La discorde qui désole notre
société vient uniquement, dit-on, de
ce qu'il y a d'un côté des riches et
des pauvres de l'autre, de ce qu'il y a une grande
inégalité de possessions, de ce que
tout le monde n'est pas propriétaire. Pour
mettre fin à cette discorde, on n'aurait
qu'à distribuer également les biens
de la terre et les produits de l'industrie: ce qui
pourrait s'accomplir, soit au. moyen d'un partage
absolument identique entre tous les membres de la
société, soit à l'aide de la
remise entière et complète de toutes
les possessions privées entre les mains de
la patrie, entre les mains de l'État,
chargé dès lors de fournir à
chaque citoyen ce qui lui faut pour vivre et pour
devenir heureux.
Ici le partage égalitaire,
là le communisme, tels sont les deux
procédés par' lesquels on se flatte
d'effacer les différences de fortune,
l'élévation de la
richesse et l'abaissement de la misère; par
lesquels on espère, par conséquent,
rétablir l'harmonie sociale.
En regardant ces
procédés violemment
énergiques, on est tout d'abord forcé
de se demander s'ils mèneraient
réellement à la fin qu'ils doivent
atteindre. Sont-ils en général
praticables? sont-ils possibles aujourd'hui ?
Est-il au pouvoir des hommes, isolés ou
constitués en gouvernement, de partager
régulièrement, avec une justice
rigoureuse, les biens qui forment la richesse d'une
nation ? Est-il au pouvoir d'un État de
procurer toujours à tous les citoyens tout
ce qu'exigent la subsistance et le bonheur de
chacun?
Cette grave question a
été résolue déjà
plus d'une fois, en fait comme en théorie;
et si vous êtes sincère, vous
êtes obligé d'avouer qu'un partage
égal est en soi-même impossible. Il
l'est évidemment, à cause de la
diversité des besoins personnels, des
désirs si variés et souvent si
capricieux des individus; il l'est à cause
du plus ou moins grand nombre de personnes qui
composent une famille. S'il était possible,
serait-il durable? Non; le lendemain du partage
l'inégalité reparaîtrait
d'elle-même, parce qu'elle tient à la
différence de l'esprit, des forces
physiques, du travail, de l'économie, de la
prévoyance, à la différence
enfin des vertus et des talents ; le lendemain, et
par conséquent chaque jour, il faudrait
reprendre ce partage et le recommencer. Quand
même il serait loisible de le refaire, vous
n'établiriez ni
l'ordre ni la liberté; parce que vous ne
pourriez pas le refaire sans injustice, sans
tyrannie; parce que vous commettriez une injustice
en donnant la même part, le même
salaire, au mauvais citoyen et au bon, à
l'ouvrier paresseux ou vicieux et à l'assidu
et honnête ouvrier; parce que vous feriez
acte de tyrannie en prenant au citoyen
économe et industrieux ce qu'il aurait
conquis sur la nature matérielle, ou
même sur les hommes prodigues et sur les
indolents.
Le communisme serait-il plus
facile
à organiser ? moins difficile à
maintenir ? Il n'est pas présumable d'abord,
que les propriétaires, grands, moyens ou
petits, consentissent à se laisser
déposséder paisiblement. Ensuite,
supposé que l'on fût parvenu à
n'avoir plus qu'une seule et unique possession, la
propriété de l'État, les
citoyens, autrefois possesseurs en nom propre,
s'efforceraient-ils d'entretenir et d'augmenter
cette propriété commune et anonyme?
L'impulsion personnelle le stimulant de
l'intérêt privé n'existant
plus, le grand ressort de l'activité se
trouverait paralysé, sinon
entièrement brisé. Mais des biens que
l'on cesse d'entretenir et d'augmenter ne tardent
pas à disparaître, à
périr; les terres tombent en friche, les
capitaux, s'épuisent ou deviennent
stériles, les productions de l'industrie,
les matières du commerce ne se renouvellent
plus; bientôt enfin un horrible et universel
niveau de misère, et non une
séduisante égalité de
bien-être, vient s'étendre et peser
sur toute la nation, en la plongeant dans les malheurs
d'une barbarie sans
nom,
d'un inexprimable, et épouvantable
mélange de famine, de dépravation, de
despotisme et de férocité.
Mais une chose si visiblement et
si
totalement impraticable ne saurait être ni
raisonnable ni juste; ne saurait être que
l'opposé de la nature humaine et de la
bienfaisante volonté de Dieu; et vous
voilà donc irrésistiblement
ramené à ce qui est possible,
sensé et équitable; ramené
à ce qui fut toujours, à ce qui ne
cessera pas d'exister, au droit dévolu par
Dieu même aux individus et aux familles, au
droit de posséder en propre et de disposer
par don ou par transmission
héréditaire, de tout ce qu'ils ont
acquis ou reçu !
Le droit de propriété,
de la possession soit personnelle soit domestique,
peut-il être contesté
sérieusement?
Ce droit est une
nécessité physique et morale à
la fois. Sans acquérir des biens, sans
arracher à la terre et à ses fruits
les aliments, les éléments divers de
la vie et de la civilisation Pourrions-nous
subsister et vivre en société ? Oui,
l'espoir de posséder et pour soi et pour les
siens, est le premier mobile qui éveille
notre énergie, qui suscite les premiers
développements de notre esprit, et qui nous
élève à cette
indépendance à l'égard du
monde matériel, à laquelle nous ne
serions jamais parvenus, si nous n'eussions pas
joui de la faculté d'acquérir et de
détenir. Ne peut-on pas dire, au surplus,
que le droit de posséder est une sorte de devoir,
lorsqu'il s'agit de
nos
familles? C'est pour leur procurer le pain du jour
et celui de l'âme, c'est pour les mettre
à l'abri du besoin et de l'ignorance,
à l'abri des maladies du corps et de
l'esprit, que flous sommes tenus de travailler et
d'arriver à un peu d'aisance. Après
nos familles vient cette famille plus vaste, qui
s'appelle la cité, la patrie,
l'humanité même. Cette
famille-là, n'a-t-elle point de titres
à notre concours, à notre assistance?
Mais comment donnerai-je à mes concitoyens,
à mes frères, si moi-même je ne
possède rien? Comment pourrai-je pratiquer
la bienfaisance, et remplir les devoirs qu'impose
la charité, lorsque je néglige de
m'en procurer les ressources, et d'en multiplier
les moyens?... Donner, voilà le mot qui
résume les intentions d'un Dieu qui est, le
donateur par essence et par excellence. Or, ne
donne pas qui n'a pas. Dans les vues de ce Dieu, la
propriété est-elle pure affaire
d'intérêt, simple objet de jouissance
égoïste? Non, elle est une chose
morale, elle doit devenir un moyen de
désintéressement, une source de
dévouement. La charité ne serait plus
rien, si elle n'était un abandon volontaire,
un dépouillement spontané, un don
librement voulu, librement offert. Acquérir
pour le bien d'autrui, s'enrichir afin d'affranchir
les autres du joug de la misère,
posséder afin d'aider l'indigent à
devenir propriétaire, voilà
l'éclatant dessein de Dieu, et voilà
pourquoi il est dit : Tu ne déroberas
point!
Il en résulte, ce nous
semble, qu'au lieu de prétendre confisquer les
possessions particulières, les niveler, ou
les réduire à une
propriété universelle et communale;
que, loin de prétendre surtout abolir la
propriété en l'assimilant au vol,
nous ferions mieux de tendre à multiplier,
à agrandir les possessions individuelles,
à affermir, à consacrer le droit de
propriété. La tâche manifeste,
une des tâches les plus impérieuses de
notre temps, consiste à faire en sorte que
chaque citoyen puisse parvenir à
l'état de propriétaire, qu'il soit
lié, par quelque fonds en terre ou en
argent, au domaine et à la fortune
générale de son pays, et
conséquemment aux conditions et aux devoirs
que prescrit le repos de ce pays. Ne craignez pas
de changer en égoïstes, comme vous
dites, ceux que vous invitez à
l'économie, à l'ordre, à
là vie régulière de la
famille. ils sont bien autrement
égoïstes ceux qui dédaignent,
qui détestent la vie de famille, et qui ne
veulent employer la propriété, cette
base du foyer domestique, qu'à vivre au jour
la journée, au milieu du tourbillon des
plaisirs, dans une succession étourdissante
d'émotions grossières, d'aventures
publiques, de conquêtes
révolutionnaires. Ne s'agit-il pas
d'organiser la démocratie,
c'est-à-dire, le bien réel du peuple?
Il s'agit donc d'attacher sans retard les moindres
de nos concitoyens à tout ce qui civilise et
tranquillise, à toutes les sortes de
possession légitime et honorable; il s'agit
d'accroître les moyens de les enrichir
honnêtement, en même temps que de les
convaincre que Dieu seul est le vrai gardien de la propriété.
Il
s'agit de leur enseigner les conditions auxquelles
Dieu protège et bénit les efforts que
fait le pauvre pour conquérir l'aisance,
auxquelles Dieu permet d'acquérir et de
faire valoir sa fortune; de leur apprendre enfin
l'usage auquel les biens doivent servir. Il s'agit
même de leur représenter qu'il est
plus digne de l'homme de savoir se détacher
d'esprit et par le coeur, puis en effet, des
trésors qu'il a pu amasser, faisant un
emploi sublime de la propriété et
suivant l'exemple de ce propriétaire
céleste qui ne possède que pour
donner.
C'est en remettant sous les yeux
de
nos contemporains les véritables fondements
de la propriété, les obligations
morales et son but religieux, que l'on peut
espérer de les guérir des maux
qu'enfante l'amour des richesses. C'est l'abus
qu'il faut combattre, ce n'est pas le droit et bon
usage qu'il est permis d'interdire.
Les propriétaires, un grand
nombre du moins d'entre eux, ont oublié et
méconnu la vraie destination des biens
terrestres; oublié qu'ils en doivent une
part à leurs compatriotes moins
favorisés, et méconnu l'ordre si
formel de la divinité sur l'amour du
prochain.
Mais les prolétaires qui
voudraient les dépouiller, violemment ou par
ruse, se souviendraient-ils mieux de cet ordre
divin? Seraient-ils plus zélés
à donner aux autres et à sacrifier
leurs biens ? Songeraient-ils moins à
eux-mêmes, moins à jouir, moins
à satisfaire leurs appétits et leurs
goûts? L'égoïsme, qu'ils reprochent aux riches
d'aujourd'hui, ne les gagnerait-il pas de
même? Se montreraient-ils plus
empressés à se détacher de
leur fortune, à devenir pauvres en esprit?
L'acharnement qu'ils mettent à poursuivre la
propriété, nous fait craindre qu'ils
ne valussent pas mieux que les propriétaires
actuels, et que l'intérêt personnel ne
fût aussi la règle de leur
administration et la mesure de leur
générosité.
Ce n'est donc pas la
propriété qu'il faut abolir : il
faut, au contraire, chercher à la
multiplier. Ce qu'il faut proscrire et extirper, ce
sont les mauvais penchants, ce sont les passions
étroites des propriétaires. La
régénération de la
société ne peut pas être le
résultat de l'abolition de la
propriété, parce que celle-ci ne
conduirait qu'au pillage, à la
misère, à toutes les horreurs de
l'enfer. Cette régénération.
ne peut être obtenue que par la conversion
des propriétaires présents, et aussi
par celle des propriétaires futurs,
c'est-à-dire de ceux que l'on nomme si
singulièrement des prolétaires.
Proposer un changement moral, opérer un
changement dans les coeurs, dans les sentiments des
hommes qui ont et des hommes qui désirent
avoir : voilà qui vaut mieux que de projeter
l'anéantissement de la
propriété ; et cela parce que, si
l'un est nécessaire, moral et sensé,
l'autre est impossible, absurde et inique.
Nous concevons à quelques égards
que l'on se soit avisé de, condamner la
propriété; mais qui peut comprendre
que l'on ait songé à proscrire la
famille, à la rejeter comme un abus, comme
un préjugé, comme une institution
surannée, fausse à la fois et
funeste, comme un obstacle enfin à la
félicité publique?
Et cependant il s'est trouvé
des hommes de talent et des femmes pleines
d'esprit, pour réclamer cela, au nom du
progrès, à titre de remède au
mal social. il se rencontre des personnes qui
s'imaginent, on feignent de croire, que l'on'
sauverait la société, en abolissant
le mariage régulier, civilement et
religieusement consacré, et en y substituant
tantôt un mariage libre, aux amours
multiples, sans liens ni civils ni religieux,
tantôt un ménage' universel et commun,
où les sexes et les
générations fussent à tous
tour à tour, suivant les goûts et les
circonstances.
Quelque choquant que soit un
semblable conseil, il faut l'examiner, et en
montrer le néant.
Voyons d'abord sur quelles
raisons ,
sur quels prétextes on essaye de le
fonder.
On dit que la famille, telle.
que
l'a organisée la civilisation
chrétienne, est contraire à la
liberté, à l'égalité,
à la fraternité même. On dit
qu'elle est incompatible avec le patriotisme, avec
le droit naturel au bonheur, avec la franchise et
la dignité des citoyens.
On dit enfin qu'elle est opposée aux
véritables besoins de la nature, comme aux
nécessités suprêmes d'un
État libre et d'un peuple
indépendant. La famille est un reste
d'esclavage qu'il faut se hâter de
détruire : en affranchir l'humanité,
c'est faire rentrer celle-ci dans les voies de
l'ordre primitif, dans le chemin d'une paix
perpétuelle et d'une félicité
sans bornes.
Or, la famille est-elle
contraire
à la liberté?... oui, si par
liberté vous entendez la faculté de
faire tout ce qui vous plaît, de
mépriser toute loi divine ou humaine, de
vivre sans respect, sans reconnaissance, sans
obéissance envers personnel Non, si vous
êtes persuadés que l'homme ne se
dégrade point en se soumettant à
toute nécessité juste, utile et
honorable; si vous êtes convaincus que le
mari ne perd rien de sa dignité, de son
autorité, en demeurant fidèle
à sa femme et soigneux pour ses enfants; que
la femme ne perd rien de son honneur, ni de son
influence, en se montrant soumise à son
mari, vigilante à l'égard de ses
enfants; que les enfants n'abdiquent point leur
caractère d'homme, en témoignant
toujours gratitude et déférence
à leurs parents ; que les domestiques enfin
ne cessent pas d'être libres, quand ils
servent leurs maîtres avec conscience, avec
dévouement. Quelle erreur que de penser que
l'on renonce à son indépendance en
s'attachant, en se consacrant à un devoir,
à un ordre de la conscience ou du coeur!
Quel égarement que de croire que la
liberté' pour les parents, consiste à s'abandonner
eux-mêmes selon le caprice (lu moment,
à abandonner leurs enfants dès que
leurs enfants les gênent dans la satisfaction
de quelque nouvelle passion; qu'elle consiste pour
les enfants à rire de leurs parents,
à les quitter, à les négliger,
à les oublier, à les payer
d'ingratitude et de rébellion ! N'est-ce pas
là plutôt une servitude honteuse,
l'asservissement des coeurs aux penchants qui
dégradent, aux inclinations qui ravalent
l'homme au niveau de la brute?
La famille est-elle contraire
à l'égalité? Oui, si vous
voulez que l'épousé ait le même
pouvoir que l'époux, et les enfants le
même rang que les parents. Non, si vous
convenez que la tâche de l'épouse, son
influence maternelle et conjugale, doit
différer du rôle de l'époux, de
son autorité maritale et paternelle; non, si
vous assignez aux enfants d'autres fonctions qu'aux
parents. Et vous ne pourrez vous empêcher
d'en convenir, lorsque vous songerez à la
diversité de destination qui sépare
le père et la mère, les parents et
les enfants. Ces destinées sont,
différentes et distinctes, sans nul doute;
mais si chacun accomplit pleinement la sienne,
chacun n'est-il pas l'égal de l'autre devant
la nature et devant Dieu?... On dit aussi que la
famille est contraire à
l'égalité, parce que tout le monde ne
peut pas se marier, ni entretenir une famille, et
parce que de la sorte le mariage constitue un
privilège. Sans contredit, ce cas s'offre
plus d'une fois; mais c'est tomber dans une
fâcheuse exagération que d'en conclure qu'il est
nécessaire de posséder une fortune
marquante pour être heureux en ménage,
ou seulement pour se marier. Le plus de bonheur
domestique, où le rencontre-t-on? Dans les
familles riches, dans les intérieurs
aisés? Non : dans l'intérieur humble,
mais uni, des ménages pauvres; sous le toit
de braves ouvriers, sous le chaume d'honnêtes
laboureurs ; c'est-à-dire aux foyers
où la prière, s'associe chaque jour
étroitement au travail.
La famille est-elle opposée
à la fraternité?... On le
prétend, en soutenant que les familles,
ayant des biens en diverses mesures, propagent
l'esprit de propriété dans une
nation, et que c'est cet esprit qui empêche
les citoyens de s'attacher davantage à la
chose publique, de se dévouer davantage les
uns aux autres, et tous à
l'intérêt général du
pays : la solidarité, la fraternité
en serait ainsi menacée et deviendrait
impossible... Vous pourriez raisonner, ce semble,
à l'inverse de cette conclusion. La
fraternité, en effet, pour s'exercer dans la
vie réelle, pour se convertir en assistance,
en bonnes oeuvres, en dons de tout genre, a besoin
d'être alimentée par des biens
matériels. Or, nous l'avons prouvé,
rien ne féconde mieux ces sortes de biens,
rien n'est plus favorable à l'accroissement
des propriétés que l'amour de famille
et les moeurs dont cet amour est la racine ou le
fruit .....
L'éducation que des parents
véritables donnent à leurs enfants
est aussi signalée comme nuisible à
là fraternité. Cette
éducation, dit-on, fait que tels enfants ont
d'autres
manières, d'autres goûts, d'autres
connaissances , que tels autres enfants : dans une
nation populaire et démocratique, toute une
génération doit avoir même
langage et mêmes moeurs; sans quoi ni
communauté, ni solidarité, ni
fraternité!... Voilà ce reproche si
souvent adressé aux familles et à
l'éducation domestique ; ce reproche que
l'on cesserait de leur faire, si l'on avait une
meilleure idée, tant de la fraternité
que de la famille. La fraternité n'exclut
pas la diversité : les hommes peuvent
être frères, sans se ressembler ni de
corps ni d'esprit. La famille, par les habitudes
qu'elle fait contracter, ramène
singulièrement à ce qui est
d'intérêt public: 'elle nous y attache
par un double lien. Nous sommes d'autant plus
zélés à travailler au bien du
pays, qu'en y travaillant nous servons en
même temps nos parents, nos enfants, nos
meilleurs amis. Nous nous sentons solidaires envers
toutes les autres familles, responsables pour tous
nos concitoyens, de tous leurs
intérêts; nous nous sentons avec eux
en communauté de droits et de devoirs, en
association, en participation constante et
indissoluble, en union, en sympathie
matérielle et morale, privée et
publique. Ce qui vous fait jouir ou souffrir, me
fait jouir ou souffrir, moi-même et tous les
miens.
