Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

L'abaissement de l'Église

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 DANIEL, chap. VIII

Le début de ce chapitre éveille en moi un souvenir d'enfance qui me paraît digne d'être mentionné. Au cours d'une course d'école dans le Jura, nous étions arrivés vers le soir à proximité d'un chalet. Nos regards furent arrêtés bientôt par un spectacle rare. Un bélier avait surgi du pâturage voisin par une clôture laissée ouverte par négligence. Un autre bélier de force égale, maître incontesté de ce pâturage, se mit en état de défense devant celui qui commettait cette intrusion inadmissible et cette provocation. Mi-amusés, mi-curieux, nous regardions le spectacle. Mais la lutte ne tarda pas à s'engager entre les béliers. Elle atteignit une telle violence que nous en fûmes inquiets. Quelques-uns d'entre nous coururent vers le vacher, les autres tentèrent de séparer les combattants, mais sans succès. Les attaques des béliers devinrent toujours plus violentes, une écume jaune jaillissait de leur gueule; yeux roulés et tête baissée, ils se ruaient l'un sur l'autre à une cadence folle. Et un dernier assaut terrible, un brisement sourd: l'une des bêtes s'affaissa dans l'herbe, le crâne enfoncé, une corne pendante, tandis que l'autre bélier boitait en gémissant. Le vacher ne put que constater la mort et traîner la bête achevée, sur une brouette, jusqu'au chalet. Mais nous qui, en tant qu'enfants de paysans, étions pourtant habitués aux scènes de pâturage, nous nous tînmes ce soir-là remarquablement tranquilles. Une telle obstination, jusqu'à que mort s'ensuive, une bestialité si féroce nous avaient profondément bouleversés.

Le prophète Daniel voit dans sa vision un combat semblable. Par extraordinaire, ce combat ne se livre pas à la campagne, comme on pourrait s'y attendre, mais à la ville; non pas près d'une ferme, mais « au palais de Suse, dans la province d'Élam; près du fleuve d'Oulaï » (2). Il ne s'agit pas ici de bêtes, mais d'hommes. Le bélier et le bouc représentent des empires humains. Le bélier symbolise l'empire médo-perse, tandis que le bouc, avec une grande corne qui se brise en quatre parties, est l'empire grec d'Alexandre le Grand. En quoi nous concernent aujourd'hui ces noms tombés dans la poussière depuis des milliers d'années? Qu'ont-ils à faire avec nous et nous avec eux ? O Église, si seulement ces noms n'avaient rien à voir avec nous. Si seulement ces empires étaient ensevelis sous le sable du désert, à mille toises sous terre ! Il est d'une clarté évidente que, depuis deux décennies, le bélier et le bouc n'ont pas disparu, emportés par le vent du désert, mais qu'ils vivent aujourd'hui exactement tels que Daniel dut les voir dans sa vision. Nous supprimons simplement les anciens noms et nous les remplaçons par ceux que nous lisons chaque jour dans le journal; absolument rien n'est changé. Dieu donne au prophète une vue qui perce les limites des années, des siècles et des milliers d'années, une vue qui n'est retenue ni par l'espace ni par le temps. Dans les visions de Daniel, « mille ans sont à ses yeux comme le jour d'hier, quand il n'est plus, et comme une veille de la nuit ». Oui, le bélier et le bouc qui peuvent à tout instant fondre l'un sur l'autre pour s'anéantir mutuellement se dressent devant nous à notre grand effroi dans le monde actuel: «Je vis le bélier qui heurtait de ses cornes du côté de l'occident, du nord et du midi; il faisait tout ce qu'il voulait et sa puissance allait grandissant » (4). Dans cette phrase unique se trouve décrite la manière de penser et de se comporter des peuples actuels, c'est de l'histoire mondiale contemporaine. À côté du bélier se trouve déjà le bouc, son agresseur, qui arrive, rapide comme le vent, «sans toucher le sol » (5). Les spécialistes ont la conviction que l'agresseur agira exactement de la sorte dans une guerre future.

Ce qui frappe particulièrement le prophète, dans la vision qu'il a de ces deux bêtes, c'est leur arme de combat : la corne. Dans ce chapitre il est fait allusion d'une manière inquiétante aux cornes. La corne est le symbole de la force du bouc lié à la terre. Les peuples du monde entier se tiennent, aujourd'hui, sous le signe de la corne. Ce sont les cornes que les peuples se montrent aujourd'hui. Les cornes se dressent contre les cornes, les armes contre les armes. L'humanité est devenue une vaste forêt de cornes. Chacun tremble dans l'attente du moment où le moindre frémissement passera dans les cornes. Et cependant les peuples concentrent toute leur force et leur attention sur les cornes !

Église chrétienne, ne te laisse pas tromper par la séduction de ce monde de cornes. La vision de Daniel nous montre clairement et nettement à quoi aboutissent un monde, un peuple ou un individu qui se placent sous le signe de la corne !

Regardez ce bélier ! Il se tient là, bien campé, avec ses cornes qui frappent « à l'occident, au nord et au midi » ! Dans cette guerre à trois fronts, d'une folle témérité, il a provoqué les trois quarts du monde et, nous est-il dit, « aucun animal ne pouvait lui résister, personne n'était capable de délivrer de son pouvoir» (4). La puissance du bélier est là, comme fondée sur l'éternité.

Mais voyez maintenant surgir du sol, dans la nuit, «le plus fort», comme attiré par un appel imperceptible et conduit par une main invisible. Il est dit : « Aucune force ne pouvait résister au bélier, mais le bouc le jeta à terre, le foula aux pieds et personne ne put délivrer le bélier de ses coups » (7). Il en va ainsi de l'assurance des cornes. « Ce n'est pas une grande puissance qui sauve le roi, ce n'est pas une grande force qui délivre le géant, le cheval est impuissant pour assurer le salut, et toute sa vigueur ne donne pas de délivrance. »

Le bouc a vaincu. Mais nous lisons, au verset suivant: «Lorsqu'il fut puissant, sa grande corne se brisa» (8).

Ceci est l'histoire du monde, telle que Dieu nous l'enseigne. Une histoire tout autre que celle que nous avons l'habitude de lire et d'interpréter. Nous édifions l'histoire du monde de bas en haut, nous regardons les peuples et les individus s'élever progressivement, depuis leurs plus humbles origines, selon leur capacité et leur force. Mais Dieu nous enseigne, au contraire, à considérer l'histoire du monde de haut en bas. Il nous montre qu'un peuple ou un individu qui s'élève finit tôt ou tard par redescendre. Au regard de Dieu, il n'y a aucune gloire humaine qui ne finisse par tomber. Le point culminant de toute puissance humaine est l'indice que le déclin a commencé. Daniel nous montre d'abord les cornes dressées, puis les cornes brisées. Il n'y a, selon Dieu, aucun vainqueur suprême du monde, car il nous est dit: «Lorsqu'il devint puissant, sa grande corne se brisa ». Finalement toutes les bêtes ont les cornes brisées. «Celui qui dresse une corne sera brisé par une autre corne. Celui qui prend l'épée périra par l'épée. » Dieu ne veut rien savoir des vainqueurs. Il n'y a que des brisés. La corne, dans l'histoire de Dieu, n'est pas une solution, pas un salut, pas une issue. Car le Seigneur de toute la terre n'est pas une bête à cornes, pleine de fureur. Le Seigneur de toute la terre est le Dieu qui «a fait cesser les combats jusqu'au bout de la terre; Il a brisé l'arc, et Il a rompu la lance. Il a consumé par le feu les chars de guerre. »

Nous saisissons ici que Dieu s'adresse aux grands de ce monde sur un ton qui, s'il venait d'un homme, serait irrespectueux. Pensons-y! Il s'agit de l'empire d'un homme qui s'appelle, dans l'histoire, Alexandre le Grand; Dieu le présente à son prophète sous la forme d'un «bouc»! Dans cette vision, on voit presque de l'humour divin. Lorsque nous fronçons les sourcils pour nous donner des airs d'importance, lorsque nous nous donnons des noms et nous conférons des titres retentissants, alors paraît le Dieu dont il est dit: «Celui qui siège dans les cieux rit, le Seigneur se moque d'eux».

Nous autres humains avons l'habitude de voir les faits du passé plus grands qu'ils ne furent en réalité, nous avons la manie des grandeurs. Nous célébrons les grands hommes dans des chansons héroïques, telle cette épopée, qui jaillit de l'esprit de nos ancêtres païens, qui nous a été transmise, à nous, à nos enfants et à nos descendants, dans les Nibelungen, et qui débute par ces paroles caractéristiques : «Il nous est parlé, dans ces vieux contes, de maint prodige, de héros prestigieux, de grands travaux, de liesses et de festivités, de pleurs et de plaintes, de vaillants guerriers et de combats. Qu'il vous plaise d'ouïr maintenant ces légendes merveilleuses».

Actes d'éclat de la force humaine. C'est ainsi que nous célébrons les hommes d'une manière solennelle et avec emphase. Nous parlons «de vaillants guerriers, de combats » et de grands travaux. Mais Dieu parle d'un combat entre un bélier et un bouc. L'un d'entre eux brise les cornes de l'autre et le piétine à terre. C'est de cette façon peu héroïque - nous pourrions, dire sans goût et sans éclat - que Dieu parle dans son livre.

Mais il est aussi question d'une petite corne qui grandit vers le midi et vers l'ouest. Elle s'élève jusqu'à l'armée des cieux et fait tomber à terre un certain nombre d'étoiles. Petite corne qui ne livre pas le combat contre ses semblables mais contre Dieu (9, 10).

Devant cette vision le prophète demeure perplexe, jusqu'au moment où Dieu lui envoie son messager, Gabriel, pour lui dire: «Fils de l'homme, comprends bien que cette vision se rapporte au temps de la dernière colère» (17, 19). En ce temps-là « les impies auront le dessus. Il s'élèvera du milieu d'eux un roi plein d'arrogance et de ruse; il «fera périr beaucoup d'hommes qui vivaient paisiblement » (25). Il fera de terribles ravages, non seulement parmi les puissants de la terre, mais aussi parmi le peuple de Dieu et jusque dans son sanctuaire. « Grâce à son habileté, sa perfidie triomphera. Il s'élèvera contre le souverain des souverains. La réussite et le succès l'accompagneront deux mille trois cents soirs et matins » (24, 25, 14).

Ceci nous fait comprendre pourquoi le peuple chrétien se représente souvent la puissance de l'antéchrist, le diable, sous la forme d'un être à cornes. Il ne s'agit pas dans ce huitième chapitre de Daniel d'une fantaisie, vide de sens, mais d'un souvenir très précis de Daniel, qui nous dépeint les cornes comme l'expression même de l'abîme. On saisit maintenant pourquoi Daniel, après avoir vu cet abîme, put dire : « Je tombai de défaillance et je fus malade pendant quelques jours » (27). Le seul récit de cette vision suffirait à nous rendre malades !

Mais ce chapitre n'est pas dénué de toute espérance. Il s'agit non de cette maladie qui conduit à la mort mais de cette maladie qui conduit à la vie par le repentir, la conversion et le retour à Dieu. Au cours de ce chapitre, paraît toujours à nouveau quelque chose de semblable à cette main, qui, lors du festin de Belsatsar, écrivit sur la chaux de la muraille du palais royal en face du chandelier. Tous les fils se rassemblent mystérieusement dans cette main lumineuse. La puissance du roi impudent et arrogant de la fin des temps « s'accroîtra, mais non par sa propre force» (24). La force lui est simplement prêtée. «Ce temps de la dernière colère » n'est pas le dernier acte de ce chapitre. Si sombre soit-il, ce chapitre est transitoire, il aboutit au but final de tous les temps. Il est annoncé à Daniel que ce roi arrogant «sera brisé sans le secours d'aucune main » (25), ce qui signifie : sans le secours d'une main humaine. Une main est là, qui le brisera, la main de Dieu.

Seule une mince cloison sépare le prophète de cette nuit lumineuse qui s'étend sur l'étable de Bethléem. La puissance de Noël est en marche. Quelques rayons de cette lumière céleste ont filtré à travers l'obscurité de ce chapitre. En ce temps-là, Dieu enverra dans le monde sa puissance victorieuse qui brisera le roi arrogant de la fin des temps. Ce n'est pas pur hasard que le messager de Dieu, l'ange Gabriel, qui apparaît ici à Daniel, ne se retrouve, dans toute l'Écriture sainte, qu'au chapitre premier de Lue, au moment de l'annonciation à Marie de la venue d'un autre roi: « Son royaume n'aura point de fin ». En Jésus-Christ Dieu envoie à son peuple une autre corne, non celle de la perdition, mais celle qui vient d'en-haut, « une corne de salut » qui sert de salut à tous les peuples. Dieu envoie le seul vainqueur, le vainqueur des vainqueurs.

Considérez de quelle façon étrange et incompréhensible Dieu agit. Dieu présente au monde le roi qui le dominera sous la forme d'un enfant sans défense, nu et reposant dans une crèche. C'est le même Dieu qui envoya, à la rencontre d'un Goliath, le jeune berger David, sans l'armure de Saül. C'est le même Dieu dont il est dit: « Par la bouche des enfants et de ceux qui sont à la mamelle, tu as fondé ta gloire, pour confondre tes adversaires, pour imposer silence à l'ennemi et au vindicatif ». Dieu envoie l'agneau, au milieu des sabots des béliers et des boucs. Un agneau qui ne porte pas de corne: «Voici l'agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde ». À la croix, l'Église sans défense est victorieuse. L'Église victorieuse revêt, en ce monde, l'image de l'agneau. Personne ne pourra s'élever au-dessus de l'agneau. Les hommes le repousseront de leurs cornes, le blesseront et le tueront. Mais ils ne pourront pas l'écarter. En présence de l'agneau qui porte les péchés du monde, les bêtes de ce monde sont impuissantes. Leurs cornes viennent se briser contre lui. C'est la victoire que connaît l'Église.

Le dernier combat sera livré entre le Christ et l'antéchrist. Ce combat se prépare. Nous pouvons observer ses préliminaires. Il nous est accordé de jeter un coup d'oeil sur ce mystère. Le début du combat entre l'agneau et l'être à cornes nous est révélé au chapitre IV de Matthieu: «Alors Jésus fut emmené par l'Esprit dans le désert, pour être tenté par le diable. Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim. Le diable le transporta encore sur une montagne très élevée, lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire, et lui dit : Je te donnerai toutes ces choses, si tu te prosternes et m'adores. Jésus lui dit: Retire-toi de moi, Satan ! Car il est écrit: Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul. Alors le diable le laissa. Et voici, des anges vinrent auprès de Jésus, et le servirent. »

C'est le début du combat entre la corne de la destruction et celle du salut. Ces préliminaires sont déjà si riches de promesses, que la victoire finale du Christ - lorsque tous les ennemis de Dieu seront sous ses pieds - ne laisse aucun doute.

Daniel ajoute : « Puis, je me levai, et je m'occupai des affaires du roi » (27). Il ne lui vient pas à l'esprit de se retirer de la cour du roi. En connaissance de cause il reste à la cour et accomplit son devoir de tous les jours. Nous devons prendre garde aux signes des temps. C'est un péché, aujourd'hui, de n'y pas prêter attention. Mais si nous devons avoir en vue le but dernier, nous ne devons pas non plus négliger le devoir immédiat.

«Puis, je me levai, et je m'occupai des affaires du roi. » C'est un appel pour nous au devoir quotidien. D'autre part, c'est également un péché que d'aller à son devoir aveuglément, parce que Dieu ne nous laisse pas dans l'ignorance.
« Puis, je me levai, et je m'occupai des affaires du roi.» C'est également un appel, dans un sens encore plus profond, à s'occuper des affaires du Roi suprême en accomplissant le service d'amour et celui de témoin du Seigneur de l'Église. Maintenant, il s'agit de racheter le temps et d'agir pendant qu'il fait jour.
Le jour est encore là.

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