DANIEL,
chapitre
premier
L'histoire mondiale rapporte :
« La troisième année du
règne de Jojakim, roi de Juda,
Nébucadnetsar, roi de Babylone, arriva
devant Jérusalem et l'assiégea »
(v.
1). Les troupes de
Nébucadnetsar sont aux portes de la Ville
sainte. Mais l'histoire se renouvelle. Les
Nébucadnetsar arpentent le monde et
traversent les millénaires. Le roi de
Babylone n'est pas resté campé devant
les murailles de la Jérusalem historique. Il
n'est pas de Jérusalem devant laquelle, un
jour ou l'autre, les tentes de Babylone ne se
soient dressées. Si loin que l'oeil peut
percevoir la surface de la terre, Jérusalem
est aujourd'hui assiégée par les
troupes de Babylone. Babylone s'est avant tout
emparée de la jeunesse. Ce n'est pas
seulement «une partie des vases de la maison
de Dieu » qui est aujourd'hui entre les mains
de Nébucadnetsar. Nébucadnetsar ne
s'est jamais contenté de « quelques
vases».
Sa volonté de domination a
coutume de s'étendre sur tout. C'est
pourquoi il a mis la main sur la jeunesse, sur la
postérité de la communauté.
Nébucadnetsar forme des plans: « Qui a
la jeunesse à l'avenir» ;
Nébucadnetsar forme des plans, - et Dieu
dirige.
«Le roi donna l'ordre à
Aspenaz, chef de ses eunuques, de lui amener des
jeunes gens choisis parmi les enfants
d'Israël, issus de race royale ou de famille
noble»
(3).
Les jeunes gens, pour des
raisons évidentes intéressent
davantage Nébucadnetsar que les jeunes
filles. Si Nébucadnetsar devait se soucier
un jour des jeunes filles, ce serait parce qu'il
voit en elles les futures mères de ses
bataillons. On connaît le mot de
Napoléon, digne vraiment de
Nébucadnetsar: « Donnez-moi des
mères ».
Cependant Nébucadnetsar ne
s'intéresse pas sans distinction à
tous les jeunes gens. Il limite son choix «aux
jeunes gens exempts de tout défaut corporel
»
(4).
Nébucadnetsar n'a que
faire de jeunes gens infirmes. Ils ne peuvent ni
porter le sac, ni lancer la grenade. Le jeune homme
infirme est inscrit sur les rôles du roi de
Babylone sous la rubrique: «À
charge». Le roi préférerait en
être débarrassé.
Nébucadnetsar réfléchit
aujourd'hui, dans le monde entier, aux moyens et
aux méthodes qui lui permettraient
d'empêcher soit que le garçon infirme
vienne au monde, soit, lorsque le
malheur est arrivé, d'en être
délivré - discrètement si
possible. Les préceptes de
Frédéric Nietzsche ne se trouvent
plus seulement dans ses livres. Malheur au
garçon infirme, lorsque Nébucadnetsar
arpente le monde d'un pas d'airain et
«réclame des jeunes gens sans
défaut corporel » !
Mais n'était-ce pas
là, il n'y a pas longtemps encore, notre
propre cri ? N'avons-nous pas réclamé
nous-mêmes, dans les écoles primaires,
secondaires et supérieures, des
garçons sans défaut corporel ?
N'était-ce pas précisément
là notre A. B. C., nos tables de la loi,
notre credo, notre Pater, notre Évangile ?
«Des garçons sans défaut
corporel, beaux, sages, intelligents, avisés
et instruits, capables... »
(4),
n'est-ce pas le lycéen
tel que nous le rêvions ?
Aucun doute! Nous-mêmes,
pères et mères du XIXme et du XXme
siècles, nous avons été et
nous sommes encore aujourd'hui des
Nébucadnetsar! Plus ou moins inconsciemment,
nous avons chanté avec les autres les
louanges du garçon auquel le monde
appartient. Nébucadnetsar vit mille fois, il
vit des millions de fois, non seulement sur le
terrain du sport ou lorsqu'il s'agit de lever des
recrues : Nébucadnetsar vit, il a son
trône dans nos coeurs. Car
Nébucadnetsar incarne l'esprit du
siècle, non seulement de tel ou tel
siècle; il est l'esprit de ce monde, il est
en tout âge et en tout lieu l'esprit de notre
temps.
Nébucadnetsar prend à
sa cour les jeunes garçons «sans
défaut corporel». Il prend soin d'eux
avec largesse et générosité:
«Le roi leur assigna pour chaque jour une
portion des mets de sa table et du vin dont il
buvait,, voulant les élever pendant trois
années»
(5).
Ainsi, le roi prend soin des
jeunes gens auxquels il s'intéresse,
jusqu'à veiller à leur menu, à
la marmite, à la marque de leur vin. Il ne
regarde à aucune dépense lorsqu'il
s'agit de l'éducation des jeunes gens
«sans défaut corporel», même
s'il doit réduire le budget sur d'autres
points.
Oui, Nébucadnetsar prend un
soin si jaloux des jeunes garçons de
Jérusalem réunis à sa cour,
qu'il en est suspect. Il se préoccupe non
seulement de leur corps, mais aussi, dans une
mesure non moins grande, de leur âme. Non
seulement il décide ce qu'ils doivent manger
et boire, mais il se préoccupe aussi de ce
qu'ils doivent penser et croire. Ces jeunes gens
doivent être «instruits des lettres et
de la langue des Chaldéens »
(4).
Ils doivent acquérir une
connaissance parfaite du chaldéen, qui est
la langue du roi, et des lettres. Le roi sait que
ces garçons parlent une autre langue. C'est
pourquoi il leur faudra non seulement une
éducation, mais une
rééducation qui demande du temps.
Nébucadnetsar semble même compter sur
une certaine résistance. Aussi met-il sur
pied une rééducation à
perspective lointaine, un véritable
«plan d'éducation de
trois ans ». Un petit fait nous
révèle en quoi consistera cette
rééducation. Dès leur
arrivée à Babylone le roi
enlève aux jeunes gens le nom qu'ils ont
reçu de leurs parents croyants, et qui leur
a été conféré par la
communauté. Il leur donne des noms qui
honorent ses propres dieux: «Et le chef des
eunuques leur donna d'autres noms. Il donna
à Daniel le nom de Beltasar; à
Hanania, celui de Sadrac; à Misaël,
celui de Mésac; et à Azaria, celui
d'Abed-Négo»
(7).
Cet enfantillage apparent montre
avec quelle logique inquiétante
Nébucadnetsar travaille, sans perdre de vue
son but totalitaire.
Le but dernier de l'éducation
babylonienne est, sans aucun doute, « qu'ils
soient employés au service du roi »
(5).
Lorsque des pédagogues
avertis commencent aujourd'hui à affirmer
« qu'il manque à l'instruction publique
une base et une fin uniques», ce n'est plus
tout à fait exact, ce sera bientôt une
vérité d'hier partout
dépassée. D'année en
année, il se dessine, dans le monde entier,
une unité toujours plus consciente de
l'éducation. Des îles du Japon aux
Alpes suisses, du cap de Bonne-Espérance aux
lacs finnois, l'éducation publique prend,
chaque jour plus distinctement, une orientation
exclusive. La nouvelle génération
mondiale est élevée dans le but
indiqué au premier chapitre de Daniel:
«Qu'ils soient capables de servir dans le palais du
roi». Une
éducation qui fabrique à
Nébucadnetsar des instruments capables et
maniables, c'est là le but unitaire et
mondial de l'éducation actuelle.
Daniel et ses compagnons de
captivité sont livrés sans recours
à cette éducation.
Nébucadnetsar ordonne, ils n'ont qu'à
obéir. L'Église est impuissante
à empêcher que Nébucadnetsar
lui enlève la jeune génération
et la mette de force sur les bancs de ses
écoles. Il est même nécessaire
qu'elle l'accepte; nous verrons plus tard pourquoi,
au neuvième chapitre du livre de
Daniel.
Mais l'Église sait que Dieu
veille sur Daniel et sur ses compagnons, à
la cour de Nébucadnetsar, et qu'Il raye d'un
trait les plans d'éducation soigneusement
élaborés par le roi.
Nébucadnetsar a dû éprouver
toujours à nouveau, même là
où il pensait être tout à fait
sûr de son affaire, que «le gardien
d'Israël ne sommeille ni ne dort », et
qu'Il poursuit jusqu'au bout son grand oeuvre
silencieux dans le monde. Daniel et ses compagnons
étaient inscrits dans le livre de Dieu bien
avant que Nébucadnetsar ne les ait inscrits
sur son carnet. Dès leur naissance, Dieu se
les est réservés; il les a mis
à part et les a fait asseoir à sa
table, il les a nourris de sa nourriture et
désaltérés de son breuvage.
Dieu les a mis à part pour son service.
Nébucadnetsar peut les
rééduquer cent fois, « afin de servir dans
le palais du roi », Nébucadnetsar peut
changer les noms des enfants de Dieu, il peut
même troquer le nom de Dieu contre le nom de
ses dieux : il n'atteindra pas son but. Qu'il
prenne plutôt garde de ne pas se heurter aux
plans de Dieu! Car, avant que ce conflit
n'éclate, il est déjà
réglé. Dieu connaît bien des
moyens et des chemins pour conduire ses enfants au
but qui leur est encore caché. Ce but, il
l'atteindra, en dépit de
Nébucadnetsar. Ce que nous lisons ensuite a
un accent presque comique; c'est une manifestation
de cet humour divin auquel fait allusion la parole
du Psaume : « Celui qui siège dans les
cieux rit, le Seigneur se moque d'eux »
(Ps.
II).
« Or, Daniel prit en son coeur
la résolution de ne pas se souiller en
goûtant les mets de la table du roi et le vin
qu'il buvait. Il pria donc le chef des eunuques de
ne pas l'obliger à se souiller. Dieu fit
trouver à Daniel faveur et grâce
auprès du chef des eunuques»
(8,
9). Daniel a la
possibilité - Dieu en a décidé
ainsi, malgré la volonté dominatrice
de Nébucadnetsar - Daniel a la
possibilité de manger la nourriture qui,
selon la volonté de Dieu, lui convient.
L'intendant lui-même est obligé d'y
contribuer. Autrefois, de même, Dieu
s'était préparé un Moïse,
par le moyen de la fille de Pharaon, pour qu'il
soit son instrument à la cour du tyran
égyptien. La nourriture que Dieu a prescrite
à Daniel est moins plantureuse que celle de la
table du roi. Pour le
chef
des eunuques, c'est un sujet d'inquiétude :
«Je crains le roi mon maître... car s'il
venait à trouver vos visages plus
défaits que ceux des jeunes gens de votre
âge, vous exposeriez ma tête au
courroux du roi»
(10).
Mais lorsque la période
d'épreuve est terminée l'intendant
est obligé de constater que les jeunes gens
qui vivent «de chaque parole qui tombe de la
bouche de leur Dieu » prospèrent aussi
bien et mieux même que les autres.
L'intendant se trouve ici - et nous avec lui -
devant un mystère.
Voilà ce dont les intendants
des écoles primaires et secondaires se
rendent compte lorsqu'ils commencent à
ouvrir les yeux : aucune génération
ne peut être élevée avec la
seule nourriture qui vient de la table de
Nébucadnetsar - car l'homme ne vit pas de
pain seulement. Année après
année, des milliers de jeunes gens «
exempts de tout défaut corporel »
quittent les classes d'école et les salles
de cours, mais leurs mains ont faim de travail et
personne ne leur en donne. Le régime de la
table du roi a toujours échoué,
là où il devait supplanter la parole
qui tombe de la bouche de Dieu.
On comprend qu'ici et là, en
présence de cet échec de la
nourriture de la table de Nébucadnetsar, un
maître, une institutrice, un professeur, une
mère, un père prennent,
secrètement, mais dans la foi, le chemin
suivi par l'intendant du roi: «L'intendant emportait
les mets et le vin
qui
leur étaient destinés, et il leur
faisait servir des légumes »
(16).
Des légumes, du chou:
aux yeux de Nébucadnetsar et aux yeux de ce
monde, nourriture méprisée.
Grâce à Dieu, il y a ici et là
dans le programme des études, et non
seulement dans les heures d'instruction religieuse,
des occasions de mettre de côté les
mets de la table du roi et de servir des
légumes de la table de Dieu.
Nous constatons qu'en
définitive le roi lui-même a
été mieux servi par cette infraction
de l'intendant à ses prescriptions.
Lorsqu'il nous est rapporté, à la fin
du chapitre, que «sur tous les sujets qui
demandent de la sagesse et de l'intelligence et sur
lesquels le roi les interrogeait, il les trouvait
dix fois supérieurs à tous les
magiciens et les devins qui étaient dans son
royaume »
(20),
il n'y a là aucune
exagération. Car il ne s'agit pas ici de
cette intelligence qui vient de notre propre
esprit, ni de cette sagesse que nous avons dans nos
coeurs, mais du mystère auquel Jacques fait
allusion lorsqu'il parle «de la sagesse qui
vient d'en-haut ». Nous rencontrerons plus
d'une fois cette sagesse au cours de la lecture du
livre de Daniel. Dieu a caché « cette
sagesse aux sages et aux intelligents, mais il l'a
révélée aux enfants».
C'est ici l'unique raison pour laquelle ces jeunes
gens sont « dix fois plus intelligents que
tous les sages et astrologues du roi », car il
est dit d'eux: « Dieu donna à ces quatre jeunes
gens
de la science et de l'intelligence dans toutes les
lettres et de la sagesse, et Daniel expliquait
toutes les visions et tous les songes »
(17).
Lorsque Dieu donne, c'est dix
fois plus que ce que l'intendant de
Nébucadnetsar ne peut donner de la table du
roi.
« Dieu donna. » Dieu donna
à Daniel la faveur et l'indulgence de
l'intendant. Et Dieu donna aux quatre jeunes gens
tout ce dont ils avaient besoin à la cour du
roi. Et c'est encore une fois Dieu qui accorda
à Daniel le don particulier de
déchiffrer les écritures et
d'expliquer les songes. Tout au long de ces douze
chapitres, Daniel ne cesse pas d'indiquer du doigt
ces mots : «Dieu donna ». Car il ne
s'agit pas, dans tout ce livre de Daniel, de
l'histoire d'un homme nommé Daniel, qui vit
en captivité avec ses compagnons à la
cour de Babylone et doit accomplir toutes sortes de
choses instructives, émouvantes et
passionnantes au point de vue humain. Non, il
s'agit ici de l'histoire de Dieu, qui consiste en
ceci que Dieu ouvrit constamment sa main et «
donna ».
Tout ce que Dieu a donné,
depuis la création du monde, tout ce qu'il
donne aujourd'hui et donnera jusqu'à la fin
des temps, est accompli et achevé en
Jésus-Christ, son Fils : «Car Dieu a
tant aimé le monde qu'il a donné son
Fils unique... » Le Fils est le don de Dieu.
Il est même plus que cela. Dans le Fils, le Père se
donne
lui-même. C'est le Fils qu'annonce ce
«Dieu donna » répété
trois fois au chapitre premier de
Daniel.
Parce que Dieu s'est donné en
son Fils, et pour cette unique raison, les jeunes
gens de la communauté chrétienne ne
sont pas perdus, aujourd'hui, à la cour de
Nébucadnetsar. Ces jeunes gens sont
baptisés en Son nom, suivant l'ordre qui
envoie les témoins du Christ à
travers le monde entier et parmi tous les peuples.
Ces jeunes gens sont, comme le dit un cantique du
baptême, «ensevelis en Christ ».
C'est pour cela que, lorsque des pères ou
des mères de la communauté demandent
anxieusement ce qu'ils peuvent faire pour leurs
fils et leurs filles, je ne peux que leur
répondre: croire. Croire que leurs enfants
sont, corps et âme, la
propriété de Christ, et non celle de
Nébucadnetsar.
Celui qui a la jeunesse... Mais
qui
a la jeunesse ? Qui aura la jeunesse et l'avenir,
Christ ou Nébucadnetsar ? Lorsque
aujourd'hui cette question pèse lourdement
sur une partie de la chrétienté,
cette chrétienté sait qu'il ne s'agit
pas simplement ici de l'avenir de nos enfants et
des enfants de nos enfants. Il y va de bien plus.
Il s'agit non de la postérité de la
chair, mais de celle de l'Église. Le premier
chapitre de Daniel nous donne cette réponse
inouïe que la communauté n'a aucunement
lieu de désespérer de sa postérité,
parce que Dieu est décidé à
mener à bien sa cause, en dépit de
toutes les attaques de
Nébucadnetsar.
Ici s'insère directement un
fait que nous rapportent les Évangiles, fait
tout imprégné, en des temps plus
paisibles, d'une atmosphère enfantine et
idyllique et qui apparaît aujourd'hui
à nouveau à l'Église
combattante dans sa splendeur et dans sa force :
« Alors on lui amena des petits enfants, afin
qu'il leur imposât les mains et priât
pour eux. Mais les disciples les
repoussèrent. Et Jésus dit : Laissez
les petits enfants et ne les empêchez pas de
venir à moi, car le royaume des cieux est
pour ceux qui leur ressemblent. Il leur imposa les
mains et il partit de là ».
Christ n'est pas disposé
à abandonner les enfants aux mains de
Nébucadnetsar. Il leur impose les mains et
ne souffre pas que Nébucadnetsar ravisse
leur âme. Nébucadnetsar a beau
s'avancer à travers les siècles,
Christ offre toujours à nouveau à la
jeunesse le don de transmettre à d'autres
son appel : « Comme il marchait le long de la
mer de Galilée, il vit Simon et
André, son frère, qui jetaient un
filet dans la mer, car ils étaient
pêcheurs. Aussitôt, ils
laissèrent leurs filets et le suivirent.
Étant allé un peu plus loin, il vit
Jacques, fils de Zébédée, et
Jean, son frère, qui eux aussi
étaient dans une barque et réparaient
leurs filets. Aussitôt, il les appela, et,
laissant leur père, Zébédée,
dans la barque avec les ouvriers, ils le suivirent
».
Daniel,
chap.
I, et Marc,
chap. I, se trouvent sur le
même plan. La main qui donna aux quatre
jeunes gens prisonniers à la table de
Nébucadnetsar de suivre le Seigneur, accorde
le même don aux quatre jeunes gens du lac de
Génésareth. Et le même Dieu qui
se donna en Jésus-Christ se donne encore
aujourd'hui et pour
l'éternité.
«Dieu donna», c'est
l'Évangile de ce chapitre.
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