Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

La captivité de l'Église

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 DANIEL, chapitre premier

L'histoire mondiale rapporte : « La troisième année du règne de Jojakim, roi de Juda, Nébucadnetsar, roi de Babylone, arriva devant Jérusalem et l'assiégea » (v. 1). Les troupes de Nébucadnetsar sont aux portes de la Ville sainte. Mais l'histoire se renouvelle. Les Nébucadnetsar arpentent le monde et traversent les millénaires. Le roi de Babylone n'est pas resté campé devant les murailles de la Jérusalem historique. Il n'est pas de Jérusalem devant laquelle, un jour ou l'autre, les tentes de Babylone ne se soient dressées. Si loin que l'oeil peut percevoir la surface de la terre, Jérusalem est aujourd'hui assiégée par les troupes de Babylone. Babylone s'est avant tout emparée de la jeunesse. Ce n'est pas seulement «une partie des vases de la maison de Dieu » qui est aujourd'hui entre les mains de Nébucadnetsar. Nébucadnetsar ne s'est jamais contenté de « quelques vases».

Sa volonté de domination a coutume de s'étendre sur tout. C'est pourquoi il a mis la main sur la jeunesse, sur la postérité de la communauté. Nébucadnetsar forme des plans: « Qui a la jeunesse à l'avenir» ; Nébucadnetsar forme des plans, - et Dieu dirige.

«Le roi donna l'ordre à Aspenaz, chef de ses eunuques, de lui amener des jeunes gens choisis parmi les enfants d'Israël, issus de race royale ou de famille noble» (3). Les jeunes gens, pour des raisons évidentes intéressent davantage Nébucadnetsar que les jeunes filles. Si Nébucadnetsar devait se soucier un jour des jeunes filles, ce serait parce qu'il voit en elles les futures mères de ses bataillons. On connaît le mot de Napoléon, digne vraiment de Nébucadnetsar: « Donnez-moi des mères ».

Cependant Nébucadnetsar ne s'intéresse pas sans distinction à tous les jeunes gens. Il limite son choix «aux jeunes gens exempts de tout défaut corporel » (4). Nébucadnetsar n'a que faire de jeunes gens infirmes. Ils ne peuvent ni porter le sac, ni lancer la grenade. Le jeune homme infirme est inscrit sur les rôles du roi de Babylone sous la rubrique: «À charge». Le roi préférerait en être débarrassé. Nébucadnetsar réfléchit aujourd'hui, dans le monde entier, aux moyens et aux méthodes qui lui permettraient d'empêcher soit que le garçon infirme vienne au monde, soit, lorsque le malheur est arrivé, d'en être délivré - discrètement si possible. Les préceptes de Frédéric Nietzsche ne se trouvent plus seulement dans ses livres. Malheur au garçon infirme, lorsque Nébucadnetsar arpente le monde d'un pas d'airain et «réclame des jeunes gens sans défaut corporel » !

Mais n'était-ce pas là, il n'y a pas longtemps encore, notre propre cri ? N'avons-nous pas réclamé nous-mêmes, dans les écoles primaires, secondaires et supérieures, des garçons sans défaut corporel ? N'était-ce pas précisément là notre A. B. C., nos tables de la loi, notre credo, notre Pater, notre Évangile ? «Des garçons sans défaut corporel, beaux, sages, intelligents, avisés et instruits, capables... » (4), n'est-ce pas le lycéen tel que nous le rêvions ?

Aucun doute! Nous-mêmes, pères et mères du XIXme et du XXme siècles, nous avons été et nous sommes encore aujourd'hui des Nébucadnetsar! Plus ou moins inconsciemment, nous avons chanté avec les autres les louanges du garçon auquel le monde appartient. Nébucadnetsar vit mille fois, il vit des millions de fois, non seulement sur le terrain du sport ou lorsqu'il s'agit de lever des recrues : Nébucadnetsar vit, il a son trône dans nos coeurs. Car Nébucadnetsar incarne l'esprit du siècle, non seulement de tel ou tel siècle; il est l'esprit de ce monde, il est en tout âge et en tout lieu l'esprit de notre temps.

Nébucadnetsar prend à sa cour les jeunes garçons «sans défaut corporel». Il prend soin d'eux avec largesse et générosité: «Le roi leur assigna pour chaque jour une portion des mets de sa table et du vin dont il buvait,, voulant les élever pendant trois années» (5). Ainsi, le roi prend soin des jeunes gens auxquels il s'intéresse, jusqu'à veiller à leur menu, à la marmite, à la marque de leur vin. Il ne regarde à aucune dépense lorsqu'il s'agit de l'éducation des jeunes gens «sans défaut corporel», même s'il doit réduire le budget sur d'autres points.

Oui, Nébucadnetsar prend un soin si jaloux des jeunes garçons de Jérusalem réunis à sa cour, qu'il en est suspect. Il se préoccupe non seulement de leur corps, mais aussi, dans une mesure non moins grande, de leur âme. Non seulement il décide ce qu'ils doivent manger et boire, mais il se préoccupe aussi de ce qu'ils doivent penser et croire. Ces jeunes gens doivent être «instruits des lettres et de la langue des Chaldéens » (4). Ils doivent acquérir une connaissance parfaite du chaldéen, qui est la langue du roi, et des lettres. Le roi sait que ces garçons parlent une autre langue. C'est pourquoi il leur faudra non seulement une éducation, mais une rééducation qui demande du temps. Nébucadnetsar semble même compter sur une certaine résistance. Aussi met-il sur pied une rééducation à perspective lointaine, un véritable

«plan d'éducation de trois ans ». Un petit fait nous révèle en quoi consistera cette rééducation. Dès leur arrivée à Babylone le roi enlève aux jeunes gens le nom qu'ils ont reçu de leurs parents croyants, et qui leur a été conféré par la communauté. Il leur donne des noms qui honorent ses propres dieux: «Et le chef des eunuques leur donna d'autres noms. Il donna à Daniel le nom de Beltasar; à Hanania, celui de Sadrac; à Misaël, celui de Mésac; et à Azaria, celui d'Abed-Négo» (7).

Cet enfantillage apparent montre avec quelle logique inquiétante Nébucadnetsar travaille, sans perdre de vue son but totalitaire.

Le but dernier de l'éducation babylonienne est, sans aucun doute, « qu'ils soient employés au service du roi » (5). Lorsque des pédagogues avertis commencent aujourd'hui à affirmer « qu'il manque à l'instruction publique une base et une fin uniques», ce n'est plus tout à fait exact, ce sera bientôt une vérité d'hier partout dépassée. D'année en année, il se dessine, dans le monde entier, une unité toujours plus consciente de l'éducation. Des îles du Japon aux Alpes suisses, du cap de Bonne-Espérance aux lacs finnois, l'éducation publique prend, chaque jour plus distinctement, une orientation exclusive. La nouvelle génération mondiale est élevée dans le but indiqué au premier chapitre de Daniel: «Qu'ils soient capables de servir dans le palais du roi». Une éducation qui fabrique à Nébucadnetsar des instruments capables et maniables, c'est là le but unitaire et mondial de l'éducation actuelle.

Daniel et ses compagnons de captivité sont livrés sans recours à cette éducation. Nébucadnetsar ordonne, ils n'ont qu'à obéir. L'Église est impuissante à empêcher que Nébucadnetsar lui enlève la jeune génération et la mette de force sur les bancs de ses écoles. Il est même nécessaire qu'elle l'accepte; nous verrons plus tard pourquoi, au neuvième chapitre du livre de Daniel.

Mais l'Église sait que Dieu veille sur Daniel et sur ses compagnons, à la cour de Nébucadnetsar, et qu'Il raye d'un trait les plans d'éducation soigneusement élaborés par le roi. Nébucadnetsar a dû éprouver toujours à nouveau, même là où il pensait être tout à fait sûr de son affaire, que «le gardien d'Israël ne sommeille ni ne dort », et qu'Il poursuit jusqu'au bout son grand oeuvre silencieux dans le monde. Daniel et ses compagnons étaient inscrits dans le livre de Dieu bien avant que Nébucadnetsar ne les ait inscrits sur son carnet. Dès leur naissance, Dieu se les est réservés; il les a mis à part et les a fait asseoir à sa table, il les a nourris de sa nourriture et désaltérés de son breuvage. Dieu les a mis à part pour son service. Nébucadnetsar peut les rééduquer cent fois, « afin de servir dans le palais du roi », Nébucadnetsar peut changer les noms des enfants de Dieu, il peut même troquer le nom de Dieu contre le nom de ses dieux : il n'atteindra pas son but. Qu'il prenne plutôt garde de ne pas se heurter aux plans de Dieu! Car, avant que ce conflit n'éclate, il est déjà réglé. Dieu connaît bien des moyens et des chemins pour conduire ses enfants au but qui leur est encore caché. Ce but, il l'atteindra, en dépit de Nébucadnetsar. Ce que nous lisons ensuite a un accent presque comique; c'est une manifestation de cet humour divin auquel fait allusion la parole du Psaume : « Celui qui siège dans les cieux rit, le Seigneur se moque d'eux » (Ps. II).

« Or, Daniel prit en son coeur la résolution de ne pas se souiller en goûtant les mets de la table du roi et le vin qu'il buvait. Il pria donc le chef des eunuques de ne pas l'obliger à se souiller. Dieu fit trouver à Daniel faveur et grâce auprès du chef des eunuques» (8, 9). Daniel a la possibilité - Dieu en a décidé ainsi, malgré la volonté dominatrice de Nébucadnetsar - Daniel a la possibilité de manger la nourriture qui, selon la volonté de Dieu, lui convient. L'intendant lui-même est obligé d'y contribuer. Autrefois, de même, Dieu s'était préparé un Moïse, par le moyen de la fille de Pharaon, pour qu'il soit son instrument à la cour du tyran égyptien. La nourriture que Dieu a prescrite à Daniel est moins plantureuse que celle de la table du roi. Pour le chef des eunuques, c'est un sujet d'inquiétude : «Je crains le roi mon maître... car s'il venait à trouver vos visages plus défaits que ceux des jeunes gens de votre âge, vous exposeriez ma tête au courroux du roi» (10). Mais lorsque la période d'épreuve est terminée l'intendant est obligé de constater que les jeunes gens qui vivent «de chaque parole qui tombe de la bouche de leur Dieu » prospèrent aussi bien et mieux même que les autres. L'intendant se trouve ici - et nous avec lui - devant un mystère.

Voilà ce dont les intendants des écoles primaires et secondaires se rendent compte lorsqu'ils commencent à ouvrir les yeux : aucune génération ne peut être élevée avec la seule nourriture qui vient de la table de Nébucadnetsar - car l'homme ne vit pas de pain seulement. Année après année, des milliers de jeunes gens « exempts de tout défaut corporel » quittent les classes d'école et les salles de cours, mais leurs mains ont faim de travail et personne ne leur en donne. Le régime de la table du roi a toujours échoué, là où il devait supplanter la parole qui tombe de la bouche de Dieu.

On comprend qu'ici et là, en présence de cet échec de la nourriture de la table de Nébucadnetsar, un maître, une institutrice, un professeur, une mère, un père prennent, secrètement, mais dans la foi, le chemin suivi par l'intendant du roi: «L'intendant emportait les mets et le vin qui leur étaient destinés, et il leur faisait servir des légumes » (16). Des légumes, du chou: aux yeux de Nébucadnetsar et aux yeux de ce monde, nourriture méprisée. Grâce à Dieu, il y a ici et là dans le programme des études, et non seulement dans les heures d'instruction religieuse, des occasions de mettre de côté les mets de la table du roi et de servir des légumes de la table de Dieu.

Nous constatons qu'en définitive le roi lui-même a été mieux servi par cette infraction de l'intendant à ses prescriptions. Lorsqu'il nous est rapporté, à la fin du chapitre, que «sur tous les sujets qui demandent de la sagesse et de l'intelligence et sur lesquels le roi les interrogeait, il les trouvait dix fois supérieurs à tous les magiciens et les devins qui étaient dans son royaume » (20), il n'y a là aucune exagération. Car il ne s'agit pas ici de cette intelligence qui vient de notre propre esprit, ni de cette sagesse que nous avons dans nos coeurs, mais du mystère auquel Jacques fait allusion lorsqu'il parle «de la sagesse qui vient d'en-haut ». Nous rencontrerons plus d'une fois cette sagesse au cours de la lecture du livre de Daniel. Dieu a caché « cette sagesse aux sages et aux intelligents, mais il l'a révélée aux enfants». C'est ici l'unique raison pour laquelle ces jeunes gens sont « dix fois plus intelligents que tous les sages et astrologues du roi », car il est dit d'eux: « Dieu donna à ces quatre jeunes gens de la science et de l'intelligence dans toutes les lettres et de la sagesse, et Daniel expliquait toutes les visions et tous les songes » (17). Lorsque Dieu donne, c'est dix fois plus que ce que l'intendant de Nébucadnetsar ne peut donner de la table du roi.

« Dieu donna. » Dieu donna à Daniel la faveur et l'indulgence de l'intendant. Et Dieu donna aux quatre jeunes gens tout ce dont ils avaient besoin à la cour du roi. Et c'est encore une fois Dieu qui accorda à Daniel le don particulier de déchiffrer les écritures et d'expliquer les songes. Tout au long de ces douze chapitres, Daniel ne cesse pas d'indiquer du doigt ces mots : «Dieu donna ». Car il ne s'agit pas, dans tout ce livre de Daniel, de l'histoire d'un homme nommé Daniel, qui vit en captivité avec ses compagnons à la cour de Babylone et doit accomplir toutes sortes de choses instructives, émouvantes et passionnantes au point de vue humain. Non, il s'agit ici de l'histoire de Dieu, qui consiste en ceci que Dieu ouvrit constamment sa main et « donna ».

Tout ce que Dieu a donné, depuis la création du monde, tout ce qu'il donne aujourd'hui et donnera jusqu'à la fin des temps, est accompli et achevé en Jésus-Christ, son Fils : «Car Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique... » Le Fils est le don de Dieu. Il est même plus que cela. Dans le Fils, le Père se donne lui-même. C'est le Fils qu'annonce ce «Dieu donna » répété trois fois au chapitre premier de Daniel.

Parce que Dieu s'est donné en son Fils, et pour cette unique raison, les jeunes gens de la communauté chrétienne ne sont pas perdus, aujourd'hui, à la cour de Nébucadnetsar. Ces jeunes gens sont baptisés en Son nom, suivant l'ordre qui envoie les témoins du Christ à travers le monde entier et parmi tous les peuples. Ces jeunes gens sont, comme le dit un cantique du baptême, «ensevelis en Christ ». C'est pour cela que, lorsque des pères ou des mères de la communauté demandent anxieusement ce qu'ils peuvent faire pour leurs fils et leurs filles, je ne peux que leur répondre: croire. Croire que leurs enfants sont, corps et âme, la propriété de Christ, et non celle de Nébucadnetsar.

Celui qui a la jeunesse... Mais qui a la jeunesse ? Qui aura la jeunesse et l'avenir, Christ ou Nébucadnetsar ? Lorsque aujourd'hui cette question pèse lourdement sur une partie de la chrétienté, cette chrétienté sait qu'il ne s'agit pas simplement ici de l'avenir de nos enfants et des enfants de nos enfants. Il y va de bien plus. Il s'agit non de la postérité de la chair, mais de celle de l'Église. Le premier chapitre de Daniel nous donne cette réponse inouïe que la communauté n'a aucunement lieu de désespérer de sa postérité, parce que Dieu est décidé à mener à bien sa cause, en dépit de toutes les attaques de Nébucadnetsar.

Ici s'insère directement un fait que nous rapportent les Évangiles, fait tout imprégné, en des temps plus paisibles, d'une atmosphère enfantine et idyllique et qui apparaît aujourd'hui à nouveau à l'Église combattante dans sa splendeur et dans sa force : « Alors on lui amena des petits enfants, afin qu'il leur imposât les mains et priât pour eux. Mais les disciples les repoussèrent. Et Jésus dit : Laissez les petits enfants et ne les empêchez pas de venir à moi, car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent. Il leur imposa les mains et il partit de là ».

Christ n'est pas disposé à abandonner les enfants aux mains de Nébucadnetsar. Il leur impose les mains et ne souffre pas que Nébucadnetsar ravisse leur âme. Nébucadnetsar a beau s'avancer à travers les siècles, Christ offre toujours à nouveau à la jeunesse le don de transmettre à d'autres son appel : « Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit Simon et André, son frère, qui jetaient un filet dans la mer, car ils étaient pêcheurs. Aussitôt, ils laissèrent leurs filets et le suivirent. Étant allé un peu plus loin, il vit Jacques, fils de Zébédée, et Jean, son frère, qui eux aussi étaient dans une barque et réparaient leurs filets. Aussitôt, il les appela, et, laissant leur père, Zébédée, dans la barque avec les ouvriers, ils le suivirent ».

Daniel, chap. I, et Marc, chap. I, se trouvent sur le même plan. La main qui donna aux quatre jeunes gens prisonniers à la table de Nébucadnetsar de suivre le Seigneur, accorde le même don aux quatre jeunes gens du lac de Génésareth. Et le même Dieu qui se donna en Jésus-Christ se donne encore aujourd'hui et pour l'éternité.

«Dieu donna», c'est l'Évangile de ce chapitre.

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