William Milburn, le dernier des
prédicateurs pionniers dont nous parlerons,
a raconté ses premières
expériences, dans un livre, intitulé
Dix années de la vie d'un prédicateur
(1). Il s'y excuse d'avoir osé
s'enrôler, lui aveugle, dans la trop
clairvoyante compagnie des écrivains. Il
raconte que c'est à une suggestion du
poète Longfellow qu'il doit l'idée de
son livre. Il était tout jeune quand survint
l'accident qui aboutit à une
cécité à peu près
complète. Un fragment de verre, lancé
par un de ses camarades de jeux, l'atteignit
à l'oeil gauche et nécessita un
traitement prolongé, qui se termina par la
perte des deux yeux. Une longue
réclusion le priva, pendant deux ans. des
joies du dehors. La piété de sa
mère le conduisit au Sauveur, et son
âme, fermée aux choses de la terre,
commença à s'ouvrir aux choses du
ciel. « J'en vins, dit-il, à voir en
Dieu mon ami et mon Père, et cette
pensée fut pour moi une clarté
brillante au sein d'épaisses
ténèbres. » Ses parents furent
amenés, par une crise commerciale, à
se transporter dans l'Ouest. Il put, pendant
quelque temps, entrer dans une école, et y
apprendre, entr'autres, des notions des langues
anciennes.
Il fit connaissance, dans la
demeure
de ses parents, avec des prédicateurs
méthodistes, qui y étaient
reçus au cours de leurs tournées
missionnaires. L'un d'eux, Pierre Akers, l'engagea
à se mettre au service de Dieu et de son
Église. Milburn, après quelque temps
d'hésitation, se décida à
essayer. Ses parents lui fournirent un bon cheval
et sa mère lui garnit son havre-sac de
toutes sortes de provisions.
Pour commencer, il fut chargé
d'accompagner son presiding-elder, le Rév.
Akens, qui devait le former à la vie
itinérante. Après quelques mois
d'évangélisation
irrégulière, Milburn fut
présenté à une
conférence et reçu dans les rangs des
prédicateurs pionniers. Le circuit qui lui
fut assigné, embrassait trente lieux de
prédication et exigeait quatre semaines de
parcours. Le jeune prédicateur, à
peine âgé de vingt ans, devait
être toujours en route, prêchant une
fois chaque jour de la semaine et trois fois le
dimanche. « Billy, mon fils, lui dit un
vétéran lors de sa réception,
ne manquez jamais à un rendez-vous de
prédication. Chevauchez jour et nuit, s'il
le faut, passez à la nage, s'il le faut, les
rivières, courez le risque de vous noyer ou
de vous rompre le cou; mais ne manquez jamais
à un engagement et n'arrivez jamais trop
tard. »
Au bout de deux années de
noviciat, Milburn reçut l'ordination, et on
le chargea de quêter des fonds pour
l'érection de deux collèges dans
l'Ouest; un vieil ami devait le guider. De tous
côtés, on venait entendre le blind
preacher, mais sa collecte ne marchait
guère. Découragé par son
insuccès, il s'embarqua sur le bateau
à vapeur pour Wheeling. Ce jour-là,
le bateau était encombré. Le
Congrès était sur le point de
s'ouvrir, et les membres des deux chambres en grand
nombre se rendaient à Washington. Il y avait
là des hommes d'État
célèbres, et Milburn se promit du
plaisir et de l'instruction à observer leur
conduite et à écouter leurs
conversations. Mais bien cruel fut son
désappointement en découvrant que ces
représentants du peuple souverain juraient,
jouaient aux cartes jour et nuit, et buvaient en
quantité leur abominable whisky.
Il fit part de son étonnement
à son compagnon de route, qui se contenta de
lui répondre que c'était là le
grand genre dont la plupart des hommes
d'État faisaient parade. Milburn se promit
bien de ne pas descendre du bateau sans se
décharger la conscience.
« Le dimanche matin,
raconte-t-il, nous nous trouvions encore à
quatre-vingts milles de Wheeling, et il n'y avait
aucun lieu où nous puissions nous
arrêter pour passer ce saint jour au bord du
fleuve. À l'heure du déjeuner, bon
nombre de passagers vinrent me demander une
prédication. Jamais je n'ai saisi au vol une
occasion aussi volontiers que cette fois-là,
car jamais je n'avais eu un tel besoin de dire tout
ce que j'avais sur le coeur. Près de trois
cents personnes se trouvaient réunies
à dix heures et demie; je me plaçai
entre les cabines des hommes et celles
réservées aux dames; à ma
droite et à ma gauche, assis aux
sièges d'honneur, se trouvaient ceux
à qui j'avais principalement affaire ce
jour-là, les membres du Congrès. Je
n'avais jamais parlé dans une occasion
analogue, et cependant jamais comme ce
jour-là je n'ai prêché aussi
bien qu'il est en mon pouvoir, ce qui n'est pas
beaucoup dire. À la fin du discours
proprement dit, je ne pus résister plus
longtemps au véhément désir
qui m'oppressait d'adresser quelques paroles plus directes
à mes auditeurs
de droite et de gauche. Me tournant vers eux, je
dis donc : « Vous êtes, je crois,
membres du Congrès des États-Unis;
comme tels, vous êtes, vous devez être
les représentants, non pas seulement des
opinions politiques, mais aussi de la condition
intellectuelle, morale et religieuse de notre
peuple. N'ayant que rarement vu dans ma vie des
hommes de votre position, j'ai
éprouvé, en montant sur ce bateau, le
désir d'écouter votre conversation et
d'observer vos habitudes. Et si je devrais juger de
la nation par vous-mêmes, je devrais conclure
qu'elle ne se compose que de profanes
blasphémateurs, de joueurs et d'ivrognes.
À supposer qu'il y eût
ici un étranger intelligent venu dans notre
pays, pour se former une idée mûrie et
désintéressée sur la marche de
nos institutions libérales, en vous voyant
et en apprenant quelle position vous occupez parmi
nous, à quelle conclusion
s'arrêterait-il? Inévitablement il
penserait que les principes que nous
défendons ont prouvé leur impuissance
et que notre nation est en pleine
décrépitude. Songez à
l'influence de votre exemple sur notre jeunesse, et
à quelle école de vices vous
l'élevez! Vous avez le droit de vous perdre,
mais je ne vous reconnais pas celui
d'entraîner, par votre exemple, dans le vice
et la corruption ceux qui sont l'espoir de la
patrie. Comme citoyen de l'Amérique, votre
conduite m'a révolté; comme
prédicateur de l'Évangile, j'ai pour
mission de vous dire que si vous ne renoncez
à votre conduite mauvaise, si vous ne vous
repentez de vos péchés et si vous ne
croyez en Jésus-Christ, en tournant vos
coeurs vers ce qui est droit, vous serez
infailliblement damnés. »
Quelque peu inquiet par rapport
aux
suites que pourrait avoir sa vive improvisation,
mais bien décidé pourtant à ne
pas rabattre un seul mot des dures
vérités que sa conscience l'avait
forcé d'énoncer, Milburn
s'était retiré dans sa cabine. Il y
était depuis un certain temps, lorsqu'il
entendit frapper à sa porte. Un messager
entra et lui dit : « J'ai été
chargé de venir vous trouver de la part des
membres du Congrès présents à
bord. Ils m'ont chargé de vous remettre les
cent cinquante dollars renfermés dans cette
bourse comme une preuve de la reconnaissance qu'ils
ont pour la sincérité et le courage
que vous avez montrés en censurant leur
conduite. Je dois également vous demander en
leur nom si vous consentiriez à vous mettre
sur les rangs lors de la prochaine élection
du chapelain du Congrès. Si vous n'y faites
pas d'objection, ils s'engagent à faire
réussir votre candidature. »
Après quelques heures de réflexion,
Milburn crut devoir accepter, et quelques jours
plus tard il entrait dans ses nouvelles fonctions.
Les quelques années que
Milburn passa à Washington furent utiles
à son développement intellectuel;
mais il aimait trop la vie du prédicateur
itinérant pour qu'un séjour
prolongé dans la capitale des
États-Unis pût lui convenir. Il se
sentait appelé à la vie missionnaire;
il donna donc sa démission pour recouvrer sa
liberté. Mais il n'était plus seul;
il s'était donné une compagne dont
l'affection répandit sur la vie du pauvre
aveugle un parfum inconnu et dont la vive
intelligence partagea ses études.
Pendant six années, Milburn
séjourna, pour cause de santé, dans
les États du sud. Il s'y occupa avec un
grand zèle de la population noire, qui,
à cette époque, était encore
esclave.
« Je suis fier, dit-il, de
pouvoir affirmer que le méthodisme a
compris, dès le commencement,
l'étendue de sa tâche par rapport aux
nègres, et qu'il a accepté cette
oeuvre comme son champ spécial
d'activité; il y a travaillé avec une
infatigable énergie, et c'est là que
s'est faite sa plus précieuse moisson.
Depuis les insalubres champs de riz et les
malsaines plantations de coton sur les côtes
de la Caroline et de la Géorgie, jusqu'aux
marécages de la rivière Rouge et de
l'Ouachitan, sur lesquels pèse une
atmosphère infecte, - le long des bancs du
Rio-Grande et de la Trinité, - dans les
cultures de cannes à sucre de l'Attakapas et les
plantations de coton
du
Mississippi, - partout où
s'élève la case d'un nègre, -
partout où ce pauvre peuple s'épuise
de fatigue dans les sillons ou au milieu des
buissons ou des bois reculés, partout vous
rencontrerez mes collègues, peu soucieux des
privations, des fatigues, du froid, de la chaleur,
de la faim, des émanations pestilentielles
et de la mort, prêchant partout les richesses
insondables de Christ et suppliant les hommes
d'être réconciliés avec Dieu.
Nos vénérables évêques
et nos jeunes prédicateurs, nos publicistes
et nos présidents, hommes de tout rang, de
tout âge, de toute culture intellectuelle,
ont rivalisé de zèle à qui
ferait le plus et réussirait le mieux en
plantant la croix du Sauveur dans l'âme des
enfants de l'Afrique. Par leurs travaux
dévoués et
désintéressés, des centaines
de milliers d'enfants de Cam ont passé des
ténèbres à la lumière,
de la puissance de Satan à Dieu, et ont
tourné leurs regards du côté de
Sion; et des myriades, laissant à la fois le
dur labeur et la vie, sont morts dans
l'espérance ferme de l'héritage
incorruptible et inflétrissable qui ne
passera jamais. Honneur à ces serviteurs du
Maître, qui, quoique pauvres, en ont enrichi
plusieurs, et qui ont considéré
l'opprobre de Christ comme préférable
aux trésors de l'Égypte !
»
Dans l'après-midi du
dimanche, le pasteur méthodiste dirige un
service religieux où ne sont admis que les
nègres, outre celui du matin qui est
mixte.
Empruntons encore aux souvenirs
de
W. Milburn (antérieurs à
l'époque de la libération des
esclaves) ce qu'il dit des aptitudes musicales des
noirs. Il n'y a rien d'entraînant comme le
chant de deux ou trois mille noirs réunis
dans un camp-meeting. Ils ont leurs cantiques
à eux qu'ils chantent avec un entrain
admirable. Les paroles, la mélodie,
l'intonation, tout y a un caractère
profondément sérieux, en même
temps que puissamment original. Tantôt le
sentiment qui déborde de toute part, c'est
la pensée du triomphe et de la victoire,
comme dans l'hymne qui, après chaque vers,
répète ce refrain, puissant comme un
chant guerrier :
And we shall gain the victory (2) !
Tantôt c'est un sentiment de mélancolique tristesse, où se mêle la douce pensée du repos, et dont la mélodie plaintive se termine parfois en sanglots:
- There's a rest for the weary (ter),
- Where they rest for evermore!
- In the fair fields of Eden (ter),
- We'll rest for evermore! (3)
Ou bien, écoutez-les chanter leur fameux cantique, entraînant comme le chant des Girondins et mélodieux comme un chant du ciel,
- « Ofd ship of Zion. »
- What ship is this that will take us all home!
- Glory! hallelujah!
- Tis the old ship of Zion! oh! glory! hallelujali!
- But are you sure she will bc able tu take us all home?
- Yes, glory! hallelujah!
- She's landed many a thousand, and she'll land as many more;
- King Jesus is the captain! oh! glory! hallelujah! (4)
Milburn assure que l'onction et l'animation qui
accompagnent ce chant, et l'intonation qu'ils donnent
aux derniers vers
ont
toujours produit sur lui l'effet d'une commotion
électrique.
C'est auprès de ce peuple
sensible et aimant que notre prédicateur
exerça son ministère avec le plus de
succès. Une vive sympathie s'établit
entre les nègres et lui, et il parle d'eux
en termes d'une affection touchante.
Depuis l'époque de leur
libération, les Méthodistes noirs se
sont groupés en églises
indépendantes, dont voici la statistique,
d'après les tableaux dressés à
la Conférence oecuménique de Londres
(1921) :
Église méthodiste
épiscopale africaine 6,550 pasteurs, 551,776
membres;
Église méthodiste
épiscopale de Sion 3,456 pasteurs, 458,734
membres;
Église méthodiste
épiscopale de couleur 2,402 pasteurs,
267,361 membres;
Total : 12,408 pasteurs,
1,277,871
membres.
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