La famille est-elle donc
incompatible avec le patriotisme?... L'histoire de
tous les temps répond que non. Les plus
grands citoyens sont ceux qui avaient
été bons fils et qui furent bons
pères. C'est au sein de la famille qu'ils
avaient appris à respecter la loi et à l'accomplir,
à
aimer et à se sacrifier. Souvent c'est pour
honorer nos parents, pour réjouir leurs
vieux jours, que nous tentons les plus glorieux
efforts, que nous servons notre pays avec autant de
succès que de joie. En se battant pour la
patrie lointaine, le soldat ne pense-t-il pas
à sa mère, à sa femme, et
cette pensée ne double-t-elle pas son
courage?
La famille s'opposerait-elle au
droit naturel du bonheur?... Tout dépend ici
de la manière dont vous comprenez le bonheur
et dont vous prétendez exercer le droit
d'être heureux. Si vous voulez que votre
bonheur soit à la fois matériel et
illimité, une suite sans fin de jouissances
physiques, si vous vous jugez autorisé
à prétendre à tout,
autorisé à vous emparer, de par la
nature, de tout bien qui vous agrée, de
toute personne qui vous plaise; si vous vous croyez
maître absolu et perpétuel de toutes
choses, par conséquent maître de
rejeter toute différence entre votre bien et
le bien d'autrui, entre votre femme et la femme
d'autrui : alors, il est vrai, l'institution de la
famille met obstacle à vos désirs,
à votre bonheur prétendu. Mais, si
vous acceptez le bonheur comme l'a fait le
Créateur des hommes, si vous le savez borner
et modérer, si vous le savez mettre
uniquement là où il réside
véritablement, dans les biens immortels de
l'âme, et de l'esprit, dans les joies
qu'engendre la vertu, dans les délices qui
naissent du dévouement : oh, dites-moi s'il
est une institution qui favorise davantage ce
bonheur-là, le vrai et durable bonheur?
La famille est-elle antipathique
à la franchise, à la dignité
du citoyen?... On le soutient, parce que l'on a une
notion bien affligeante de l'essence de la famille;
parce que l'on prétend que l'hypocrisie et
le mensonge infectent la plupart des familles, que
tout mari et toute femme sont portés
naturellement à l'adultère et au
concubinage, et malheureusement forcés par
le respect humain, ou par la loi civile, à
cacher leurs goûts, à déguiser
leurs habitudes. Soyons sincères,
ajoute-t-on ; osons pratiquer ouvertement de que
nous pratiquons en secret; comme le mariage est une
coutume qui entraîne et impose la
dissimulation, remplaçons-le par des unions
libres qui n'exposent ni à
l'adultère, ni à la dissimulation.
Qui n'est plus enchaîné à
perpétuité, n'a plus rien à
feindre, n'a plus rien à rompre; et c'est
une honte pour un citoyen de se laisser
enchaîner! Deux éléments
d'erreur gisent au fond de cette exhortation
déplorable : un raisonnement faux et un
sentiment dépravé. C'est bien mal
raisonner que de prétendre que tous les
hommes et toutes les femmes voudraient à
chaque instant changer d'époux, comme de
vêtements; que toutes les familles sont en
proie à l'hypocrisie et au mensonge,
à un adultère déguisé;
et de prétendre cela, parce que bien des
époux sont en effet inconstants et
infidèles, et bien des familles
divisées par des commerces
illicites.
C'est ce qui s'appelle conclure
du
particulier au général, c'est
déraisonner; ou plutôt, c'est faire un
sophisme dont la racine part du coeur même.
C'est le coeur déchu qui,
pour se livrer sans gêne à des
caprices charnels, voudrait faire croire que
l'unité et la sainteté du mariage
blessent la dignité et la franchise des
âmes élevées. Il voudrait nous
prouver qu'il est plus grand, plus beau de s'unir
et de se quitter à l'aventure, de laisser
aller la famille au gré des vents, sans
ancre et sans câble. Il nous
représente la liberté irresponsable
des animaux comme digne d'envie pour des
êtres qui, jusqu'à présent,
avaient pensé qu'il était noble et
même doux de demeurer inviolablement
attaché à un être choisi entre
tous, à son mari, à sa femme. Il nous
peint avec des couleurs attrayantes le bonheur de
s'accoupler et de se délaisser, quand et
où chacun voudra, c'est-à-dire,
dès que le décidera la
mobilité des sens.
Dans ce tableau, que devient le
fruit d'unions semblables, l'enfant? Quelle
nourriture, quelle éducation recevra-t-il?
Que fera la mère, lorsqu'elle aura perdu les
charmes et les forces de la jeunesse? Que
deviendront les parents, quand leur vieillesse aura
besoin de l'assistance de leurs enfants,
c'est-à-dire, d'une postérité
qu'ils connaissent à peine, qui les a
oubliés, qui peut-être ne les a jamais
connus? Que sera le but de la famille? Ce qu'il est
parmi les bêtes. Il n'y aura plus alors
d'autre fin pour le mariage que la
procréation, que la génération
physique des individus et la conservation
matérielle de l'espèce. Quant
à la conservation spirituelle, quant au
développement moral de l'humanité,
à l'aide de la famille. il n'en sera rien;
et il n'en peut plus rien être, dès que le
bonheur de l'homme est réduit à la
sensualité, à une volupté
grossière ou raffinée ; dès
que le progrès consiste à varier et
à multiplier les jouissances de la chair, et
particulièrement les jouissances sexuelles.
En proposant aux hommes une
pareille
réforme du mariage, on est plein de
franchise, il est vrai; mais quel gouffre de
désordres nous révèlent de
tels aveux ! Quelle idée s'y fait-on de la
dignité humaine? Nos pères croyaient
que l'homme ne devait avoir qu'une seule femme,
comme il n'a qu'un seul Dieu ; nos
réformateurs modernes soutiennent qu'il est
plus conforme à la nature de l'homme de
prendre successivement pour femmes toutes les
personnes qui peuvent lui plaire, comme fait le
mâle pour toutes les femelles qu'il rencontre
sur son passage. Le modèle qu'on nous
propose, la sociabilité des brutes, a peu de
ressemblance, certes, avec l'exemple que nos
aïeux nous ont légué et qui fait
vivre les époux en société
avec Dieu même.
Voilà pourquoi l'on ose
avancer que l'institution de la famille est
opposée aux vrais besoins de la
nature.
Aux vrais besoins de la
nature!...
Quels sont-ils, ces besoins? C'est là-dessus
que nous différons d'avis. Nous pensons que
la nature véritable de l'homme n'est pas
bornée aux appétits de son corps, aux
instincts matériels; nous croyons qu'elle
est principalement composée de son coeur et
de son esprit, de son moral. Nous pensons donc
aussi que ses besoins moraux doivent l'occuper de
préférence, et
régler ses besoins physiques. Ce qui nous
confirme dans cette conviction, c'est que nous
voyons jouir d'un bonheur réel et durable,
d'une paix inaltérable, ceux qui aiment
mieux satisfaire les sages désirs de leur
âme, que les exigences aveuglément
impérieuses de leur corps; tandis que nous
voyons en butte à toutes les agitations,
à toutes les déceptions, la plupart
de ceux qui vivent pour leur estomac plutôt
que pour leur conscience.
Ce qui achève de nous rendre
respectable cette même persuasion, c'est que
la vie de famille, celle d'une famille sainte et
bénie, satisfait excellemment ces besoins
supérieurs de notre nature, ces besoins de
pure et constante félicité; pendant
que la vie contraire, celle qui erre d'homme
à homme, de femme à femme, qui
cherche le plaisir dans la promiscuité, dans
un mélange confus et changeant des
âges et des individus, dans un carnaval
perpétuel, n'engendre que
satiété, dégradation physique
et morale, misères et hontes de tout genre.
Que l'on se garde de nous répondre : «
Toute affection réelle et partagée,
tout amour est saint et inspiré de Dieu.
» Le doigt de Dieu se reconnaît, sans
doute, à l'attraction sérieuse des
coeurs; mais cette attraction ne suffit pas : pour
être vraiment divine, pour durer et pour
porter de bons fruits, il faut qu'elle soit
consacrée par Dieu même, placée
sous son invocation, sous sa loi bienfaisante; il
faut qu'elle soit sanctifiée, dès
l'origine, par la vertu de l'esprit divin, par la
vraie vertu. Partout où cette sanction manque,
l'amour n'est qu'un
goût inconstant, un penchant
éphémère ; et le mariage n'est
qu'une union de passage, sans bonheur pour les
individus, sans honneur pour la patrie... «
Cette coutume de consacrer religieusement le
mariage, dites-vous, et cette défense de
divorcer aussi souvent que l'on voudrait, est une
contrainte, une violence faite à la nature ;
par conséquent, une duperie absurde, une
sotte privation, une vieillerie ridicule et
désavantageuse au genre humain! »
L'expérience est là pour vous
répondre, pour vous dire qui est dupe, de
celui qui respecte les lois divines et humaines, ou
de celui qui les méprise et les brave; pont,
vous montrer lequel des deux comprend mieux les
voeux de la nature et les desseins de son auteur,
lequel jouit d'une plus grande somme de
félicité et s'approche davantage de
la perfection où doit atteindre
l'humanité.
La famille, dites-vous enfin,
est
contraire aux nécessités, aux
conditions sociales d'un peuple libre, autant
qu'aux besoins de la nature.
Mais n'est-ce donc pas un peuple
libre, celui dont chaque membre peut exercer tous
ses droits sans être jamais
inquiété? Et l'institution de la
famille empêche-t-elle un citoyen d'exercer
ses droits? Vous l'affirmez, parce que vous
regardez comme un droit naturel et
inaliénable la faculté de satisfaire
jusqu'aux plus hideuses convoitises de
l'égoïsme. Vous avez une femme, une
fille, que je voudrais m'approprier ; mon
désir constitue un titre de possession ;
vous refusez de me l'accorder; vous entravez donc
l'usage de ma liberté
; vous portez donc atteinte à ma
qualité d'homme libre, à ma
dignité de citoyen : voilà comment
raisonne la passion !... Ne perdons pas votre temps
et nos peines à raisonner contre elle :
esclave, elle a perdu le droit d'être
réfutée.
Concluons plutôt que tous vos
motifs pour dissoudre la famille ne font que mieux
ressortir son empire salutaire et juste. La
proscrire et la condamner, ce n'est pas là
ce qu'il faut. Épurons-la, affermissons-la;
multiplions les familles et répandons le
goût des vertus domestiques. Réformons
les familles, non en les démembrant
totalement, mais en les resserrant autour du foyer,
autour de la piété qui seule le
protège. Reconnaissons que nos familles ont
grand besoin d'être
régénérées :
eût-on songé à les attaquer, si
elles n'avaient pas donné lieu à
critique et à censure? Beaucoup de familles
ont commencé par le suicide, avant que tel
sage prétendu s'avisât de conseiller
le meurtre de la famille. L'esprit qui fait vivre
et respecter une maison s'est retiré de bien
des toits : redonnons-le leur, si nous voulons
qu'ils durent et prospèrent. Quel est cet
esprit? La vue des familles vraiment heureuses
répond à cette question. Cet esprit,
c'est l'esprit d'ordre et de piété,
c'est l'amour de Dieu et de ses souveraines
volontés. Faites revenir pour toujours,
faites constamment intervenir la pensée de
Dieu au sein des familles, entre mari et femme,
entre parents et enfants, entre maîtres et
servants ; faites sentir de nouveau à chaque membre
de
famille la toute-présence de la
divinité, et de nouveau vous changerez
l'existence domestique en une sorte de cuite
intérieur, de communion quotidienne et
d'adoration pratique!
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