Description
d'un camp-meeting. - Large
place à l'initiative individuelle.
- Intervention des fondateurs de sectes. -
Un sermon sur la divinité de
Jésus-Christ, par Cartwright. - Un
promoteur de la paix universelle. -
Sargent, chef de la secte des Alcyons. -
Comment Cartwright démasque cet
imposteur. - Un trait de fanatisme. - Le
système de Sargent. - Lutte avec
les perturbateurs des camps. - Les
prouesses de Cartwright.
|
Le grand mouvement religieux des années
1800 et 1801, dont nous avons essayé de
dépeindre la physionomie
générale, eut ceci de particulier
qu'il ne fut que le prélude d'une
période de réveils nouveaux et non
interrompus,
période glorieuse pour l'Ouest, où le
réveil s'établit en permanence. Nous
ne nous sommes pas donné la tâche de
raconter cette oeuvre dans son déroulement
historique. Il nous suffira d'avoir
précisé son caractère à
ses débuts. Nous avons à faire
connaître maintenant avec quelque
détail une institution dont le réveil
dota l'oeuvre de l'Ouest, et qui est certainement
la plus originale dont nous ayons à nous
occuper; nous parlons des camps religieux. Laissons
à W. Milburn, l'éloquent
prédicateur aveugle, le soin de nous
esquisser en quelques traits la physionomie de ces
assemblées, qui ont été
souvent étrangement
caricaturées.
« Dans le moment de
l'année qui sépare la moisson de la
coupe des fourrages, nos fermiers ont un temps de
répit; c'est l'époque des camps
religieux. Ceux qui n'y ont assisté que dans
le voisinage des grandes villes ou dans des
districts populeux, où ils sont devenus
souvent le rendez-vous d'une foule de paresseux et
de moqueurs, auront de la peine à se faire
une idée un peu juste de leur impressive
beauté et de leur incontestable
utilité dans une contrée nouvelle,
dont les habitants sont clairsemés sur de
vastes étendues de pays. On choisit un
endroit retiré, soit la berge de quelque
rivière, soit l'ombrage touffu d'un bocage
d'érables, en ayant soin de se placer non
loin de pâturages et de
fontaines destinés à pourvoir aux
besoins des caravanes qui vont arriver.
Bientôt sur ces terrains
s'élèvent des tentes de grosse toile
et d'autres abris modestes, formant par leur
rapprochement un immense parallélogramme,
à l'intérieur duquel une plate-forme
est disposée pour le culte; des bancs
grossiers, une estrade des plus modestes en font
tous les frais. Au centre de chaque tente est
dressée une grande table, pourvue avec une
frugalité qui n'exclut pas l'abondance et
qui reste dressée pendant tout le temps des
réunions, devenues de la sorte les
fêtes de l'hospitalité aussi bien que
de la dévotion. C'est, en
général, le jeudi ou le vendredi que,
les arrangements préliminaires étant
terminés, les exercices religieux peuvent
commenter. Au point du jour, le son de la trompe
réveille les fidèles arrivés
de la ville; peu après, elle retentit une
seconde fois dans le camp pour rappeler aux
habitants de chaque tente le culte domestique; et
en ce moment vous pourriez entendre monter de
chaque cercle de famille les doux accents d'un
cantique de louange vers Celui qui a veillé
sur ceux qui dormaient. À diverses reprises,
pendant la journée, le son de la trompe
donne le signal des services religieux, qui se
prolongent jusque bien avant dans la soirée.
Cela dure, en général, de quatre
à six jours.
« Peu de spectacles sont aussi
émouvants que celui
qu'offre cette foule innombrable réunie
à l'ombre des grands arbres tout couverts de
verdure et priant dans le sanctuaire de la nature,
la plus antique et la plus noble de toutes les
cathédrales, dont les flèches
élancées, se perdant dans un
océan de lumière, laissent bien loin
derrière elles toutes les magnificences de
l'art humain. Une pareille scène est bien
faite pour inspirer le prédicateur, et pour
lui ouvrir un accès sûr et facile
jusqu'au coeur de celui qui l'écoute. Mais
c'est le soir surtout que le camp revêt son
aspect le plus pittoresque. Des torches de bois de
pin, placées de distance en distance,
projettent de brillantes clartés sur
l'assemblée et illuminent d'une façon
étrange la forêt, partout ailleurs
plongée dans l'obscurité. La
puissance de la musique ne m'a jamais autant
remué que dans de pareils moments, alors que
du milieu d'une immense assemblée, pendant
la nuit, éclatait tout à coup un
hymne sorti vibrant de mille âmes
émues. Personne ne pourra se faire une juste
idée de l'excellente influence
exercée dans l'Ouest par ces fêtes des
tabernacles. Les habitants de cette nouvelle
contrée, dont l'esprit n'était pas
voilé par les sophismes d'une
éducation civilisée, sont venus y
recevoir d'excellentes leçons de
fraternité et de piété (1).
»
Les camps étaient
généralement présidés
par un certain nombre de pasteurs qui se
partageaient le travail. L'emploi du temps
était loin, d'ailleurs, d'être
systématiquement fixé; une large
place était laissée à
l'initiative individuelle, et des incidents
imprévus venaient parfois changer la
physionomie des réunions, où
régnait la plus entière
liberté. Finley nous raconte que, pendant
les premières années de son
ministère, il présidait des
assemblées en plein air, en collaboration
avec un des plus anciens pionniers de l'oeuvre, le
père Collins, Il prêchait un jour avec
beaucoup d'animation à un immense auditoire,
fort attentif et profondément remué,
lorsque son vieux collègue se leva tout
à coup derrière lui sur l'estrade,
et, posant la main sur l'épaule du jeune
homme, au milieu d'une période
éloquente, par ces mots : « C'est
assez, cher frère, asseyez-vous; remettez la
fin de votre discours à une autre occasion,
et maintenant jetons à la mer le filet de
l'Evangile; nous aurons une bonne pêche, Dieu
aidant. » Le jeune orateur fut bien un peu
froissé par cette brusque interruption, mais
il ne tarda pas à s'apercevoir que le vieux
pionnier avait bien fait de couper court à
des développements oratoires, qui
menaçaient de faire
dégénérer en une
stérile émotion des impressions
profondes, La journée fut excellente et
féconde en bons résultats.
Si les camps furent un
précieux stimulant pour la vie religieuse
dans l'Ouest, ils eurent l'inconvénient de
donner aux oppositions de toute nature l'occasion
d'éclater un grand jour. La liberté
qui y régnait tenta plus d'une fois les
fondateurs de sectes, et ils s'efforcèrent
de remporter quelques victoires sur ce champ de
bataille ouvert à tous. Il faut dire
toutefois que le remède était
à côté du mal; car
c'était déjà un
véritable succès pour
l'Évangile que de contraindre ses
adversaires à lever le masque et à se
produire au grand jour. La plupart des
systèmes bizarres nés de la
fermentation religieuse de cette époque se
montrèrent incapables, en effet, de
supporter la redoutable épreuve de la
publicité. Le bon sens populaire en fit
promptement justice.
Ces grandes assemblées eurent
donc, dès l'origine, un double
résultat; elles travaillèrent
efficacement, comme nous l'avons vu, au
réveil des consciences, et elles
combattirent les hérésies
innombrables qui cherchaient à se faire leur
place au soleil. Bien que nous ayons
déjà dit un mot en passant de ces
luttes, il est nécessaire que nous y
revenions avec quelques détails,
puisqu'elles donnèrent longtemps leur
caractère particulier à ces
assemblées en plein air.
Nos pionniers eurent souvent
à lutter, dans ces occasions, contre un
pâle et froid rationalisme.
« Lorsque j'arrivai le dimanche
au camp, raconte Cartwright, je fus bientôt
environné d'une foule immense qui
était tout yeux et tout oreilles. Je pris
pour texte cette parole : « Au Dieu inconnu!
Celui que vous adorez sans le connaître,
c'est celui que je vous annonce ! » Et pendant
deux heures je travaillai de toutes mes forces
à établir la suprême
divinité de Jésus-Christ et à
pourfendre l'arianisme, qui avait fait d'immenses
progrès dans la contrée. Une secte
nombreuse, qui accaparait le nom de
chrétiens, avait réussi à
implanter ces principes détestables dans le
pays, en dépit des efforts de nos
frères les baptistes. Pendant que je
parlais, le silence le plus solennel et l'attention
la plus profonde régnaient dans l'auditoire;
je sentais que Dieu était là et qu'il
faisait pénétrer lui-même mes
paroles dans les coeurs. Je montrai que, si
Jésus n'est pas Dieu, la terre et le ciel
lui-même sont remplis d'idolâtres;
puis, en terminant, je m'écriai : « Et
maintenant, s'il était dans
l'assemblée un seul homme, un pasteur, une
femme, un enfant qui refusât à
Jésus-Christ les honneurs divins, je
l'adjure d'apporter ici son témoignage et de
nous l'indiquer en levant la main. » Pas une
main ne se leva. Je réclamai alors de mon
auditoire un témoignage plus éclatant
encore, qui fût la preuve du triomphe de
notre sainte religion sur toute cette légion
d'impurs
démons sortis des marais stagnants de
l'arianisme, de l'unitarisme et du socinianisme.
Toutes les mains se levèrent à ma
demande, pour attester que Christ est Dieu à
la gloire du Père. Et, en ce moment, de
toutes les poitrines s'éleva un cri de joie,
de tous les yeux coulèrent d'abondantes
larmes; nul parmi nous ne pouvait douter de la
présence de Dieu. Cette journée fut
glorieuse. Deux cents personnes se convertirent et
les prédicateurs ariens durent s'enfuir.
»
Les visionnaires et les
illuminés étaient également
l'un des soucis des missionnaires. « À
l'un de nos camps religieux, raconte le même
prédicateur, je vis arriver un homme qui
nous venait des Carolines. Il prêchait la
paix universelle et annonçait l'intention de
fondre toutes les Églises en une seule. La
mission extraordinaire qu'il avait reçue de
Dieu ne devait expirer que lorsque, à la
tête des Juifs, il serait rentré en
Palestine et aurait rebâti le temple.
À ce moment-là, disait-il,
Jésus-Christ devait descendre parmi les
hommes, et lui, son prophète, devait entrer
triomphalement dans la cité sainte,
monté sur un coursier. Jusqu'à cette
heure, il se faisait une règle de n'aller
qu'à pied. Cet homme débitait ces
absurdités avec une onction touchante; peu
à peu même il S'élevait au ton
et aux gestes de l'extase. Tout
cela était fort décousu, ce qui
n'empêchait pas nos gens de s'en
déclarer émerveillés. On en
vint même à me demander de lui
céder la chaire, ce que je refusai
formellement. J'ai toujours agi de la sorte,
persuadé que des gens de cette espèce
peuvent fabriquer un nombre immense de fanatiques
en moins de temps qu'il n'en faudrait à
vingt bons ministres de Jésus-Christ pour
arracher cinq pécheurs à l'erreur de
leurs voies. »
À côté de
quelques fanatiques de bonne foi, il y avait toute
une légion d'imposteurs qui ne craignaient
pas d'appeler les mensonges les plus grossiers, les
jongleries les plus profanes au secours de leurs
prétendues inspirations. Ces charlatans de
bas étage réussissaient à
s'environner, aux yeux de leurs dupes, d'un
prestige irrésistible, au moyen d'artifices
vulgaires. On ne se fait pas d'idée de la
crédulité du gros de la population
dans l'Ouest, à une époque
reculée. Le vaillant pionnier que nous
'venons de citer nous raconte des traits vraiment
incroyables de l'audacieuse mauvaise foi des uns et
de l'aveugle crédulité des autres.
Tel prétendait être en mesure de
fournir des renseignements minutieux sur le sort
des trépassés; il évoquait les
morts, et était, il l'assurait du moins, en
relation avec Dieu, avec les anges et avec les
démons. « Sur ce dernier point, je le crus sans
peine, » remarque
notre auteur. Tel autre avait fondé une
secte, et ses partisans portaient le nom bizarre
d'alcyons. Laissons le même
prédicateur nous raconter de quelle
manière il se débarrassa d'eux et
perça à jour leurs
impostures.
