Bascom homme
de transition. - Ses
commencements. - Périls dans les
bois et de la part des bêtes
féroces. Ses succès
remarquables. - Ses talents de
prédicateur estimés par
Finley. - Sa place dans
l'Église.
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L'avant-dernier portrait que nous voulons
détacher pour nos lecteurs de la galerie de
nos prédicateurs pionniers est celui de
Henry Bascom, que l'on a surnommé l'Apollos
de l'Ouest. Il nous semble digne de fermer la
marche de cette vaillante armée dont nous
avons rapidement évoqué le souvenir.
Avec de grands talents et un caractère
à la hauteur de ses talents, il se tient sur
le seuil des temps nouveaux, appartenant au grand
passé héroïque de l'Ouest par sa
naissance, par ses traditions, par ses premiers
travaux, par son courage inébranlable, mais
appartenant aussi à l'avenir qu'il rapproche
par ses aspirations, et dont il porte en soi
l'esprit avide de connaissances et de
progrès. Avec lui finit une ère
glorieuse, mais nécessairement transitoire,
l'ère des petits commencements et des
grandes
luttes, l'ère où l'on n'avance que
pas à pas et où chaque pas que l'on
fait coûte une souffrance, un
déchirement, souvent une victime. Avec lui
s'ouvre une ère nouvelle, celle de
l'organisation savante et des perfectionnements
féconds, l'ère où l'on cultive
ce que l'on a planté dans le sillon
péniblement creusé, l'ère
où le torrent impétueux s'endigue et
devient le fleuve calme et puissant. il est un des
derniers parmi les pionniers de la grande
vallée, et l'un des premiers parmi ses
pasteurs et ses docteurs. Par un côté
il appartient donc à cette étude. Il
lui appartient d'autant plus que la mort a
posé son sceau glacé sur ses
lèvres éloquentes, et que le nom de
Bascom est inscrit lui aussi au martyrologe de
l'Ouest, parmi les noms de tant d'autres jeunes
hommes qui ont trouvé une mort
prématurée on qui du moins en ont
puisé les germes dans les travaux de
géants de cette vie sans repos.
Bascom fut essentiellement un
homme
de l'Ouest. Élevé au sein des
paysages sauvages et grandioses des Alleghanys, son
esprit y chercha de bonne heure ses inspirations et
y trouva sa force. La nature fut sa première
et sa principale école; il n'eut pas trois
mois de collège dans toute sa vie; et il
devint pourtant l'un des hommes les plus
distingués de son siècle. Henry Clay,
d'un des orateurs politiques et
l'un des hommes d'État les plus
célèbres et les plus intègres
des États-Unis, fut lié par une
étroite amitié à cet enfant de
la nature, et déclara souvent que Bascom
était l'orateur le plus éloquent
qu'il eût jamais entendu.
Ce jeune homme, dont les grands
talents devaient exercer une sorte de fascination
sur ses contemporains, naquit dans l'une des plus
pauvres cabanes de l'Ouest. Son père, qui
luttait avec courage, mais avec peu de
succès, contre la pauvreté, ne put
lui donner aucune instruction; la riche
intelligence de l'enfant y suppléa en partie
par un travail persévérant et
opiniâtre. Il fut amené à la
connaissance de l'Évangile, bien jeune
encore, dans un camp religieux. On se rappelle
l'impression d'étonnement et d'admiration
produite par cet adolescent, lorsqu'à une
assemblée fraternelle où il
était venu de fort loin, il se leva dans son
costume bizarre de fermier, raconta naïvement
sa conversion et parla de l'amour du Sauveur. Il y
avait dans le timbre frais et argentin de cette
voix enfantine et dans la naïveté, sans
prétention de ce récit, quelque chose
de profondément touchant. Tous comprirent
que, sous la rusticité de son apparence, se
cachait une âme d'une rare pureté et
une intelligence d'une grande puissance.
Nous n'avons pas à raconter
la marche ascensionnelle du talent et de la
piété de Bascom. Ses progrès furent si rapides
et son développement si précoce
qu'à l'âge de seize ans il prenait
déjà la parole dans les
assemblées et secondait activement les
prédicateurs en titre. Il entrait,
dès 1814, dans les rangs de
l'itinérance, tellement pauvre des biens du
corps qu'un membre de son troupeau dut lui faire
présent de vêtements mieux en rapports
que ses habits de fermier avec sa nouvelle
position, mais il était tellement riche
déjà des dons de l'intelligence et du
coeur qu'il enleva tous les suffrages et gagna
dès la première heure l'estime et
l'affection de ses collègues et de
l'Église.
Cette estime et cette affection,
on
les lui témoigna en l'appelant aux postes
les plus périlleux et aux circuits les plus
reculés. Nous avons raconté
déjà à quels périls il
fut exposé de la part des bêtes
féroces, auxquelles il dut parfois disputer
sa vie. Un jour, il était poursuivi par une
panthère à laquelle il
n'échappait qu'à grand'peine. Un
autre jour, une autre panthère le guettait,
tandis qu'absorbé dans ses
méditations, il cheminait sans
préoccupations de cette nature; heureusement
pour lui qu'un chasseur était là,
dont la balle vint le délivrer de ce
terrible ennemi qui prenait son élan pour
fondre sur lui. D'autres fois, le vaillant jeune
homme se délivra lui-même; c'est ainsi
qu'on raconte une lutte corps à corps qu'il
soutint contre un
ours qui
s'était précipité sur lui et
qu'il tua, en lui enfonçant un
couteau-poignard dans le coeur, au moment
même où il sentait sa poitrine se
resserrer et sa respiration devenir haletante sous
l'étreinte de la lourde patte du fauve
quadrupède.
À côté de ces
grands et tragiques dangers, combien d'autres moins
émouvants, mais dont la fréquence ne
laissait pas que d'être inquiétante !
Coucher à la belle étoile presque
quotidiennement ne l'effrayait guère; mais
ce qui était peu rassurant, c'est
d'être tenu éveillé toute la
nuit par les hurlements des loups ou par les
rugissements sinistres de la panthère;
s'installer commodément sur un arbre pour y
dormir peut paraître intéressant et
pittoresque de loin, mais quand il fallait
constamment, par la pluie et par le gel, user d'un
pareil régime, la chose devait bien
assurément avoir ses inconvénients,
eût-on une constitution de fer. Puis il
fallait par tous les temps traverser à la
nage les fleuves et les rivières, et
quelquefois porter ensuite pendant des heures
entières des vêtements trempés
qui, en hiver, se raidissaient et se couvraient de
glaçons. La faim et la soif, la chaleur et
le froid apportaient aussi leur contingent de
souffrances.
La première année du
ministère de Bascom s'écroula au
milieu des privations et des luttes de tout genre.
Elle lui laissa
quelques résultats positifs : d'abord la
conviction que Dieu l'appelait à
persévérer dans la voie où il
était entré, et où il avait
rencontré des succès fort
encourageants à côté de
difficultés qui avaient
singulièrement mûri son
caractère et sa piété. Son
esprit avait acquis la conscience de sa force dans
les longues méditations auxquelles il avait
pu se livrer; des lectures bien faites avaient
agrandi le champ de ses connaissances. Dans ces
douze mois, il avait parcouru quatre mille milles
et prêché quatre cents fois; le
traitement que lui avait fourni l'Église
s'élevait à douze dollars et dix
cents (60 fr. 50 c.), outre quelques effets
d'habillement. Il fallait être bien
ingénieux en vérité pour faire
vivre sur cette somme un homme et un
cheval.
Quand il fut de retour du poste
reculé où l'avait placé
l'Église, il était
méconnaissable. Son talent de
prédicateur avait grandi d'une
manière étonnante, et ses
collègues se refusaient presque à
croire que ce prédicateur qui savait si bien
gouverner sa parole fût le même que le
jeune homme a la démarche gauche et
embarrassée qui, une année
auparavant, était parti seul pour les
profondeurs de l'Ouest. Ceux-mêmes qui
avaient reconnu dès lors les heureuses
dispositions de cette nature d'élite,
voyaient leurs espérances les plus
ambitieuses à l'égard de ce jeune
homme complètement dépassées
par la réalité.
Voici à cet égard le
témoignage d'un homme bien informé et
d'un jugement sûr, l'excellent
Finley.
« Lorsque la renommée de
ce jeune et éloquent prédicateur
parvint jusqu'à moi, j'étais sur un
point tout opposé de notre circonscription
de l'Ouest. Bien que la rumeur publique
parlât avec un grand enthousiasme de la
puissance enchanteresse et incomparable de sa
prédication je me tins prêt, selon la
règle que m'a imposée une
expérience constante, à rabattre
considérablement de ses descriptions qui me
semblaient évidemment
exagérées. L'occasion se
présenta pour moi, dès notre
prochaine conférence, de faire ample
connaissance avec ce jeune homme. Il monta en
chaire au milieu de l'attention
générale. Mon impression sur la
prédication pénétrante que
j'entendis peut se résumer dans le mot de la
reine de Scébah : « On ne m'en avait
pas raconté la moitié. » Ceux
qui n'ont eu le privilège de l'entendre que
lorsque son âme ardente eut été
emprisonnée et enchaînée dans
l'étroite et parfois étouffante
prison d'une haute culture intellectuelle, et
lorsqu'elle eut perdu quelque chose de sa
fraîcheur et de sa puissance dans
l'atmosphère des villes, ne se feront jamais
une idée parfaite de ce qu'était
cette âme profonde lorsqu'elle était
en communion avec la nature et avec le Dieu de la nature,
et lorsque les
souffles
purs des cimes élevées passaient en
frémissant sur elle, dans ces jours lumineux
et féconds de sa vie
itinérante.
Doué, d'un talent naturel
extraordinairement puissant et brillant, Bascom
avait surtout besoin d'une culture
appropriée à son génie, et
nous sommes convaincu que la Providence le
plaça dans la sphère qui était
le mieux en rapport avec sa nature toute
spéciale. Si son génie eût
été, entravé par les
règles des écoles (qui sont souvent
aussi peu nécessaires à l'orateur
qu'un livre de musique le serait au rossignol ou
qu'un traité sur les lois du son et du
mouvement le serait à l'impétueux et
retentissant Niagara), si dis-je, son génie
eût passé sous les laminoirs des
écoles, nous aurions eu sans doute un
Bascon, expert dans l'art de bien dire et
connaissant toutes les ressources et toutes les
finesses d'une élocution savante; mais il
aurait eu aussi quelque chose de la raideur de
l'automate auquel il ne manque que la vie; nous
aurions possédé la précision
parfaite qui caractérise les oeuvres
étonnantes de l'art humain, mais tout cela
aurait senti l'effort et aurait conservé
tir, cachet artificiel. La nature, ne nous lassons
pas de le dire, est la source où l'orateur
doit puiser son inspiration et la sphère
où doivent se développer ses talents.
Comme l'aigle qui prend son essor bien au-dessus
des demeures des hommes et qui
baigne son oeil dans les clartés sereines du
soleil, l'enfant du génie doit planer ainsi
au sein des vivifiantes lumières de la
nature.
« Bascom nous a souvent dit au
sujet de la composition de ses sermons qu'il ne
possédait pas en général la
liberté d'esprit nécessaire pour se
livrer à ce travail, à moins qu'il ne
fût en pleine campagne, en face de la nature.
On montre au voyageur dans le Kentucky un vieux
débris de fortifications indiennes, à
l'ombre duquel il a composé quelques-uns de
ses meilleurs sermons.
« Ses talents si remarquables
oh, prédicateur se montrèrent de
très bonne heure; il atteignit presque du
premier élan la haute position qu'il occupa
comme orateur chrétien. Les grands talents
oratoires auxquels certains hommes, tels que
Démosthène, ne parviennent que par
une sévère application et par de
lents progrès, furent chez lui, non le fruit
tardif de l'éducation, mais le produit
spontané de la nature. Il naquit orateur et
n'eut pas à modeler son fougueux
génie dans un moule quelconque, qui n'aurait
pu que le déformer.
« Un grave théologien
à qui l'on demandait, après le sermon
de Bascom, ce qu'il pensait du prédicateur,
répondit : « Je n'ai pas eu le temps de
penser au prédicateur; ma pensée a
été toute absorbée par la
contemplation de la grandeur du Dieu qui a
créé, un tel homme. »
« J'ajouterai un mot au sujet
de cette éloquence qui dérive de
l'étude et de la contemplation de la nature.
Dans ce temps où livres et collèges
abondent dans notre pays, il ne serait pas mauvais
d'étudier un peu aussi le monde
extérieur. Trop souvent ou nous a rendus
malades avec l'uniformité
désespérante des préparations
que l'on fait subir dans nos écoles aux
futurs pasteurs de nos Églises. Ils sont
presque tous calqués sur un même
patron et fondus dans un même moule. Une
servile et désastreuse imitation a
prévalu partout jusque dans le ton de la
voix et dans les formes du débit, jusque
dans le geste de la main et l'inclinaison de la
tête, hélas! jusque dans la coupe de
l'habit et jusque dans la démarche. Aussi,
adieu le naturel, adieu l'originalité, adieu
la vie et la puissance; tout est plaqué et
artificiel. Dieu me garde de dire du mal des livres
et des écoles : nous en avons un trop grand
besoin; mais ce qu'il nous faut aussi ce sont des
hommes simples dont la parole ne soit pas une
fusée brillante ou un feu d'artifice, mais
un tonnerre allumé au grand récipient
de la nature et à celui de la Bible (1).
»
Nous n'avons rien voulu
retrancher
aux remarques dont Finley accompagne ses
appréciations. Il y a sans doute quelque
chose d'exagéré dans ces appréhensions
qui ne tiennent pas assez compte de l'esprit des
temps nouveaux. Mais n'y a-t-il pas aussi beaucoup
à prendre dans ces avertissements que nos
vieux pionniers ne se sont pas lassés
d'adresser à la jeune
génération qui les suit? N'ont-ils
pas eu un juste sentiment des dangers qui menacent
la prédication contemporaine, trop
portée à se lancer en dehors du
réel, à devenir métaphysique
et savante, ou poétique et
vaporeuse?
Henry Bascom ne demeura dans
l'Ouest
que pendant les premières années de
son ministère. Il acquit une science
étendue qui lui fit assigner plusieurs
postes importants de professeur dans les
universités de son Église; ses
collègues l'appelèrent enfin à
l'épiscopat. Nous n'avons pas à le
suivre dans ces divers postes, où il
déploya un zèle égal à
ses talents. Il nous suffit de l'avoir
présenté à nos lecteurs dans
les rapports qu'il soutint avec l'Ouest. C'est une
gloire pour l'Église de la Grande
Vallée d'avoir formé des hommes comme
celui-là.
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