans le lointain, les collines qui abritaient la presqu'île de la grande cité. Prome portait encore les traces de la guerre : beaucoup de pagodes s'étaient écroulées, et la plupart des maisons tombaient en ruines. Le capitaine affirmait que cinq cents familles, tout au plus, résidaient encore dans cette forteresse de Bouddha.

Le vice-roi accorda, non sans difficulté, au missionnaire, la permission d'habiter un ancien zayat, tout en l'avertissant franchement que sa présence était indésirable. Depuis la guerre, ajouta-t-il, l'impopularité des Blancs grandissait sans cesse, et Adoniram, qui, avait vécu avec les Anglais, en supporterait les conséquences. La paix, conclue grâce à lui, avait ruiné la ville. En effet, Prome n'avait pu récolter sa part des réparations qu'au prix de menaces et d'un très grand appauvrissement. Un nouveau représentant des Anglais à Ava signifiait, sans nul doute, l'avènement d'un régime d'oppression.

Adoniram rappela en vain que les termes du traité stipulaient que chacune des nations aurait un envoyé au siège du gouvernement de l'autre. Le vice-roi ne voulait pas comprendre. Toutefois, il ne refusa pas expressément au missionnaire le droit d'enseigner. Celui-ci envoya donc ses disciples dans différents quartiers de la ville, cependant que Maung Ing partait pour les villages environnants, et que lui-même s'installait au zayat, sommairement réparé.

C'était le début du carême birman. Personne n'osait venir se renseigner sur la nouvelle religion. Les lèvres serrées, Adoniram suivait du regard les foules montant à la pagode du Shwé-San-Daw qui lui rappelait l'émouvante beauté du Shwé-Dagôn. N'y tenant plus, il gagna un jour l'esplanade, et s'installa à l'ombre, sur le socle d'un Bouddha gigantesque. Le courant humain ne cessait de s'écouler ; il se mit à répéter les antiques paroles : « Oh ! vous tous qui êtes altérés, venez à la source des eaux. »

Il suscitait de la colère, mais aussi de l'intérêt. On s'arrêtait Pour l'écouter. On lui demandait même à la dérobée : « Qui est donc ce Jésus-Christ ? »

De longs jours durant, Adoniram prêcha au pied du grand Bouddha. La foule des adorateurs ne diminuait pas : des femmes en tameins roses, des hommes en vert et en pourpre, des petits enfants bruns demi-nus, chacun portant des fleurs, offrande de son obéissance au défunt Gautama. Au delà, l'immense paysage birman s'ouvrait dans une plénitude émouvante et presque douloureuse. D'abord, la petite ville dans les palmiers et les tamaris, d'où émergeaient, comme des boutons de lotus, les dômes des nombreuses pagodes, puis la grande rivière calme, les collines d'un vert aussi incroyable que le bleu du ciel, lorsque celui-ci se découvrait entre les nuages.

Il fallait que le pays comprît enfin le Christ, qu'il fût délivré de son angoisse, qu'il connût une paix différente de celle qui se cache derrière le regard hermétique du Bouddha ! Il ne l'osait pas encore.

Adoniram et ses disciples distribuaient de grandes quantités de brochures, et partout les auditeurs se pressaient autour de ceux qui savaient lire. Mais personne n'avait le courage de demander des explications. Comment apprendraient-ils où chercher le salut ? D'ailleurs, la distribution des brochures elle-même fut paralysée le jour où le vice-roi manda le missionnaire pour lui signifier l'ordre de la Présence Dorée : le Maître étranger devait quitter la Birmanie.
- Mais pourquoi cette mesure, Dispensateur de la justice ?
- Maung Judson, on vous considère comme un espion. Rien de ce que vous pourrez faire ne convaincra le Maître des Éléphants Blancs qu'il n'en est rien, répondit le vice-roi, d'une voix douce, plus perfide que la violence.
- Je crois comprendre que le Maître de la Vie admettrait qu'un autre missionnaire vint s'installer à Prome ?
- Je ne connais que mes ordres, mais j'imagine que le représentant anglais à Ava pourrait faire admettre un nouveau professeur à la cour, quand vous aurez quitté le pays.
- Je n'abandonnerai jamais la Birmanie

Il se redressait avec une dignité farouche en boutonnant sa longue redingote noire.
- Je quitterai Prome, si vous tenez à exécuter l'ordre de Sa Majesté. Mais je continuerai à enseigner dans les environs, quoi que vous fassiez.
- C'est ce que, nous verrons. Vous partirez dès demain.

Adoniram sortit de la salle tête haute, glissa ses pieds dans ses chaussures demeurées à la porte, et ouvrit son parapluie. Il gagnerait au plus vite Ava, pour y voir le résident anglais, le Major Burney.

Il attendait pour l'automne deux nouvelles recrues à Moulmein. Si c'était possible, il enverrait l'un des missionnaires tout de suite à Ava, où un homme de bonne volonté se mettrait à l'étude de la langue aussi bien qu'a Moulmein. Ce serait un représentant permanent du Christ au siège même du gouvernement birman.

L'esprit tout plein de ses projets, il arriva au zayat. Des lettres envoyées de Rangoon par Wade l'y attendaient. L'une d'elles portait la mention « urgent ». Il l'ouvrit, non sans appréhension. Annonçait-elle une mort? Celle de George Boardman? Les nouvelles étaient mauvaises, mais heureusement pas autant qu'il le redoutait. Jonathan et Deborah Wade étaient très gravement atteints de dysenterie. Ils avaient gagné Moulmein pour consulter le docteur Richardson. Celui-ci était catégorique : seul un changement radical de climat, pendant deux ans au moins, leur permettrait de vaincre cette maladie particulièrement dangereuse. Quelques semaines de plus à Moulmein, et c'était la mort certaine pour l'un et l'autre. Quant à Rangoon, il les tuerait en quinze jours. Wade sollicitait la permission de s'embarquer tout de suite pour l'Amérique. De fait, il avait déjà quitté Moulmein, mais attendrait à Calcutta l'approbation de M. Judson.

Une lettre de Céphas Bennett accompagnait ce premier message. Il annonçait que George Boardman était retourné à Tavoy, avec sa femme et son enfant, pour mourir parmi les Karens.
Une fois de plus, Adoniram demeurait le seul blanc en état de prêcher aux Birmans. Le voyage à Ava devait donc être remis. Il ne retournerait pas pour l'instant à Moulmein, Mais, si les autorités l'y obligeaient, il se rendrait de nouveau à Rangoon.
Il réunit ses fidèles, les informa de la situation, et s'embarqua avec eux. Le lendemain, ils accostaient une petite ville, à dix milles au sud de Prome. Adoniram se rendit tout de suite à la pagode principale. Installé de nouveau près d'un Bouddha, il se mit à prêcher, tandis que ses compagnons se répandaient dans les villages environnants pour y distribuer des brochures.

Deux jours durant, la population suivit avec ardeur le nouvel enseignement. Le troisième jour, un messager envoyé de Prome, vint ordonner aux missionnaires de s'en aller, par ordre royal.

Adoniram obéit avec lenteur. Il avait regagné son bateau, suivi du regard par de nombreux auditeurs, et le courant commençait de l'emporter, quand un grand jeune homme lui cria :
- Ne vous découragez pas, grand Maître, vous avez semé une graine qui poussera comme un banyan. Considérez-moi comme votre disciple. Je prie Dieu tous les jours Mes enfants, et les enfants de mes enfants liront Sa parole dans les livres que vous nous avez donnés.



Adoniram comprit l'absolue sincérité, et aussi la vérité de ce témoignage. Seule la Parole écrite sauverait la Birmanie.
Il continuait à faire halte tous les dix milles ; parfois même plus souvent, quand il y avait des villages. Il jetait sa semence de vie éternelle. Partout, il recevait le meilleur accueil jusqu'à l'arrivée du messager royal, qui le chassait plus loin. Il reculait, mais à chaque pas il laissait derrière lui des traces durables.
Il atteignit Rangoon à la fin de la saison des pluies. La ville resplendissait de beauté avec ses fleurs, sa verdure. Prome lui avait redonné courage. Il se rendit directement au zayat, sur l'emplacement de l'ancienne Mission. Fort heureusement, l'aspect en avait complètement changé : seule demeurait une petite maison sur pilotis, dans une clairière ; tout le reste était repris par la jungle.

Adoniram s'installa fermement sur cette dernière ligne de défense. Il se relayait avec Maung Ing, pour prêcher. C'était un collaborateur peu éloquent, mais il était très apprécié dans la ville où il avait gardé beaucoup d'amis.
Toutes les heures de liberté d'Adoniram étaient consacrées à la traduction de la Bible. Il rêvait d'en introduire une dans chaque village, avec un converti pour la faire connaître. Ainsi, le pays serait plus vite gagné au christianisme que s'il y envoyait des centaines de missionnaires.

Comme pour le fortifier dans cette conviction, un matin de décembre, un indigène entra dans le zayat, et demanda le baptême. Adoniram le reconnut. C'était le premier homme à qui il avait remis un exemplaire de l'Évangile, douze ans auparavant. Il avait converti les trois ou quatre familles de son village, et demandait de nouvelles brochures. Il fut baptisé en janvier, dans le petit lac, sous le Shwé Dagôn.

Son travail intense absorbait toujours plus Adoniram, mais lui faisait mener une vie très solitaire. Il luttait contre ce sentiment de frustration qui le gagnait toujours dans l'atmosphère lugubre de Rangoon. Les heures lui paraissaient interminables quand au zayat, personne ne venait l'interroger. Il eut alors de nouveau recours à Jeanne-Marie Guyon et relut son Autobiographie d'un bout à l'autre. Il venait d'achever le livre, quand il reçut une lettre de Sarah Boardman, la première depuis le début de l'automne.

George était mort. Les derniers jours, il prêchait encore aux Karens dans une litière. Il était tombé en pleine action comme il l'avait souhaité.. «Je n'ai pas besoin de vous dire, cher Monsieur Judson, la désolation de mes journées. Personne ne connaît mieux que vous les voies du désespoir. Toute beauté, a disparu de ma vie pour le moment. Je passe mon temps à rechercher ses traits bien-aimés, sa voix, pour les fixer à jamais dans ma mémoire. Je prie Dieu de me rendre capable... »

Adoniram était profondément bouleversé. George Boardman avait été un missionnaire admirable ; les souffrances de Sarah l'atteignaient cruellement. Il lui envoya pourtant cette missive presque dure :
« Chère Soeur. Vous buvez maintenant la coupe amère dont je connais bien la lie. N'est-elle pas plus amère encore que vous ne l'imaginiez ? Il est naturel de craindre l'oubli pour ses morts, et de se raccrocher à leur souvenir. Vous avez assurément devant vous des mois de douleur indicible. Je ne puis que vous conseiller de vous attabler au douloureux repas que Dieu a préparé, pour votre sanctification. Vous savez que les larmes de votre bien-aimé sont taries, et que la petite Sarah a retrouvé son père. Que pouvez-vous désirer de plus pour eux ? Mais prenez néanmoins la coupe amère, et attablez-vous pour le repas. Vous connaîtrez un secret : la douceur qui existe dans le tréfonds du désespoir. Le ciel se rapprochera de vous, et la voix retrouvée de votre époux vous rattachera aux sphères célestes.
« Comme je vous connais, je pense que vous n'abandonnerez pas votre poste, mais que vous continuerez l'oeuvre qu'il a entreprise avec tant d'ardeur. Les Karens de Tavoy vous considèrent comme leur mère spirituelle.
« En ce qui concerne Georgie, vous ne pouvez naturellement vous séparer de lui pour le moment. Mais quand vous voudrez l'envoyer dans son pays, je m'offre à vous aider, pour lui assurer la meilleure éducation. Si vous êtes vous-même rappelée à Dieu, et que vous me le confiez, je vous jure de le traiter comme mon propre enfant.
« J'espère que cet événement ne rendra pas votre situation matérielle trop difficile. Vous savez que nos règlements prévoient une allocation de 70 roupies par mois pour une veuve, et de 10 pour un enfant.
« Je serai avec vous dans mes prières, chère Dame de Tavoy. »

Cette lettre lui coûta un grand effort. Il avait beaucoup de peine à cacher combien il comprenait son désarroi. Après avoir déchiré plusieurs brouillons, il envoya son message par porteur spécial. Pendant plus d'une semaine, il parvint à peine à fixer son attention sur son travail. Il écrivit une longue lettre au secrétaire des Missions Baptistes dans laquelle il relatait la mort de Boardman, en termes émouvants. Il demanda de nouveau qu'on n'envoyât pas en Birmanie de missionnaires qui n'auraient pas des poumons très solides. Mais une fois de plus aussi il supplia qu'on ne le laissât pas seul pour répondre à l'appel déchirant des populations de ce grand pays : « Venez, venez nous sauver, fils et filles d'Amérique venez à notre secours, car nous nous enfonçons dans l'abîme. »


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