DANIEL,
chap.
VIII
Le début de ce chapitre
éveille en moi un souvenir d'enfance qui me
paraît digne d'être mentionné.
Au cours d'une course d'école dans le Jura,
nous étions arrivés vers le soir
à proximité d'un chalet. Nos regards
furent arrêtés bientôt par un
spectacle rare. Un bélier avait surgi du
pâturage voisin par une clôture
laissée ouverte par négligence. Un
autre bélier de force égale,
maître incontesté de ce
pâturage, se mit en état de
défense devant celui qui commettait cette
intrusion inadmissible et cette provocation.
Mi-amusés, mi-curieux, nous regardions le
spectacle. Mais la lutte ne tarda pas à
s'engager entre les béliers. Elle atteignit
une telle violence que nous en fûmes
inquiets. Quelques-uns d'entre nous coururent vers
le vacher, les autres tentèrent de
séparer les combattants, mais sans
succès. Les attaques des béliers
devinrent toujours plus violentes, une écume
jaune jaillissait de leur
gueule; yeux roulés et tête
baissée, ils se ruaient l'un sur l'autre
à une cadence folle. Et un dernier assaut
terrible, un brisement sourd: l'une des bêtes
s'affaissa dans l'herbe, le crâne
enfoncé, une corne pendante, tandis que
l'autre bélier boitait en gémissant.
Le vacher ne put que constater la mort et
traîner la bête achevée, sur une
brouette, jusqu'au chalet. Mais nous qui, en tant
qu'enfants de paysans, étions pourtant
habitués aux scènes de
pâturage, nous nous tînmes ce
soir-là remarquablement tranquilles. Une
telle obstination, jusqu'à que mort
s'ensuive, une bestialité si féroce
nous avaient profondément
bouleversés.
Le prophète Daniel voit dans
sa vision un combat semblable. Par extraordinaire,
ce combat ne se livre pas à la campagne,
comme on pourrait s'y attendre, mais à la
ville; non pas près d'une ferme, mais «
au palais de Suse, dans la province d'Élam;
près du fleuve d'Oulaï »
(2).
Il ne s'agit pas ici de
bêtes, mais d'hommes. Le bélier et le
bouc représentent des empires humains. Le
bélier symbolise l'empire médo-perse,
tandis que le bouc, avec une grande corne qui se
brise en quatre parties, est l'empire grec
d'Alexandre le Grand. En quoi nous concernent
aujourd'hui ces noms tombés dans la
poussière depuis des milliers
d'années? Qu'ont-ils à faire avec
nous et nous avec eux ? O Église, si
seulement ces noms n'avaient
rien à voir avec nous. Si seulement ces
empires étaient ensevelis sous le sable du
désert, à mille toises sous terre !
Il est d'une clarté évidente que,
depuis deux décennies, le bélier et
le bouc n'ont pas disparu, emportés par le
vent du désert, mais qu'ils vivent
aujourd'hui exactement tels que Daniel dut les voir
dans sa vision. Nous supprimons simplement les
anciens noms et nous les remplaçons par ceux
que nous lisons chaque jour dans le journal;
absolument rien n'est changé. Dieu donne au
prophète une vue qui perce les limites des
années, des siècles et des milliers
d'années, une vue qui n'est retenue ni par
l'espace ni par le temps. Dans les visions de
Daniel, « mille ans sont à ses yeux
comme le jour d'hier, quand il n'est plus, et comme
une veille de la nuit ». Oui, le bélier
et le bouc qui peuvent à tout instant fondre
l'un sur l'autre pour s'anéantir
mutuellement se dressent devant nous à notre
grand effroi dans le monde actuel: «Je vis le
bélier qui heurtait de ses cornes du
côté de l'occident, du nord et du
midi; il faisait tout ce qu'il voulait et sa
puissance allait grandissant »
(4).
Dans cette phrase unique se
trouve décrite la manière de penser
et de se comporter des peuples actuels, c'est de
l'histoire mondiale contemporaine. À
côté du bélier se trouve
déjà le bouc, son agresseur, qui
arrive, rapide comme le vent, «sans toucher le
sol »
(5).
Les spécialistes ont la
conviction que l'agresseur agira
exactement de la sorte dans une guerre
future.
