Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VIII

-------


LES CAMPS RELIGIEUX ET LA PRÉDICATION DANS L'OUEST.


Description d'un camp-meeting. - Large place à l'initiative individuelle. - Intervention des fondateurs de sectes. - Un sermon sur la divinité de Jésus-Christ, par Cartwright. - Un promoteur de la paix universelle. - Sargent, chef de la secte des Alcyons. - Comment Cartwright démasque cet imposteur. - Un trait de fanatisme. - Le système de Sargent. - Lutte avec les perturbateurs des camps. - Les prouesses de Cartwright.

Le grand mouvement religieux des années 1800 et 1801, dont nous avons essayé de dépeindre la physionomie générale, eut ceci de particulier qu'il ne fut que le prélude d'une période de réveils nouveaux et non interrompus, période glorieuse pour l'Ouest, où le réveil s'établit en permanence. Nous ne nous sommes pas donné la tâche de raconter cette oeuvre dans son déroulement historique. Il nous suffira d'avoir précisé son caractère à ses débuts. Nous avons à faire connaître maintenant avec quelque détail une institution dont le réveil dota l'oeuvre de l'Ouest, et qui est certainement la plus originale dont nous ayons à nous occuper; nous parlons des camps religieux. Laissons à W. Milburn, l'éloquent prédicateur aveugle, le soin de nous esquisser en quelques traits la physionomie de ces assemblées, qui ont été souvent étrangement caricaturées.

« Dans le moment de l'année qui sépare la moisson de la coupe des fourrages, nos fermiers ont un temps de répit; c'est l'époque des camps religieux. Ceux qui n'y ont assisté que dans le voisinage des grandes villes ou dans des districts populeux, où ils sont devenus souvent le rendez-vous d'une foule de paresseux et de moqueurs, auront de la peine à se faire une idée un peu juste de leur impressive beauté et de leur incontestable utilité dans une contrée nouvelle, dont les habitants sont clairsemés sur de vastes étendues de pays. On choisit un endroit retiré, soit la berge de quelque rivière, soit l'ombrage touffu d'un bocage d'érables, en ayant soin de se placer non loin de pâturages et de fontaines destinés à pourvoir aux besoins des caravanes qui vont arriver. Bientôt sur ces terrains s'élèvent des tentes de grosse toile et d'autres abris modestes, formant par leur rapprochement un immense parallélogramme, à l'intérieur duquel une plate-forme est disposée pour le culte; des bancs grossiers, une estrade des plus modestes en font tous les frais. Au centre de chaque tente est dressée une grande table, pourvue avec une frugalité qui n'exclut pas l'abondance et qui reste dressée pendant tout le temps des réunions, devenues de la sorte les fêtes de l'hospitalité aussi bien que de la dévotion. C'est, en général, le jeudi ou le vendredi que, les arrangements préliminaires étant terminés, les exercices religieux peuvent commenter. Au point du jour, le son de la trompe réveille les fidèles arrivés de la ville; peu après, elle retentit une seconde fois dans le camp pour rappeler aux habitants de chaque tente le culte domestique; et en ce moment vous pourriez entendre monter de chaque cercle de famille les doux accents d'un cantique de louange vers Celui qui a veillé sur ceux qui dormaient. À diverses reprises, pendant la journée, le son de la trompe donne le signal des services religieux, qui se prolongent jusque bien avant dans la soirée. Cela dure, en général, de quatre à six jours.

« Peu de spectacles sont aussi émouvants que celui qu'offre cette foule innombrable réunie à l'ombre des grands arbres tout couverts de verdure et priant dans le sanctuaire de la nature, la plus antique et la plus noble de toutes les cathédrales, dont les flèches élancées, se perdant dans un océan de lumière, laissent bien loin derrière elles toutes les magnificences de l'art humain. Une pareille scène est bien faite pour inspirer le prédicateur, et pour lui ouvrir un accès sûr et facile jusqu'au coeur de celui qui l'écoute. Mais c'est le soir surtout que le camp revêt son aspect le plus pittoresque. Des torches de bois de pin, placées de distance en distance, projettent de brillantes clartés sur l'assemblée et illuminent d'une façon étrange la forêt, partout ailleurs plongée dans l'obscurité. La puissance de la musique ne m'a jamais autant remué que dans de pareils moments, alors que du milieu d'une immense assemblée, pendant la nuit, éclatait tout à coup un hymne sorti vibrant de mille âmes émues. Personne ne pourra se faire une juste idée de l'excellente influence exercée dans l'Ouest par ces fêtes des tabernacles. Les habitants de cette nouvelle contrée, dont l'esprit n'était pas voilé par les sophismes d'une éducation civilisée, sont venus y recevoir d'excellentes leçons de fraternité et de piété (1). »

Les camps étaient généralement présidés par un certain nombre de pasteurs qui se partageaient le travail. L'emploi du temps était loin, d'ailleurs, d'être systématiquement fixé; une large place était laissée à l'initiative individuelle, et des incidents imprévus venaient parfois changer la physionomie des réunions, où régnait la plus entière liberté. Finley nous raconte que, pendant les premières années de son ministère, il présidait des assemblées en plein air, en collaboration avec un des plus anciens pionniers de l'oeuvre, le père Collins, Il prêchait un jour avec beaucoup d'animation à un immense auditoire, fort attentif et profondément remué, lorsque son vieux collègue se leva tout à coup derrière lui sur l'estrade, et, posant la main sur l'épaule du jeune homme, au milieu d'une période éloquente, par ces mots : « C'est assez, cher frère, asseyez-vous; remettez la fin de votre discours à une autre occasion, et maintenant jetons à la mer le filet de l'Evangile; nous aurons une bonne pêche, Dieu aidant. » Le jeune orateur fut bien un peu froissé par cette brusque interruption, mais il ne tarda pas à s'apercevoir que le vieux pionnier avait bien fait de couper court à des développements oratoires, qui menaçaient de faire dégénérer en une stérile émotion des impressions profondes, La journée fut excellente et féconde en bons résultats.

Si les camps furent un précieux stimulant pour la vie religieuse dans l'Ouest, ils eurent l'inconvénient de donner aux oppositions de toute nature l'occasion d'éclater un grand jour. La liberté qui y régnait tenta plus d'une fois les fondateurs de sectes, et ils s'efforcèrent de remporter quelques victoires sur ce champ de bataille ouvert à tous. Il faut dire toutefois que le remède était à côté du mal; car c'était déjà un véritable succès pour l'Évangile que de contraindre ses adversaires à lever le masque et à se produire au grand jour. La plupart des systèmes bizarres nés de la fermentation religieuse de cette époque se montrèrent incapables, en effet, de supporter la redoutable épreuve de la publicité. Le bon sens populaire en fit promptement justice.

Ces grandes assemblées eurent donc, dès l'origine, un double résultat; elles travaillèrent efficacement, comme nous l'avons vu, au réveil des consciences, et elles combattirent les hérésies innombrables qui cherchaient à se faire leur place au soleil. Bien que nous ayons déjà dit un mot en passant de ces luttes, il est nécessaire que nous y revenions avec quelques détails, puisqu'elles donnèrent longtemps leur caractère particulier à ces assemblées en plein air.

Nos pionniers eurent souvent à lutter, dans ces occasions, contre un pâle et froid rationalisme.

« Lorsque j'arrivai le dimanche au camp, raconte Cartwright, je fus bientôt environné d'une foule immense qui était tout yeux et tout oreilles. Je pris pour texte cette parole : « Au Dieu inconnu! Celui que vous adorez sans le connaître, c'est celui que je vous annonce ! » Et pendant deux heures je travaillai de toutes mes forces à établir la suprême divinité de Jésus-Christ et à pourfendre l'arianisme, qui avait fait d'immenses progrès dans la contrée. Une secte nombreuse, qui accaparait le nom de chrétiens, avait réussi à implanter ces principes détestables dans le pays, en dépit des efforts de nos frères les baptistes. Pendant que je parlais, le silence le plus solennel et l'attention la plus profonde régnaient dans l'auditoire; je sentais que Dieu était là et qu'il faisait pénétrer lui-même mes paroles dans les coeurs. Je montrai que, si Jésus n'est pas Dieu, la terre et le ciel lui-même sont remplis d'idolâtres; puis, en terminant, je m'écriai : « Et maintenant, s'il était dans l'assemblée un seul homme, un pasteur, une femme, un enfant qui refusât à Jésus-Christ les honneurs divins, je l'adjure d'apporter ici son témoignage et de nous l'indiquer en levant la main. » Pas une main ne se leva. Je réclamai alors de mon auditoire un témoignage plus éclatant encore, qui fût la preuve du triomphe de notre sainte religion sur toute cette légion d'impurs démons sortis des marais stagnants de l'arianisme, de l'unitarisme et du socinianisme. Toutes les mains se levèrent à ma demande, pour attester que Christ est Dieu à la gloire du Père. Et, en ce moment, de toutes les poitrines s'éleva un cri de joie, de tous les yeux coulèrent d'abondantes larmes; nul parmi nous ne pouvait douter de la présence de Dieu. Cette journée fut glorieuse. Deux cents personnes se convertirent et les prédicateurs ariens durent s'enfuir. »

Les visionnaires et les illuminés étaient également l'un des soucis des missionnaires. « À l'un de nos camps religieux, raconte le même prédicateur, je vis arriver un homme qui nous venait des Carolines. Il prêchait la paix universelle et annonçait l'intention de fondre toutes les Églises en une seule. La mission extraordinaire qu'il avait reçue de Dieu ne devait expirer que lorsque, à la tête des Juifs, il serait rentré en Palestine et aurait rebâti le temple. À ce moment-là, disait-il, Jésus-Christ devait descendre parmi les hommes, et lui, son prophète, devait entrer triomphalement dans la cité sainte, monté sur un coursier. Jusqu'à cette heure, il se faisait une règle de n'aller qu'à pied. Cet homme débitait ces absurdités avec une onction touchante; peu à peu même il S'élevait au ton et aux gestes de l'extase. Tout cela était fort décousu, ce qui n'empêchait pas nos gens de s'en déclarer émerveillés. On en vint même à me demander de lui céder la chaire, ce que je refusai formellement. J'ai toujours agi de la sorte, persuadé que des gens de cette espèce peuvent fabriquer un nombre immense de fanatiques en moins de temps qu'il n'en faudrait à vingt bons ministres de Jésus-Christ pour arracher cinq pécheurs à l'erreur de leurs voies. »

À côté de quelques fanatiques de bonne foi, il y avait toute une légion d'imposteurs qui ne craignaient pas d'appeler les mensonges les plus grossiers, les jongleries les plus profanes au secours de leurs prétendues inspirations. Ces charlatans de bas étage réussissaient à s'environner, aux yeux de leurs dupes, d'un prestige irrésistible, au moyen d'artifices vulgaires. On ne se fait pas d'idée de la crédulité du gros de la population dans l'Ouest, à une époque reculée. Le vaillant pionnier que nous 'venons de citer nous raconte des traits vraiment incroyables de l'audacieuse mauvaise foi des uns et de l'aveugle crédulité des autres. Tel prétendait être en mesure de fournir des renseignements minutieux sur le sort des trépassés; il évoquait les morts, et était, il l'assurait du moins, en relation avec Dieu, avec les anges et avec les démons. « Sur ce dernier point, je le crus sans peine, » remarque notre auteur. Tel autre avait fondé une secte, et ses partisans portaient le nom bizarre d'alcyons. Laissons le même prédicateur nous raconter de quelle manière il se débarrassa d'eux et perça à jour leurs impostures.

« Il y avait dans la ville de Marietta un prédicateur du nom de Sargent, qui avait commencé par prêcher l'universalisme; puis découvrant qu'au milieu de la bigarrure des opinions et avec la disposition générale des esprits, il lui serait aisé de faire des dupes, il fonda une Église nouvelle, celle des alcyons, et se donna comme le prophète inspiré chargé d'annoncer et de précéder le millénium. Il prétendait avoir des visions, tomber en extase et converser avec les anges. Ses partisans étaient fort nombreux dans la ville et dans tout le pays environnant, et sa doctrine était répandue par des prédicateurs des deux sexes. Les presbytériens et les congrégationalistes le redoutaient. Pour nous, n'avant pas de lieu de culte dans la ville, nous prêchions soit dans la maison de ville, soit ailleurs, quand ou nous y invitait. Les congrégationalistes m'ayant offert leur salle de réunions, je me décidai à attaquer en face les erreurs des alcyons. Cette sortie fit grand bruit dans la contrée. Sans désemparer, nous convoquâmes, mon collègue Sale et moi, un camp religieux dans le voisinage de la ville. Sargent, flairant quelque chose de nuisible à ses intérêts, s'y montra, et eût même l'audace de nous, demander la permission de prêcher, permission qui lui fut unanimement refusée.

« J'ai déjà dit que mon Sargent entrait en extase et avait des visions. Il tombait en pâmoison, étendu sur le sol, et quand il revenait à lui, il racontait les choses merveilleuses qu'il avait vues et entendues. Le dimanche soir, Sargent vint donc au camp, il s'était procuré de la poudre et avait allumé un cigare; puis il s'était rendu au bord de la rivière, à une centaine de pas de notre assemblée, avait étendu sa poudre sur le tronc d'un gros arbre et l'avait enflammée avec son cigare. La brillante clarté produite par l'explosion de la poudre (il était nuit) attira l'attention de la foule, qui se précipita vers l'endroit, et trouva Sargent étendu à terre. Le peuple fit cercle autour de lui, avide de connaître quelle serait la suite d'une aventure dont il ne parvenait pas à percer le mystère. À la fin notre visionnaire reprit ses sens et dit que Dieu venait de lui confier un message pour les méthodistes. Dieu, disait-il, lui était apparu sous la forme d'une vive clarté, il était tombé sous l'atteinte divine et avait eu alors une vision.

« La vue de ce rassemblement insolite attira mon attention de ce côté, et, prenant une torche, je descendis vers la rivière pour me rendre compte par moi-même de ce qui se passait. Aussitôt que j'approchai de l'arbre, je fus frappé de l'odeur du soufre dégagée par la combustion de la poudre; en examinant de près le tronc, je reconnus les traces de l'explosion, et j'aperçus à terre le cigare qui l'avait déterminée. C'en était assez pour établir ma conviction, et pendant qu'il débitait ses impostures, j'allai droit à lui, et lui demandai s'il était vrai qu'un ange lui eût apparu au milieu de cette vive clarté.

« - Sans doute, me répondit-il avec assurance.
- Et cet ange ne sentait-il pas le soufre?
- Pourquoi cette question ridicule?
- Parce que si un ange vous a parlé, il ne peut venir que de l'abîme où brûlent éternellement le feu et le soufre.

Et, élevant la voix, je m'écriai : « Je sens encore le soufre. » Je me rapprochai de l'arbre, et j'invitai les gens à venir s'assurer de la chose par leurs propres yeux. Ils accoururent : la fourberie fut manifeste, et Sargent se vit déjoué dans ses ruses et traité de vil imposteur. Il déguerpit, et nous n'eûmes plus rien à démêler avec lui ni avec ses anges de soufre.

J'ajouterai un trait qui achèvera de prouver l'étrange fanatisme de cette secte éphémère. Un prédicateur des alcyons prétendait être parvenu à un tel degré de sainteté que sa nature physique elle-même échappait à la loi universelle de la mort; il croyait pouvoir s'affranchir de la vulgaire nécessité de manger pour vivre. Ce fanatique était de bonne foi, et s'était si bien mis dans l'esprit cette flagrante absurdité qu'il voulut en faire l'épreuve. Il put vivre seize jours privé de toute nourriture, et mourut d'inanition au bout de ce temps. Cette triste aventure jeta un seau d'eau froide sur le zèle des alcyons, et mit fin à cette supercherie insensée. »

Ce dernier trait d'aveugle fanatisme nous est confirmé par un autre pionnier, J.-B. Finley, sous les yeux duquel il se passa. Il y ajoute un détail omis par Cartwright, à savoir que la secte entière, faisant un rapprochement sacrilège entre le suicide de ce pauvre insensé et la mort du Sauveur, annonçait qu'au bout de trois jours il ressusciterait. On conserva donc le cadavre jusqu'au moment où la décomposition se déclara.

Nous avons indiqué précédemment au nombre des traits saillants du caractère national de l'Ouest, outre ce bon sens pratique et cette gaieté entraînante auxquels nous avons souvent dû faire allusion, un besoin inné de discourir et de raisonner. Pour qu'un sectaire se trouvât des adeptes, il fallait, règle générale, deux choses : d'abord qu'il eût la langue bien pendue, ensuite qu'il prît la peine de composer un système de doctrines et qu'il sût dogmatiser. Avec cela, il était sûr de faire école, quelque bizarres que fussent ses doctrines, ou quelque hautes que fussent ses prétentions. Le fanatique impudent, que Cartwright démasqua si adroitement, Abel Sargent lui-même, l'homme aux extases et aux visions, avait un système assez compliqué de doctrines, et cela fut pour beaucoup dans le succès inquiétant qu'il rencontra; on n'avait jamais vu encore un dogmatisme aussi accentué uni à une fourberie aussi audacieuse. Il annonçait spécialement l'annihilation des méchants, C'est-à-dire de tous ceux qui refusaient de faire partie de son Église. L'âme régénérée, disait-il, devient partie intégrante de Dieu; quand le corps meurt, il y a absorption de l'âme en Dieu. Il rejetait absolument l'existence de l'esprit malin, et ne croyait ni au jugement ni à l'enfer. Avec quelques bribes mal digérées de panthéisme et d'universalisme, il s'était, on le voit, formé un credo qu'il s'en allait répandant partout, accompagné de douze disciples, hommes et femmes, beaux parleurs comme lui. On comprend que les camps religieux devinssent le théâtre naturel des prouesses de ces fanatiques. Heureusement que, grâce à la fermeté des prédicateurs, ils furent aussi le tombeau de la plupart de ces doctrines insensées.

On s'imagine sans peine que ces grandes convocations en plein air durent fréquemment être l'occasion de troubles et d'agitations dans un public aussi mobile que l'étaient les premiers colons de l'Ouest. Il n'était pas toujours facile d'obtenir le calme et le silence de la part de ces assemblées populaires composées des éléments les plus hétérogènes, où tous les sentiments. toutes les émotions éclataient avec la plus entière liberté. Il fallait au prédicateur des qualités sérieuses pour qu'il parvînt à tenir en respect ces foules indisciplinées; il lui fallait surtout un caractère impassible et toujours prêt à faire face à l'imprévu. Cartwright fut un des ces hommes-là; l'énergie de sa volonté et l'intrépidité de son courage furent pour beaucoup dans les succès de son ministère. Rien ne l'effraya jamais dans les caprices de la multitude. Il la domina toujours, soit par sa parole tantôt impérative, tantôt sarcastique, soit même par des moyens plus violents que justifiait peut-être l'état de cette société en formation.

Un jour que son auditoire était particulièrement récalcitrant et refusait absolument de le suivre dans les déductions d'un sermon régulier, il grossit sa voix pour surmonter le tumulte et annonça qu'il allait raconter des histoires. Le silence se fit bientôt, car le vieux pionnier avait une réputation de conteur bien méritée. Quelques plaisants récits de la vie des bois suffirent pour changer complètement les dispositions de l'assemblée, et les mauvais sentiments ne tardèrent pas à s'éteindre dans l'hilarité. Cette façon d'agir, la seule peut-être qui dans ce moment eût quelque chance de succès auprès d'une pareille assemblée, ne plut pas à l'un de ses auditeurs, vieux baptiste de souche puritaine, qui se leva entre deux anecdotes et tança vertement le conteur, en lui criant d'une voix rude : « Ne nous faites pas rire, faites-nous pleurer. » L'incorrigible pionnier s'en tira par un bon mot; le conseil était bon toutefois, et il ne tarda pas à prouver à son censeur qu'il savait aussi bien faire pleurer que faire rire.

« C'est au milieu des camps religieux, dit M. Cucheval-Clarigny, dans la notice intéressante qu'il a consacrée à notre pionnier (2), que Cartwright se trouve dans son élément. Ces grandes multitudes l'inspirent, l'idée du bien à accomplir le transporte et le rend infatigable. Tout le long du jour, il prêche, il chante des hymnes, il exhorte les pécheurs qui recourent à lui; la nuit, il veille et prie, le repos semble lui être inconnu, et cependant le camp-meeling se prolonge quelquefois durant toute une semaine, et quelle vigueur il déploie contre ceux qui veulent entraver l'oeuvre de Dieu! Des marchands ambulants viennent s'installer aux environs du camp et se mettent à vendre des liqueurs fortes. Cartwright va trouver les magistrats du canton, et de gré ou de force, par adresse ou par importunité, il obtiendra l'éloignement de ces marchands. Si on lui objecte le silence de la loi et la liberté des transactions, il se mettra à la tète des fidèles, s'emparera du vin et de l'eau-de-vie et les gardera sous clefs jusqu'à la levée du camp. Ces familles, qui viennent tout entières au camp, comptent dans leur sein des membres, des jeunes gens surtout, qui ont peu ou point de piété, que la curiosité seule a amenés, qui ne cherchent que des occasions de se divertir. Il est aussi des gens à qui ces réunions déplaisent et qui se font un point d'honneur de les troubler. Ils collectionnent des crapauds pour les lancer dans l'assemblée au moment le plus pathétique d'un sermon; ils complotent de lancer la nuit des pétards au milieu du camp pour y mettre la confusion, de surprendre nuitamment les prédicateurs pour les berner, ou d'emmener dans une fondrière quelque chariot et ceux qui dorment dedans. Cartwright heureusement fait bonne garde; il pose des sentinelles, il accomplit en personne plusieurs rondes. Tel, qui venait pour faire un mauvais coup, est trop heureux de détaler à toutes jambes.

Un garnement qui avait juré de conduire à la rivière et de jeter à l'eau le chariot du prédicateur, au moment d'exécuter son dessein, se sent prendre au collet. Cartwright, qui l'a guetté, armé d'un fort gourdin, le mène tout droit à la rivière, et l'oblige, sous menace du bâton, à prendre un bain forcé.

« D'autre fois Cartwright noue des intelligences parmi ces ennemis; il en transforme quelques-uns en alliés, il pactise avec eux, et leur permet d'aller se divertir plus loin, s'ils Lui garantissent la tranquillité du camp. Un jour que ceux qui devaient troubler l'ordre en étaient ainsi devenus les défenseurs, arrive un jeune fat, tout fier de ses longs cheveux bouclés et frisés à la dernière mode; il va s'asseoir du côté réservé aux femmes, et aucune observation ne peut lui faire quitter la place. Cartwright réclame l'exécution des conventions; le jeune homme est saisi par les alliés naturels du prédicateur.. qui l'enlèvent de l'enceinte, et s'armant de ciseaux, le tondent complètement. Parfois, il est vrai, les animosités religieuses et les passions se sont mises de la partie; aucun arrangement n'est possible, et la force seule peut assurer le repos de ceux qui se sont réunis pour prier. Cartwright n'hésite pas, il ne se laisse intimider par aucune menace, et il est le premier à payer de sa personne.

.
(1) Ten years of preacher life, by William Henry Milburn. - New-York and Edinburgh. 
.
(2) Revue des Deux Mondes, dit 15 août 1859. 
Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant