Les colons.
- Leurs diverses
nationalités. - Les périls
de l'émigration à ses
débuts. - Un trait de l'enfance de
Cartwright. - Le refuge des coquins. - La
législation des premiers colons. -
Le châtiment des paresseux. -
L'état social et ses
désagréments. - Le
caractère de l'homme de l'Ouest. -
L'état moral et religieux de ces
populations.
|
En face de cette population qui
décroît et s'éloigne, l'Ouest
voit une population nouvelle s'avancer et grandir.
Nous voulons parler des colons de diverses nations
qui se sont jetés sur ces riches
contrées et ont
dépossédé les possesseurs
primitifs du sol. Ces colons appartiennent à
une foule de nationalités diverses; la
majorité vient sans doute des
États-Unis, mais on compte en outre une
foule d'Irlandais et d'Allemands.
L'émigration française a
été moins nombreuse, mais si l'on
ajoute aux émigrants de ce siècle les
débris des divers essais malheureux de
colonisation entrepris par la France dans le
passé, on comprendra que
l'élément français soit
représenté d'une manière
appréciable. Tous ces éléments
hétérogènes semblaient peu
susceptibles de se fondre et de s'amalgamer dans
une unité vivante. Cette
fusion a eu lieu pourtant, ou plutôt c'est un
phénomène qui se continue et qui
s'accomplit à l'heure qu'il est d'une
manière saisissante, et dès
maintenant on peut dire qu'un grand peuple existe
au delà des Alleghanys. Il nous reste
à essayer de faire connaître ce peuple
dans les grands traits de son caractère.
Disons quelques mots d'abord de la colonisation
elle-même.
Bien que, comme nous l'avons vu,
la
pensée de conquérir les
contrées occidentales de l'Amérique
du Nord sur leurs possesseurs naturels soit fort
ancienne, ce ne fut guère qu'à la
suite de la révolution qui sépara les
États-Unis de leur métropole que
commença, d'une manière
sérieuse, la colonisation du pays. La
république naissante semble avoir voulu
prouver sa vitalité par une de ces
conquêtes pacifiques qui honorent un peuple
et un siècle. Là où les
Espagnols et les Français avaient
échoué, elle devait jeter les
fondements d'un empire durable. On ne s'imagine pas
d'ordinaire au milieu de quelles difficultés
et de quels périls s'accomplissait cette
émigration à la fin du XVIIIe
siècle. « Il fallait franchir toute la
chaîne des Alleghanys et traverser
d'interminables forêts infestées de
sauvages. Le Kentucky ne justifiait que trop son
nom indien de terre de sang. Il n'était la
propriété d'aucune tribu; les
sauvages qui habitaient sur les bords de l'Ohio ou du
Tennessee le regardaient
comme
une sorte de terrain neutre, comme une
réserve immense où ils venaient
poursuivre le gibier, et d'où il fallait
écarter tout étranger. Aussi
luttaient-ils avec acharnement contre les
empiétements des Américains. Il n'y
avait encore aucune route à travers les
forêts: à peine y trouvait-on
d'étroits sentiers impraticables pour les
chariots. Les émigrants emportaient tout
leur bagage à dos de cheval. Aucune famille
ne s'aventurait isolément; on se
réunissait en caravanes, et on se procurait
une escorte de jeunes gens rompus à la
fatigue, connaissant les chemins et habiles
tireurs. Il était impossible de faire une
marche d'une journée dans la forêt
sans rencontrer quelque cadavre scalpé, et
de distance en distance un nom sinistre, comme le
camp de la défaite, venait rappeler quelque
effroyable boucherie (1).
»
Citons un trait emprunté aux
mémoires de Pierre Cartwright, un des
prédicateurs de l'Ouest dont le nom
reviendra le plus fréquemment dans ces
pages. Son père, vers 1790, émigra au
Kentucky, avec une caravane de deux cents familles,
qui, bien que défendue par une nombreuse
escorte, fut harcelée par les Indiens tout
le long de sa route. « La
nuit nous surprit une fois, raconte notre auteur,
à sept milles de Crab-Orchard, où
s'élevait un fort et où nous devions
rencontrer le premier établissement
civilisé du pays. Nous fîmes halte, et
on alla aux voix pour décider si l'on
camperait sur le lieu même ou si l'on
pousserait jusqu'au fort. On avait vu des Indiens
rôder pendant toute la journée autour
de notre troupe. Aussi tous furent-ils d'avis de
poursuivre, à l'exception toutefois de sept
familles qui déclarèrent ne pas
vouloir faire un pas de plus. On les laissa, et
sans plus de souci ces pauvres gens se
livrèrent au sommeil. Pendant la nuit, une
troupe d'Indiens se précipita sur eux, et
ils furent tous massacrés, hommes, femmes et
enfants, à l'exception d'un pauvre homme qui
parvint à fuir jusqu'auprès de nous,
dans son costume de nuit, et nous apporta la
lamentable nouvelle. »
Après les difficultés
du voyage, venaient les difficultés de
l'établissement, et elles étaient
grandes. Outre les ennemis naturels que les
premiers colons trouvaient dans les habitants
primitifs du sol, ils avaient à lutter
contre la démoralisation qui s'introduit si
aisément dans une société
naissante. Les émigrants n'étaient
pas toujours, en effet, de premier choix, et,
à côté des hommes qu'attirait
la fertilité des terrains ou la nécessité de
relever, par des entreprises nouvelles, les ruines
de leur fortune, se rencontraient une foule
d'aventuriers et de gens désoeuvrés;
souvent même des hommes qui avaient lin
passé suspect venaient demander un refuge
à ces contrées reculées
où ils savaient bien que la justice n'irait
pas les chercher. Laissons encore sur ce point la
parole au témoin oculaire que nous avons
entendu:
« Le comté de Logan
était surnommé, lorsque mon
père y établit sa demeure, le refuge
des coquins. C'était en effet le rendez-vous
d'une foule de gens accourus de toutes les parties
de l'Union pour échapper à la
justice, avec laquelle ils avaient eu quelque
démêlé; car, bien que les lois
existassent pour cette partie du pays comme pour
les autres, elles n'étaient pas en vigueur,
et il en résultait un état de choses
vraiment lamentable. Assassins, voleurs de chevaux,
voleurs de grand chemin, faux-monnayeurs
foisonnaient; un moment même ils furent en
majorité. Les citoyens honnêtes
tentaient bien de mettre en exercice les lois
à l'égard de ces fripons; mais
ceux-ci se venaient mutuellement en aide par de
faux témoignages et se moquaient de la loi.
Les choses en vinrent à un tel degré
de violence de leur part que les honnêtes
gens durent s'organiser en parti, et, se charger
eux-mêmes, sous le nom de
régulateurs, de faire respecter les lois. Il
serait difficile d'imaginer un pire état
social. Peu de temps après que les
régulateurs se furent associés pour
leur défense commune et eurent établi
leurs règlements, les deux partis ennemis se
rencontrèrent à Russelville. Une
querelle ne tarda pas à s'allumer, et des
injures on en vint à une vraie bataille. La
mêlée fut chaude; chacun se servit de
ce qui lui tombait sous la main, fusil, pistolet,
poignard, coutelas ou gourdin. Plusieurs cadavres
jonchèrent le champ du combat, et le nombre
des blessés fut grand; la victoire favorisa
les coquins, qui demeurèrent maîtres
de la place et mirent en fuite les
régulateurs. Mals ceux-ci se
rallièrent, poursuivirent les coquins et en
firent une terrible exécution, sans faire
appel à une procédure
régulière. Ceux qui
échappèrent à ce
châtiment sommaire jugèrent prudent de
fuir et s'en allèrent OÙ ils purent.
»
C'est ainsi que les rudes colons
de
l'Ouest se rendaient justice à
eux-mêmes d'une manière
expéditive. Tout, dans la législation
qu'ils se donnèrent pour résister aux
empiétements de la démoralisation,
était de la plus grande simplicité;
on trouve pourtant dans ces essais mêmes si
imparfaits des traces évidentes des grandes
qualités que l'avenir devait
développer chez eux. C'est ainsi que,
dès les premiers jours de
l'émigration, ce peuple de
travailleurs prit une mesure excellente pour couper
court à l'oisiveté, plaie des
sociétés naissantes: celle de ne pas
souffrir dans la contrée la présence
d'un homme privé de moyens d'existence
visibles et honorables. Un jour, dans une portion
du pays où cette loi était en
vigueur, arriva un jeune homme qui paraissait
n'avoir d'autre occupation que de se promener les
mains dans les poches et en sifflant quelque
chanson. Les anciens de la communauté
vinrent bientôt lui faire part des statuts
qui, du consentement de tous, régissaient le
pays, et le prièrent de vider la place, s'il
était décidé à demeurer
inactif. Le Jeune aventurier toisa ses
interlocuteurs du haut de sa dignité
offensée et en ayant l'air de les traiter de
vieux radoteurs. Il portait dans sa poche un paquet
de cartes graisseuses, sa seule ressource pour
gagner sa vie; il voulait initier aux
mystères de leur manipulation les jeunes
gens du lieu, et de la sorte s'approprier leur
argent en corrompant leurs moeurs. À
l'expiration du délai qui lui avait
été accordé, les anciens
lancèrent contre lui un mandat
d'arrêt, et, à sa grande
stupéfaction, le mirent en prison. Ce ne fut
pas tout. Après qu'on lui eut laissé
le temps d'y méditer sur les fâcheuses
conséquences de l'oisiveté, on
l'amena, ainsi que l'exigeait la loi, sur la place
du marché, et là le
crieur public mit à l'encan le vagabond. Le
plus offrant fut le forgeron du village auquel il
échut, et qui, après lui avoir mis
une chaîne au pied, le conduisit dans sa
forge où, pendant trois mois, il lui apprit,
depuis l'aube jusqu'au soir, à se servir de
l'enclume et du marteau. À l'expiration de
cet apprentissage, il fut mis en liberté.
L'histoire ne dit pas si la leçon lui
profita.
Le plus souvent, il faut bien le
dire, le seul tribunal auquel on fît appel
était celui de la force, et le seul juge, ce
redoutable juge Lynch, qui rendait ses arrêts
sous le premier arbre venu, arrêts sans appel
et qui s'exécutaient sur l'heure. Ces lois
toutes primitives, bien qu'elles reposassent au
fond sur les principes de l'équité,
se ressentaient de leur origine; elles ne pouvaient
qu'être violentes, promulguées
qu'elles étaient par une
société turbulente et à peine
ébauchée, que l'usage continuel des
armes et l'habitude des grandes chasses du
désert ne prédisposaient que trop
à la violence.
La vie des premiers émigrants
était loin d'être douce, et il n'y a
pas lieu de s'étonner que leur
caractère prît une rudesse un peu
sauvage au milieu des privations auxquelles ils
étaient condamnés, loin de tout
centre de civilisation. Laissons encore à
Cartwright le soin de nous faire pénétrer au sein
de
cette existence; le tableau qui suit à bien
son intérêt:
« Quand mon père
s'établit dans le pays, il n'y existait pas
un seul journal, on ne trouvait pas un moulin
à quarante milles à la ronde et le
pays ne possédait pas une école digne
de ce nom. Le dimanche se passait tout entier
à la chasse, à la pêche, aux
courses de chevaux, aux jeux, aux bals et aux
danses. C'était dans les bois qu'il fallait
chercher notre nourriture. Nous devions
écraser notre blé et notre orge dans
un mortier; puis on étendait une peau de
daim sur un cerceau, l'on y pratiquait des trous
avec les pointes rougies au feu d'une fourchette,
et on s'en servait en guise de tamis. Tout cela ne
nous empêchait pas de manger notre pain du
meilleur appétit du monde. Quant à
notre thé, nous le trouvions tout
préparé dans les bois: la sauge, le
sassafras et d'autres plantes odorantes nous en
tenaient lieu. Pour ce qui est du café, je
crois bien n'en avoir pas goûté une
fois pendant dix ans. Notre sucre n'était
autre chose que le suc de l'érable. Et
même ces choses-là
étaient-elles du luxe en ces temps
reculés. Nous produisions notre provision de
coton et de lin; nous rouissions et nous teillions
nous-mêmes notre lin; nous devions nettoyer
à la main notre coton; puis nos mères
et nos soeurs devaient carder, filer et tisser
l'étoffe dans laquelle
elles taillaient nos vêtements. Nous n'avions
aucun magasin d'articles de ménage.
Heureusement qu'il existait un poste militaire au
fort Messick, sur la rive nord de l'Ohio, où
le gouvernement avait établi un
dépôt de ces articles. Ayant
confectionné une grande quantité de
poudre, il nous vint à la pensée de
préparer une expédition pour nous
rendre par eau au fort. La question la plus
embarrassante était celle du bateau de
transport que nous ne possédions pas; mais
l'auteur du projet abattit un énorme
peuplier, et en construisit un canot, puis il
entreprit de descendre la Rivière-Rouge,
puis la rivière Cumberland, pour remonter
ensuite l'Ohio jusqu'au fort. Chacun alors apporta
son argent ou ses objets d'échange, avec la
liste des objets qu'il désirait avoir en
retour. L'un demanda un quart de livre de
café, un autre un mètre de ruban,
celui-ci un couteau de boucher, celui-là un
gobelet d'étain. Notre voyageur revint sans
accident, et le résultat de sa mission
satisfit à peu près tous les
intéressés. Pendant bien des
semaines, tout le monde fut en liesse; on se
félicitait de ce que même le Kentucky
était admis à jouir des glorieux
avantages de la navigation.
C'étaient là bien
certainement les moindres privations auxquelles
étaient exposés les émigrants.
Il en était de plus pénibles qui réclamaient de
leur part
une énergie de volonté et une force
d'âme peu communes. Bien ne donne à
une âme une trempe virile comme ces luttes
quotidiennes contre la barbarie et contre les
privations et les épreuves
multipliées d'une vie isolée. Bien ne
devait mieux cimenter l'union et mieux
opérer la fusion des éléments
hétérogènes que
l'émigration poussait dans l'Ouest. Au
milieu des épreuves de l'existence commune,
chacun oubliait sa nationalité
particulière pour se mieux donner à
sa patrie d'adoption. Si l'on ajoute à ce
baptême de privations et de misères
supportées en commun le fait que les colons
avaient à conquérir le pays par leurs
seules ressources, on comprendra qu'ils durent bien
vite s'y attacher comme au sol natal. Ce grand
Ouest était l'enfant de leurs sueurs et de
leurs fatigues, et sa pensée s'associait
toujours dans leur esprit au souvenir d'efforts
gigantesques et de dévouements
héroïques. Ainsi grandit en peu
d'années une nation qui s'assimilait avec
une merveilleuse facilité tous les
éléments nouveaux que
l'émigration, comme un fleuve grossissant, y
déversait chaque jour. Dès le
commencement, ce peuple eut son originalité,
et il fut bientôt possible de
déterminer les traits distinctifs de son
caractère. Nous ne pouvons ici que rappeler
quelques-uns de ces traits qui se
rapportent le mieux à notre sujet, et qui
faciliteront l'intelligence de nos
récits.
L'homme de l'Ouest, comme
l'Américain en général, a -un
goût inné pour l'éloquence.
Lorsqu'il ne possédait pas encore de tribune
officiellement reconnue, il y suppléait par
une tribune libre. Les citoyens d'un canton se
réunissaient fréquemment pour
débattre les intérêts de la
communauté naissante, et le plus disert
était le mieux écouté et celui
dont l'avis prévalait. Les grandes
assemblées ainsi convoquées
réunissaient des hommes dont la nature
physique s'était développée un
peu au détriment de la vie intellectuelle;
ce qui dominait chez eux c'était le bon
sens, à l'exclusion de ce qui est
délicat et raffiné dans les
sentiments; ils ne dérivaient pas leurs
connaissances des livres qu'ils ne
possédaient qu'en bien petit nombre, mais
plutôt des dures nécessités et
des incessants labeurs d'une vie où
l'activité était fiévreuse et
les périls journaliers.
À cette tournure d'esprit
pratique, les colons joignaient souvent un esprit
ouvert et sur lequel les grands spectacles d'une
nature luxuriante ne devaient pas être sans
effet. Le sens de l'admiration qui manque à
tant de natures gâtées par trop de
raffinement, avait toute sa puissance et toute sa
naïveté dans ces âmes. La
contemplation d'une nature
féconde et grandiose leur conservait une
certaine élévation de pensée
et les rendait accessibles aux émotions
religieuses.
En même temps que la tournure
d'esprit des émigrants subissait l'influence
profonde du milieu où elle se
développait, le langage lui-même
n'échappait pas à cette
transformation bienfaisante. Il devenait
pittoresque et imaginé, et
s'efforçait d'emprunter aux magnificences de
la création quelque chose de leur
poésie. Une gaieté de bon aloi venait
ajouter un assaisonnement spirituel à cet
idiome rajeuni. Même aux plus sombres jours
de leur histoire, lorsque la détonation du
mousquet ou le sifflement du tomahawk remplissaient
leurs oreilles, les colons de l'Ouest ne
résistèrent jamais au plaisir de
lancer un bon mot.
Nous ne nous étendrons pas
longuement sur l'état des populations du
bassin du Mississippi au point de vue religieux,
attendu que nous aurons fréquemment
l'occasion d'en parler. Qu'il nous suffise de dire
qu'à l'époque où nous
remontons, cet état était
déplorable. Éloignés de la
société dont ils étaient les
enfants perdus et quelquefois le rebut, les colons
avaient bien vite oublié le peu qu'ils
savaient en fait de vérités
religieuses; l'ignorance la plus triste s'unissait
bientôt chez eux à
l'indifférence la plus complète. La
lutte de tous les instants qu'il
fallait soutenir contre les résistances
d'une nature vierge ou contre les attaques
d'indigènes perfides, absorbait à tel
point leurs pensées qu'elle ne leur laissait
guère de loisirs. Le peu qu'ils en avaient,
ils le passaient en amusements frivoles et en
réunions mondaines, où les jeux, les
danses et les harangues achevaient de dissiper ces
âmes déjà
distraites.
« Il était impossible,
dit M. Cucheval-Clarigny, que cette
société naissante demeurât dans
un pareil état sans retomber promptement
dans la barbarie. Elle n'eût point subi
impunément le contact des
éléments pervers qui venaient se
mêler à elle. Si naturels et si
vivaces que soient chez l'homme les instincts du
juste et du bien, les notions les plus
irrésistibles de la morale ne tardent pas
à s'obscurcir et à s'oblitérer
dans son esprit, si la religion n'est là
pour replacer la créature en face du
Créateur, pour lui rappeler son origine et
sa dépendance, pour lui remettre sans cesse
sous les yeux l'éternelle harmonie du devoir
et de la récompense, de l'iniquité et
du châtiment. Ce n'était pas seulement
à titre de frein social et de
barrière contre les passions que la religion
était nécessaire à ces
populations déshéritées;
c'était aussi comme nourriture de l'esprit, qu'elle
élève et qu'elle fortifie par
l'enseignement de ses sublimes
vérités. Ne fallait-il pas, en face
de la misère et de la faim, comme en face de
grossiers plaisirs, détacher de la terre la
pensée des colons, les contraindre et les
habituer à la réflexion, et
affranchir leur intelligence du
matérialisme? Et d'où pouvait venir
aux émigrants de l'Ouest cet enseignement
indispensable? Perdus au milieu des forêts,
isolés les uns des autres,
séparés des établissements
anciens par de vastes solitudes et plus encore par
les périls du voyage, de qui pouvaient-ils
attendre la parole divine? Qui se ferait le pasteur
de ce troupeau dispersé? Qui entreprendrait
de ramener à Dieu, une par une, les brebis
abandonnées? Il y avait bien peu à
espérer du clergé colonial, qui
suffisait à peine à sa tâche.
Dans la Nouvelle-Angleterre, l'Église
puritaine avait perdu à cette époque
tout esprit de prosélytisme; alarmée
des divisions qui se produisaient dans son sein,
elle s'épuisait en efforts impuissants pour
conserver une unité factice. En Virginie et
dans les colonies du Sud, le clergé
anglican, abondamment pourvu par la
libéralité des premiers colons,
menait une existence facile, fréquentait les
propriétaires des grands domaines, et ne
prenait nul souci des petits blancs, qui chaque
année quittaient les rives de l'Océan
pour s'aventurer au delà
des Alleghanys, dans les solitudes de l'Ouest.
»
Pour cette oeuvre si
nécessaire et si difficile de
l'évangélisation de l'Ouest, il
fallait donc une Église essentiellement
missionnaire. Il était réservé
à l'Église à laquelle est
attaché le nom de Wesley, et qui venait
d'accomplir une transformation admirable au sein
des classes populaires de la Grande-Bretagne,
d'entreprendre et de mener à bien cette
oeuvre gigantesque.
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