Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

SECONDE PARTIE.



I. EST-IL SENSÉ DE PROPOSER L'ABOLITION DE LA PROPRIÉTÉ ?

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La discorde qui désole notre société vient uniquement, dit-on, de ce qu'il y a d'un côté des riches et des pauvres de l'autre, de ce qu'il y a une grande inégalité de possessions, de ce que tout le monde n'est pas propriétaire. Pour mettre fin à cette discorde, on n'aurait qu'à distribuer également les biens de la terre et les produits de l'industrie: ce qui pourrait s'accomplir, soit au. moyen d'un partage absolument identique entre tous les membres de la société, soit à l'aide de la remise entière et complète de toutes les possessions privées entre les mains de la patrie, entre les mains de l'État, chargé dès lors de fournir à chaque citoyen ce qui lui faut pour vivre et pour devenir heureux.

Ici le partage égalitaire, là le communisme, tels sont les deux procédés par' lesquels on se flatte d'effacer les différences de fortune, l'élévation de la richesse et l'abaissement de la misère; par lesquels on espère, par conséquent, rétablir l'harmonie sociale.

En regardant ces procédés violemment énergiques, on est tout d'abord forcé de se demander s'ils mèneraient réellement à la fin qu'ils doivent atteindre. Sont-ils en général praticables? sont-ils possibles aujourd'hui ? Est-il au pouvoir des hommes, isolés ou constitués en gouvernement, de partager régulièrement, avec une justice rigoureuse, les biens qui forment la richesse d'une nation ? Est-il au pouvoir d'un État de procurer toujours à tous les citoyens tout ce qu'exigent la subsistance et le bonheur de chacun?

Cette grave question a été résolue déjà plus d'une fois, en fait comme en théorie; et si vous êtes sincère, vous êtes obligé d'avouer qu'un partage égal est en soi-même impossible. Il l'est évidemment, à cause de la diversité des besoins personnels, des désirs si variés et souvent si capricieux des individus; il l'est à cause du plus ou moins grand nombre de personnes qui composent une famille. S'il était possible, serait-il durable? Non; le lendemain du partage l'inégalité reparaîtrait d'elle-même, parce qu'elle tient à la différence de l'esprit, des forces physiques, du travail, de l'économie, de la prévoyance, à la différence enfin des vertus et des talents ; le lendemain, et par conséquent chaque jour, il faudrait reprendre ce partage et le recommencer. Quand même il serait loisible de le refaire, vous n'établiriez ni l'ordre ni la liberté; parce que vous ne pourriez pas le refaire sans injustice, sans tyrannie; parce que vous commettriez une injustice en donnant la même part, le même salaire, au mauvais citoyen et au bon, à l'ouvrier paresseux ou vicieux et à l'assidu et honnête ouvrier; parce que vous feriez acte de tyrannie en prenant au citoyen économe et industrieux ce qu'il aurait conquis sur la nature matérielle, ou même sur les hommes prodigues et sur les indolents.

Le communisme serait-il plus facile à organiser ? moins difficile à maintenir ? Il n'est pas présumable d'abord, que les propriétaires, grands, moyens ou petits, consentissent à se laisser déposséder paisiblement. Ensuite, supposé que l'on fût parvenu à n'avoir plus qu'une seule et unique possession, la propriété de l'État, les citoyens, autrefois possesseurs en nom propre, s'efforceraient-ils d'entretenir et d'augmenter cette propriété commune et anonyme? L'impulsion personnelle le stimulant de l'intérêt privé n'existant plus, le grand ressort de l'activité se trouverait paralysé, sinon entièrement brisé. Mais des biens que l'on cesse d'entretenir et d'augmenter ne tardent pas à disparaître, à périr; les terres tombent en friche, les capitaux, s'épuisent ou deviennent stériles, les productions de l'industrie, les matières du commerce ne se renouvellent plus; bientôt enfin un horrible et universel niveau de misère, et non une séduisante égalité de bien-être, vient s'étendre et peser sur toute la nation, en la plongeant dans les malheurs d'une barbarie sans nom, d'un inexprimable, et épouvantable mélange de famine, de dépravation, de despotisme et de férocité.

Mais une chose si visiblement et si totalement impraticable ne saurait être ni raisonnable ni juste; ne saurait être que l'opposé de la nature humaine et de la bienfaisante volonté de Dieu; et vous voilà donc irrésistiblement ramené à ce qui est possible, sensé et équitable; ramené à ce qui fut toujours, à ce qui ne cessera pas d'exister, au droit dévolu par Dieu même aux individus et aux familles, au droit de posséder en propre et de disposer par don ou par transmission héréditaire, de tout ce qu'ils ont acquis ou reçu !

Le droit de propriété, de la possession soit personnelle soit domestique, peut-il être contesté sérieusement?

Ce droit est une nécessité physique et morale à la fois. Sans acquérir des biens, sans arracher à la terre et à ses fruits les aliments, les éléments divers de la vie et de la civilisation Pourrions-nous subsister et vivre en société ? Oui, l'espoir de posséder et pour soi et pour les siens, est le premier mobile qui éveille notre énergie, qui suscite les premiers développements de notre esprit, et qui nous élève à cette indépendance à l'égard du monde matériel, à laquelle nous ne serions jamais parvenus, si nous n'eussions pas joui de la faculté d'acquérir et de détenir. Ne peut-on pas dire, au surplus, que le droit de posséder est une sorte de devoir, lorsqu'il s'agit de nos familles? C'est pour leur procurer le pain du jour et celui de l'âme, c'est pour les mettre à l'abri du besoin et de l'ignorance, à l'abri des maladies du corps et de l'esprit, que flous sommes tenus de travailler et d'arriver à un peu d'aisance. Après nos familles vient cette famille plus vaste, qui s'appelle la cité, la patrie, l'humanité même. Cette famille-là, n'a-t-elle point de titres à notre concours, à notre assistance? Mais comment donnerai-je à mes concitoyens, à mes frères, si moi-même je ne possède rien? Comment pourrai-je pratiquer la bienfaisance, et remplir les devoirs qu'impose la charité, lorsque je néglige de m'en procurer les ressources, et d'en multiplier les moyens?... Donner, voilà le mot qui résume les intentions d'un Dieu qui est, le donateur par essence et par excellence. Or, ne donne pas qui n'a pas. Dans les vues de ce Dieu, la propriété est-elle pure affaire d'intérêt, simple objet de jouissance égoïste? Non, elle est une chose morale, elle doit devenir un moyen de désintéressement, une source de dévouement. La charité ne serait plus rien, si elle n'était un abandon volontaire, un dépouillement spontané, un don librement voulu, librement offert. Acquérir pour le bien d'autrui, s'enrichir afin d'affranchir les autres du joug de la misère, posséder afin d'aider l'indigent à devenir propriétaire, voilà l'éclatant dessein de Dieu, et voilà pourquoi il est dit : Tu ne déroberas point!

Il en résulte, ce nous semble, qu'au lieu de prétendre confisquer les possessions particulières, les niveler, ou les réduire à une propriété universelle et communale; que, loin de prétendre surtout abolir la propriété en l'assimilant au vol, nous ferions mieux de tendre à multiplier, à agrandir les possessions individuelles, à affermir, à consacrer le droit de propriété. La tâche manifeste, une des tâches les plus impérieuses de notre temps, consiste à faire en sorte que chaque citoyen puisse parvenir à l'état de propriétaire, qu'il soit lié, par quelque fonds en terre ou en argent, au domaine et à la fortune générale de son pays, et conséquemment aux conditions et aux devoirs que prescrit le repos de ce pays. Ne craignez pas de changer en égoïstes, comme vous dites, ceux que vous invitez à l'économie, à l'ordre, à là vie régulière de la famille. ils sont bien autrement égoïstes ceux qui dédaignent, qui détestent la vie de famille, et qui ne veulent employer la propriété, cette base du foyer domestique, qu'à vivre au jour la journée, au milieu du tourbillon des plaisirs, dans une succession étourdissante d'émotions grossières, d'aventures publiques, de conquêtes révolutionnaires. Ne s'agit-il pas d'organiser la démocratie, c'est-à-dire, le bien réel du peuple? Il s'agit donc d'attacher sans retard les moindres de nos concitoyens à tout ce qui civilise et tranquillise, à toutes les sortes de possession légitime et honorable; il s'agit d'accroître les moyens de les enrichir honnêtement, en même temps que de les convaincre que Dieu seul est le vrai gardien de la propriété. Il s'agit de leur enseigner les conditions auxquelles Dieu protège et bénit les efforts que fait le pauvre pour conquérir l'aisance, auxquelles Dieu permet d'acquérir et de faire valoir sa fortune; de leur apprendre enfin l'usage auquel les biens doivent servir. Il s'agit même de leur représenter qu'il est plus digne de l'homme de savoir se détacher d'esprit et par le coeur, puis en effet, des trésors qu'il a pu amasser, faisant un emploi sublime de la propriété et suivant l'exemple de ce propriétaire céleste qui ne possède que pour donner.

C'est en remettant sous les yeux de nos contemporains les véritables fondements de la propriété, les obligations morales et son but religieux, que l'on peut espérer de les guérir des maux qu'enfante l'amour des richesses. C'est l'abus qu'il faut combattre, ce n'est pas le droit et bon usage qu'il est permis d'interdire.

Les propriétaires, un grand nombre du moins d'entre eux, ont oublié et méconnu la vraie destination des biens terrestres; oublié qu'ils en doivent une part à leurs compatriotes moins favorisés, et méconnu l'ordre si formel de la divinité sur l'amour du prochain.

Mais les prolétaires qui voudraient les dépouiller, violemment ou par ruse, se souviendraient-ils mieux de cet ordre divin? Seraient-ils plus zélés à donner aux autres et à sacrifier leurs biens ? Songeraient-ils moins à eux-mêmes, moins à jouir, moins à satisfaire leurs appétits et leurs goûts? L'égoïsme, qu'ils reprochent aux riches d'aujourd'hui, ne les gagnerait-il pas de même? Se montreraient-ils plus empressés à se détacher de leur fortune, à devenir pauvres en esprit? L'acharnement qu'ils mettent à poursuivre la propriété, nous fait craindre qu'ils ne valussent pas mieux que les propriétaires actuels, et que l'intérêt personnel ne fût aussi la règle de leur administration et la mesure de leur générosité.

Ce n'est donc pas la propriété qu'il faut abolir : il faut, au contraire, chercher à la multiplier. Ce qu'il faut proscrire et extirper, ce sont les mauvais penchants, ce sont les passions étroites des propriétaires. La régénération de la société ne peut pas être le résultat de l'abolition de la propriété, parce que celle-ci ne conduirait qu'au pillage, à la misère, à toutes les horreurs de l'enfer. Cette régénération. ne peut être obtenue que par la conversion des propriétaires présents, et aussi par celle des propriétaires futurs, c'est-à-dire de ceux que l'on nomme si singulièrement des prolétaires. Proposer un changement moral, opérer un changement dans les coeurs, dans les sentiments des hommes qui ont et des hommes qui désirent avoir : voilà qui vaut mieux que de projeter l'anéantissement de la propriété ; et cela parce que, si l'un est nécessaire, moral et sensé, l'autre est impossible, absurde et inique.


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Il. EST-IL SENSÉ DE PROPOSER L'ABOLITION DE LA FAMILLE?


Nous concevons à quelques égards que l'on se soit avisé de, condamner la propriété; mais qui peut comprendre que l'on ait songé à proscrire la famille, à la rejeter comme un abus, comme un préjugé, comme une institution surannée, fausse à la fois et funeste, comme un obstacle enfin à la félicité publique?

Et cependant il s'est trouvé des hommes de talent et des femmes pleines d'esprit, pour réclamer cela, au nom du progrès, à titre de remède au mal social. il se rencontre des personnes qui s'imaginent, on feignent de croire, que l'on' sauverait la société, en abolissant le mariage régulier, civilement et religieusement consacré, et en y substituant tantôt un mariage libre, aux amours multiples, sans liens ni civils ni religieux, tantôt un ménage' universel et commun, où les sexes et les générations fussent à tous tour à tour, suivant les goûts et les circonstances.
Quelque choquant que soit un semblable conseil, il faut l'examiner, et en montrer le néant.

Voyons d'abord sur quelles raisons , sur quels prétextes on essaye de le fonder.
On dit que la famille, telle. que l'a organisée la civilisation chrétienne, est contraire à la liberté, à l'égalité, à la fraternité même. On dit qu'elle est incompatible avec le patriotisme, avec le droit naturel au bonheur, avec la franchise et la dignité des citoyens. On dit enfin qu'elle est opposée aux véritables besoins de la nature, comme aux nécessités suprêmes d'un État libre et d'un peuple indépendant. La famille est un reste d'esclavage qu'il faut se hâter de détruire : en affranchir l'humanité, c'est faire rentrer celle-ci dans les voies de l'ordre primitif, dans le chemin d'une paix perpétuelle et d'une félicité sans bornes.

Or, la famille est-elle contraire à la liberté?... oui, si par liberté vous entendez la faculté de faire tout ce qui vous plaît, de mépriser toute loi divine ou humaine, de vivre sans respect, sans reconnaissance, sans obéissance envers personnel Non, si vous êtes persuadés que l'homme ne se dégrade point en se soumettant à toute nécessité juste, utile et honorable; si vous êtes convaincus que le mari ne perd rien de sa dignité, de son autorité, en demeurant fidèle à sa femme et soigneux pour ses enfants; que la femme ne perd rien de son honneur, ni de son influence, en se montrant soumise à son mari, vigilante à l'égard de ses enfants; que les enfants n'abdiquent point leur caractère d'homme, en témoignant toujours gratitude et déférence à leurs parents ; que les domestiques enfin ne cessent pas d'être libres, quand ils servent leurs maîtres avec conscience, avec dévouement. Quelle erreur que de penser que l'on renonce à son indépendance en s'attachant, en se consacrant à un devoir, à un ordre de la conscience ou du coeur! Quel égarement que de croire que la liberté' pour les parents, consiste à s'abandonner eux-mêmes selon le caprice (lu moment, à abandonner leurs enfants dès que leurs enfants les gênent dans la satisfaction de quelque nouvelle passion; qu'elle consiste pour les enfants à rire de leurs parents, à les quitter, à les négliger, à les oublier, à les payer d'ingratitude et de rébellion ! N'est-ce pas là plutôt une servitude honteuse, l'asservissement des coeurs aux penchants qui dégradent, aux inclinations qui ravalent l'homme au niveau de la brute?

La famille est-elle contraire à l'égalité? Oui, si vous voulez que l'épousé ait le même pouvoir que l'époux, et les enfants le même rang que les parents. Non, si vous convenez que la tâche de l'épouse, son influence maternelle et conjugale, doit différer du rôle de l'époux, de son autorité maritale et paternelle; non, si vous assignez aux enfants d'autres fonctions qu'aux parents. Et vous ne pourrez vous empêcher d'en convenir, lorsque vous songerez à la diversité de destination qui sépare le père et la mère, les parents et les enfants. Ces destinées sont, différentes et distinctes, sans nul doute; mais si chacun accomplit pleinement la sienne, chacun n'est-il pas l'égal de l'autre devant la nature et devant Dieu?... On dit aussi que la famille est contraire à l'égalité, parce que tout le monde ne peut pas se marier, ni entretenir une famille, et parce que de la sorte le mariage constitue un privilège. Sans contredit, ce cas s'offre plus d'une fois; mais c'est tomber dans une fâcheuse exagération que d'en conclure qu'il est nécessaire de posséder une fortune marquante pour être heureux en ménage, ou seulement pour se marier. Le plus de bonheur domestique, où le rencontre-t-on? Dans les familles riches, dans les intérieurs aisés? Non : dans l'intérieur humble, mais uni, des ménages pauvres; sous le toit de braves ouvriers, sous le chaume d'honnêtes laboureurs ; c'est-à-dire aux foyers où la prière, s'associe chaque jour étroitement au travail.

La famille est-elle opposée à la fraternité?... On le prétend, en soutenant que les familles, ayant des biens en diverses mesures, propagent l'esprit de propriété dans une nation, et que c'est cet esprit qui empêche les citoyens de s'attacher davantage à la chose publique, de se dévouer davantage les uns aux autres, et tous à l'intérêt général du pays : la solidarité, la fraternité en serait ainsi menacée et deviendrait impossible... Vous pourriez raisonner, ce semble, à l'inverse de cette conclusion. La fraternité, en effet, pour s'exercer dans la vie réelle, pour se convertir en assistance, en bonnes oeuvres, en dons de tout genre, a besoin d'être alimentée par des biens matériels. Or, nous l'avons prouvé, rien ne féconde mieux ces sortes de biens, rien n'est plus favorable à l'accroissement des propriétés que l'amour de famille et les moeurs dont cet amour est la racine ou le fruit .....

L'éducation que des parents véritables donnent à leurs enfants est aussi signalée comme nuisible à là fraternité. Cette éducation, dit-on, fait que tels enfants ont d'autres manières, d'autres goûts, d'autres connaissances , que tels autres enfants : dans une nation populaire et démocratique, toute une génération doit avoir même langage et mêmes moeurs; sans quoi ni communauté, ni solidarité, ni fraternité!... Voilà ce reproche si souvent adressé aux familles et à l'éducation domestique ; ce reproche que l'on cesserait de leur faire, si l'on avait une meilleure idée, tant de la fraternité que de la famille. La fraternité n'exclut pas la diversité : les hommes peuvent être frères, sans se ressembler ni de corps ni d'esprit. La famille, par les habitudes qu'elle fait contracter, ramène singulièrement à ce qui est d'intérêt public: 'elle nous y attache par un double lien. Nous sommes d'autant plus zélés à travailler au bien du pays, qu'en y travaillant nous servons en même temps nos parents, nos enfants, nos meilleurs amis. Nous nous sentons solidaires envers toutes les autres familles, responsables pour tous nos concitoyens, de tous leurs intérêts; nous nous sentons avec eux en communauté de droits et de devoirs, en association, en participation constante et indissoluble, en union, en sympathie matérielle et morale, privée et publique. Ce qui vous fait jouir ou souffrir, me fait jouir ou souffrir, moi-même et tous les miens.

La famille est-elle donc incompatible avec le patriotisme?... L'histoire de tous les temps répond que non. Les plus grands citoyens sont ceux qui avaient été bons fils et qui furent bons pères. C'est au sein de la famille qu'ils avaient appris à respecter la loi et à l'accomplir, à aimer et à se sacrifier. Souvent c'est pour honorer nos parents, pour réjouir leurs vieux jours, que nous tentons les plus glorieux efforts, que nous servons notre pays avec autant de succès que de joie. En se battant pour la patrie lointaine, le soldat ne pense-t-il pas à sa mère, à sa femme, et cette pensée ne double-t-elle pas son courage?

La famille s'opposerait-elle au droit naturel du bonheur?... Tout dépend ici de la manière dont vous comprenez le bonheur et dont vous prétendez exercer le droit d'être heureux. Si vous voulez que votre bonheur soit à la fois matériel et illimité, une suite sans fin de jouissances physiques, si vous vous jugez autorisé à prétendre à tout, autorisé à vous emparer, de par la nature, de tout bien qui vous agrée, de toute personne qui vous plaise; si vous vous croyez maître absolu et perpétuel de toutes choses, par conséquent maître de rejeter toute différence entre votre bien et le bien d'autrui, entre votre femme et la femme d'autrui : alors, il est vrai, l'institution de la famille met obstacle à vos désirs, à votre bonheur prétendu. Mais, si vous acceptez le bonheur comme l'a fait le Créateur des hommes, si vous le savez borner et modérer, si vous le savez mettre uniquement là où il réside véritablement, dans les biens immortels de l'âme, et de l'esprit, dans les joies qu'engendre la vertu, dans les délices qui naissent du dévouement : oh, dites-moi s'il est une institution qui favorise davantage ce bonheur-là, le vrai et durable bonheur?

La famille est-elle antipathique à la franchise, à la dignité du citoyen?... On le soutient, parce que l'on a une notion bien affligeante de l'essence de la famille; parce que l'on prétend que l'hypocrisie et le mensonge infectent la plupart des familles, que tout mari et toute femme sont portés naturellement à l'adultère et au concubinage, et malheureusement forcés par le respect humain, ou par la loi civile, à cacher leurs goûts, à déguiser leurs habitudes. Soyons sincères, ajoute-t-on ; osons pratiquer ouvertement de que nous pratiquons en secret; comme le mariage est une coutume qui entraîne et impose la dissimulation, remplaçons-le par des unions libres qui n'exposent ni à l'adultère, ni à la dissimulation. Qui n'est plus enchaîné à perpétuité, n'a plus rien à feindre, n'a plus rien à rompre; et c'est une honte pour un citoyen de se laisser enchaîner! Deux éléments d'erreur gisent au fond de cette exhortation déplorable : un raisonnement faux et un sentiment dépravé. C'est bien mal raisonner que de prétendre que tous les hommes et toutes les femmes voudraient à chaque instant changer d'époux, comme de vêtements; que toutes les familles sont en proie à l'hypocrisie et au mensonge, à un adultère déguisé; et de prétendre cela, parce que bien des époux sont en effet inconstants et infidèles, et bien des familles divisées par des commerces illicites.

