Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

PREMIÈRE PARTIE

L'OEUVRE

CHAPITRE PREMIER

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L'OUEST, SON HISTOIRE ET SES HABITANTS


La colonisation de l'Ouest. - Le Far-west. - Grandeur de l'Ouest. - Impressions d'un voyageur. - Le Mississippi. - Le mystère de l'origine des populations primitives de l'Ouest. - Les Espagnols dans l'Ouest. - Les missionnaires jésuites. - Le père Jacques Marquette. - Robert Cavelier de La Salle. - Les deux éléments de la population. - Les Indiens. - Le caractère indien. - Ses défauts et ses qualités. - L'éducation de l'Indien. - Sa religion. - Destruction de ce peuple.

La colonisation de l'ouest des États-Unis est l'un des faits les plus considérables de l'histoire moderne. Il faudrait peut-être remonter jusqu'aux grandes invasions qui annoncèrent la chute et la régénération de l'empire romain, pour trouver quelque chose de comparable à ce puissant mouvement d'émigration qui a peuplé en quelques années ces vastes régions où ne passaient que quelques Indiens poursuivant leur gibier.

Il semble que ces déplacements d'hommes soient voulus de Dieu pour hâter le développement de l'humanité. Qui ne verrait l'action de la Providence dans ce besoin étrange qui s'empare à certaines époques des multitudes et les entraîne vers telle contrée nouvelle qui servira de berceau à un peuple? Ces migrations viennent briser, pour les yeux épris de symétrie, les grandes lignes de l'histoire, mais elles sont une preuve, pour les esprits religieux, que Dieu ne se désintéresse pas des affaires de ce monde et que c'est lui, après tout, qui dirige les courants humains en apparence si capricieux et si désordonnés.

Les contrées que les Américains renferment sous la dénomination de Far-west font une étendue comparable à celle de l'Europe. Le pays du soleil couchant est encore pour l'habitant des États-Unis, dès ses premières années, la terre des merveilles; et plus tard, au milieu des graves occupations de sa carrière si remplie, il rêve à ces grandes forêts séculaires et aux scènes héroïques qu'elles ont vu s'accomplir sous leurs arbres géants; il aime à se rappeler ces luttes de l'homme contre la nature et contre la barbarie; et son imagination se plaît à faire revivre cette histoire déjà presque légendaire et dont son enfance a été bercée dans les récits romanesques de Cooper ou dans les savantes recherches de Bancroft. Un nombre considérable d'ouvrages ont été publiés et se publient chaque année sur le Far-west, cette contrée qui exercera, sans doute, sur bien des générations encore, cette puissance mystérieuse d'attraction qui fait que depuis trois cents ans, tous les regards se tournent vers elle.

Dire que le pays compris sous l'appellation commune d'Ouest renferme toutes les contrées qui s'étendent des monts Alleghanys jusqu'aux rivages du Grand Océan Pacifique, et des bords du golfe de Californie aux grands lacs canadiens, c'est assez dire quelle diversité de climats, de civilisations, de moeurs s'abrite derrière ce nom.

Les forêts encore inexplorées s'y rencontrent aussi bien que quelques-unes des villes les plus riches et les plus commerçantes du monde. Que l'on essaye de se représenter un ensemble grandiose de chaînes de montagnes comme les montagnes Rocheuses, qui possèdent quelques-uns des pics les plus élevés du globe, et où les neiges ne fondent jamais; puis, entre ces montagnes et les Alleghanys, toute une immense suite de plaines où le regard peut se promener longtemps sans trouver une inégalité qui l'arrête. Ces plaines, ce sont tantôt des forêts vierges dont les arbres de grandeur colossale se touchent presque et élancent leurs cimes jusque dans les nuages, rempart impénétrable où la hache seule du colon peut se frayer une issue; tantôt aussi d'immenses prairies couvertes de hautes herbes où passent lés bêtes du désert en quête de leur pâture. Au sein de cette nature si vigoureuse et si riche, on se sent transporté dans un monde nouveau; ce qui frappe l'esprit à chaque pas, c'est un caractère de grandeur qui éclate partout; on se surprend à se demander si cette terre où chaque chose atteint des proportions inconnues, n'a pas été destinée à quelque race éteinte de géants.

Cette impression qui s'impose à la pensée de tous ceux qui traversent ce pays, nous l'avons retrouvée dans un livre dont nous ferons quelquefois usage dans cette étude, et où le docteur Jobson raconte une tournée d'exploration entreprise par lui en Amérique il y a plusieurs années: « Il y a une différence immense entre nos paysages d'Europe et les paysages de l'Ouest. Ici tout semble disposé sur une échelle bien plus vaste. La nature étale une amplitude de formes et une vigueur de touche vraiment sublimes. Lorsque l'on quitte ces grands tableaux pour revenir en Europe, on éprouve quelque chose de l'impression de l'homme qui regarderait un paysage par le petit bout de la longue-vue; la création semble toute rapetissée; on croirait la voir en miniature. Je ne m'étonne pas que, lorsqu'un Américain visite l'Angleterre, il aime avec quelque suffisance à se plaindre de l'étroitesse de notre île et à parler « de son grand pays ». Cette contrée, avec ses immenses chaînes de montagnes granitiques ou calcaires, avec ses riches vallées, avec ses forêts vierges, avec ses prairies interminables et avec ses fleuves qui ont des milliers de milles de longueur, semble un pays de géants.

La plus grande des merveilles de l'Ouest, c'est le Mississippi, ce père des eaux, comme l'ont appelé, par une sorte de vénération superstitieuse les Indiens Peaux-Rouges, pour lesquels il est la personnification de la grandeur et de la force à l'abri des altérations que le temps fait subir à tout ici-bas. Ce fleuve, dont aucun cours d'eau dans notre ancien monde ne peut nous donner une idée, est la vie même et la fécondité des contrées de l'Ouest; c'est vers son lit que coulent à peu près toutes les rivières, et la plus grande partie de la république est comprise dans son immense bassin. C'est surtout en présence de cette sorte de mer mouvante que l'homme de l'ancien monde se sent ému. Le lecteur nous saura gré de donner encore la parole au voyageur que nous avons déjà cité :

« En quittant Saint-Louis, sur le Mississippi, on se trouve en présence d'un fleuve immense dont les flots troublés et bourbeux forment, vers le milieu du lit, un courant rapide et impétueux qui charrie d'énormes troncs d'arbres. Les rives contrastent avec le fleuve agité, car à mesure que nous avançons, elles se parent de bois touffus et élevés. À dix-huit milles environ de Saint-Louis, le grand et turbulent Missouri, qui sort des montagnes Rocheuses et a un cours de 2,655 milles, se précipite avec impétuosité dans le Mississippi. De nombreuses îles naissent, disparaissent et se reforment, par suite des sédiments apportés par les deux fleuves géants à leur confluent. Plus loin, l'Illinois vient aussi ajouter un énorme volume d'eau au grand fleuve; mais c'est à peine si l'accession de ces puissantes rivières semble le grossir. À peine eûmes-nous remonté le fleuve au-dessus du confluent, que le courant, tout en étant aussi rapide, devint d'une pureté remarquable; et nous voyions se refléter dans les flots profonds les grandes forêts et les hauts rochers qui bordaient le rivage. Puis, çà et là, se montraient de charmantes îles formées par les débris charriés par le fleuve, chargées de la plus luxuriante verdure, et d'où s'échappaient des bandes d'oiseaux aquatiques. Plus la course de notre steamer nous faisait pénétrer dans l'Ouest, et plus la nature environnante devenait sévère et sauvage; bientôt le fleuve ne coula plus qu'au milieu de forêts gigantesques qui se prolongeaient dans la plaine et sur les montagnes, aussi loin que notre regard pouvait se porter. À certains endroits, le fleuve se déployait sur une vaste plaine, occupant plusieurs milles de largeur, à tel point qu'on l'eût pris pour un lac. »

Le docteur Jobson raconte qu'en présence de ce paysage grandiose, le sentiment de l'adoration s'empara de son âme et qu'il sentit le besoin de s'élever par la prière et par la reconnaissance jusqu'au divin Créateur. L'âme doit en effet se sentir plus religieuse au milieu de ces magnificences de la création, et leur contemplation doit prédisposer l'homme à sortir de lui-même pour adorer et aimer Celui dont la gloire éclate autour de lui et dont la grandeur contraste avec sa propre petitesse.

L'Ouest semble le pays des mystères. C'est en vain que les archéologues et les ethnographes ont essayé de lui arracher son secret; en vain ils ont interrogé les ruines qui semblent attester une civilisation antérieure; monticules artificiels, fortifications antiques, traces de routes, ruines de constructions colossales, tout a été exploré et fouillé; mais ici ne s'est pas trouvée, comme en Égypte, une pierre de Rosette pour servir de clef au langage mystérieux de ces ruines et jeter quelque lumière sur leur origine, leur destination, et sur la race d'hommes dont elles attestent le passage. Les Peaux-Rouges qui habitent la partie non colonisée du pays n'ont conservé dans leurs traditions aucune trace de ces peuples primitifs, qui leur étaient évidemment bien supérieurs. Qui donc a pu élever ces constructions dont les ruines subsistent aujourd'hui? D'où venaient ces peuples inconnus? Comment ont-ils disparu? Ce sont là, répétons-le, des questions insolubles et sur lesquelles plane un mystère aussi profond que le silence qui règne dans le tombeau où ces générations sont descendues depuis des siècles.