Ce qui frappe
particulièrement le prophète, dans la
vision qu'il a de ces deux bêtes, c'est leur
arme de combat : la corne. Dans ce chapitre il est
fait allusion d'une manière
inquiétante aux cornes. La corne est le
symbole de la force du bouc lié à la
terre. Les peuples du monde entier se tiennent,
aujourd'hui, sous le signe de la corne. Ce sont les
cornes que les peuples se montrent aujourd'hui. Les
cornes se dressent contre les cornes, les armes
contre les armes. L'humanité est devenue une
vaste forêt de cornes. Chacun tremble dans
l'attente du moment où le moindre
frémissement passera dans les cornes. Et
cependant les peuples concentrent toute leur force
et leur attention sur les cornes !
Église chrétienne, ne
te laisse pas tromper par la séduction de ce
monde de cornes. La vision de Daniel nous montre
clairement et nettement à quoi aboutissent
un monde, un peuple ou un individu qui se placent
sous le signe de la corne !
Regardez ce bélier ! Il se
tient là, bien campé, avec ses cornes
qui frappent « à l'occident, au nord et
au midi » ! Dans cette guerre à trois
fronts, d'une folle témérité,
il a provoqué les trois quarts du monde et,
nous est-il dit, « aucun animal ne pouvait lui
résister, personne n'était capable de
délivrer de son pouvoir» (4).
La
puissance du bélier
est là, comme fondée sur
l'éternité.
Mais voyez maintenant surgir du
sol,
dans la nuit, «le plus fort», comme
attiré par un appel imperceptible et conduit
par une main invisible. Il est dit : « Aucune
force ne pouvait résister au bélier,
mais le bouc le jeta à terre, le foula aux
pieds et personne ne put délivrer le
bélier de ses coups »
(7).
Il en va ainsi de l'assurance
des cornes. « Ce n'est pas une grande
puissance qui sauve le roi, ce n'est pas une grande
force qui délivre le géant, le cheval
est impuissant pour assurer le salut, et toute sa
vigueur ne donne pas de délivrance.
»
Le bouc a vaincu. Mais nous
lisons,
au verset suivant: «Lorsqu'il fut puissant, sa
grande corne se brisa»
(8).
Ceci est l'histoire du monde,
telle
que Dieu nous l'enseigne. Une histoire tout autre
que celle que nous avons l'habitude de lire et
d'interpréter. Nous édifions
l'histoire du monde de bas en haut, nous regardons
les peuples et les individus s'élever
progressivement, depuis leurs plus humbles
origines, selon leur capacité et leur force.
Mais Dieu nous enseigne, au contraire, à
considérer l'histoire du monde de haut en
bas. Il nous montre qu'un peuple ou un individu qui
s'élève finit tôt ou tard par
redescendre. Au regard de Dieu, il n'y a aucune
gloire humaine qui ne finisse par tomber. Le point
culminant
de toute puissance humaine est l'indice que le
déclin a commencé. Daniel nous montre
d'abord les cornes dressées, puis les cornes
brisées. Il n'y a, selon Dieu, aucun
vainqueur suprême du monde, car il nous est
dit: «Lorsqu'il devint puissant, sa grande
corne se brisa ». Finalement toutes les
bêtes ont les cornes brisées.
«Celui qui dresse une corne sera brisé
par une autre corne. Celui qui prend
l'épée périra par
l'épée. » Dieu ne veut rien
savoir des vainqueurs. Il n'y a que des
brisés. La corne, dans l'histoire de Dieu,
n'est pas une solution, pas un salut, pas une
issue. Car le Seigneur de toute la terre n'est pas
une bête à cornes, pleine de fureur.
Le Seigneur de toute la terre est le Dieu qui
«a fait cesser les combats jusqu'au bout de la
terre; Il a brisé l'arc, et Il a rompu la
lance. Il a consumé par le feu les chars de
guerre. »
Nous saisissons ici que Dieu
s'adresse aux grands de ce monde sur un ton qui,
s'il venait d'un homme, serait irrespectueux.
Pensons-y! Il s'agit de l'empire d'un homme qui
s'appelle, dans l'histoire, Alexandre le Grand;
Dieu le présente à son
prophète sous la forme d'un
«bouc»! Dans cette vision, on voit
presque de l'humour divin. Lorsque nous
fronçons les sourcils pour nous donner des
airs d'importance, lorsque nous nous donnons des
noms et nous conférons des titres
retentissants, alors paraît le Dieu dont il est
dit:
«Celui qui siège dans les cieux rit, le
Seigneur se moque d'eux».
Nous autres humains avons
l'habitude
de voir les faits du passé plus grands
qu'ils ne furent en réalité, nous
avons la manie des grandeurs. Nous
célébrons les grands hommes dans des
chansons héroïques, telle cette
épopée, qui jaillit de l'esprit de
nos ancêtres païens, qui nous a
été transmise, à nous,
à nos enfants et à nos descendants,
dans les Nibelungen, et qui débute par ces
paroles caractéristiques : «Il nous est
parlé, dans ces vieux contes, de maint
prodige, de héros prestigieux, de grands
travaux, de liesses et de festivités, de
pleurs et de plaintes, de vaillants guerriers et de
combats. Qu'il vous plaise d'ouïr maintenant
ces légendes merveilleuses».
Actes d'éclat de la force
humaine. C'est ainsi que nous
célébrons les hommes d'une
manière solennelle et avec emphase. Nous
parlons «de vaillants guerriers, de combats
» et de grands travaux. Mais Dieu parle d'un
combat entre un bélier et un bouc. L'un
d'entre eux brise les cornes de l'autre et le
piétine à terre. C'est de cette
façon peu héroïque - nous
pourrions, dire sans goût et sans
éclat - que Dieu parle dans son
livre.
Mais il est aussi question d'une
petite corne qui grandit vers le midi et vers
l'ouest. Elle s'élève jusqu'à
l'armée des cieux et fait tomber à
terre un certain nombre
d'étoiles. Petite corne qui ne livre pas le
combat contre ses semblables mais contre Dieu
(9,
10).
Devant cette vision le
prophète demeure perplexe, jusqu'au moment
où Dieu lui envoie son messager, Gabriel,
pour lui dire: «Fils de l'homme, comprends
bien que cette vision se rapporte au temps de la
dernière colère»
(17,
19). En ce temps-là
« les impies auront le dessus. Il
s'élèvera du milieu d'eux un roi
plein d'arrogance et de ruse; il «fera
périr beaucoup d'hommes qui vivaient
paisiblement »
(25).
Il
fera de terribles ravages,
non seulement parmi les puissants de la terre, mais
aussi parmi le peuple de Dieu et jusque dans son
sanctuaire. « Grâce à son
habileté, sa perfidie triomphera. Il
s'élèvera contre le souverain des
souverains. La réussite et le succès
l'accompagneront deux mille trois cents soirs et
matins »
(24,
25, 14).
Ceci nous fait comprendre
pourquoi
le peuple chrétien se représente
souvent la puissance de l'antéchrist, le
diable, sous la forme d'un être à
cornes. Il ne s'agit pas dans ce huitième
chapitre de Daniel d'une fantaisie, vide de sens,
mais d'un souvenir très précis de
Daniel, qui nous dépeint les cornes comme
l'expression même de l'abîme. On saisit
maintenant pourquoi Daniel, après avoir vu
cet abîme, put dire : « Je tombai de
défaillance et je fus malade pendant quelques
jours »
(27).
Le
seul récit de cette
vision suffirait à nous rendre malades
!
Mais ce chapitre n'est pas
dénué de toute espérance. Il
s'agit non de cette maladie qui conduit à la
mort mais de cette maladie qui conduit à la
vie par le repentir, la conversion et le retour
à Dieu. Au cours de ce chapitre,
paraît toujours à nouveau quelque
chose de semblable à cette main, qui, lors
du festin de Belsatsar, écrivit sur la chaux
de la muraille du palais royal en face du
chandelier. Tous les fils se rassemblent
mystérieusement dans cette main lumineuse.
La puissance du roi impudent et arrogant de la fin
des temps « s'accroîtra, mais non par sa
propre force»
(24).
La
force lui est simplement
prêtée. «Ce temps de la
dernière colère » n'est pas le
dernier acte de ce chapitre. Si sombre soit-il, ce
chapitre est transitoire, il aboutit au but final
de tous les temps. Il est annoncé à
Daniel que ce roi arrogant «sera brisé
sans le secours d'aucune main »
(25),
ce
qui signifie : sans le
secours d'une main humaine. Une main est là,
qui le brisera, la main de Dieu.
Seule une mince cloison
sépare le prophète de cette nuit
lumineuse qui s'étend sur l'étable de
Bethléem. La puissance de Noël est en
marche. Quelques rayons de cette lumière
céleste ont filtré à travers
l'obscurité de ce chapitre. En ce
temps-là, Dieu enverra dans le monde sa
puissance victorieuse qui brisera le roi arrogant
de la fin
des
temps. Ce n'est pas pur hasard que le messager de
Dieu, l'ange Gabriel, qui apparaît ici
à Daniel, ne se retrouve, dans toute
l'Écriture sainte, qu'au chapitre premier de
Lue, au moment de l'annonciation à Marie de
la venue d'un autre roi: « Son royaume n'aura
point de fin ». En Jésus-Christ Dieu
envoie à son peuple une autre corne, non
celle de la perdition, mais celle qui vient
d'en-haut, « une corne de salut » qui
sert de salut à tous les peuples. Dieu
envoie le seul vainqueur, le vainqueur des
vainqueurs.
Considérez de quelle
façon étrange et
incompréhensible Dieu agit. Dieu
présente au monde le roi qui le dominera
sous la forme d'un enfant sans défense, nu
et reposant dans une crèche. C'est le
même Dieu qui envoya, à la rencontre
d'un Goliath, le jeune berger David, sans l'armure
de Saül. C'est le même Dieu dont il est
dit: « Par la bouche des enfants et de ceux
qui sont à la mamelle, tu as fondé ta
gloire, pour confondre tes adversaires, pour
imposer silence à l'ennemi et au vindicatif
». Dieu envoie l'agneau, au milieu des sabots
des béliers et des boucs. Un agneau qui ne
porte pas de corne: «Voici l'agneau de Dieu,
qui ôte le péché du monde
». À la croix, l'Église sans
défense est victorieuse. L'Église
victorieuse revêt, en ce monde, l'image de
l'agneau. Personne ne pourra s'élever
au-dessus de l'agneau. Les hommes le repousseront
de
leurs
cornes, le blesseront et le tueront. Mais ils ne
pourront pas l'écarter. En présence
de l'agneau qui porte les péchés du
monde, les bêtes de ce monde sont
impuissantes. Leurs cornes viennent se briser
contre lui. C'est la victoire que connaît
l'Église.
Le dernier combat sera livré
entre le Christ et l'antéchrist. Ce combat
se prépare. Nous pouvons observer ses
préliminaires. Il nous est accordé de
jeter un coup d'oeil sur ce mystère. Le
début du combat entre l'agneau et
l'être à cornes nous est
révélé au chapitre IV de
Matthieu: «Alors Jésus fut
emmené par l'Esprit dans le désert,
pour être tenté par le diable.
Après avoir jeûné quarante
jours et quarante nuits, il eut faim. Le diable le
transporta encore sur une montagne très
élevée, lui montra tous les royaumes
du monde et leur gloire, et lui dit : Je te
donnerai toutes ces choses, si tu te prosternes et
m'adores. Jésus lui dit: Retire-toi de moi,
Satan ! Car il est écrit: Tu adoreras le
Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul.
Alors le diable le laissa. Et voici, des anges
vinrent auprès de Jésus, et le
servirent. »
C'est le début du combat
entre la corne de la destruction et celle du salut.
Ces préliminaires sont déjà si
riches de promesses, que la victoire finale du
Christ - lorsque tous les ennemis de Dieu seront
sous ses pieds - ne laisse aucun doute.
Daniel ajoute : « Puis, je me
levai, et je m'occupai des affaires du roi »
(27).
Il
ne lui vient pas à
l'esprit de se retirer de la cour du roi. En
connaissance de cause il reste à la cour et
accomplit son devoir de tous les jours. Nous devons
prendre garde aux signes des temps. C'est un
péché, aujourd'hui, de n'y pas
prêter attention. Mais si nous devons avoir
en vue le but dernier, nous ne devons pas non plus
négliger le devoir
immédiat.
«Puis, je me levai, et je
m'occupai des affaires du roi. » C'est un
appel pour nous au devoir quotidien. D'autre part,
c'est également un péché que
d'aller à son devoir aveuglément,
parce que Dieu ne nous laisse pas dans
l'ignorance.
« Puis, je me levai, et je
m'occupai des affaires du roi.» C'est
également un appel, dans un sens encore plus
profond, à s'occuper des affaires du Roi
suprême en accomplissant le service d'amour
et celui de témoin du Seigneur de
l'Église. Maintenant, il s'agit de racheter
le temps et d'agir pendant qu'il fait
jour.
Le jour est encore là.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |