DANIEL,
chap. IV
L'arbre que Nébucadnetsar
voit en songe, dans ce chapitre, est d'une hauteur
gigantesque. Les arbres peuvent s'élever
très haut. Leurs cimes orgueilleuses peuvent
toucher au ciel. Ils prennent la terre aux
arbrisseaux et leur interceptent le soleil. Et
apparemment Dieu regarde en spectateur. Il laisse
tomber la pluie et permet au soleil de luire pour
favoriser la croissance des grands arbres.
Même l'injustice de ce monde se
développe par la grâce de Dieu. Mais
Dieu ne sommeille pas, même si sa
longanimité à l'égard de ces
grands arbres est souvent plus grande que la
nôtre. Sa justice subsiste même lorsque
nous ne pouvons plus la discerner.
Nébucadnetsar ne passe pas
ses nuits aussi paisiblement qu'il ne le semble. Il
voit en songe « celui qui veille et qui
descend du ciel». Le veilleur se tient
à son poste. C'est pourquoi ne tremblez pas,
petits arbres qui végétez à
l'ombre parce que le grand arbre
vous intercepte le soleil. Celui qui veille vit et
n'a encore jamais laissé de repos à
un Nébucadnetsar. Ne tremblez pas, petits
arbres, l'heure du grand arbre viendra. Celui qui
veille s'en porte garant.
La gloire de Nébucadnetsar se
prolonge. Même lorsque le jugement a
été prononcé, il lui reste
encore douze mois de répit. Mais alors,
telle la foudre qui tombe en plein jour, le
jugement fond sur lui. L'orgueil s'est
emparé de Nébucadnetsar. Il se
compare «à un arbre planté au
bord d'un ruisseau ». Dans l'éclat de
ses succès politiques et culturels, il
dépasse la mesure: «N'est-ce pas ici la
grande Babylone que, grâce à ma
puissance souveraine, j'ai bâtie pour en
faire la résidence royale à la gloire
de ma majesté?»
(30).
«La parole était
encore dans la bouche du roi lorsqu'une voix
descendit du ciel »
(31),
une voix qui l'atteignit. La
gloire de Nébucadnetsar a été
de longue durée. La longanimité de
Dieu est grande. Mais soudain paraît le
jugement.
Je garde du temps de ma jeunesse
ce
souvenir des propos de vieux paysans lorsqu'ils
étaient à table ou au travail et
qu'ils parlaient des événements du
monde : « Les arbres ne
s'élèvent pas jusqu'au ciel »,
disaient-ils. Cette parole est entrée dans
les dictons populaires, à une époque
où l'on paraissait mieux connaître
Daniel que de nos jours. Il nous est montré
dans ce chapitre de quelle
manière celui qui veille empêche
«les grands arbres de pousser jusqu'au ciel
». Il s'agit de celui qui veille, de celui qui
se tient à son poste et a le souci de
l'honneur de Dieu. Nous avons de la peine à
saisir qui est celui que Nébucadnetsar vit
en songe, si ce n'est le témoin et le
prophète de Dieu. Si haut que nous
remontions dans l'Ancien Testament, chaque fois que
paraît un Nébucadnetsar, nous voyons
surgir à ses côtés celui dont
la mission est de prendre garde qu'on n'oublie pas
de «rendre à Dieu ce qui est à
Dieu». Nous entendons Jean-Baptiste dire au
roi adultère de son temps : «Il ne
t'est pas permis d'avoir la femme de ton
frère ». Il dit au peuple et aux grands
ecclésiastiques cette parole
surprenante
« Déjà la
cognée est mise à la racine des
arbres».
Il est bon que nous examinions
plus
attentivement le songe de Nébucadnetsar.
Peut-être s'adresse-t-il, non seulement aux
«grands arbres », aux rois, aux
empereurs, aux dictateurs, mais également
à nous autres qui, comme de frêles
arbrisseaux, passons notre existence à
l'ombre de ces grands arbres. Nébucadnetsar
décrit en ces termes cet arbre qu'il voit en
songe : « Son feuillage était beau, et
ses fruits abondants. Il fournissait de la
nourriture à tous; les bêtes des
champs s'abritaient sous son ombre, les oiseaux du
ciel se tenaient dans ses branches, et toute
créature tirait de lui sa nourriture »
(12).
On est surpris de la beauté
de ces paroles", sortant de la bouche d'un
souverain qui vécut il y a plus de deux
mille cinq cents ans. Il nous est difficile de nous
soustraire au charme de ce songe.
Nébucadnetsar ne rêve pas uniquement
de puissance, de grandeur et de pouvoir brutal. Il
aimerait être « un arbre utile portant
des fruits et de la nourriture pour tous ». Il
se voit jouant le rôle de père de la
Patrie, ses sujets sont ses enfants auxquels il
assure la nourriture, les vêtements et le
logis ainsi qu'aide et protection envers l'ennemi
du dedans et celui du dehors. Dans son grand coeur
de seigneur, il aimerait englober tous ses enfants.
Songe vraiment digne d'un roi!
Jamais homme d'État ne
pourrait souhaiter plus beau rêve. Rêve
agréable aussi pour ses sujets. Un
État grand et fort, une patrie qui serait
redoutée et respectée par tous les
peuples, un État dont la puissance, le
crédit et la superficie s'étendraient
jusqu'aux extrémités du monde - une
telle perspective pourrait nous enthousiasmer,
même sans être Nébucadnetsar.
Nous aimerions tous être citoyens d'un pays
dont le feuillage s'étende au loin et offre
à tous les moyens de subsistance, citoyens
d'une patrie dont l'enseignement, la nourriture et
l'armement soient prospères, citoyens d'un
État duquel on puisse dire : « Tout
être vivant tirait de lui sa nourriture
». Il ne faudrait pas rejeter d'emblée
un État pareil, surtout si l'on avait la chance d'y
revêtir un
poste, supérieur ou inférieur.
Aujourd'hui, beaucoup de jeunes filles songent
à ce Nébucadnetsar lorsqu'elles
cherchent un mari dont le revenu soit
assuré. Notre génération se
jetterait, sans s'en apercevoir, dans les bras de
Nébucadnetsar.
Nous commençons à
rêver. C'est le songe de Nébucadnetsar
que nous rêvons. Dans ce songe monte à
notre conscience ce qui était caché
dans notre inconscient. Nous avons follement
rêvé de l'arbre dont la cime
s'élève jusqu'au ciel et dont le
feuillage s'étend jusqu'aux
extrémités de la terre. Ce fut le
rêve de nos peuples européens et
américains, et c'est actuellement, avec une
force inattendue le rêve de l'Orient. N'en
est-il, pas ainsi ? N'avons-nous pas tous
rêvé d'un âge où le monde
entier serait notre patrie et où les cinq
continents se tiendraient prêts à
satisfaire tous nos désirs ?
Ce chapitre commence par ces
paroles
expressives :
« Moi, Nébucadnetsar,
j'étais tranquille dans ma maison et
florissant dans mon palais »
(4).
Ce songe naquit de la
tranquillité. C'est ce que nous promettait
jadis et ce que nous promet encore le
progrès sous une autre forme, par ces grands
mots : «le bien-être dans la maison
» ; c'est un château, une
résidence dans laquelle nous pourrions
passer une existence tranquille et heureuse; une
demeure dans laquelle nous serions assurés de ne
plus avoir
à demander le pain quotidien, une demeure
dans laquelle nous aurions tout à dire et
Dieu plus rien.
Ce fut notre rêve.
Je ne me rappelle pas avoir lu
une
description plus saisissante de l'aspiration
profonde des peuples rejetés du paradis que
celle du chapitre IV de Daniel.
«Moi, Nébucadnetsar, je
vivais tranquille dans ma demeure et heureux dans
mon palais. J'ai eu un songe: il y avait au milieu
de la terre un arbre qui était très
haut. Cet arbre était devenu grand et fort,
sa cime s'élevait jusqu'aux cieux, et on le
voyait des extrémités de toute la
terre. Son feuillage était beau, et ses
fruits abondants; il portait de la nourriture pour
tous; les bêtes des champs s'abritaient sous
son ombre, les oiseaux du ciel faisaient leur
demeure parmi ses branches, et tout être
vivant tirait de lui sa nourriture »
(4, 10,
11, 12). Ce rêve
dépeint une déification de
soi-même qui touche au césaropapisme :
«N'est-ce pas ici la grande Babylone, que j'ai
bâtie, grâce à ma puissance
souveraine, à la gloire de ma majesté
?»
(30).
Les fouilles de l'antique
Babylone révèlent combien la
glorification du monarque était
motivée. Les briques mêmes avec
lesquelles Nébucadnetsar construisit ses
fortifications portent son nom et son effigie, et
transmettent sa renommée aux
générations les plus lointaines. Sur
l'une des innombrables tablettes découvertes par
les
fouilles, Nébucadnetsar exprime le
désir que ses dieux lui prêtent longue
vie et santé. L'inscription se termine par
ces mots : «J'aimerais vivre
éternellement» (Robert Koldeway: La
Babylone ressuscitée, Leipzig 1914, pages 53
et 75).
Nébucadnetsar construit
«par sa puissance souveraine, à la
gloire de sa majesté». Il souhaite
vivre à jamais au milieu de ses
constructions. Mais «celui qui veille» se
tient à son poste et replace à ses
limites humaines celui qui tente de
pénétrer dans les conseils de Dieu.
Celui qui franchit les limites de l'existence
humaine «doit mourir». Car: «Je suis
le Seigneur, ton Dieu, tu n'auras point d'autres
dieux devant ma face - tu ne te feras point d'image
taillée ni rien de semblable - tu ne te
prosterneras point devant elles, et tu ne les
serviras point, car moi, l'Éternel, ton
Dieu, je suis un Dieu jaloux - tu ne laisseras
point impuni celui qui prendra mon nom en
vain»
(EXODE
XX). «Celui qui
veille» n'acceptera pas que
Nébucadnetsar construise « par sa
puissance souveraine, à la gloire de sa
majesté».
Passons à la deuxième
partie de ce songe qui est moins plaisante. Nous
entendons «celui qui veille » crier d'une
voix forte : «Abattez l'arbre, coupez ses
branches, secouez ses feuilles et dispersez ses
fruits, afin que tous les vivants reconnaissent que
le Très-Haut domine sur la royauté
des hommes; qu'Il la donne à qui Il veut, et qu'Il
y
élève le plus humble de tous...
»
(14,
17).
C'est ce qui apparaît toujours
plus distinctement à notre
génération, depuis plus de vingt ans:
«Celui qui veille à l'honneur de Dieu
est à l'oeuvre». Il écime les
fiers sommets et coupe le feuillage luxuriant, un
frémissement visible agite non seulement les
grands arbres, mais aussi les arbrisseaux. Nous
entendons les coups de sa cognée retentir
à travers la forêt des nations, et les
coups se rapprochent toujours davantage de notre
pays. Le temps vient, il n'est peut-être pas
très éloigné où
«les bêtes qui s'abritent sous son
ombrage fuiront, et où les oiseaux prendront
leur vol du milieu de ses branches »
(14).
Il est dit de Nébucadnetsar
qu'il fut chassé de la tranquillité
de sa demeure et de la magnificence de son palais,
parmi l'herbe des champs, lié avec des
chaînes de fer et d'airain. Il fut
trempé de la rosée du ciel. Dieu lui
ôta son coeur d'homme et lui donna un coeur
de bête. Il fut banni dans la campagne
inculte jusqu'au jour où «ses cheveux
poussèrent comme les plumes de l'aigle, et
ses ongles comme ceux des oiseaux »
(32,
33).
Il ne nous est pas donné de
connaître jusqu'à quel point cette
parole prophétique s'est accomplie pour
notre génération et pour ceux qui la
dirigent, et jusqu'à quel point elle
s'accomplira dans les temps futurs. Nous pouvons
simplement
affirmer que nous nous trouvons inclus dans le
jugement. Sommes-nous tout au début,
peut-être au premier des sept temps ? L'homme
qui franchit les limites humaines et ne prend pas
garde « à celui qui veille »
finira tôt ou tard par sombrer en dessous des
limites humaines, par recevoir «un coeur de
bête ». Le porteur d'une culture devenue
athée et antichrétienne peut en
dernier ressort être comparé à
«une bête sauvage». Les cheveux
teints, parfumés et frisés -
l'orgueil de «l'homme de culture » -
poussent comme les plumes de l'aigle, et ses ongles
manucurés ressemblent à ceux de
l'oiseau. Le gourmet sera chassé de sa
cuisine bourgeoise ou végétarienne et
devra s'estimer heureux de manger de l'herbe avec
les boeufs - ou d'être un gardien de
pourceaux - afin que tous les vivants reconnaissent
que le Très-Haut domine sur la
royauté des hommes; qu'il la donne à
qui il veut, et qu'il y élève le plus
humble de tous »
(17).
Ce chapitre n'est pas encore
terminé. (Qui pourra jamais en
épuiser le sens ?) Il s'y trouve encore
autre chose. De même que, parfois, dans une
nuit noire comme le jais nous pouvons discerner une
étoile isolée, entre des nuages
chassés par le vent, nous voyons, dans ce
chapitre - qui traite du plus grand jugement - une
étoile. Une seule étoile, mais elle
en est une. Celui qui la suivra avec
persévérance finira par atteindre l'étable, dans
laquelle
naquit un enfant, alors que les
ténèbres étaient grandes et
que les ombres du péché et de la mort
s'étendaient sur la terre.
Daniel donne au roi ce conseil
spirituel: « C'est pourquoi, ô roi,
daigne agréer mon conseil : Rachète
tes péchés par la justice, et tes
iniquités par la miséricorde envers
les malheureux »
(27).
Daniel parle ainsi et c'est
Dieu qui lui met ce conseil dans la bouche. C'est
pourquoi le conseil qu'il donne au roi est juste.
