Si, pour régénérer les peuples, ce n'est point assez de décréter la
liberté et l'égalité, il suffit bien moins encore de décréter la
fraternité. La fraternité n'est pas, d'abord, comme la liberté et
l'égalité, un droit, une faculté appartenant à, tout homme, c'est un
devoir intérieur, auquel ne peut correspondre aucun droit extérieur;
c'est un devoir que Dieu prescrit à ma conscience, mais que Dieu seul
est fondé à lui prescrire, un devoir que nul individu, nul
gouvernement, nulle puissance humaine ne saurait lui imposer.
Personne, en effet, n'est assez fort pour me contraindre à vous aimer
comme un frère. L'affection n'est pas susceptible d'être ordonnée et
imposée : elle s'inspire, elle se gagne, elle se donne librement et
spontanément. Voulez-vous, que je vous aime, que je vous estime,
montrez-vous aimable et estimable; sachez captiver et enchaîner ma
sympathie, en me témoignant de la bienveillance; c'est à force d'être
intéressant et bon que vous vous emparerez de mon intérêt et de ma
confiance.
On ne peut donc, à vrai dire, décréter la
fraternité, parce qu'elle est un sentiment d'amour et une obligation
purement religieuse. Mais, en même temps, on doit s'efforcer de
l'inspirer à tous les membres d'une société.
Je sais que bien. des gens vous disent : Les hommes
sont naturellement bons et affectueux, naturellement sociables,
naturellement disposés à une sympathie fraternelle; et il n'est pas
nécessaire de les changer et de les modifier pour les porter à
pratiquer entre eux l'aimable fraternité!... À cette assertion, sans
cesse répétée, je ne répondrai que ceci: Aurait-on besoin de
recommander la fraternité, de la prescrire officiellement, de
l'inscrire en caractères gigantesques sur les murs de la cité, sur nos
édifices publics, si nous étions tous naturellement disposés à nous
aimer les uns les autres, comme autant de membres d'une famille
étroitement unie? Non, certes. Si ce dévouement réciproque était gravé
dans nos coeurs et y vécût avec force, personne ne s'aviserait de le
commander aux citoyens, de l'ériger en dogme politique. C'est parce
que notre moi penche infiniment plus vers l'égoïsme que vers le
dévouement, qu'il faut l'incliner du côté du dévouement, qu'il faut le
détourner de sa pente naturelle, qu'il faut le retourner et le
redresser.
Qui le redressera? qui le retournera, ce coeur
rempli d'amour-propre, mais en même temps appelé à pratiquer l'amour
fraternel ? Qui le saura disposer à aimer le prochain autant que
lui-même? Voilà toute la question, et notre sauveur sera celui qui
saura nous plier à une constante soumission au doux et fécond empire
de la fraternité.
Des esprits généreux essayent aujourd'hui, par des
moyens divers, de faire revivre cette inclination dans nos âmes
engourdies. Ils peignent de couleurs séduisantes tantôt la solidarité,
tantôt la bienfaisance ou l'assistance. Leurs efforts, cependant, sont
rarement suivis d'un succès durable : d'où cela vient-il ?
C'est qu'apparemment ils n'entendent bien ni la
solidarité ni la bienfaisance.
Ils n'appuient pas la solidarité sur le profond et
sérieux sentiment de la responsabilité.
Ils n'asseyent pas la bienfaisance sur la profonde
et sérieuse obligation de la charité.
Leur fraternité ne repose pas avant tout sur ce
fortifiant devoir de la reconnaissance envers Dieu.
L'esprit de famille, dont ils voudraient remplir
les individus, les peuples, l'humanité entière, est privé du plus
puissant mobile de l'union de famille, du désir de plaire et d'obéir
au chef de la famille; ils voient des frères partout, mais nulle part
un père; ou, s'ils n'osent pas nier l'existence du père des hommes, du
moins ne travaillent-ils guère en son nom, sous son regard et pour sa
gloire.
Or, c'est une marche tout opposée qu'il convient de
suivre.
Si nous souhaitons que l'on s'aime fraternellement,
hâtons-nous de nous ressouvenir que nous avons tous le même père, le
même juge et le même bienfaiteur.
Si nous désirons que les riches assistent
généreusement les pauvres, que les pauvres témoignent de la gratitude
et de la confiance à ceux qui les ont assistés, hâtons-nous de nous
rappeler quelle reconnaissance nous devons à celui qui nous assista le
premier, et sans le secours permanent duquel nous n'aurions ni le
mouvement ni l'être.
Si nous voulons que les hommes se soutiennent les
tins les autres et se supportent amicalement, que les petits ne vouent
plus de haine aux grands, que les grands ne prodiguent plus le mépris
aux petits; si nous voulons que l'envie et la jalousie, la morgue et
le dédain, et tant d'autres passions disparaissent, pour faire place à
une sympathie réciproque; hâtons-nous de nous souvenir que chacun est
responsable, non-seulement pour soi-même, mais pour autrui, mais pour
quiconque il rencontre sur le chemin de sa vie.
Recommandons la fraternité et surtout
pratiquons-la. Recommandons celle qui est véritable, et pratiquons
bien celle qui est la bonne. La bonne, la véritable, la praticable,
c'est celle qui part de la responsabilité individuelle; c'est celle
qui sait ce qu'elle doit à Dieu, ce que Dieu veut dans les relations
communes des hommes; c'est celle qui s'adresse avec prédilection aux
coeurs et aux âmes, et non pas seulement aux souffrances des corps,
aux détresses physiques; c'est, enfin, celle qui
s'inspire et s'alimente de l'amour de Dieu.
On aura beau faire de magnifiques discours sur la
solidarité des citoyens et des nations; on ne produira qu'un vain
bruit, tant que l'on ne songera pas en même temps à réveiller la
responsabilité, à ranimer la charité spirituelle, à retracer la
paternité divine. On aura beau discuter des plans sur l'organisation
de la fraternité, de l'assistance, de la bienfaisance; on ne fera
qu'une besogne honorable, mais vaine, si l'on ne réussit pas en même
temps à remuer, à préparer les coeurs, de manière à les faire
concourir spontanément à ces oeuvres de secours et de prévoyance
publique.
Il est ici-bas une foule innombrable de misères,
pour le corps comme pour l'esprit : il faut donc ouvrir à la
miséricorde les coeurs qui doivent tour à tour soulager ou être
soulagés. La passion souveraine de nos âmes, l'égoïsme, sous telle ou
telle forme, il faut donc la remplacer par la compassion ;
l'antipathie, il faut la remplacer par la sympathie; et
l'indifférence, par l'amitié. Est-ce en décrétant la fraternité du
haut d'une tribune, que l'on touchera ce but si élevé, si difficile à
atteindre?
Il est incontestable que ce droit appartient à tout être
humain, parce qu'il est évident que Dieu, c'est-à-dire, la bonté sans
bornes et la perfection sans limites, veut que chacune de ses
créatures devienne véritablement heureuse, c'est-à-dire avance dans
une voie infinie de progrès et de félicité. Il est donc juste que ceux
qui marchent à la tête de la société, soit par leur génie, soit par
leurs vertus, soit même par leur fortune, reconnaissent chez lès
moindres citoyens ce droit naturel, ce droit de céleste origine.
Mais cette reconnaissance, à elle seule, est-elle
propre à nous rendre tous heureux et à nous placer sur la route de la
perfection humaine?
Que faut-il encore, après cette simple déclaration
de droit?
Il faut deux choses : d'abord, savoir ce que c'est
que le bonheur et le progrès; s'aider ensuite mutuellement à réaliser
le progrès, à trouver le bonheur.
Savoir en quoi consiste le bonheur, où réside le
progrès, voilà la première nécessité, et celle aussi que l'on néglige
tant de mieux éclaircir.
Le bonheur! Tous nous en sommes avides, et
cependant si peu d'entre nous le possèdent. Ne serait-ce pas parce que
nous le mettons ordinairement où Dieu ne l'a pas placé? Nous le
cherchons dans les jouissances matérielles et dans les satisfactions
de la vanité, nous le mettons à rassembler des biens temporels, à
ajouter un champ à un autre, un écu à un autre, à étaler nos
richesses, à faire parade de nos honneurs et de nos mérites, le
notre esprit et de nos connaissances, de notre valeur et de notre
réputation; nous le mettons même à nous perdre dans une mer de
distractions et de plaisirs purement sensuels et trop souvent
semblables aux jouissances grossières des animaux les plus immondes.
Telles sont les sources, les choses auxquelles nous demandons
d'enchanter ou d'embellir notre existence.
Au contraire, Dieu nous crée pour que nous
demandions le bonheur à une autre sorte de biens, aux biens de l'âme,
aux choses du ciel, aux forces impérissables de l'esprit et du coeur,
de l'esprit éclairé et du coeur purifié par la lumière même de Dieu.
Non que l'usage des biens de la terre et des honnêtes plaisirs du
monde nous soit interdit, non: ces biens, ces plaisirs viennent aussi
de Dieu. Mais ce qu'il nous défend, c'est de préférer les
satisfactions du corps aux joies de l'âme, c'est de négliger,
d'abandonner, de mépriser peut-être, les satisfactions de la
conscience, les délices du dévouement pour celles de la chair. Ce que
Dieu nous déconseille et nous interdit, comme contraire à notre
nature, à notre destination véritable, c'est de subordonner tellement
les joies spirituelles aux jouissances matérielles, que les biens
spirituels deviennent pour nous l'accessoire, et les biens matériels
le principal. Dieu, puisqu'il nous aime, ne peut pas vouloir que notre
coeur s'attache essentiellement et uniquement aux tristes
contentements de l'égoïsme, aux choses passagères ou mensongères de
cette vie. Dieu, parce qu'il nous aime divinement, doit vouloir que
notre coeur, libre et affranchi des misères terrestres, se donne et se
dévoue aux objets dignes de lui.
Il en résulte que, si tant d'hommes sont
malheureux, c'est pour avoir cherché le bonheur où Dieu ne l'avait pas
mis. Il en résulte aussi que le droit au bonheur ne peut se réaliser
ici-bas que dans les conditions où Dieu l'a renfermé. Il en résulte
enfin que l'on ne sera heureux qu'en jouissant des biens matériels et
temporels avec reconnaissance, avec tempérance, et qu'en plaçant
au-dessus d'eux, à une distance considérable, les biens spirituels et
éternels, les douceurs de l'âme, les trésors de la conscience, la paix
de Dieu.
Le vrai bonheur, nous l'avons dit, c'est la triple
paix avec Dieu, avec les hommes, avec soi-même. Or, c'est l'âme, et
non le corps, qui procure cette incomparable paix.
Il en est de même du progrès. Que d'idées fausses
et trompeuses règnent aussi là-dessus! Combien on discute dans le vide
sur le but du progrès, sur ses moyens et ses résultats! Combien de
personnes s'imaginent que le progrès social et individuel consiste
principalement, et peut-être exclusivement, dans l'accroissement du
bien-être matériel, dans l'augmentation rapide et la diffusion
générale du bien-vivre, de la prospérité et du luxe, d'une instruction
superficielle, superficielle en tout, excepté en ce qui concerne les
sources de jouissance physique. Le développement de
l'aisance, de la richesse, la popularisation de la vie. agréable et
frivole, tel serait le progrès, si l'on en croit ceux qui font résider
le bonheur dans le plaisir.
L'auteur de l'humanité pouvait-il regarder cela
comme le vrai progrès, comme un progrès digne de ses créatures? Dieu,
sans doute, porte l'homme et l'aide même à s'entourer graduellement de
tout ce qui rend l'existence plus sûre, plus aisée, plus riante; à
goûter les avantages de l'industrie et du commerce, de la propriété et
de la société. Dieu veut que nous ayons soin du corps, que nous le
préservions des maladies, que nous combattions ses souffrances. Dieu
veut que nous travaillions à assainir la terre, à la féconder, à
l'embellir, à la transformer à notre image, à l'image de ce créateur
même, qui a déposé en nous l'idée de l'utile et du beau. Mais avoir
souci du corps uniquement, mais se préoccuper avec une sorte de fureur
des satisfactions sensuelles, des appétits physiques, du boire et du
manger; mais oublier que l'âme doit passer avant le corps, que le
bien-être de l'âme ne tient pas au bien-vivre du corps, que le
perfectionnement de notre véritable être consiste souvent à savoir
dédaigner les plaisirs de la chair, à les fuir, à les remplacer même
par des douleurs; mais tout ceci est-ce avancer, ou comme on dit à
présent, progresser? Non; c'est là renverser l'ordre éternel des
choses; car c'est donner au progrès matériel la place qui appartient
au progrès moral. Le premier rang, en effet, doit
être accordé au progrès de l'âme et du coeur, au progrès dans la
vérité et dans la charité. Le premier rang est dû au bien-faire, le
second seulement au bien-être. Le bien-faire n'exclut pas le
bien-être; tandis qu'il arrive ordinairement à ceux qui recherchent le
seul bien-être de ne plus s'inquiéter du bien-faire : ils songent avec
sollicitude à l'avenir, mais ils oublient l'éternité ; et, chose
consolante, à force de perdre l'éternité de vue, souvent ils
n'aperçoivent plus même le présent le plus rapproché. C'est qu'ils
voient toutes choses d'en bas et parfois à l'envers.
Mais ce n'est pas encore assez que de bien savoir
en quoi consistent le vrai bonheur et le vrai progrès; il faut de plus
que nous nous entr'aidions pour devenir tous, et plus heureux, et plus
parfaits. S'entr'aider, s'entre-soutenir, s'assister réciproquement,
par un continuel échange de services mutuels et de bonne intelligence,
par la charité enfin, voilà ce qu'il importe d'ajouter à la
promulgation de ce vague droit au bonheur et au progrès.
Si, loin de songer sans cesse à l'exercice de son
droit personnel, chacun de nous considérait bien plutôt le devoir de
contribuer au bonheur des autres, de concourir à leur perfectionnement
physique et moral, aurions-nous encore besoin de promulguer un pareil
droit? Quand, d'un autre côté, la plupart des citoyens oublient le
devoir de rendre heureux leurs concitoyens, vous aurez beau promulguer
ce même droit ; vous aurez mille peines inutiles
pour le mettre en vigueur : partout il rencontrera, dans l'égoïsme
particulier, d'insurmontables obstacles. Les intérêts individuels,
l'égoïsme isolé, tel est l'ennemi; et qui de nous, plus ou moins, n'a
pas passé du côté de ce puissant ennemi?
Le désintéressement, le dévouement, dans la sphère
des individus et dans les régions du pouvoir, telle est l'arme avec
laquelle il est possible de le combattre, de nous combattre
nous-mêmes. Dans les régions du pouvoir : que l'on s'efforce là de
gouverner et d'administrer au meilleur marché possible, afin que les
citoyens pauvres aient moins d'impôts à payer, et puissent employer le
fruit de leur travail à l'amélioration de leur vie matérielle, à
s'instruire eux et leurs enfants, à s'élever par l'aisance une vue
plus exacte et plus haute sur le monde, sur Dieu, sur la destinée
humaine. Dans la sphère des individus : que l'on y tende à diminuer
les misères du corps et de l'âme, les maladies et l'ignorance, la
famine et la superstition ou l'impiété, la nudité et les vices, les
passions brutales et les hontes secrètes du coeur. Là surtout il faut
s'associer, comme il faut travailler à part, s'associer pour prévenir
les souffrances, à l'aide de la prévoyance et de l'économie, à l'aide
surtout du travail, le plus fructueux des dons; s'associer pour
secourir et soulager les souffrances qui n'ont pas été prévenues, au
moyen d'établissements appropriés aux divers genres d'épreuves et de
malheurs.
Chaque individu peut ici, et doit même payer son
tribut; tous, jusqu'aux plus indigents, sont en
état de donner quelque chose, et de contribuer en quelque manière au
bonheur commun et au progrès public. Le plus pauvre ne peut-il pas
donner l'exemple d'une résignation courageuse, d'une patience héroïque
autant que modeste; et par cet exemple, ne peut-il pas relever l'âme
d'autres nécessiteux, et en même temps inviter et obliger les
personnes mieux partagées à le secourir et à le consoler? Ce n'est pas
en menaçant, ce n'est pas en grondant, en jurant, en maudissant; c'est
en bénissant, c'est en persuadant, en priant, en conseillant, que
l'infortuné touche et intéresse ceux qui sont plus heureux; et c'est
de la sorte qu'il sert aussi son pays. Son pays n'a-t-il pas besoin de
paix avant tout? Et cette paix pourrait-elle naître et fleurir où la
colère ne règne d'un côté, que pour provoquer de l'autre, tantôt la
peur, tantôt la vengeance ?
Des deux côtés, ramenons donc la justice et la
bienveillance, l'équité et la bienfaisance. Le sentiment de la
responsabilité, et celui de la reconnaissance envers Dieu, sont donc
également nécessaires. Il est donc indispensable que chacun, pauvre ou
riche, savant ou ignorant, sente combien il est responsable du bonheur
et du progrès des autres hommes, ses frères, et comprenne qu'il ne
mérite pas d'être heureux, s'il néglige de contribuer à la félicité de
ses frères. Il est indispensable enfin que nous nous rappelions tous
que Dieu ne nous a donné la vie et promis le bonheur qu'à la condition
de nous consacrer à l'existence et au repos de tous ceux qui nous
entourent.
Nous ne ferons certes pas difficulté de reconnaître que toute nation,
arrivée à l'âge de majorité politique, à la juste possession des
libertés civiles comme des droits naturels, que toute nation, investie
de sa pleine et propre souveraineté, n'a pas d'autre souverain
au-dessus d'elle. Une telle nation, ne dépendant que d'elle-même, se
gouverne, se juge, s'administre elle-même et par elle-même; elle
règne, non-seulement par elle-même, mais pour elle-même, pour son
bien, pour le bien commun et public, pour le bonheur et le progrès de
tous ses membres.
Rien de plus inviolable, de plus inattaquable que
cette simple et claire vérité. Suffit-il, cependant, pour rendre le
peuple vraiment souverain, de proclamer, de sanctionner sa
souveraineté ? Suffit-il d'organiser dans toute son extension cette
même souveraineté, pour donner au peuple paix et prospérité?
D'abord, il faut pouvoir l'organiser; et si on le
veut pouvoir, que convient-il de faire?
Comme tous les citoyens ensemble ne peuvent pas
être gouvernants, juges, administrateurs, représentants de la nation,
il faut élire, choisir et préférer, c'est-à-dire désigner par voie de
suffrage les plus dignes et les plus capables. Or, le droit d'élection
impose deux sortes de devoir.
Le premier de ces devoirs se rapporte à l'esprit et
à l'instruction; le second regarde la conscience et le coeur. Le
premier exige que tout électeur soit assez éclairé, pour savoir au
juste à qui il accorde sa confiance, à qui il délègue sa part de
souveraineté, qui il charge de le représenter et de le gouverner: il
exige donc que tout électeur, non-seulement sache lire, écrire,
compter, mais possède bon nombre d'autres connaissances sur les
personnes aptes à ces fonctions, sur les choses propres à occuper le
pouvoir. Le second demande que tout électeur, en déposant son bulletin
dans l'urne électorale, consulte l'intérêt général du pays, le bien
public, et non son avantage privé et caché; il demande que l'élection
ne soit pas un marché, une transaction individuelle entre le citoyen
qui élit et le citoyen qui désire être élu; qu'elle ne devienne pas,
pour l'un un moyen d'obtenir telle faveur, pour l'autre un instrument
d'ambition ou de cupidité; il demande donc que l'élection
s'accomplisse au grand jour et comme en présence de Dieu, avec un
double désintéressement, avec un commun patriotisme.
La présence de Dieu, au milieu de toutes les
opérations auxquelles le suffrage universel donne naissance; en
d'autres termes, l'invisible souveraineté de Dieu, voilà ce que nous
devons regarder comme le complément nécessaire de la souveraineté deu
peuple.
La voix du peuple est la voix de Dieu, dit-on. Oui,
elle l'est toutes les fois que c'est Dieu qui inspire
le peuple, le dirige et le soutient. Mais l'était-elle, quand les
Juifs attachaient à la croix le Juste de Nazareth? Le peuple en
lui-même, par cela seul qu'il 'se compose d'individus faillibles,
n'est pas infaillible. Dieu seul n'est pas sujet à se tromper. Lors
donc que le peuple se laisse animer et conduire par Dieu, il
s'approche de l'infaillibilité divine et semble en participer. Or,
quand se laisse-t-il, conduire ainsi? Quand il prend pour règle de ses
actions, pour mobile de ses volontés, la justice, l'éternelle et
immuable justice de Dieu. Cette parfaite et indéfectible justice,
telle est donc la souveraine absolue d'une nation vraiment libre et
sage!
Mais si chaque citoyen doit devenir, non-seulement
un homme libre, mais un homme juste, ne faut-il pas que la
responsabilité de son rôle public soit constamment présente à son
esprit? Devant la patrie et surtout devant Dieu, il aura à répondre de
la manière dont il aura voté, jugé, administré, gouverné. Dieu lui a
conféré le droit d'intervenir dans les destinées du pays: qu'à son
tour il fasse intervenir sans cesse le nom et la loi de Dieu dans les
mouvements de sa conscience et de son coeur. Qu'il ouvre l'oreille et
l'âme, non aux meneurs égoïstes, de la foule, mais à l'équitable et
bon conducteur d'une nation, au conducteur spirituel et charitable de
l'humanité, au céleste souverain du monde.
C'est par la souveraineté de Dieu qu'il importe de
limiter et de soutenir, d'appuyer et de contenir la souveraineté du
peuple.
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