« Il y avait dans la ville de
Marietta un prédicateur du nom de Sargent,
qui avait commencé par prêcher
l'universalisme; puis découvrant qu'au
milieu de la bigarrure des opinions et avec la
disposition générale des esprits, il
lui serait aisé de faire des dupes, il fonda
une Église nouvelle, celle des alcyons, et
se donna comme le prophète inspiré
chargé d'annoncer et de
précéder le millénium. Il
prétendait avoir des visions, tomber en
extase et converser avec les anges. Ses partisans
étaient fort nombreux dans la ville et dans
tout le pays environnant, et sa doctrine
était répandue par des
prédicateurs des deux sexes. Les
presbytériens et les
congrégationalistes le redoutaient. Pour
nous, n'avant pas de lieu de culte dans la ville,
nous prêchions soit dans la maison de ville,
soit ailleurs, quand ou nous y invitait. Les
congrégationalistes m'ayant offert leur
salle de réunions, je me décidai
à attaquer en face les erreurs des alcyons.
Cette sortie fit grand bruit dans la
contrée. Sans désemparer, nous
convoquâmes, mon collègue Sale et moi,
un camp religieux dans le
voisinage de la ville. Sargent, flairant quelque
chose de nuisible à ses
intérêts, s'y montra, et eût
même l'audace de nous, demander la permission
de prêcher, permission qui lui fut
unanimement refusée.
« J'ai déjà dit
que mon Sargent entrait en extase et avait des
visions. Il tombait en pâmoison,
étendu sur le sol, et quand il revenait
à lui, il racontait les choses merveilleuses
qu'il avait vues et entendues. Le dimanche soir,
Sargent vint donc au camp, il s'était
procuré de la poudre et avait allumé
un cigare; puis il s'était rendu au bord de
la rivière, à une centaine de pas de
notre assemblée, avait étendu sa
poudre sur le tronc d'un gros arbre et l'avait
enflammée avec son cigare. La brillante
clarté produite par l'explosion de la poudre
(il était nuit) attira l'attention de la
foule, qui se précipita vers l'endroit, et
trouva Sargent étendu à terre. Le
peuple fit cercle autour de lui, avide de
connaître quelle serait la suite d'une
aventure dont il ne parvenait pas à percer
le mystère. À la fin notre
visionnaire reprit ses sens et dit que Dieu venait
de lui confier un message pour les
méthodistes. Dieu, disait-il, lui
était apparu sous la forme d'une vive
clarté, il était tombé sous
l'atteinte divine et avait eu alors une
vision.
« La vue de ce rassemblement
insolite attira mon attention de ce
côté, et, prenant une torche, je descendis vers la
rivière pour me rendre compte par
moi-même de ce qui se passait. Aussitôt
que j'approchai de l'arbre, je fus frappé de
l'odeur du soufre dégagée par la
combustion de la poudre; en examinant de
près le tronc, je reconnus les traces de
l'explosion, et j'aperçus à terre le
cigare qui l'avait déterminée. C'en
était assez pour établir ma
conviction, et pendant qu'il débitait ses
impostures, j'allai droit à lui, et lui
demandai s'il était vrai qu'un ange lui
eût apparu au milieu de cette vive
clarté.
« - Sans doute, me
répondit-il avec assurance.
- Et cet ange ne sentait-il pas
le
soufre?
- Pourquoi cette question
ridicule?
- Parce que si un ange vous a
parlé, il ne peut venir que de l'abîme
où brûlent éternellement le feu
et le soufre.
Et, élevant la voix, je
m'écriai : « Je sens encore le soufre.
» Je me rapprochai de l'arbre, et j'invitai
les gens à venir s'assurer de la chose par
leurs propres yeux. Ils accoururent : la fourberie
fut manifeste, et Sargent se vit
déjoué dans ses ruses et
traité de vil imposteur. Il
déguerpit, et nous n'eûmes plus rien
à démêler avec lui ni avec ses
anges de soufre.
J'ajouterai un trait qui
achèvera de prouver l'étrange
fanatisme de cette secte
éphémère. Un
prédicateur des alcyons prétendait
être parvenu à un
tel degré de sainteté que sa nature
physique elle-même échappait à
la loi universelle de la mort; il croyait pouvoir
s'affranchir de la vulgaire nécessité
de manger pour vivre. Ce fanatique était de
bonne foi, et s'était si bien mis dans
l'esprit cette flagrante absurdité qu'il
voulut en faire l'épreuve. Il put vivre
seize jours privé de toute nourriture, et
mourut d'inanition au bout de ce temps. Cette
triste aventure jeta un seau d'eau froide sur le
zèle des alcyons, et mit fin à cette
supercherie insensée. »
Ce dernier trait d'aveugle
fanatisme
nous est confirmé par un autre pionnier,
J.-B. Finley, sous les yeux duquel il se passa. Il
y ajoute un détail omis par Cartwright,
à savoir que la secte entière,
faisant un rapprochement sacrilège entre le
suicide de ce pauvre insensé et la mort du
Sauveur, annonçait qu'au bout de trois jours
il ressusciterait. On conserva donc le cadavre
jusqu'au moment où la décomposition
se déclara.
Nous avons indiqué
précédemment au nombre des traits
saillants du caractère national de l'Ouest,
outre ce bon sens pratique et cette gaieté
entraînante auxquels nous avons souvent
dû faire allusion, un besoin inné de
discourir et de raisonner. Pour qu'un sectaire se
trouvât des adeptes, il fallait, règle
générale, deux choses : d'abord qu'il
eût la langue bien pendue, ensuite qu'il
prît la peine de composer
un système de doctrines et qu'il sût
dogmatiser. Avec cela, il était sûr de
faire école, quelque bizarres que fussent
ses doctrines, ou quelque hautes que fussent ses
prétentions. Le fanatique impudent, que
Cartwright démasqua si adroitement, Abel
Sargent lui-même, l'homme aux extases et aux
visions, avait un système assez
compliqué de doctrines, et cela fut pour
beaucoup dans le succès inquiétant
qu'il rencontra; on n'avait jamais vu encore un
dogmatisme aussi accentué uni à une
fourberie aussi audacieuse. Il annonçait
spécialement l'annihilation des
méchants, C'est-à-dire de tous ceux
qui refusaient de faire partie de son
Église. L'âme
régénérée, disait-il,
devient partie intégrante de Dieu; quand le
corps meurt, il y a absorption de l'âme en
Dieu. Il rejetait absolument l'existence de
l'esprit malin, et ne croyait ni au jugement ni
à l'enfer. Avec quelques bribes mal
digérées de panthéisme et
d'universalisme, il s'était, on le voit,
formé un credo qu'il s'en allait
répandant partout, accompagné de
douze disciples, hommes et femmes, beaux parleurs
comme lui. On comprend que les camps religieux
devinssent le théâtre naturel des
prouesses de ces fanatiques. Heureusement que,
grâce à la fermeté des
prédicateurs, ils furent aussi le tombeau de
la plupart de ces doctrines insensées.
On s'imagine sans peine que ces
grandes convocations en plein air durent
fréquemment être l'occasion de
troubles et d'agitations dans un public aussi
mobile que l'étaient les premiers colons de
l'Ouest. Il n'était pas toujours facile
d'obtenir le calme et le silence de la part de ces
assemblées populaires composées des
éléments les plus
hétérogènes, où tous
les sentiments. toutes les émotions
éclataient avec la plus entière
liberté. Il fallait au prédicateur
des qualités sérieuses pour qu'il
parvînt à tenir en respect ces foules
indisciplinées; il lui fallait surtout un
caractère impassible et toujours prêt
à faire face à l'imprévu.
Cartwright fut un des ces hommes-là;
l'énergie de sa volonté et
l'intrépidité de son courage furent
pour beaucoup dans les succès de son
ministère. Rien ne l'effraya jamais dans les
caprices de la multitude. Il la domina toujours,
soit par sa parole tantôt impérative,
tantôt sarcastique, soit même par des
moyens plus violents que justifiait peut-être
l'état de cette société en
formation.
Un jour que son auditoire
était particulièrement
récalcitrant et refusait absolument de le
suivre dans les déductions d'un sermon
régulier, il grossit sa voix pour surmonter
le tumulte et annonça qu'il allait raconter
des histoires. Le silence se fit bientôt, car
le vieux pionnier avait une
réputation de conteur bien
méritée. Quelques plaisants
récits de la vie des bois suffirent pour
changer complètement les dispositions de
l'assemblée, et les mauvais sentiments ne
tardèrent pas à s'éteindre
dans l'hilarité. Cette façon d'agir,
la seule peut-être qui dans ce moment
eût quelque chance de succès
auprès d'une pareille assemblée, ne
plut pas à l'un de ses auditeurs, vieux
baptiste de souche puritaine, qui se leva entre
deux anecdotes et tança vertement le
conteur, en lui criant d'une voix rude : « Ne
nous faites pas rire, faites-nous pleurer. »
L'incorrigible pionnier s'en tira par un bon mot;
le conseil était bon toutefois, et il ne
tarda pas à prouver à son censeur
qu'il savait aussi bien faire pleurer que faire
rire.
« C'est au milieu des camps
religieux, dit M. Cucheval-Clarigny, dans la notice
intéressante qu'il a consacrée
à notre pionnier (2),
que
Cartwright se trouve dans son
élément. Ces grandes multitudes
l'inspirent, l'idée du bien à
accomplir le transporte et le rend infatigable.
Tout le long du jour, il prêche, il chante
des hymnes, il exhorte les pécheurs qui
recourent à lui; la nuit, il veille et prie,
le repos semble lui être inconnu, et
cependant le camp-meeling se prolonge quelquefois
durant toute une semaine, et quelle vigueur il
déploie contre ceux qui veulent entraver l'oeuvre
de Dieu!
Des
marchands ambulants viennent s'installer aux
environs du camp et se mettent à vendre des
liqueurs fortes. Cartwright va trouver les
magistrats du canton, et de gré ou de force,
par adresse ou par importunité, il obtiendra
l'éloignement de ces marchands. Si on lui
objecte le silence de la loi et la liberté
des transactions, il se mettra à la
tète des fidèles, s'emparera du vin
et de l'eau-de-vie et les gardera sous clefs
jusqu'à la levée du camp. Ces
familles, qui viennent tout entières au
camp, comptent dans leur sein des membres, des
jeunes gens surtout, qui ont peu ou point de
piété, que la curiosité seule
a amenés, qui ne cherchent que des occasions
de se divertir. Il est aussi des gens à qui
ces réunions déplaisent et qui se
font un point d'honneur de les troubler. Ils
collectionnent des crapauds pour les lancer dans
l'assemblée au moment le plus
pathétique d'un sermon; ils complotent de
lancer la nuit des pétards au milieu du camp
pour y mettre la confusion, de surprendre
nuitamment les prédicateurs pour les berner,
ou d'emmener dans une fondrière quelque
chariot et ceux qui dorment dedans. Cartwright
heureusement fait bonne garde; il pose des
sentinelles, il accomplit en personne plusieurs
rondes. Tel, qui venait pour faire un mauvais coup,
est trop heureux de détaler à toutes
jambes.
Un garnement qui avait juré
de conduire à la rivière et de jeter
à l'eau le chariot du prédicateur, au
moment d'exécuter son dessein, se sent
prendre au collet. Cartwright, qui l'a
guetté, armé d'un fort gourdin, le
mène tout droit à la rivière,
et l'oblige, sous menace du bâton, à
prendre un bain forcé.
« D'autre fois Cartwright noue
des intelligences parmi ces ennemis; il en
transforme quelques-uns en alliés, il
pactise avec eux, et leur permet d'aller se
divertir plus loin, s'ils Lui garantissent la
tranquillité du camp. Un jour que ceux qui
devaient troubler l'ordre en étaient ainsi
devenus les défenseurs, arrive un jeune fat,
tout fier de ses longs cheveux bouclés et
frisés à la dernière mode; il
va s'asseoir du côté
réservé aux femmes, et aucune
observation ne peut lui faire quitter la place.
Cartwright réclame l'exécution des
conventions; le jeune homme est saisi par les
alliés naturels du prédicateur.. qui
l'enlèvent de l'enceinte, et s'armant de
ciseaux, le tondent complètement. Parfois,
il est vrai, les animosités religieuses et
les passions se sont mises de la partie; aucun
arrangement n'est possible, et la force seule peut
assurer le repos de ceux qui se sont réunis
pour prier. Cartwright n'hésite pas, il ne
se laisse intimider par aucune menace, et il est le
premier à payer de sa personne.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |