Dans la première partie de ce travail, nous nous sommes borné à faire connaître, dans ses grands traits, l'oeuvre missionnaire de l'Ouest américain et à en présenter une vue d'ensemble. Il nous reste maintenant à esquisser la physionomie de quelques-uns des ouvriers de cette entreprise chrétienne. Les étroites limites dans lesquelles nous devons nous renfermer nous obligeront à ne donner qu'une place bien étroite à plusieurs des portraits de notre modeste galerie, et même à ne rien dire de beaucoup d'hommes qui auraient mérité pourtant d'être offerts à l'admiration de nos lecteurs.
Naissance et
premières
années d'Asbury. - Il commence
à présider des
réunions religieuses. - Il devient
l'un des prédicateurs de Wesley.
Asbury en Amérique. - Asbury
évêque. - Son
caractère. - Son amour pour les
petits. - Asbury au milieu des
nègres. - Conversion du
nègre Punch. - Tentations au
découragement. - Ses courses
missionnaires. - Sa prédication. -
Ses prières.
|
la tête du mouvement religieux
que nous avons décrit nous avons
retrouvé constamment un homme dont Wesley
avait su discerner les rares talents et qu'il avait
appelé jeune encore, au poste
d'évêque missionnaire de
l'Église méthodiste
d'Amérique. Francis Asbury fit de
l'extension de son Église vers l'Occident la
pensée dominante de sa vie. Son nom s'est
souvent rencontré sous notre plume, mais il
mérite mieux qu'une mention rapide. C'est
par lui que doit s'ouvrir tout naturellement cette
galerie des prédicateurs pionniers de
l'Ouest.
Francis Asbury était
né dans le Staffordshire, à quelque distance de
Birmingham,
le 20 août 1745. Élevé dans une
atmosphère chrétienne par des parents
pieux, il ouvrit de bonne heure son âme aux
préoccupations religieuses; son
caractère naturellement grave le mettait
à l'abri des tentations d'une jeunesse
dissipée; ses camarades d'école, qui
tournaient volontiers en ridicule ses dispositions
sérieuses, l'avaient surnommé le
ministre. Dès cette époque, nous
dit-il, « Dieu se tenait tout près de
lui ». Il reçut une instruction solide
qu'il compléta par ses études
subséquentes auxquelles il ne renonça
jamais; il avait une passion véritable pour
la lecture; les livres religieux et
théologiques étaient ceux qu'il
goûtait le plus, et entre tous ce furent les
sermons de Whitefield qui parurent le plus
impressionner son âme. Sa conversion avait
précédé de plusieurs
années ses relations avec les
méthodistes. Mais dès qu'il les
connut, il sentit qu'il y avait là un foyer
de vie chrétienne dont il avait
besoin.
À l'exemple de tant d'autres,
il comprit bientôt que la vie pour se
continuer chez lui devait se manifester au dehors,
et il se mit à convoquer, dans le voisinage
de sa résidence, des réunions de
prières et d'exhortations familières.
Son talent sympathique, sa voix harmonieuse et
douce, son extrême jeunesse, et surtout la
foi ardente qui éclatait dans sa parole,
tout prévenait en sa faveur, et la foule ne
tarda pas
à remplir les modestes locaux où
Francis Asbury convoquait ses réunions. On
s'étonnait de rencontrer tant de
facilité dans la parole et tant d'ardeur
dans la piété chez un jeune homme
inconnu jusque-là et qui s'était
formé dans la solitude. Les pasteurs du
circuit le reçurent avec joie comme
prédicateur local, bien qu'il n'eût
que seize ou dix-sept ans. Dès lors, il
commença à travailler à
l'évangélisation missionnaire
jusqu'au moment où l'Église lui
ouvrit les portes du ministère proprement
dit. Il n'avait que vingt et un ans. Cinq ans
après, à la conférence de
Bristol où il assistait, Wesley adressa
à ses jeunes prédicateurs un appel
pressant; il demandait des volontaires pour
l'Amérique. Asbury, qui depuis longtemps se
sentait appelé à porter
l'Évangile dans ces lointaines
régions, fut un des premiers à
répondre. Le vieux patriarche du
réveil anglais accepta d'autant plus
volontiers ses services qu'il avait remarqué
les aptitudes qui le distinguaient.
Nous avons parlé plus haut
des progrès rapides de l'oeuvre
commencée dans le nouveau monde. Nous ne
nous étendrons pas sur la part qui revient
à Asbury dans ces succès. Qu'il nous
suffise de dire qu'elle fut grande, et que ses
rares talents unis à sa profonde
piété ne tardèrent pas
à lui conférer une sorte
d'épiscopat moral avant que l'épiscopat proprement
dit vint lui donner une autorité
officielle.
La haute position à laquelle
il fut appelé à la fois par le choix
de Wesley et par le vote unanime de ses
collègues ne fit qu'agrandir son champ de
travail sans changer en rien l'esprit qui
l'animait. Au lieu de circonscrire ses efforts dans
une sphère limitée, il dut
désormais parcourir la contrée tout
entière, ne se donnant aucun
relâche.
Dans les visites qu'il faisait
à ses frères disséminés
et privés de communications
fréquentes entre eux, il apportait un esprit
fraternel et affectueux, et l'ami faisait toujours
oublier l'évêque.
L'évêque reparaissait pourtant dans
les cas fort rares où la discipline
menaçait d'être violée et
où le travail paraissait
négligé; strict observateur de la
discipline en même temps que travailleur
infatigable, il avait le droit d'être
sévère pour les autres.
L'évêque Asbury ne fut
pas sans doute Lui de ces esprits créateurs
qui laissent après eux une longue
traînée lumineuse; intelligence solide
plutôt que profonde, il avait pourtant toutes
les qualités nécessaires pour diriger
le mouvement religieux à la tête
duquel le plaça la Providence. Au milieu des
rudes labeurs de sa vie missionnaire, Il ne cessait
d'étudier, se familiarisant avec les langues
originales de l'Écriture. Comme Wesley, il
s'était donné, dans l'emploi de son
temps, des habitudes
méthodiques qui lui permirent d'accumuler
une foule de travaux sur une existence d'une
longueur moyenne. Il était l'ennemi
juré de l'amour des aises, et il le
combattait chez lui par une existence
austère. Complètement
détaché de toute vue
intéressée, il se contentait de
recevoir annuellement de l'Église soixante
dollars (300 francs) et, non seulement il trouvait
moyen de suffire à ses besoins avec ce
traitement plus que modique, mais encore il
parvenait à subvenir aux
nécessités de quelques-uns de ses
collègues qui parfois manquaient du
nécessaire. Il ne se maria jamais; car,
ainsi qu'il avait l'habitude de le dire, il
était trop occupé de l'oeuvre de Dieu
pour se donner le souci d'une famille. Il semble
pourtant avoir apprécié quels charmes
répand sur la vie d'un pasteur la
présence d'une compagne. C'est ainsi que la
plupart de ses économies étaient
consacrées à venir en aide à
quelque pauvre prédicateur chargé de
famille.
Auprès des populations
naïves et ignorantes de l'Ouest, rien ne
devait produire une impression plus profonde que la
simplicité toujours digne de
l'évêque. Les bonnes gens du pays ne
pouvaient se lasser d'admirer la facilité
avec laquelle un homme de manières aussi
distinguées bavait se plier à leur
rude existence. Pour lui, il trouvait le secret de
cette abnégation dans un ardent amour des âmes.
Lorsqu'il entrait dans une cabane, il s'adressait
surtout aux petits et aux délaissés.
Les enfants se faisaient une fête de
l'arrivée de papa Asbury, comme ils
l'appelaient, et, à peine entré, il
les voyait grimper hardiment sur ses genoux et le
couvrir de baisers. Les esclaves étaient
aussi du nombre de ses meilleurs amis. « Je
fus heureux l'autre soir, écrivait-il, en
conversant avec les pauvres nègres dans la
cuisine de M. Wells, tandis que le jeune
prédicateur présidait une
réunion pour les blancs dans le salon. Je
dois veiller aux intérêts spirituels
des pauvres et des petits; c'est là ma
vocation spéciale. »
En 1788, un jour qu'il se
rendait
à cheval à Charleston il rencontra
sur le bord de l'eau un nègre d'assez
mauvaise mine qui pêchait enchantant une
chanson, L'évêque, arrêta sa
monture, et s'approchant de lui, lui demanda
dès l'abord : « Mon ami, priez-vous
quelquefois? - Non, Monsieur, »
répondit celui-ci un peu embarrassé.
Asbury mit pied à terre, attacha son cheval
à un arbre et vint s'asseoir à
côté de Punch (c'était le nom
du pauvre esclave). Il se mit alors à lui
parler avec affection des dangers auxquels on
s'expose par une vie donnée au
péché, de la brièveté
de nos jours, des terreurs du jugement dernier.
Puis il lui parla des joies du ciel et des
miséricordes infinies de Dieu; il lui montra
que, dans ces
miséricordes, il y avait une place aussi
bien pour le noir enfant de l'Afrique que pour le
blanc. Peu à peu la crainte de Punch
s'était transformée en une vive
émotion sous la parole de
l'évêque. Les larmes coulaient en
abondance sur ses joues, et il fixait avidement sur
son interlocuteur ses grands yeux brillants.
Celui-ci entonna alors quelques-uns de ces doux
cantiques aimés des noirs puis
s'agenouillant sur le bord du chemin il adressa
à Dieu une fervente prière en faveur
de son nouvel ami et prit congé de lui.
Punch devint à partir de ce Jour un homme
nouveau; naguère méchant, menteur et
querelleur, il devint aussi doux qu'un agneau.
Vingt-cinq ans plus tard, ayant appris que le bon
évêque se trouvait à
Charleston, il franchit à pied les soixante
et dix milles qui l'en séparaient, et vint
lui rappeler la scène du bord de la route et
lui dire que ses prières avaient
été exaucées. Le pauvre
esclave en effet était devenu un
chrétien vivant, et même un
prédicateur au milieu de ses compagnons. On
raconte des traits remarquables de cet humble
ministère.
Dans ses longs voyages, le
découragement saisissait parfois
l'évêque et l'étreignait
douloureusement. La tentation lui vint un jour au
milieu d'une expédition dans le grand
désert de l'Ouest. Il lui sembla que ses
forces se consumaient en pure
perte et que ses travaux personnels avaient peu de
succès. Cette pensée l'accabla, et il
se demanda sérieusement s'il ne se survivait
pas à lui-même, et si sa mission
n'était pas finie. Tout agité par ces
pensées, il arriva à lune pauvre
chapelle de bois où se tenait une
assemblée fraternelle. Inconnu de tous, il
prit place dans un coin. Après que plusieurs
frères eurent pris la parole pour faire part
à l'assemblée de leurs
expériences, une personne se leva, et
raconta d'une voix émue que, naguère
légère et indifférente, elle
avait été amenée au sentiment
de l'amour du Sauveur par la prédication de
l'évêque Asbury et que son souvenir
demeurait uni dans sa pensée à celui
de la période la plus heureuse de son
existence. Celui-ci, que ce témoignage avait
profondément remué, se leva ensuite
et d'une voix émue et les yeux remplis de
larmes, il raconta les doutes qui l'avaient
assailli, et s'écria avec une expression
d'ineffable reconnaissance : « Oh! s'il m'est
permis d'être le moyen de la conversion d'une
seule âme, en voyageant sans cesse au travers
du continent américain, je suis
décidé à voyager ainsi sans
repos et sans trêves jusqu'à l'heure
de ma mort. »
C'était là du reste la
pensée de toute sa vie. L'itinérance,
après avoir été au
début une dure nécessité pour
lui, était devenue un besoin de sa nature. Tandis
que les uns
font
du foyer de la famille le centre de leur vie, que
d'autres préfèrent le cabinet du
penseur ou le bureau de l'homme d'affaires, Asbury
eût pu montrer son fidèle cheval comme
le symbole de sa vie aventureuse. Pendant la guerre
de la Révolution, il dut demeurer
caché, à cause de sa
nationalité, dans la maison de l'un de ses
amis; cette inactivité forcée le
tourmentait; il était aussi malheureux qu'un
oiseau captif dans sa cage, et plus d'une fois il
eut la tentation d'échapper à
l'amicale et prudente surveillance de ses
hôtes. Lorsque enfin il put remonter en
selle, il se sentit rajeuni et éprouva
quelque chose de ce que ressent un prisonnier
auquel on rend la liberté. Il ne pouvait pas
demeurer quelques jours de suite, même chez
ses meilleurs amis, sans soupirer après ses
chères forêts. Il disait dans une
occasion : « Marcher, marcher toujours,
voilà ma vie.
Plus tard, à l'occasion d'une
tournée faite avec Mac-Kendree, son
collègue dans l'épiscopat, il
écrit : « Ma chair succombe à la
peine. Nous voyageons dans une pauvre voiture qui
nous a coûté 30 dollars, et que nous
avons acquise chacun par moitié; il la
fallait prendre à la portée de notre
bourse. Quels évêques nous sommes!
Mais nous avons de grandes nouvelles et nous vivons
à une grande époque! Chacune de nos conférences de
l'Ouest,
du Sud et de la Virginie aura cette année
mille âmes vraiment converties à Dieu.
N'est-ce point là une compensation pour une
bourse mal garnie? Ne sommes-nous pas bien
payés de notre faim et de nos fatigues? Oui,
sans doute, et gloire à Dieu!
»
La connaissance qu'il avait des
hommes était profonde; il semblait lire dans
le caractère de ses semblables comme dans un
livre ouvert. Mais cette connaissance ne lui
servait qu'à mieux adapter sa
prédication aux besoins et au
caractère de ses auditeurs. Cette
prédication, sans être brillante,
était forte, énergique, impressive.
on se sentait moins en présence d'un grand
orateur que d'un grand chrétien, dont la
parole pleine d'autorité et de
gravité allait droit à la conscience,
tandis qu'elle avait la puissance de toucher le
coeur par la douce onction qui y
régnait.
Tous les témoignages
s'accordent pour nous le représenter comme
un chrétien vaillant dans la prière.
Il vivait dans une communion étroite avec
Dieu, et dans ses longues courses à cheval,
à travers les solitudes, il s'absorbait dans
le sentiment de la présence de Dieu, au
point de ne prêter aucune attention aux
objets qui l'environnaient. Ses prières
publiques avaient une puissance supérieure
à celle de sa prédication; on
eût dit, en l'entendant prier, que Dieu
était visible aux yeux de sa chair.
Asbury était
dévoré de la sainte ambition
d'étendre les limites du royaume de son
Maître. Tout ce qu'il avait d'énergie,
de talent et d'influence, convergeait vers ce but
unique de sa vie. Comme César, il pensait
que rien n'était fait, tant qu'il restait
quelque chose à faire. Aussi il se
multipliait, parcourant deux mille lieues par an,
sur une monture médiocre, et ne se laissant
arrêter ni par les montagnes, ni par les
rivières débordées, ni par les
dangers de toute nature. Il avait cet
héroïsme qui ne compte pas avec les
difficultés. Aussi a-t-il laissé
après lui un souvenir glorieux dans le
méthodisme américain. Il est presque
devenu une figure légendaire pour ses fils
et ses petits-fils dans le ministère, et
l'un d'entre-eux exprime le sentiment unanime de
l'Église au sujet de ce grand serviteur de
Dieu en l'appelant « le Josué de notre
Israël, qui l'a mené à la gloire
et au triomphe. »
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |