Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

III. EST-IL SENSÉ DE NIER DIEU ET D'ATTAQUER LA RELIGION

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 En tout autre temps que le nôtre, cette question même eût été regardée comme une folie, autant que comme un blasphème. Aujourd'hui l'on doit, non-seulement la poser, mais la traiter sérieusement; car on en est venu à proclamer la destitution de Dieu, après avoir réclamé l'abolition de la famille et de la propriété. Au milieu de tant de réclamations et de déclamations, après tant d'acclamations, le mot de' Dieu n'a plus paru qu'une exclamation vaine.

Dieu, le protecteur des familles, le gardien des biens; Dieu, le refuge des personnes et l'arbitre des États, doit être frappé! il est déclaré, non-seulement un terme vide de sens, une fiction superflue, une invention absurde, mais une superstition nuisible, funeste, plus pernicieuse encore qu'inutile!

Cessez de croire en Dieu, nous dit-on, cessez de le craindre on de l'aimer, si vous voulez être libre et heureux. La foi en une divinité juste et sainte, toute-puissante, partout et toujours présente, tel est le principal obstacle à votre félicité. Le désir de lui plaire, de lui obéir, l'espoir d'être un jour réuni à lui, avec ceux que vous aimez, dans le sein d'une paix inaltérable, telle est la vraie source de vos maux et de vos erreurs. Pour affranchir les hommes, pour régénérer la société, il importe de chasser incessamment l'idée de Dieu de notre esprit et de notre conscience; il importe de briser ce joug odieux, ce dernier reste d'esclavage; il importe de bannir à jamais ce bourreau de la raison, ce spectre de la conscience, qui nous empêche de parvenir à une indépendance absolue et à un bien-être illimité. Guérissons les peuples de cette vieille et honteuse maladie. Plus on aime l'humanité, plus on doit détester cette idole risible, ce vocable imaginé par les rois et les prêtres, par les tyrans des cours et des sanctuaires pour asservir les nations, pour les maintenir dans une enfance stupide, dans une tutelle sans fin. Le jour où l'on ne daignera plus même siffler le nom de Dieu, plus même le vouer au mépris et à l'anathème; le jour où l'on en aura perdu tout souvenir, ce jour-là, bénissons-le, car, dès lors, plus de misère, plus de guerre ici-bas : tout sera douceur et abondance, tout sera paix et amour. Notre globe, maintenant profanée, désolé, sera redevenu le séjour du pur et universel bonheur, sera devenu le paradis que nous souhaitons!...

Voilà ce que vous entendez prêcher en plusieurs langues, à travers les parties les mieux cultivés de ce globe; voilà les conseils dont l'exécution nous doit procurer toutes les félicités imaginables.

La négation de Dieu, la proscription de la foi, l'athéisme, devient ainsi un service éminent, un bienfait inappréciable : un service, parce que, dit-on, le respect de Dieu et des choses sacrées gêne et comprime l'essor des hommes vers le bien-être; un bienfait, parce que la crainte de Dieu et de la vie future empêche les hommes de faire ou d'éviter beaucoup de choses qu'il leur serait agréable d'éviter ou de faire.


Répondons avant tout à ces deux sophismes.
La religion comprime-t-elle l'essor vers le bien-être, tend-elle à nous maintenir dans la misère?... Ici il s'agit d'abord de savoir à quels moyens vous voulez recourir pour vous élever à la fortune, à la jouissance des biens matériels, pour vous affranchir de la pauvreté. Conseillez-vous des moyens illicites et immoraux, le vol et la fraude, la confiscation et la spoliation, l'usure et l'expropriation, tous les genres d'abus de confiance ou de pouvoir? En ce cas, oui; la pensée de Dieu est une gêne et un obstacle.
Mais ne voulez-vous employer que des moyens légitimes, des ressources pures et honnêtes, la religion ne saurait vous être un embarras. Elle devient, au contraire, elle peut du moins devenir un nouveau motif d'activité, un nouvel aiguillon : l'homme pieux travaille plus, ou mieux, que l'homme dénué de foi et de moeurs, parce qu'il désire acquérir en vue, de donner, pour faire du bien à sa famille, à sa commune, à son église, à quiconque pourrait avoir besoin de son assistance. L'homme pieux redouble d'énergie, parce qu'il aime son prochain, et parce que Dieu a la paresse en une sainte aversion. L'ouvrier vertueux et fidèle rougirait de s'enrichir en dépouillant les riches et en trompant les pauvres. La crainte de Dieu le stimule, au lieu de l'importuner; l'amour de Dieu féconde son travail. Pour lui, Dieu n'est pas un surveillant, un geôlier ; c'est un aide, un compagnon d'oeuvre ; c'est un patron toujours prêt à le soutenir et à le récompenser. La piété et la charité le rendent économe et prudent, laborieux autant que bon, aussi sage que bienfaisant. Le jour du repos, le jour qu'il consacre au Seigneur, le dimanche, il ne le considère pas comme une journée perdue : non, ce jour est de toutes ses journées la plus fertile; ce jour l'empêche de se dissiper le lundi et de dépenser en peu d'heures le produit de la semaine entière; ce jour enfin le remplit de force et de courage pour les travaux de toute la semaine. La religion l'aide donc à parvenir à l'aisance, la miséricorde qu'elle lui recommande éloigne de lui l'indigence, la foi vérifie pour lui et pour sa famille ces paroles infaillibles : A qui cherche premièrement le règne de Dieu et sa justice, toutes choses seront données de surcroît.

La religion nous empêche-t-elle d'agir ou de jouir comme il nous serait agréable d'agir ou de jouir?...
Nous convenons que ceux qui rapportent tout a l'agrément des sens, au plaisir, aux jouissances matérielles, à l'intérêt personnel, peuvent aisément s'impatienter de ce que l'on cherche encore à subordonner l'agréable au juste et au bien, au saint et au divin. Nous comprenons qu'ils se révoltent, lorsqu'on les invite, au nom d'un Être immatériel et invisible, au nom de joies tout intérieures et spirituelles, à dompter la chair et à vaincre l'égoïsme. Nous concevons qu'ils taxent ces exhortations de stupidité et de tyrannie. Mais un jour ils conviendront à leur tour qu'ils se trompaient sur la nature et la fin de l'homme, sur sa vraie félicité et sur sa vraie liberté; et que ce qu'ils appellent bon aujourd'hui n'est point le véritable bien de l'humanité. ils tomberont d'accord alors avec les serviteurs de Dieu que les inspirations de l'esprit valent mieux que les appétits du corps; que Dieu ne met un frein à nos convoitises que pour nous rendre heureux; que ce qui nous paraît d'abord âcre et amer nous semble doux plus tard; que ce qui est dur et lourd à notre jeunesse devient pour notre âge mûr, pour notre vieillesse, pour notre éternel avenir, un motif de joie, de satisfaction, d'infini contentement.

il n'y a donc aucune raison plausible pour inviter les hommes à proscrire le nom et la pensée de Dieu. il y a mille motifs, au contraire, pour répéter avec le sage : L'insensé seul dit dans son coeur: il n'y a point de Dieu !
Serait-il possible, d'ailleurs, de mettre en pratique une pareille proposition?
Non, heureusement. Vous aurez beau disserter et disputer contre l'existence de Dieu, déclamer et décréter contre l'adoration de la divinité, démontrer et déclarer que la religion met obstacle et peut-être fin au bonheur des hommes, met le comble à la misère des individus et de la société: en réalité, peu d'auditeurs vous croiront, et Dieu continuera de verser des torrents de bienfaits sur vous et sur ses impuissants blasphémateurs.

C'est que la croyance en Dieu, quoique voilée en nous, quoique si souvent obscurcie par nos péchés, nous est inhérente, nous est naturelle et innée. C'est que la foi religieuse nous est une nécessité intérieure et permanente. C'est que nulle société, si barbare qu'elle soit, ne peut s'en passer. C'est que Dieu est l'Être des êtres, et par excellence nécessaire. Nécessaire à notre vie, à notre coeur, à notre jugement, à notre conscience ! Nécessaire à l'univers qui nous entoure, et dont l'admirable ordre et l'organisation parfaite et le gouvernement harmonieux nous révèlent sans cesse la puissance de son créateur, la sagesse de son ordonnateur, la bonté de son gouverneur! Nécessaire au pays où nous vivons, à l'État dont les éléments et les fondements n'ont d'autre origine ni d'autre garantie que l'auteur des nations, que leur suprême législateur, que leur juge final! Nécessaire à ces espaces immenses où notre terre est comme perdue, à ce temps qui coule et nous entraîne sans relâche, à cette éternité qui nous attend , à tous. ces océans visibles et invisibles où Dieu seul sert de boussole à notre oeil, à notre intelligence! Nécessaire toujours et partout, à tout ce qui est ou passe , à tout ce qui vit, marche, respire, mais principalement aux êtres qui sentent, pensent et veulent, dont l'esprit s'élance par intervalles au delà des horizons terrestres, dont l'âme aspire parfois à une perfection illimitée en connaissance, en dévouement, en sainteté, à une existence sans fin, remplie par un progrès sans bornes! Nécessaire à des coeurs qui ont besoin d'aimer, de se confier en un coeur absolument bon et sage, juste et saint, qui ont besoin d'espérer que ce coeur infiniment charitable se montrera aussi infiniment puissant, pourra et saura ce qu'il voudra, c'est-à-dire, daignera satisfaire leurs légitimes désirs et exaucer leurs ferventes prières !

La preuve que la religion, au lieu d'être une invention inutile et pernicieuse, est une institution souverainement utile et absolument indispensable, l'unique chose nécessaire, c'est que l'on n'a encore rien découvert qui puisse y suppléer, y succéder.
Qu'est-ce qui la remplacerait, qui la supplanterait? Serait-ce le bien-être et l'opulence? Serait-ce le pouvoir et ses honneurs?
Demandez-le à ceux qui pleurent, à ceux qui ont perdu un parent aimé, un ami chéri, leur père ou leur enfant, leur mère ou leur femme. Il n'est point de richesse, il n'est point de dignité capable de soulager leur douleur, mais il est une puissance capable de les consoler, de les soutenir, de les réjouir même; et cette puissance, c'est ce que vous nous proposez de siffler et de proscrire.

Demandez-le à ceux qui ont des regrets, des remords, des repentirs: et qui de nous n'en a pas? Demandez-le à ceux qui ont à se reprocher quelque sentiment coupable, quelque vile ou criminelle action. Ils sont riches, peut-être, et considérés parmi leurs concitoyens; et cependant ni la fortune ni la gloire ne les empêchent de languir sous le poids de leur conscience. Qui les absoudra, qui leur rendra cette paix de l'âme, sans laquelle il n'est pas de bonheur ? Celui, évidemment, que vous prétendez vouer au mépris et à l'anathème !

Demandez-le à ceux qui doivent quitter ce monde, quitter leur famille, leur carrière, leurs affections; à ceux qui gémissent sur le lit de mort, qui approchent de ce maître-jour, pierre de touche des vies et des caractères, qui voudraient s'en aller en paix, pour le salut de leur âme et l'édification de leurs amis. Qui leur apprendra à mourir noblement, à expirer saintement? Qui sera-ce, si ce n'est Celui que vous traitez de menteur et d'imbécile et que vous invitez, à chercher parmi les bêtes d'autres victimes !

Demandez-le à ceux qui sont en quête du mot de cette énigme antique, que l'on appelle l'existence humaine, à ceux qui sont tourmentés du besoin de savoir d'où ils viennent, ce qu'ils sont, où ils doivent aller; du besoin de savoir ce qu'ils peuvent connaître, ce qu'ils doivent faire, ce qu'ils osent espérer. Ce sont toutefois gens fort instruits, doués de talent et d'esprit. Eh bien, ils vous disent sincèrement: Notre esprit, notre talent, notre instruction, n'ont pas de quoi nous contenter. Une seule chose, une seule conviction nous éclaire et nous tranquillise: c'est la pensée de cet Être dont le règne est fini, selon vous; c'est la persuasion que l'homme descend et dépend de cet Être, qu'il a été fait par lui, qu'il peut apprendre de lui ce qu'il doit devenir; c'est la ferme assurance que cet Être, tout lumière et tout chaleur, veut aussi que nous vivions, maintenant et toujours, en société avec lui, dans une union qui remplisse de lumière notre intelligence et nos coeurs d'une chaleur aussi douce que durable.

Et c'est cette assurance, c'est cet Être que l'on nous représente comme un préjugé funeste, destructif du bonheur individuel, subversif du repos social, abominable et maudit, Et c'est l'empire de cet esprit, et c'est l'influence de ce monde invisible et immortel, que l'on prétend anéantir pour le bien et l'avantage des hommes; que l'on essaye de remplacer par le règne absolu de la matière, du monde palpable et visible, par l'empire des instincts et des appétits physiques, par la souveraineté restaurée de la chair, par le triomphe savamment organisé de la jouissance animale!... Tentative, non stérile, hélas! mais pourtant aussi vaine que déplorable ! Si vous nous ôtez la foi en Dieu, en une divinité toujours bienfaisante, en une paternelle providence, en un protecteur d'une bonté infinie, infinie alors même qu'il frappe et qu'il afflige; si vous enlevez à l'État, à la famille, à la propriété, au travail, l'unique bouclier, l'unique épée qui les défende toujours, ne vous imaginez point que vous nous ayez servis, éclairés, affranchis, enrichis. Non, non: vous aurez fait de nous les plus misérables des créatures, plus misérables que le mouton qui broute l'herbe, que le tigre qui s'abreuve de sang: plus misérables, puisque vous nous aurez isolés et désolés, puisque vous aurez déchiré tous nos liens avec notre céleste consolateur.

Oui, si Dieu n'est plus, s'il est enseveli pour toujours et mort sans devoir ressusciter jamais. si Dieu, a cessé de vivre et de régner, l'homme n'est plus de race divine, et n'est point appelé à rentrer dans le palais de son père. Si Dieu est détrôné et brisé, l'homme n'est plus roi. Si tout, hommes ou choses, personnes et biens, n'est que matière et corps, n'est que chair ou poudre, rien n'est plus sacré, rien n'est plus inviolable. Le saint nom de Dieu rend seul inattaquables et respectables les êtres qui l'invoquent et les objets pour lesquels il est invoqué. Le culte de Dieu est seul propre à couvrir d'une sanction révérée ce que nous sommes et ce que nous avons, l'individu et la chose publique, le foyer privé et la patrie. M'inclinerai-je encore devant un mortel, une fois que j'aurai désappris à m'incliner devant l'Immortel?

Non, l'homme n'est plus un être sociable, dès qu'il n'est plus un être religieux: ce n'est plus alors qu'un animal plus adroit, plus rusé, plus vigoureux peut-être, que les animaux qui l'environnent. Entre lui et ses semblables, il n'y, a, plus de lien suprême, plus d'obligation sérieuse, plus de devoir, plus de motif de reconnaissance ou d'estime, plus de source de désintéressement et de vraie sympathie. Le noeud qui le rattachait au principe de la sympathie et du désintéressement, à la source de la justice et de l'amour, ce noeud a été tranché, brisé, comme s'il n'était qu'une chaîne d'esclave, ou qu'une corde de prison, Quel autre lien peut nous unir encore, peut encore durer? La, force brutale? la force armée ? l'instinct physique ? le calcul ? l'astuce ? l'égoïsme? essayez de bâtir avec de pareils éléments une société solide et libre. Essayez de réunir vos frères au moyen de ce dissolvant universel. Essayez de leur donner ainsi la paix et l'amour, que cette chimie sociale et religieuse, doit leur procurer dans une plénitude et une pureté primitives. Essayez, essayez !...

Non, il nous est impossible de nous écrier avec vous: Dieu, retire-toi ! Quand même nous ne sentirions pas le besoin d'être soutenus et inspirés de ce Dieu que vous vous appliquez à expulser de l'humanité et de l'univers ; quand même nous ne l'aimerions pas, nous ne pourrions partager vos transports. Nous aimons trop les hommes, nous aimons trop nos frères, nous nous aimons trop nous-mêmes, pour nous priver d'un tel appui. Nous sentons trop notre impuissance pour rejeter les secours du Tout-Puissant. Viens ô notre Père, reviens, ô notre Force, voilà ce que nous ne cesserons de demander, et pour nous, et pour notre patrie.

Nous ne pensons donc pas, avec vous, que notre pays est perdu, parce que, çà et là, par intervalles, il croit encore à Dieu et lui obéit encore. Nous périssons, au contraire, qu'il se perdra, s'il ne devient pas plus religieux. Nous ne nous plaindrons pas d'apercevoir encore quelques étincelles de foi, au milieu de nos populations attristées, mais nous nous plaindrons d'en apercevoir un si petit nombre. Nous ne signalerons pas la crainte et l'amour de Dieu comme un obstacle au bonheur public et à une liberté pacifique; nous signalerons la diminution de cette crainte, l'extinction de cet amour, comme la vraie cause des malheurs et des troubles de notre temps. Ce n'est pas la destruction de l'esprit religieux, de l'esprit de prière et de charité, c'est son retour, c'est sa résurrection que nous regarderons comme un moyen, comme le principal moyen de sauver la société.

Sauver la société, en la dépouillant de ce qu'elle a regardé jusqu'à présent comme le salut par excellence; en la détachant de celui qu'elle a jusqu'à présent adoré sous le titre spécial de Sauveur; en maudissant ce libérateur, en l'appelant un imposteur, et en tentant de plonger son oeuvre d'amour dans un éternel néant! Sauver la société, à force de conspuer et d'amortir toutes ces croyances ! consolantes, toutes ces puissances édifiantes, toutes ces vertus régénératrices qui de tout temps ont soutenu et agrandi les nations! Sauver la société, en recommandant au mépris des pauvres et des misérables les préceptes, les conseils, les encouragements, le., bénédictions de celui qui était venu pour évangéliser les pauvres et pour guérir les malades! Sauver la société, en l'exhortant à quitter le christianisme pour l'athéisme, à déserter le bon pasteur qui laisse sa vie pour son troupeau, à préférer aux douze Galiléens dont la simple et franche prédication changea le monde, l'armée de Spartacus uniquement occupée à piller, à dévaster, à s'assouvir de débauche et de carnage !

Sauver la société par un tel assemblage de moyens destructeurs et de ressources meurtrières, quelle contradiction! Quelle profonde opposition entre le but et la route! C'est prétendre récolter le calme, après avoir semé des tempêtes. C'est exiger de vifs remerciements de l'homme à qui vous avez crevé les yeux, pour avoir été ainsi prémuni contre certaines maladies auxquelles la vue peut être exposée.

Et supposons que vous parveniez à déraciner de mon coeur la dernière fibre de la piété, que vous n'y laissiez subsister que l'envie de jouir et de dominer : pourrez-vous pleinement satisfaire cette envie? Et si, par vos refus, vous me rendez mille fois plus mécontent que je ne le suis à présent, que me répondrez-vous alors? Que me répondrez-vous, quand je vous accuserai de m'avoir ravi mon unique compensation, mon espérance, mon ciel, mon Dieu? Que me répondrez-vous, lorsque je vous supplierai de me tirer de l'affreuse nuit de mon désespoir? Vous ne pourrez plus étaler devant moi la frêle fantasmagorie de vos promesses illusoires, et vous" n'oserez pas me montrer la croix où fut attaché le Christ une seconde fois par vos mains! Que me répondrez-vous?...


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CONCLUSION.


Si le péché rend les peuples misérables, la justice seule élève les nations. (PROV. XIV, 34.)

Nous venons d'examiner avec vous, chers frères, les mesures qui sont le plus souvent proposées pour régénérer et pour pacifier la société.

Avec nous, vous avez reconnu la nécessité de les partager en deux classes très distinctes: d'une part, des réformes incomplètes et insuffisantes; de l'autre, des réformes impraticables, fausses et subversives.

Combien nous désirons que vous ayez accueilli avec un intérêt bienveillant, avec une approbation sympathique, les moyens par lesquels nous avons tenté de compléter, de perfectionner les remèdes insuffisants, et de remplacer les mauvais conseils! Combien nous souhaitons que vous ayez goûté la pensée qui renferme toutes nos réflexions : Si le péché rend les peuples misérables, la justice seule élève les nations.
Laissez-nous résumer le tout en peu de mots, et le remettre sous vos yeux.

I.
La déclaration des droits de l'homme et du citoyen a besoin d'être complétée par une déclaration des droits de Dieu, c'est-à-dire des devoirs humains.

Il.
Le décret de la liberté a besoin d'être balancé et soutenu par la pratique de la piété.

III.
Le dogme de l'égalité a besoin d'être accompagné et suivi du désir de l'égalité en vertu, en justice et en charité, du désir de l'égalité devant Dieu..

IV.
Le précepte de la fraternité a besoin d'être fondé à la fois sur le sentiment consciencieux de la responsabilité individuelle et sur un amour religieux du prochain.

V.
La reconnaissance du droit au bonheur, au progrès, exige, non-seulement des idées justes sur le bonheur et le progrès, mais le désir commun de s'entr'aider dans la recherche du bonheur, dans la, réalisation du progrès.

VI.
La promulgation de la souveraineté du peuple demande, pour appui et pour contre-poids, le respect universel de la souveraineté de Dieu, l'universel respect de la justice divine.

VIl.
Le patriotisme, la vertu civique, ne sera vraiment utile qu'en s'unissant aux vertus domestiques et aux devoirs envers Dieu.

VIII.
L'éducation publique, l'instruction populaire n'est pas tout, ne sert pas à tout, ne suffit point : il y faut joindre l'éducation intérieure, l'instruction qui s'acquiert dans la famille et par l'église.

IX.
L'organisation du travail est incompatible avec la désorganisation des travaux : pour, s'opérer, elle doit procéder de l'organisation préalable et morale des travailleurs, par une saine organisation de leur coeur et de leurs moeurs.

1) Loin de proposer l'abolition de la propriété, il importe, d'une part, d'accroître le nombre des propriétaires et d'affermir les titres de toute possession légitime; d'autre part, d'apprendre à tous, pauvres ou riches, à savoir se détacher, en esprit et en effet, des biens et des Jouissances matérielles, à mettre la possession de soi-même au-dessus de toute autre possession, à ne vouloir posséder que pour donner, à craindre la misère de l'âme mille fois plus que les misères du corps.

2) Au lieu de viser à la dissolution de la famille, il importe de multiplier les familles véritables, civilement et religieusement consacrées, de resserrer les liens de famille, de cultiver les affections et d'honorer les vertus, domestiques de relever le culte du foyer, le culte domestique; enfin, de replacer, le mariage sur sa base divine, sur le fondement de la foi.

3) Au lieu de travailler à la complète destruction de la religion, de la vie religieuse, au lieu de conseiller le mépris de Dieu et des choses sacrées, il importe de ramener les peuples à leur chef invisible, à leur souverain spirituel; il importe de les convaincre qu'en dehors du règne de Dieu il ne saurait y avoir pour eux, ni liberté, ni bien-être, ni paix, ni avenir.

En retraçant ce tableau, nous nous attendons à deux genres d'objections et de réclamations.

Les uns nous diront: « Au fond vous ne cessez de nous parler de devoirs et de: Dieu! Vous oubliez que nous sommes émancipés et majeurs, que nous ne sommes plus à l'école. Vous devriez savoir qu'à notre âge on substitue les droits aux devoirs et l'homme à Dieu! Vous le devriez savoir, puisque vous prétendez nous conseiller uniquement ce qui est mâle, raisonnable et juste! »

Les autres nous répondront : « Nous n'avons pas de parti pris contre vos conseils de morale et de religion, contre votre rappel aux devoirs et à Dieu; mais nous ne nous sentons pas en état de mettre ces conseils en exécution, de remplir ces devoirs, de servir ainsi Dieu ! Ce n'est pas assez de nous indiquer ce qu'il faudrait' penser ou faire; il est nécessaire de nous donner la puissance de le penser, la faculté de le faire. Nous sommes disposés à vouloir : c'est le pouvoir qui nous manque; c'est la possibilité d'agir selon vos conseils qu'il faudrait nous communiquer! »

Voici ce que nous répliquerons aux premiers, avec autant de franchise qu'ils nous en ont montré.

Vous avez une fausse idée du devoir, à notre avis. Vous n'y voyez qu'une obligation gênante et importune, qu'une privation, qu'une sujétion, qu'une servitude, qu'un joug, qu'une chaîne, qu'un poids difficile ou impossible à supporter, et qui mérite, par conséquent, d'être secoué et rejeté. Cette idée erronée, vous l'avez, parce que vous prenez le devoir pour l'ordre inflexible d'un maître tyrannique. Si vous saviez le regarder comme l'expression salutaire d'une volonté bienveillante comme le voeu. d'une personne essentiellement bonne, c'est-à-dire qui ne peut souhaiter et opérer que le bien, que votre bien et votre bonheur; si vous saviez faire refluer et remonter le devoir, non pas à une nécessité inaccessible, inexplicable, implacable même, non pas à une aveugle et inexorable fatalité, non pas à Satan, mais à un être aussi aimable qu'aimant, mais à un Père qui, par-dessus tout, est bienfaisance et miséricorde; alors vous y verriez une disposition faite en votre faveur, dans votre unique et véritable intérêt, une mesure prise exclusivement pour votre félicité, une loi arrêtée et appliquée en vue de votre bonheur présent et à venir.

Si vous saviez apercevoir au fond de ce fait universel et incontestable, non un ennui et un esclavage, non un mensonge diabolique et suranné, mais un pur et immortel bienfait : alors vous y salueriez une source de satisfactions et une garantie de liberté. Si vous saviez regarder l'idée de devoir comme la preuve d'un infini dévouement, comme une marque de sollicitude de la part d'un père qui conseille à ses enfants la poursuite de telles choses, parce que l'expérience et la réflexion lui ont appris que leur bonheur dépend de cette poursuite, et de cette poursuite seulement; si vous saviez la regarder comme l'expression d'une tendresse divine, ardente à désirer que tous les hommes prennent le seul chemin qui mène sûrement et directement vers la vraie fin de leur nature : alors vous considéreriez le devoir comme ce chemin même, et non pas comme l'opposé de votre destination, de votre constitution. Dès lors aussi, bien loin de vous révolter contre l'idée de devoir, bien loin de la bannir et de la supplanter par la notion de droit, vous vous empresseriez de réclamer votre part au devoir, comme un privilège, comme un honneur, comme une jouissance.
À la tête de tous vos droits, vous vous hâteriez d'inscrire LE DROIT AU DEVOIR ; le droit sublime de servir Dieu et les hommes, le droit céleste de louer Dieu et d'obliger les hommes; LE DROIT AU DEVOIR, ce droit inconnu aux bêtes et aux brutes, et réservé à leurs maîtres, aux êtres intelligents et libres ! Vous seriez fiers et heureux de réclamer partout ce précieux droit, parce que vous auriez compris que la joie la plus douce consiste à donner ce que l'on a, ce que l'on est, à se donner et à se confier, comme Dieu se donne, comme Dieu donne et aime. Vous ne parleriez plus même de devoir, de dette et d'obligation! Un besoin nouveau se serait, en effet, déclaré en vous avec une énergie extraordinaire ; le besoin même sur lequel vous fonderiez avec raison, avec autorité, l'admirable droit au devoir. Vous dévouer aux autres, à vos frères, à vos semblables, vous serait devenu nécessaire, serait nécessaire à votre propre repos, à votre contentement personnel, à votre coeur enfin, à ce coeur qui est la vie et le tout de l'homme, et qui, plus vaste que le monde, ne peut être rempli que par une affection plus grande encore, par l'affection d'un Dieu. Vous ne diriez plus en gémissant, on en murmurant : Il faut, je dois! Vous diriez avec délices : Je veux, j'aime à vouloir ! Je veux, parce que c'est un bien pour moi; je veux, parce qu'il veut, parce qu'il l'a voulu, Celui qui est le bien même, qui est mon bien, mon bienfaiteur, Celui qui est amour et bonté, Celui qui ne peut vouloir sans aimer, dont chaque volonté est une bénédiction, un bienfait ineffable pour ceux qui l'accomplissent, filialement. En un mot : vous auriez faim et soif de justice et de charité; et vous seriez bienheureux ! (Matth. V, 6.)

Il est vrai, pour concevoir ainsi le devoir, il faut d'abord croire que l'ordre moral et éternel de ce monde n'est pas un pur et simple effet du hasard, un caprice, un coup de dé, un jeu de la fortune; il faut croire qu'il est l'ouvrage prémédité d'une intelligence infiniment sage et bonne ; il faut donc croire que cette intelligence, cette cause suprême, existe réellement, sinon visiblement; il faut donc croire qu'il existe un être en qui cette justice et cette charité sont pleinement réalisées et constituent son essence même; croire qu'il existe un être absolument équitable et foncièrement affectueux, une providence surnaturelle et pourtant mêlée à toutes nos affaires; croire que Dieu règne, et ne règne que par la justice et l'amour; croire qu'il vit, qu'il sera toujours présent à notre vie; croire enfin que Dieu est et qu'il se manifeste comme le rémunérateur de ceux qui le cherchent, qui cherchent sa justice, qui en ont faim et soif! Il faut donc tout d'abord croire... (Hébr. XI, 6.)
Et que répondrons-nous aux autres, à ceux qui assurent qu'ils ont le vouloir, mais qu'ils manquent du pouvoir?
Ou vous vous croyez plus faibles que vous ne l'êtes en réalité;
Ou vous ne voyez pas que l'aveu sincère de votre faiblesse est un commencement de puissance, un gage assuré de force.
Ou vous vous croyez plus faibles que vous ne l'êtes en réalité! Le Tout-Puissant se montre envers vous beaucoup meilleur, peut-être, que vous ne le pensez. S'il vous a mis au coeur le désir de faire le bien, de remplir vos devoirs, de conformer toute votre vie aux lois de la justice et de la charité ; s'il a rempli votre âme de ces beaux voeux, ayez confiance, mettez-vous gaiement à l'oeuvre ! car alors il vous a donné aussi, à votre insu, les moyens d'agir, les moyens de faire sa volonté et de bâter la venue de son règne. Alors, amis, prenez patience et courage : le Très-Fort est avec vous! Cessez de vous plaindre de votre imbécillité, abandonnez-vous sans réserve aux inspirations, aux impulsions d'en haut! Veuillez, veuillez vouloir, et vous pourrez; vous pourrez vouloir et faire, vous voudrez pouvoir, vous pourrez ! Entrez sans partage, sans hésitation, dans la voie où l'Éternel vous appelle, où le prodigieux mouvement de notre siècle vous forcera de marcher, malgré vous, où vous ne marcherez bien, avec fruit pour vous-mêmes, avec avantage pour vos frères, qu'en y avançant volontiers, avec une fermeté spontanée et soutenue, les yeux, fixés sur ce soleil de justice qui brille d'un éclat incomparable autour de la croix du Calvaire !

Ou vous ne voyez pas que l'aveu de votre faiblesse est un germe de puissance, un gage certain de force 1 Il l'est cependant, puisqu'il atteste qu'en vous l'orgueil d'une fausse indépendance a fait place à l'humilité, au sentiment d'une dépendance filiale. N'espérant plus rien de votre capacité propre, de votre vertu propre, vous êtes disposés, vous serez de plus en plus disposés à vous tourner vers la source. de toute force et de toute puissance réelle. Et cette source, étant en même temps la bonté même, vous refusera-t-elle le pouvoir de puiser dans ses profondeurs les secours dont vous avez besoin ? Ayant mis votre confiance, non plus en vous-mêmes, mais en Dieu, ne vous sentez-vous pas soutenus par son bras invincible? Et vous sentant soutenus si merveilleusement, partout défendus et abrités contre toutes sortes d'ennemis et d'adversités, pourriez-vous fermer votre âme à la reconnaissance envers votre protecteur? Mais comment témoignerez-vous cette reconnaissance, si ce n'est en cherchant à plaire à votre protecteur, en faisant sa volonté, c'est-à-dire en l'aimant, lui et ceux qu'il vous donne à aimer, en, chérissant vos frères et en leur faisant du bien, en remplissant enfin ces devoirs de justice et de charité que vous vous jugiez incapables de remplir? L'esprit dont notre société a le plus besoin, l'esprit sans lequel elle ne sera pas sauvée', l'esprit de sacrifice et d'amour, n'est donc pas au-dessus de vos forces, lorsque vos forces sont celles de Dieu; lorsque c'est à Dieu que vous demandez de vous communiquer cet esprit et de vous le conserver.

Peut-être, cette heureuse disposition à la dépendance envers Dieu n'est-elle chez vous qu'une lueur passagère. Eh bien, gardez-vous de la laisser s'affaiblir et disparaître; retenez-la, affermissez-la, augmentez-la promptement. Pour l'augmenter et l'affermir, il est un moyen très simple, dédaigné par les prétendus forts, mais employé par ceux qui sont réellement puissants, par ceux qui fondent et édifient, au lieu de ravager et de démolir, par les vrais héros de la foi et de l'amour. Ce moyen vulgaire, c'est la prière. Essayez de prier, suppliez Dieu de vous fortifier, de vous délivrer de l'égoïsme et de la vanité, de l'amour-propre et de la sensualité, des maladies dont souffre le vieil homme, et que nous avons tous héritées d'Adam et de ses fils. Approchez du nouvel homme, de ce second Adam qui est à la fois le Fils de Dieu et le Fils de l'homme; approchez de lui pour devenir son héritier, son frère, son ami; entretenez-vous avec lui, - il vous a parlé le premier, puisqu'il vous a aimés le premier; - écoutez. le dans le silence de vos frêles raisonnements et de vos mesquines convoitises : voyez si des forces nouvelles, des facultés inconnues, d'indicibles grâces ne viennent pas rajeunir insensiblement et retremper votre coeur, réjouir et éclairer votre âme, Direz-vous encore : « J'ai bien le vouloir, je n'ai pas le pouvoir? » Non, vous direz : « Gloire à Dieu, qui nous a donné le vouloir et l'exécution !... »

Et maintenant, retournons-nous ensemble vers ceux de nos frères qui croient pouvoir sauver la société sans le secours de Dieu, sans le secours de la religion.

Ils prétendent sauver un monde dégénéré, uniquement en étendant, en universalisant les droits de l'homme et du citoyen, en nous procurant le plus de liberté et de bonheur que nous puissions désirer ou supporter. ilspromettent en même temps de reconnaître pour Sauveur celui qui aura le mieux étendu nos droits, le plus augmenté nos libertés et nos félicités...

Nous sommes de leur avis. Nous cherchons dans le présent, aussi bien que dans le passé, l'être à qui l'humanité doit cet accroissement de bonheur et d'indépendance. Il ne nous est pas difficile de découvrir ce que nous cherchons. Il y a longtemps, en effet, que l'humanité a décoré du titre de Sauveur Jésus de Nazareth! La vie, les paroles, la mort, l'influence posthume de ce Sauveur, nous les examinons avec, une froide sévérité; et il nous est impossible de ne pas penser que l'humanité avait raison, a raison encore et aura toujours raison d'appeler Sauveur ce même Jésus de Nazareth, celui que l'antiquité chrétienne nommait le philosophe crucifié !

Qui donc a plus fait pour notre liberté et pour notre bonheur? ouvrez les pages de l'histoire et comparez les nations qui ont fleuri avant la venue du Christ, païennes ou juive, avec les peuples qui ont brillé sous l'empire de la loi chrétienne. De quel côté apercevez-vous plus d'égalité, de fraternité, de progrès de tout genre? Ouvrez les pages de l'Évangile, et rapprochez-les des codes et des constitutions où les diverses générations du monde proclamèrent les droits des sociétés et des individus. Y a-t-il une charte, une seule, qui égale l'Évangile en libéralisme et en philanthropie? Où trouvez-vous des déclarations plus précises et plus nobles sur les droits imprescriptibles de l'homme, sur sa souveraineté, sur sa liberté, sur l'égalité et la solidarité, sur le peuple et sur la patrie, sur l'éducation et sur le travail, sur la propriété et sur la famille ? Où se rencontre-t-il des enseignements plus généreux et plus profonds sur le bonheur humain et sur la misère humaine; sur l'amour mutuel des hommes; sur l'intérêt dû aux pauvres et aux faibles, aux souffrants et aux affligés? Où se préoccupe-t-on davantage de notre perfection et de notre avancement? Où nous conseille-t-on mieux les voies de la justice et de la charité? où songe-t-on plus souvent à garantir la vraie liberté et la paix véritable? Où marque-t-on une sympathie aussi vive, aussi franche, pour ceux qui manquent de cette paix et de cette liberté ? Relisons seulement les discours par lesquels le Christ ouvrit sa carrière messianique, le Sermon prononcé sur la montagne (saint Matthieu V, VI, VII). Quel autre langage est aussi attentif à nos besoins, aussi propre à les satisfaire? Quelle autre constitution est, autant que l'Évangile, assortie à la nature de l'homme, et convenable aux nécessités de la société, plus bienfaisante et plus civilisatrice, en un mot, plus sociable? Quel autre orateur enfin, quel autre prédicateur est aussi capable de nous rendre contents? (Philippiens IV, 11.)

D'où vient cependant que vous dédaignez cette voix, que vous méprisez cette parole?

Cela vient de deux causes. Tantôt on ne connaît ni le Christ ni l'Évangile; tantôt on se refuse à les écouter, parce que l'on répugne à remplir les conditions qu'ils imposent à leurs disciples.

Pour ceux qui ne connaissent ni le Christ ni l'Évangile, nous n'avons qu'un voeu à former : c'est que les saintes Écritures, les vérités qu'elles annoncent et l'esprit qu'elles répandent, soient mis à portée de leur intelligence et de leur coeur. Puisse ce saint volume prendre partout la place qui lui appartient, une place usurpée par tant d'écrits insipides ou empoisonnés, dont s'inondent nos villes et nos campagnes! Puisse-t-il être enfin médité chaque jour, sur chaque table, dans chaque famille!

Quant à ceux qui rejettent l'Évangile hautement et de propos délibéré, montrons-leur du moins la contradiction où ils se mettent avec eux-mêmes, avec leurs propres doctrines. Ils veulent le but, mais ils répudient les moyens qui seuls y peuvent conduire. Ils veulent les effets, le résultat, mais ils repoussent les causes et les conditions, sans lesquelles ce résultat ne saurait jamais s'obtenir. Ainsi, ils veulent les droits de l'homme et du citoyen, sans vouloir les devoirs qui rendent ces droits possibles. Ils veulent la liberté, sans vouloir la piété qui empêche cette liberté de dégénérer en désordre et en désastre. Ils veulent l'égalité, sans vouloir la vertu qui la préserve d'un abîme d'iniquités où elle finit par se perdre elle-même. Ils veulent la fraternité, sans vouloir cette obéissance commune à un père commun qui la défend seule des écueils de l'anarchie et du despotisme. Ils veulent le bonheur et le progrès, mais en les plaçant exclusivement où ils ne se trouvent qu'en partie, dans le bien-être matériel; mais en s'appliquant moins à les procurer aux autres qu'à eux-mêmes.
Ils veulent la souveraineté du peuple, mais sans s'inquiéter de la souveraineté de Dieu, seule capable de régler et d'assurer celle du peuple. Ils veulent le patriotisme, mais sans l'asseoir sur ses fondements durables, les vertus domestiques et les sentiments religieux. Ils veulent l'éducation publique, mais en la privant de ses plus fermes appuis, la famille et la religion. Ils veulent l'organisation du travail, mais à force de désorganiser les travaux, mais sans songer d'abord à moraliser les travailleurs. ils veulent diminuer la pauvreté et même éteindre la misère, ils veulent multiplier la fortune et répandre le luxe, mais en abolissant le droit de propriété, mais en déchirant les titres de toute possession personnelle et héréditaire. Ils veulent que chacun jouisse des douceurs du mariage et du ménage, mais pour cela ils proposent le démembrement de la, famille, la dissolution de tout lien conjugal, paternel ou filial. Ils veulent que la paix et l'amour règnent entre les individus et parmi les peuples, mais en proscrivant la religion qui consacre et consolide la paix, mais en niant ou en insultant la source de l'amour, la divinité!

Est-ce assez de contrastes et d'oppositions? assez de dissonance et de disproportion entre la fin et les moyens, entre les instruments et l'oeuvre projetée?

Rouvrez l'Évangile, pour voir si vous y découvrez ce même désaccord et ce même contre-sens, cette même cause d'erreurs et de stérilité!...

Mais il reste une dernière contradiction qui est comme la racine de toutes les autres, et que la puissance de Dieu seule sait couper et extirper...

L'esprit de sacrifice, dites-vous, voilà ce qui manque à la société. C'est cet esprit qui doit régénérer la société; c'est lui qui est le vrai remède des maladies et des plaies publiques. L'égoïsme, la corruption générale, tel est le mal qu'il s'agit de détruire! La corruption publique!

La corruption sociale, l'égoïsme général!... D'accord. Mais de quoi se compose cet égoïsme de tous, cette corruption' universelle? D'égoïsmes privés, apparemment, et de corruptions individuelles.

À cette réponse, les uns se taisent, les autres répliquent: Non. Selon ceux-ci, l'individu, vous et moi, nous sommes naturellement bons, excellents, presque parfaits; en nous nulle corruption, nul égoïsme! C'est la société qui est pervertie et dépravée, c'est elle qu'il faut convertir et purifier, mais non les individus! ou bien, si ce n'est pas toute la société, c'est seulement tel parti, telle secte, telle portion de la nation, c'est-à-dire le parti qui n'est pas le nôtre, le parti de nos adversaires. Quant à nous, quant à vous, quant à nos amis, politiques ou religieux, nous sommes tous désintéressés, tous dévoués, tous exempts de corruption et d'égoïsme, tous remplis de l'esprit de sacrifice!...

C'est cette réplique que nous osons appeler une contradiction grossière. Comment, l'individu est désintéressé et la société est égoïste; l'individu est droit et pur, la société est corrompue! Mais qu'est-ce donc que la société, sinon une collection d'individus, sinon la réunion de ces personnes si droites et si pures, si probes et si dévouées? La société, c'est l'ensemble, le tout, le 'corps; les individus sont les parties et les membres. Se peut-il que les membres soient sains et que le corps soit gangrené? que les parties soient ce qu'elles doivent être et que l'ensemble se trouve dans un désordre irrémédiable ? Non, non : l'ensemble, c'est-à-dire les fractions réunies, ne vaut ni moins ni plus que les fractions prises à part: ce que valent les fractions, l'ensemble le vaut. Non, non, il faut choisir: ou la société est saine et heureuse, et alors les individus le sont aussi; ou la société est corrompue et misérable, et alors les individus ne sont pas autre chose.

Selon vous, la société est corrompue : elle l'est de même suivant l'Évangile. Mais si, suivant vous, les individus, vos individus du moins, sont purs et droits; selon l'Évangile, les individus ne sont ni droits, ni purs; ils ne sont pas meilleurs que la société, et doivent être améliorés pour que la société soit ramenée à l'ordre et au bonheur.

Dans quel camp se trouvent la logique à la fois et la vérité? Qui raisonne ici conséquemment, et 'qui dit vrai? De votre système j'en appelle à votre jugement, de vos préjugés de parti ou d'école à votre coeur, au coeur tel qu'il se prononce durant le sommeil des passions.

Vous le sentez, nous sommes en face de la différence la plus complète qui sépare le Sauveur de l'Évangile de tout autre sauveur.

Le Sauveur de l'Évangile s'adresse aux individus, premièrement, directement, personnellement, avant et plutôt que de s'adresser à la société. Car le Sauveur des hommes connaît l'homme, cet élément, cet aliment de la société. Il sait qu'en définitive on ne parle à personne, si l'on ne parle pas à l'individu, à la personne humaine. Il sait qu'en guérissant les individus, on est sûr de sauver la nation.
C'est donc les individus que le Christ exhorte à rentrer en eux-mêmes et à se convertir, à se dépouiller de la corruption et de l'égoïsme, à quitter l'esprit d'usurpation pour l'esprit d'abnégation et de sacrifice, pour l'esprit d'amour.

Marchez-vous, nous dit-il, marchez-vous dans la voie qui mène à Dieu ? Tournez-vous autour de cet unique centre de vie et de bonheur, comme la terre tourne autour du soleil, son maître et son bienfaiteur ? Ne vous êtes-vous pas éloignés de lui? Ne cherchez-vous pas à vous en écarter, comme si votre fin, votre félicité se trouvait loin et hors de sa présence? Vous vous retirez ; et en même temps vous vous plaignez d'être malheureux et mécontents! Un corps qui fuit le jour, qui se cache dans un antre humide et infect, au lieu de se laisser pénétrer par les rayons qui réchauffent et éclairent, se paralyse, se consume, se meurt dans la souffrance. Il en est ainsi des âmes et des nations. Elles aussi languissent et périssent, lorsqu'elles fuient le principe de la vie morale et spirituelle, la source de la vraie félicité et de la vraie perfection; lorsqu'elles essayent follement de résister à ce principe, de mépriser ou de tarir cette source! C'est là l'inévitable effet d'une cause souveraine... Si ces nations, si ces âmes désirent recouvrer la santé et l'espérance, qu'elles s'empressent de se rapprocher de Celui qu'elles combattaient, qu'elles blessaient ou affligeaient; de Celui qui est tout ensemble justice et amour, dont le coeur est prêt à pardonner quiconque avoue ses fautes et se repent de ses péchés; de Celui que vous avez méconnu, dont vous avez lésé les justes droits, mais qui ne refuse pas d'oublier les injures qu'il devait venger et qui se plaît à rendre le bien pour le mal!

Mais je n'ose pas m'en approcher, répondez-vous, je n'ose pas. Sa majestueuse sainteté me confond et m'arrête, aussi bien que son juste courroux. Le remords qui gronde dans ma conscience atteste que je mérite mille châtiments. L'usage que j'ai fait de ma liberté et de mon amour, la manière dont je les ai prodigués et prostitués, mon ingratitude, ma désobéissance, mes parjures, tout ce passé misérable se dresse devant moi pour m'accuser, et me crie qu'un serviteur aussi infidèle, un enfant aussi dégénéré ne peut reparaître devant son maître et son père!

Viens, cependant, viens, mon frère, mon ami, réplique le Christ ! Viens, je serai ton avocat; je veux être médiateur entre toi et ton Juge? Viens et regarde ma croix! La victime qui expire là, en priant et en bénissant, meurt pour toi; elle s'immole pour te racheter, pour te réconcilier avec l'éternelle justice, pour pacifier ta conscience à la fois et ton arbitre suprême. Sache que, sur cette croix dédaignée, le secret et l'exemple de tout sacrifice a été livré au monde. Le Juste s'y est librement offert en expiation à la justice; et, par ce don de son amour, il a appris aux pécheurs qui se repentent et qui croient en lui, que la justice leur pardonne, qu'elle abandonne son droit, qu'elle y renonce par charité, par miséricorde. Mais sache en même temps qu'à ce pardon est mise une condition salutaire: sache qu'il ne te sera accordé qu'autant que tu voudras sérieusement imiter ton médiateur et ton juge, abandonner aussi ton droit dans l'intérêt de tes frères, et être de même miséricordieux et compatissant ; qu'autant enfin que tu ne voudras dominer qu'en servant!

Sache qu'il ne suffit pas de contempler la croix avec une admiration passagère, de t'écrier comme le capitaine romain : Cet homme est vraiment un Dieu! ou comme le citoyen de Genève : Si la mort de Socrate est celle d'un sage, la mort de Jésus est celle d'un Dieu! Sache qu'il faut avoir part à ma croix comme à mon corps, à ma mort comme à ma vie, à ma chair crucifiée comme à ma parole outragée; qu'il faut s'unir intimement à tout ce que je voulais être et avoir durant mon existence terrestre. Sache qu'il faut mortifier, crucifier, tout ce que j'ai laissé crucifier, tout ce que j'ai mortifié; qu'il faut vivifier et ressusciter tout ce que tu as enseveli et oublié, Dieu et l'éternité. Sache que je me suis fait homme, pour que l'homme devienne ce que je fus sous les traits de l'homme. Sache que si Dieu s'est fait chair en ma personne, c'est afin que tu deviennes à ton tour dévouement et charité, amour et bonté, c'est-à-dire ce que j'ai été, ce pourquoi et par quoi je suis mort et ressuscité. Tu vois la foule de misères et de souffrances qui t'environne; et tu y fermes ton coeur! Mais si Dieu faisait comme toi, qu'en arriverait-il pour toi? N'as-tu, pas tout reçu de lui? Vaux-tu mieux que lui? Et puisque tu as tout reçu, tu refuses de donner une partie de tes biens, de tes loisirs, de ta vie? Apprends plutôt, ô mon fils, apprends à souffrir avec ceux qui souffrent! Depuis que, la miséricorde divine s'est révélée sur le Calvaire, tu n'as plus d'excuse; tu ne peux plus dire: « La stricte justice suffit, c'est assez de la loi du talion., charité bien entendue commence par soi-même! » Non; une telle justice est inique, une telle charité est mal entendue. L'équité exige que tu uses d'indulgence et de dévouement, que tu juges ou que tu donnes avec la mesure avec laquelle Dieu te juge ou te donne. Puisque tu as été gracié, tu n'as plus le droit de condamner; puisque Dieu a fait à ton égard abandon de ses légitimes prétentions, oseras-tu conserver, dans leur exclusion, les droits que tu pourrais avoir sur tes frères? Ton droit, aujourd'hui, n'est-ce pas la charité, l'oubli de ton droit et de toi-même? n'est-ce pas la miséricorde, aux entrailles si humaines et si fécondes? Ton droit, n'est-ce pas LE DROIT Au DEVOIR, le droit de pratiquer l'amour et d'accomplir des sacrifices!

Oui, si l'esprit de sacrifice doit ranimer la société, et y circuler, en haut comme en bas, avec le sang et le souille du Christ, relevons la croix que notre indifférence a laissé renverser, ou qu'ont abattue nos mauvaises passions. Qui ne croit plus à la vertu de la croix, à la salutaire nécessité de crucifier ses convoitises, ne croira pas davantage à l'heureux devoir de se sacrifier, de sacrifier son avoir et sa personne, pour la société et l'humanité. Qui traite cette croix de folie et d'absurdité, taxera de folie aussi et de duperie tout genre de sacrifices, tout genre de dévouement.
En haut comme en bas, cependant, l'on est arrivé à reconnaître que la société ne sera sauvée que par le goût des sacrifices !...

Malheur à nous, si, nous bornant à reconnaître cette claire et pressante vérité, nous n'allons pas jusqu'à la pratiquer en toutes choses, par-dessus toutes choses ! Malheur aux riches et aux puissants si, fermant les yeux, les mains, le coeur, ils passent sans compassion devant ceux que torturent la faim et la nudité, qu'abrutit la misère ou qu'égarent l'ignorance et l'erreur! Malheur aux grands et aux riches, s'ils ne rougissent pas de mépriser et d'humilier la pauvreté honnête et imméritée, la vertu touchante de l'homme de rien, le courage do l'indigent, ce courage qu'ils devraient non-seulement récompenser, mais admirer et imiter. Mais malheur aussi aux pauvres et aux faibles, s'ils se persuadent que le but de la vie n'est autre chose que la vie matérielle, que la satisfaction des appétits qui sont communs à l'homme et à l'animal ! Malheur à eux, car ils ont perdu le droit de se consoler par ces paroles édifiantes : Le Christ a été des nôtres, humble et indigent comme nous, n'ayant pas de quoi manger et boire, ne sachant où reposer sa tête!

C'est aux petits et aux faibles, il est vrai, que le Christ s'est surtout adressé et dévoué. C'est l'état du pauvre dont il lit choix, pour ainsi dire ; et il en fit choix pour l'ennoblir, le relever, le magnifier devant les puissances de la terre ; pour rendre la misère respectable et sacrée, pour la recommander aux sympathies et aux dons de la richesse. En glorifiant l'indigence, en divinisant l'abnégation, il accorda une sorte de privilège aux pauvres et aux souffrants.

Oui, le pauvre a une sorte de privilège, s'il sait être pauvre avec le Christ et en Christ. Il est plus libre alors que le riche, n'étant pas, comme le riche, esclave de ses biens, esclave des soucis qu'ils causent, des tentations auxquelles ils exposent. Il est plus indépendant, puisqu'il possède tout ce dont il est capable de se passer; puisqu'il ne croit pas perdre la vie et l'être, en perdant son avoir; puisqu'il est toujours prêt à donner le peu qu'il a. il a une source de jouissances délicieuses, puisque, sentant mieux les peines du pauvre, les angoisses du nécessiteux, il s'estime heureux d'y compatir, heureux de sympathiser avec ses semblables, quel que soit leur rang; puisqu'il sait apprécier toutes les choses de ce monde à leur juste valeur, en les mettant en regard de Dieu et de l'éternité; puisqu'il n'envisage rien à travers le prisme mensonger de l'ambition ou de la volupté. Le pauvre, qui pense et vit ainsi, le bon pauvre, est plus près de son Sauveur, plus semblable à son Dieu, par conséquent plus apte à faire l'oeuvre de Dieu, cette oeuvre d'amour et de sacrifice qui régénère les âmes et pacifie les esprits.

Ah! si les pauvres comprenaient enfin leur mission dans la société, ils cesseraient de rougir ou de s'indigner de leur abaissement : ils n'y verraient plus rien d'avilissant ou d'ignominieux. ils ne se croiraient pas des barbares, parce qu'ils ne sont pas aussi instruits, ni aussi satisfaits d'eux-mêmes, que ceux qu'ils sont appelés à éclairer par leur exemple et à ennoblir. Ils se glorifieraient plutôt de leur bassesse, en sentant que l'humilité est la véritable source des forces réelles et vives, des forces du caractère et du coeur. Ils se rendraient dignes et capables de la vocation que Dieu leur adresse, en se rapprochant avec joie du Christ, de sa crèche et de sa croix, et non en s'en éloignant avec mépris ou avec colère, et non en les abandonnant pour une recherche acharnée et souvent armée, de ces plaisirs fugitifs et dangereux que promettent la fortune et le pouvoir. Pour s'en rendre dignes et capables, ils se dévoueraient sans réserve à Dieu et à leurs devoirs, se souvenant avec reconnaissance que le Christ s'est immolé pour les hommes, pour leurs droits, pour leur salut; et loin de songer à déposséder, à tuer ceux dont ils envient ou détestent les jouissances, ils s'efforceraient de dépouiller l'envie, de tuer lit haine qui tyrannise leur âme.

Quelle liberté, quelle gloire attendrait le pauvre, s'il s'appuyait sur, Dieu et sur ses promesses infaillibles ! Il serait notre espérance et notre lumière; et les races les plus éloignées béniraient son nom, puisqu'il aurait, par toute sa vie, rendu bon témoignage à cette consolante parole du prophète Dieu a fait les nations guérissables!

FIN.

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