C'est ce qui s'appelle conclure du particulier au général, c'est déraisonner; ou plutôt, c'est faire un sophisme dont la racine part du coeur même. C'est le coeur déchu qui, pour se livrer sans gêne à des caprices charnels, voudrait faire croire que l'unité et la sainteté du mariage blessent la dignité et la franchise des âmes élevées. Il voudrait nous prouver qu'il est plus grand, plus beau de s'unir et de se quitter à l'aventure, de laisser aller la famille au gré des vents, sans ancre et sans câble. Il nous représente la liberté irresponsable des animaux comme digne d'envie pour des êtres qui, jusqu'à présent, avaient pensé qu'il était noble et même doux de demeurer inviolablement attaché à un être choisi entre tous, à son mari, à sa femme. Il nous peint avec des couleurs attrayantes le bonheur de s'accoupler et de se délaisser, quand et où chacun voudra, c'est-à-dire, dès que le décidera la mobilité des sens.
Dans ce tableau, que devient le fruit d'unions semblables, l'enfant? Quelle nourriture, quelle éducation recevra-t-il? Que fera la mère, lorsqu'elle aura perdu les charmes et les forces de la jeunesse? Que deviendront les parents, quand leur vieillesse aura besoin de l'assistance de leurs enfants, c'est-à-dire, d'une postérité qu'ils connaissent à peine, qui les a oubliés, qui peut-être ne les a jamais connus? Que sera le but de la famille? Ce qu'il est parmi les bêtes. Il n'y aura plus alors d'autre fin pour le mariage que la procréation, que la génération physique des individus et la conservation matérielle de l'espèce. Quant à la conservation spirituelle, quant au développement moral de l'humanité, à l'aide de la famille. il n'en sera rien; et il n'en peut plus rien être, dès que le bonheur de l'homme est réduit à la sensualité, à une volupté grossière ou raffinée ; dès que le progrès consiste à varier et à multiplier les jouissances de la chair, et particulièrement les jouissances sexuelles.
En proposant aux hommes une pareille réforme du mariage, on est plein de franchise, il est vrai; mais quel gouffre de désordres nous révèlent de tels aveux ! Quelle idée s'y fait-on de la dignité humaine? Nos pères croyaient que l'homme ne devait avoir qu'une seule femme, comme il n'a qu'un seul Dieu ; nos réformateurs modernes soutiennent qu'il est plus conforme à la nature de l'homme de prendre successivement pour femmes toutes les personnes qui peuvent lui plaire, comme fait le mâle pour toutes les femelles qu'il rencontre sur son passage. Le modèle qu'on nous propose, la sociabilité des brutes, a peu de ressemblance, certes, avec l'exemple que nos aïeux nous ont légué et qui fait vivre les époux en société avec Dieu même.

Voilà pourquoi l'on ose avancer que l'institution de la famille est opposée aux vrais besoins de la nature.

Aux vrais besoins de la nature!... Quels sont-ils, ces besoins? C'est là-dessus que nous différons d'avis. Nous pensons que la nature véritable de l'homme n'est pas bornée aux appétits de son corps, aux instincts matériels; nous croyons qu'elle est principalement composée de son coeur et de son esprit, de son moral. Nous pensons donc aussi que ses besoins moraux doivent l'occuper de préférence, et régler ses besoins physiques. Ce qui nous confirme dans cette conviction, c'est que nous voyons jouir d'un bonheur réel et durable, d'une paix inaltérable, ceux qui aiment mieux satisfaire les sages désirs de leur âme, que les exigences aveuglément impérieuses de leur corps; tandis que nous voyons en butte à toutes les agitations, à toutes les déceptions, la plupart de ceux qui vivent pour leur estomac plutôt que pour leur conscience.
Ce qui achève de nous rendre respectable cette même persuasion, c'est que la vie de famille, celle d'une famille sainte et bénie, satisfait excellemment ces besoins supérieurs de notre nature, ces besoins de pure et constante félicité; pendant que la vie contraire, celle qui erre d'homme à homme, de femme à femme, qui cherche le plaisir dans la promiscuité, dans un mélange confus et changeant des âges et des individus, dans un carnaval perpétuel, n'engendre que satiété, dégradation physique et morale, misères et hontes de tout genre. Que l'on se garde de nous répondre : « Toute affection réelle et partagée, tout amour est saint et inspiré de Dieu. » Le doigt de Dieu se reconnaît, sans doute, à l'attraction sérieuse des coeurs; mais cette attraction ne suffit pas : pour être vraiment divine, pour durer et pour porter de bons fruits, il faut qu'elle soit consacrée par Dieu même, placée sous son invocation, sous sa loi bienfaisante; il faut qu'elle soit sanctifiée, dès l'origine, par la vertu de l'esprit divin, par la vraie vertu. Partout où cette sanction manque, l'amour n'est qu'un goût inconstant, un penchant éphémère ; et le mariage n'est qu'une union de passage, sans bonheur pour les individus, sans honneur pour la patrie... « Cette coutume de consacrer religieusement le mariage, dites-vous, et cette défense de divorcer aussi souvent que l'on voudrait, est une contrainte, une violence faite à la nature ; par conséquent, une duperie absurde, une sotte privation, une vieillerie ridicule et désavantageuse au genre humain! » L'expérience est là pour vous répondre, pour vous dire qui est dupe, de celui qui respecte les lois divines et humaines, ou de celui qui les méprise et les brave; pont, vous montrer lequel des deux comprend mieux les voeux de la nature et les desseins de son auteur, lequel jouit d'une plus grande somme de félicité et s'approche davantage de la perfection où doit atteindre l'humanité.

La famille, dites-vous enfin, est contraire aux nécessités, aux conditions sociales d'un peuple libre, autant qu'aux besoins de la nature.

Mais n'est-ce donc pas un peuple libre, celui dont chaque membre peut exercer tous ses droits sans être jamais inquiété? Et l'institution de la famille empêche-t-elle un citoyen d'exercer ses droits? Vous l'affirmez, parce que vous regardez comme un droit naturel et inaliénable la faculté de satisfaire jusqu'aux plus hideuses convoitises de l'égoïsme. Vous avez une femme, une fille, que je voudrais m'approprier ; mon désir constitue un titre de possession ; vous refusez de me l'accorder; vous entravez donc l'usage de ma liberté ; vous portez donc atteinte à ma qualité d'homme libre, à ma dignité de citoyen : voilà comment raisonne la passion !... Ne perdons pas votre temps et nos peines à raisonner contre elle : esclave, elle a perdu le droit d'être réfutée.

Concluons plutôt que tous vos motifs pour dissoudre la famille ne font que mieux ressortir son empire salutaire et juste. La proscrire et la condamner, ce n'est pas là ce qu'il faut. Épurons-la, affermissons-la; multiplions les familles et répandons le goût des vertus domestiques. Réformons les familles, non en les démembrant totalement, mais en les resserrant autour du foyer, autour de la piété qui seule le protège. Reconnaissons que nos familles ont grand besoin d'être régénérées : eût-on songé à les attaquer, si elles n'avaient pas donné lieu à critique et à censure? Beaucoup de familles ont commencé par le suicide, avant que tel sage prétendu s'avisât de conseiller le meurtre de la famille. L'esprit qui fait vivre et respecter une maison s'est retiré de bien des toits : redonnons-le leur, si nous voulons qu'ils durent et prospèrent. Quel est cet esprit? La vue des familles vraiment heureuses répond à cette question. Cet esprit, c'est l'esprit d'ordre et de piété, c'est l'amour de Dieu et de ses souveraines volontés. Faites revenir pour toujours, faites constamment intervenir la pensée de Dieu au sein des familles, entre mari et femme, entre parents et enfants, entre maîtres et servants ; faites sentir de nouveau à chaque membre de famille la toute-présence de la divinité, et de nouveau vous changerez l'existence domestique en une sorte de cuite intérieur, de communion quotidienne et d'adoration pratique!

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