Dieu n'a pas cessé de parler. Après
un silence séculaire, «la parole de
Dieu était rare dans le pays », Dieu a
parlé par la bouche de ses apôtres
dans le Nouveau Testament. De sa lumière, le
Nouveau Testament éclaire et complète
le conseil de Daniel au roi : « Quand tu
distribuerais tous tes biens pour la nourriture des
pauvres, quand tu livrerais même ton corps
pour être brûlé... » toute
ta propre justice ne pourrait te délivrer de
tes péchés et de tes
iniquités. Il n'y a aucun lieu en ce monde
où tu puisses être
délivré de tes péchés
et de tes iniquités qu'à Golgotha, le
lieu où un roi d'une nature tout autre que
la tienne, à cause de la multitude de tes
péchés, fut lié avec des
chaînes de fer et d'airain, maltraité
et repoussé. Mais lorsque tu auras
été délivré de tes
péchés, par Jésus-Christ,
rends-toi auprès des pauvres, et
témoigne-leur ta reconnaissance afin que,
durant le reste de ta vie, tu ne cesses de
«pratiquer la justice en usant de compassion envers
les
malheureux». C'est l'étoile qui se
lève au ciel sombre de ce chapitre. C'est
l'étoile qu'il nous a déjà
été donné de contempler, au
chapitre premier, lorsque nous affirmions:
«Dieu donna».
C'est l'étoile de
Bethléem.
Le pardon accordé au roi
coupable ne balaie pas d'un coup magique toutes les
conséquences douloureuses de ses
péchés, comme si aucun mal n'avait
été commis. Nébucadnetsar doit
supporter les conséquences de ses
péchés et cela « jusqu'à
ce que les sept temps aient passé sur lui
»
(17).
Nébucadnetsar accepte
ces conséquences. C'est le chemin de la
repentance véritable et humble qu'il est
prêt à suivre. Il suit ce chemin en se
confiant à la main de Dieu, qui le
châtie parce qu'il l'aime.
«À la fin de ces
jours-là, moi, Nébucadnetsar, je
levai les yeux vers le ciel, la raison me revint et
je bénis le Très-Haut; je me mis
à louer et glorifier celui qui vit
éternellement, celui dont la puissance est
une puissance éternelle, et dont le
règne dure d'âge en âge. Tous
les habitants de la terre ne sont à ses yeux
que néant : Il agit comme il lui
plaît, tant avec l'armée des cieux
qu'avec les habitants de la terre, et il n'y a
personne qui puisse arrêter sa main et lui
dire: « Que fais-tu ? »
(34,
35).
Ce qui nous est relaté dans
le livre du prophète Daniel est miraculeux.
Nous aimerions nous arrêter ici et réfléchir au
miracle d'une repentance tardive qui s'accomplit
dans le coeur d'un vieux tyran.
La conclusion de ce chapitre est
une
promesse, promesse aussi claire que celle de
l'aurore après la nuit, annonciatrice d'un
nouveau jour. Dieu ne veut pas anéantir
Nébucadnetsar, parce qu'Il ne veut pas la
mort du pécheur, mais sa conversion et son
service. Une souche et une racine doivent rester
à l'arbre. Dieu veut inclure, dans sa
miséricorde, les princes et les hommes
d'État. Il désire que ces grands
arbres « portent du fruit en leur saison
». C'est pourquoi le roi termine par ces mots
: «Dès ce temps-là, la raison me
revint; la gloire de ma royauté, ma
majesté et ma splendeur me furent rendues;
mes conseillers et et les grands de mon royaume me
rappelèrent; je fus rétabli dans ma
royauté, et ma puissance s'accrut encore.
Maintenant, moi Nébucadnetsar, je loue,
j'exalte et je glorifie le Roi du Ciel, dont toutes
les oeuvres sont vraies et les voies justes, et qui
peut humilier ceux qui se conduisent avec
orgueil»
(36,
37).
Ici se termine le règne de
Nébucadnetsar. Les nouveaux cieux et la
nouvelle terre sont en vue; nous sommes en
présence de cette gloire qui brilla, le
matin de Pâques, au delà de la tombe.
Ici, à la fin du règne de
Nébucadnetsar, commence cet autre royaume
dont il est dit :
« Le royaume des cieux est
semblable à un grain de sénevé
qu'un homme a pris et semé dans son champ.
C'est la plus petite de toutes les semences; mais,
quand il a poussé, il est plus grand que les
légumes et devient un arbre, de sorte que
les oiseaux du ciel viennent habiter dans ses
branches »
(MATTH.
XIII, 31-32).
«Celui qui veille» laisse
la cime de cet arbre s'élever jusqu'aux
cieux et les branches s'étendre jusqu'aux
extrémités de la terre.
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