Ce n'est pas nous qui chercherons à contester ce que le
patriotisme a de nécessaire et de beau. Nous aussi nous voudrions unir
notre faible voix au concert des citoyens qui s'efforcent de réveiller
l'amour du pays, de nourrir le dévouement individuel à la chose
publique. Nous aussi nous verrions avec joie les particuliers donner
une riche part de soins, de temps et d'argent, à cette cause commune,
à cet intérêt général, qui doit émouvoir et occuper chaque membre de
la société, puisque chacun souffre de ses revers ou jouit de ses
succès en une certaine mesure. Oui, c'est une tâche obligatoire, c'est
un devoir certain autant qu'honorable, pour chacun de nous, de payer
de toutes façons un tribut généreux à l'État, à la patrie, à la
société. La société peut-elle fleurir, peut-elle vivre, si les
éléments qui la composent, c'est-à-dire les citoyens, prétendent s'en
détacher et s'y soustraire, habiles et ardents à se réfugier dans un
étroit et honteux égoïsme? On se souvient de la fable sur l'estomac et
les membres: les membres avaient refusé de travailler pour l'estomac,
et pour prix de leur opposition ils se sont desséchés et perdus avec
l'estomac. Ainsi en arrive-t-il aux citoyens qui
s'isolent les uns des autres, et tous de leur mère, la patrie.
Joignons-nous donc à quiconque s'applique avec
sincérité à raviver l'esprit public, à réchauffer le désintéressement
civil, toutes les vertus qui constituent le civisme et le patriotisme.
Encourageons-nous sans cesse les uns les autres à servir le pays et le
peuple, non-seulement avec probité, avec intégrité, mais avec
générosité; à concourir spontanément et libéralement aux charges, aux
devoirs qui pèsent sur les citoyens naturellement ou
extraordinairement; à secourir ceux surtout de nos concitoyens qui
réclament à juste titre l'assistance de l'État, sa protection, sa
judicieuse et tutélaire intervention. Rivalisons d'empressement à
débarrasser la route vers l'avenir de tous les obstacles que notre
patrie pourrait y rencontrer. Gardons-nous enfin de vouloir vivre aux
dépens du pays, aux frais des contribuables; de nous disputer les
fonctions et les places, de les changer en sinécures, ou de les
remplir indignement.
Mais, alors même que nous serions parvenus à
ranimer le vrai patriotisme, à le répandre et à l'affermir; parvenus à
détruire beaucoup d'abus et à corriger beaucoup d'esprits, beaucoup de
consciences et de coeurs: aurions-nous réussi à sauver la société?
Cette grande réforme suffirait-elle?
Nous n'hésitons pas à penser le contraire, nous qui
mettons le civisme à un si haut prix, Nous le nions, parce que la
société actuelle souffre par d'autres endroits
encore que l'esprit public et la vertu civile.
Notre société souffre aussi du côté de l'esprit de
famille, par le défaut des vertus domestiques, des vertus paternelles
et filiales. Or, tout le patriotisme du monde serait impuissant pour
relever, pour régénérer la famille, pour faire respecter ses devoirs.
et ses affections.
Regardez-y de près, et vous verrez qu'un même ver,
un même vice ronge notre société dans ses rapports de famille et dans
ses rapports de cité, ait foyer domestique et au milieu de la commune.
Ce vice, c'est la répugnance au dévouement, c'est l'impuissance du
sacrifice. On donne, on se donne, il est vrai, plus volontiers à sa
famille qu'à son pays; parce que l'on jouit plus rapidement du bien
que l'on fait aux siens, que des services que l'on rend à la patrie.
Mais dans l'enceinte de la famille, chacun pense encore trop à soi,
beaucoup plus à soi qu'aux siens; de même qu'en consacrant au pays une
partie de ses facultés ou de sa fortune, chacun songé infiniment plus
à sa position personnelle qu'à la grandeur publique. Des deux côtés
donc, même maladie!
Mais aussi même remède! Si c'est par la renaissance
de la piété que l'on peut espérer de réformer la famille, c'est par le
retour de l'esprit religieux que l'on doit chercher à réveiller et à
ennoblir le patriotisme. Il ne suffit pas, tant s'en faut, de vanter,
de pratiquer même la vertu civique; il faut faire intervenir
Dieu dans nos relations publiques. il faut que les citoyens, ceux
mêmes qui aiment le plus leur pays, se souviennent sans cesse qu'il
est au-dessus de leur cité une cité divine, au-dessus de la patrie
terrestre une céleste patrie. Il faut qu'ils sachent que ceux-là
servent le mieux les hommes qui regardent Dieu comme leur maître et
leur souverain. Ceux-là sont capables, en effet, non-seulement
d'accomplir tous leurs devoirs avec fidélité, mais de se sacrifier
eux-mêmes sans regret.
Contempler la cité divine, la patrie céleste, du
sein de notre existence présente, voilà le moyen d'être à la fois bon
patriote et digne membre de famille. Voilà le moyen aussi d'éviter les
égarements où se perdent parfois de sincères amis du pays, soit en
négligeant leurs obligations domestiques, en abandonnant femme et
enfants, soit en se remplissant d'une aveugle antipathie contre les
autres nations, contre les autres portions du genre humain.
Ceux-là font un excellent raisonnement qui disent : L'avenir d'un
pays dépend de la jeunesse et de l'enfance; pour rendre le pays plus
heureux un jour, élevons les enfants et les jeunes gens de manière à
ce que tous, une fois arrivés à l'âge d'homme fait, ils se plaisent à
servir leur patrie avec un dévouement joyeux. Ils concluent qu'il
importe d'étendre et de fortifier l'éducation
publique; ils veulent que tous les citoyens, s'ils ne reçoivent pas la
même dose d'instruction, y puissent du moins prétendre; ils espèrent
amener ainsi le règne définitif, non-seulement de l'égalité, mais
d'une concorde fraternelle.
Dans ce désir il y a plus d'une pensée raisonnable
et généreuse. Oui, c'est le voeu des plus nobles âmes que de
généraliser et de populariser la saine instruction et la bonne
éducation. C'est pour l'État, pour ceux qui le gouvernent, un devoir
impérieux que de mettre les lumières et le savoir à la portée de
toutes les intelligences. Une dette des plus sacrées, que notre temps
s'attache visiblement à payer aux classes inférieures de la société,
c'est de répandre de toutes parts les éléments d'une connaissance
utile et solide, d'une science vivante et réelle; c'est de donner à
chacun ce qui convient à sa condition, à sa vocation, ce qui l'éclaire
suffisamment et l'améliore assez pour qu'il s'acquitte honorablement
de sa profession et devienne un membre honnête de la cité où il vit.
Sur cet article si important, quel dissentiment
sérieux pourrait-il s'élever? Et néanmoins nous devons dire que ce
n'est point assez de généraliser l'instruction populaire et
d'organiser l'éducation publique.
Ce n'est point assez, parce qu'il y a instruction
et instruction, parce qu'il y a éducation et éducation : en d'autres
termes, parce que tous les genres d'éducation ou d'instruction ne sont
pas bons.
Que veut-on obtenir, en définitive, par la
multiplication des lumières et par la réforme de l'éducation ?
Évidemment, on veut obtenir des citoyens plus désintéressés; on veut
obtenir une plus grande somme de dévouement. Mais si les lumières que
l'on s'efforce de multiplier portent à l'égoïsme, et si l'éducation,
que l'on regarde comme la meilleure, dispose à l'intérêt personnel,
aura-t-on fait un pas décisif vers le but proposé? Nullement, on sera
retombé par une autre pente dans le même abîme.
Or, il est aisé de montrer que l'instruction et
l'éducation., telles qu'on les conçoit et répand d'ordinaire, ne
développent pas l'esprit de sacrifice dans l'âme des jeunes
générations.
il est aisé de voir que l'unique mobile, excité
dans leur âme, est un mobile personnel, un principe d'action plus ou
moins intéressé. On les pousse, on les exhorte à se distinguer, à
s'élever les uns au-dessus des autres, à écraser leurs rivaux sous
l'éclat de leurs triomphes, à briller et à jouir de leurs succès, à
paraître avec une satisfaction glorieuse sur la scène du monde.
N'est-ce pas là nourrir l'amour-propre aux dépens de tout autre amour?
Et faut-il s'étonner que des êtres qui ont appris à se préférer à tout
le reste, ne songent pas plus tard et ne parviennent jamais à se
dévouer à leurs frères? Tel on sort de l'école, tel on vivra dans la
grande société. Égoïste sur les bancs de l'école, on ne pourra guère
être désintéressé dans les rangs de la société.
Habitué à ne penser qu'à soi, qu'à son bien-être, et
à son contentement personnel, on aura d'infinies peines à se
préoccuper d'autrui, à se consacrer au bien et à la félicité des
autres hommes.
Tout cela est incontestable et, nous l'espérons, ne
sera pas contesté. Nous nous hâterons cependant d'ajouter que nous
sommes loin de confondre une pure et généreuse émulation avec la
rivalité vulgaire. Nous savons que le Créateur a déposé en nous cette
semence de l'émulation, ce germe de l'honneur. Ce germe, cette
semence, fécondée exclusivement, peut produire beaucoup de mal, et il
importe d'en Modérer le développement par l'influence d'autres
mobiles, d'autres éléments de vie et de progrès. C'est dire qu'il faut
diriger l'honneur vers ce qui est vraiment honorable, vers le
désintéressement, et encourager l'émulation par ce qui exige et donne
à la fois le plus de courage, par le dévouement. C'est dire encore
qu'il faut appuyer et contre-balancer l'éducation publique par
l'éducation intérieure.
Par éducation intérieure, nous entendons
non-seulement celle que l'enfant reçoit dans une famille pieuse et
unie, mais celle qu'il reçoit de Dieu même dans son propre coeur, par
la prière, par la réflexion, par l'énergie secrète de la puissance
religieuse : non-seulement l'éducation domestique, mais aussi
l'éducation religieuse.
Complétons l'instruction populaire et l'éducation
publique par cette éducation domestique et religieuse, par cette
instruction intérieure; et nos voeux et nos espérances s'accompliront
merveilleusement. Négligerons-nous, au contraire,
comme surannée, comme inutile, comme dangereuse peut-être, cette force
qui s'acquiert sous la discipline de la famille et de la religion ,
sous l'oeil des parents et de Dieu; dédaignerons-nous cette puissance
qui apprend à respecter et à obéir, à se soumettre et à se renoncer, à
s'abstenir et à se donner soi-même : alors cessons de faire des voeux
stériles et d'espérer un avenir meilleur pour notre chère patrie.
L'avenir sera meilleur, mais à cette condition
unique que l'âme de nos enfants, un jour adultes, aura été solidement
améliorée. Cependant vous rejetez ce qui seul peut l'améliorer
véritablement! Cependant vous vous moquez de ce qui peut seul leur
communiquer l'habitude et le goût du bien, l'habitude de la
bienfaisance et le goût du désintéressement!
Votre but est excellent, je le répète : vos moyens
le sont-ils aussi ? ou plutôt ne sont-ils pas opposés à votre but, en
contradiction manifeste avec leur fin ? Vous désirez la concorde et
l'union, et en même temps vous poussez la jeunesse aux passions qui
engendrent et enveniment les divisions et la guerre. Vous déplorez
l'égoïsme, ou , comme vous dites, l'individualisme; en même temps que
vous enflammez l'amour-propre, ou que vous attisez la vanité. Vous
voudriez rapprocher tous les citoyens autour du drapeau de la liberté,
à l'ombre d'une pacifique égalité ; en même temps que vous asservissez
les coeurs au joug de la vanité et de la fausse ambition!
Il faut tout dire, amis. Vous demandez avec raison
que chacun soit élevé selon sa vocation; mais vous vous méprenez à tel
point sur la véritable vocation des hommes, que parfois vous n'hésitez
pas à vouloir élever de la même manière les deux sexes, comme si leurs
destinées n'étaient pas essentiellement distinctes. Vous songez à
faire de la femme tout ce que peut devenir l'homme, jusqu'à un
personnage public.
Élever ne signifie rien, si ce n'est faire faire à
l'être humain des progrès continus dans la voie tracée par Dieu même.
Or, Dieu n'a pas assigné la même voie à tous les hommes.
instruire, primitivement, veut dire armer et munir.
Or, de quelles armes avons-nous besoin surtout? De celles qui nous
peuvent défendre contre nos convoitises, contre nos passions
mauvaises. Votre plan d'éducation fournit-il de pareilles armes?
Songez-y bien, car le repos de la patrie, votre propre repos en
dépend.
Une seule chose est nécessaire à l'avenir du pays,
dites-vous : une bonne éducation publique. D'accord : mais quand
est-elle bonne ? Est-ce quand elle exclut, tantôt l'éducation de la
famille, tantôt l'éducation religieuse? Est-ce quand elle veut donner
les mêmes éléments de savoir et de croyance, les mêmes destinées
extérieures et intérieures, aux hommes et aux femmes, à toutes les
classes, à tous les âges? Encore une fois, c'est là le noeud dû la
question ; et selon que vous le délierez, vous aurez ou raison
ou tort de soutenir que, pour régénérer la société, il suffit
d'étendre l'éducation et de populariser l'instruction. Quelque parti
que vous preniez, souvenez-vous du moins qu'étendre n'est pas encore
améliorer, que populariser n'est pas encore perfectionner.
Ce terme d'organisation du travail est terriblement vague. Supposons
qu'il signifie ceci : faire en sorte que tout ouvrier, quelle que soit
sa profession, ait toujours une occupation qui suffise à l'entretenir,
lui et les siens. En ce cas, qui sera chargé de fournir constamment
cette mesure de travail et de salaire ? L'État, la cité, la commune,
ou telle autre association... Mais l'État a-t-il le pouvoir de faire
cela toujours? Par quels moyens, par quelles institutions, le
pourra-t-il, non promettre seulement, mais accomplir? Les
particuliers, les travailleurs de tons états, travailleurs de l'esprit
ou du corps, intellectuels ou manuels, ont-ils d'ailleurs le droit
d'exiger que la commune les occupe à leur gré, et les rétribue suivant
le mérite qu'ils se reconnaissent eux-mêmes? Comment la cité se
procurera-t-elle les fonds nécessaires pour occuper et salarier tout
le monde? Où placera-t-elle, où fera-t-elle consommer tout ce qui aura
été produit et exécuté à ses frais? L'État est-il capable d'être à la
fois entrepreneur et ordonnateur de tous les travaux possibles,
propriétaire et commerçant pour tous les produits imaginables ? Et
alors même qu'il en fût capable , réussirait-il à contenter tous les
ouvriers ensemble et tous les consommateurs? parviendrait-il à fonder
la paix sociale, dont cette organisation du travail passe pour
l'unique source, pour la seule condition et le seul instrument?
On le voit, rien de plus compliqué, rien de plus
obscur et de plus difficile qu'un pareil problème.
Essayons d'indiquer brièvement ce qu'il présente de
clair à nos yeux et de légitime.
C'est une très juste prétention, d'abord, que tous
les hommes publics s'intéressent activement et cordialement au sort
des classes laborieuses. Ce sort, il faut l'améliorer sans retard; et
il n'y a que deux manières de le faire, mais deux manières qu'il faut
employer ensemble. Premièrement, il est nécessaire de donner de
l'occupation, et, par elle, le pain quotidien; en second lieu,
d'éclairer et de purifier l'âme et les moeurs, et, par conséquent, de
donner le pain de la vie spirituelle : voilà la double oeuvre de
l'amélioration populaire. Nourrir l'esprit, quand la volonté
individuelle ne s'y oppose pas, est plus facile que de nourrir le
corps : les biens de l'esprit, la vérité et la justice, sont infinis
et inépuisables, tandis que les biens matériels, les fruits de la
terre et de l'industrie humaine, sont bornés et s'épuisent aisément.
Comment donc, supposé que le bon vouloir n'y manque pas, pourra-t-on
assurer à chacun de quoi l'occuper et de quoi
satisfaire à ses plus pressants besoins?
À cette question, partout on cherche quelque
réponse. soyons certains que l'on trouvera des solutions
satisfaisantes : la nécessité est mère de l'industrie, et Dieu, qui
manifeste sa volonté par la nécessité, éclaire ceux qui cherchent
sincèrement. Déjà l'on examine avec sollicitude ce que peuvent faire
les départements et les communes, ce que doivent tenter les
associations particulières. Des travaux agricoles et industriels, des
ateliers, des ouvroirs, plus d'une autorité municipale en a su former,
pour soutenir les travailleurs en chômage, pour secourir les citoyens
nécessiteux; et d'autres magistrats sauront, suivre cet exemple en
bien d'autres endroits.
Nous voyons agiter aussi, avec la même sollicitude,
les questions qui se rattachent aux banques de prêt et de crédit, aux
institutions propres à faciliter les emprunts que les ouvriers pauvres
sont forcés de faire pour se livrer à l'exercice de leur profession.
On discute ardemment les moyens capables de favoriser la circulation
de plus en plus abondante du capital, cet élément indispensable de
l'industrie. Il s'établit de tous côtés des caisses d'épargne, de
prévoyance, de retraite, de secours, de ressources enfin, qui aident
l'ouvrier dans les situations diverses où les chances du travail et de
l'âge le peuvent placer. L'effet de ces efforts réunis sera
nécessairement que les bons travailleurs auront chaque
jour moins de peine à se procurer les instruments de leur travail, et
ses fruits légitimes ; qu'ils arriveront au capital et à la propriété,
au bien-être et à la prospérité; ou qu'ils sauront du moins se dérober
à la misère et à ses suites lamentables.
Est-ce à dire que tant de changements puissent
s'opérer en un jour ? Mille obstacles divers sont encore à surmonter;
mais Dieu veut qu'ils soient surmontés, et ils le seront.
Mais quand même ils auront été vaincus, la paix
régnera-t-elle? Le crédit et le bonheur fleuriront-ils ?
N'évitons pas cette demande, car elle touche à la
cause principale du désordre actuel, à celle qui, plus que toute
autre., empêche cette organisation tant souhaitée du travail.
Il ne suffirait pas, en effet, d'entreprendre
partout autant de travaux qu'il en faudrait pour occuper et nourrir
quiconque veut et peut travailler. Il faudrait de plus organiser ceux
qui sont appelés à travailler; et voilà l'essentiel! Non-seulement il
est beaucoup de travailleurs qui, tout en devisant sans se lasser du
droit au travail, voudraient vivre agréablement sans jamais
travailler; mais il en est un plus grand nombre encore qui font un
mauvais usage du salaire gagné à la sueur de leur front. Combien
d'ouvriers qui, loin d'économiser ou seulement d'employer au profit de
leur femme et de leurs enfants , courent tout dépenser au cabaret, au
jeu, et qui, revenus au logis, se bornent à battre femme et
enfants, lorsque ceux-ci demandent du pain! Ainsi, à côté des
travailleurs paresseux, se trouvent les travailleurs dépravés. Pour
les uns comme pour les autres, il est donc plus urgent d'organiser
l'ouvrier que d'organiser l'ouvrage. il faudrait donc se hâter de
reformer leur esprit et leur coeur, en les adressant à l'ouvrier
céleste, à celui qui créa les mondes, au père de celui qui daigna être
le fils d'un charpentier.
Celui-là leur apprendrait à bien travailler, à se
laisser travailler au dedans par l'amour du bien, à regarder leur
profession comme une mission imposée par Dieu, à regarder Dieu comme
l'assidu témoin de leur activité, et presque comme leur compagnon
d'oeuvre. Celui-là leur montrerait comment le travail humain peut
attirer la bénédiction et les solides succès; car il leur
enseignerait, non-seulement à travailler, mais à prier; non-seulement
à rechercher le gain et le bien-être, mais à se reposer, mais à
employer le jour du repos, les heures de délassement, au progrès de
leur intelligence et de leur conscience, au progrès et au salut de
leur âme.
Un travailleur de l'esprit a dit que le génie est
la patience. Oui, la patience est la meilleure partie du génie, le
vrai génie du travail; et c'est elle surtout qui manque à notre temps.
Nous ne savons pas attendre, nous sommes pressés de réussir, il nous
en coûte incroyablement de nous confier dans le temps, sans lequel
néanmoins rien de durable ne se peut élever,
puisque sans lui nul fruit ne saurait mûrir.
Aussitôt que l'élément de la patience, de
l'espérance, serait rentré dans le coeur de l'ouvrier, l'organisation
véritable des travaux commencerait. Dès ce moment la confiance
renaîtrait à tous les étages de la société, et avec elle une abondance
de demandes et d'offres de travail, une abondance de capitaux et de
marchés. Le riche, le propriétaire, le patron ne verraient plus un
ennemi acharné dans le pauvre, dans le prolétaire, dans le travailleur
: ils se rapprocheraient de lui comme d'un frère, prêt à l'assister et
à le secourir, à le changer à son tour en patron, en propriétaire, en
riche. L'argent cesserait de se resserrer ou de s'enfuir; le crédit
l'appellerait sur tous les points de l'activité et de la circulation
financière. La haine et la colère, l'envie et la jalousie, la peur et
la terreur, la vengeance et l'antipathie, toutes ces passions si
indignes d'une créature de Dieu, auraient fait place à toutes les
formes de la sympathie, à toutes les démonstrations d'estime et de
bienveillance mutuelle.
Telles seraient les merveilles d'une saine
organisation des travailleurs. Mais, répétons-le, celle-là commence
par le dedans, et non par le dehors; par le coeur et non par les bras.
Celle-là regarde l'ouvrier, non pas comme une machine, mais comme un
être intelligent et moral, comme un instrument entre les mains de
Dieu, un instrument destiné à faire le bonheur de là société, autant
que le sien propre, destiné surtout à louer et à
bénir le nom et la puissance du patron de cet immense atelier qui
s'appelle tantôt univers ou humanité, tantôt royaume des cieux ou
éternité, mais qui, partout et toujours, est un laboratoire de bonté
et de perfection, un champ de lumière et de charité.
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