Près de quatre cents ans se sont écoulés depuis que les premiers Européens débarquèrent sur le sol de l'Amérique, et plus de trois siècles depuis que les Espagnols passèrent le quinzième degré de latitude nord. Entreprenants, superstitieux et cruels, ils tentèrent, sous le commandement de Hernando de Soto, de soumettre la grande vallée du Mississippi à la couronne castillane. Ils partirent, avec leurs armures d'acier et avec leurs hallebardes, avec des chiens dressés à chasser les Indiens, et avec des menottes et des chaînes pour les réduire en esclavage, avec des cartes à jouet pour se distraire et avec de l'huile consacrée pour recevoir l'extrême-onction; rien ne leur manquait, on le voit, rien si ce n'est le désintéressement et la noblesse des vues sans lesquels les plus brillantes entreprises échouent misérablement. L'armée s'avança de la baie de Tampa jusqu'au sud-ouest du Missouri, laissant après elle, comme trace de son passage, une longue traînée de feu et de sang. Après avoir détruit la ville de Mobile et Jeté l'épouvante chez les Indiens, qui n'avaient jamais vu tant de cruautés et de perfidies, les Espagnols plantèrent la croix et célébrèrent le sacrifice de la messe dans l'Ouest, soixante ans avant que les Français remontassent le Saint-Laurent et quatre vingts ans avant que les Pères pèlerins arrivassent sur la Fleur-de-mai, a la côte où ils devaient fonder la Nouvelle-Plymouth. Le chef de l'expédition périt misérablement, et ses partisans, pour arracher son cadavre à la fureur vengeresse des Indiens, durent le confier aux flots du Rio Grande, orageux et agités comme l'avait été cette existence dominée par la soif de l'or et par l'ambition du pouvoir. Décimée par les attaques incessantes des indigènes, par ses excès mêmes et par les intempéries du climat, la petite armée dut reculer. La chevaleresque valeur des Espagnols prouva là, comme partout ailleurs, son impuissance à rien fonder de durable, faute d'une base vraiment morale.

Ce que n'avait pas pu la force des armes, le jésuitisme allait tenter de l'accomplir. Et ici, il est nécessaire de se rappeler que cet ordre religieux, s'il a été le plus souvent dans notre ancien monde un dissolvant et un corrupteur de la vie religieuse, a été en revanche bien souvent grand et héroïque dans ses missions à l'étranger. Les missionnaires jésuites du XVIIe siècle auraient assurément désavoué les missionnaires protestants du XIXe; mais, au fond, l'esprit vraiment chrétien qui anime ces derniers existait déjà chez les premiers, bien que voilé par de graves erreurs et, au-dessus de leurs diversités, le penseur chrétien aime à rassembler dans la grande unité évangélique, des hommes qui ont eu un seul but en vue: le relèvement par l'Évangile des pauvres tribus sauvages de la grande vallée du Mississippi (1).

À la suite de travaux admirables de dévouement dans lesquels plusieurs missionnaires jésuites français dépensèrent leurs forces et que quelques-uns d'entre eux couronnèrent par le martyre, arriva un jeune prêtre noble, le révérend père Jacques Marquette, qui pendant neuf ans fut l'apôtre de l'Ouest et dont le souvenir est demeuré vivace. À force d'abnégation et de sainteté, il parvint à exercer une influence immense sur les Indiens rendus défiants et farouches par les perfidies des Espagnols. Il conquit au christianisme un grand nombre d'hommes, remonta le Mississippi, qu'il nomma fleuve de la Conception, et, après une carrière abrégée par le travail mais admirable de dévouement et de piété, il mourut au milieu de ses Indiens bien-aimés, les lèvres collées au crucifix, et répétant à plusieurs reprises le nom du Sauveur.

Sept années s'étaient à peine écoulées qu'un autre Français de sang noble, Robert Cavelier de La Salle, lui aussi jésuite, mais ayant abandonné le froc pour courir les aventures de la carrière des armes, essaya de soumettre à son monarque Louis XIV la grande vallée du Mississippi, auquel il donna le nom de fleuve Colbert Esprit ardent et entreprenant, il montra une rare persévérance en même temps qu'il déploya toutes les ressources de son talent organisateur. Mais il échoua et tomba victime de la mutinerie de ses soldats.

L'Ouest américain était destiné dans les desseins de la Providence à de grandes choses. Elle voulait en faire mieux qu'un fief du Saint-Siège ou qu'une colonie tributaire de l'empire des lis.

Un peuple, sinon plus grand, au moins plus libre que celui dont La Salle était l'émissaire, devait s'y établir et le coloniser; et il devait accepter l'influence bénie d'une foi plus simple et plus forte que celle dont Marquette était l'apôtre.

En attendant le moment où l'émancipation des États-Unis allait ouvrir libre carrière à l'oeuvre de colonisation entreprise par la jeune république dans les vastes solitudes de l'Ouest et à l'oeuvre d'évangélisation qui s'accomplit parallèlement à la première, cette belle contrée fut le théâtre de bien des luttes sanglantes et de bien des tentatives infructueuses. Il suffit de nommer les essais de colonisation des Français dans l'Ouest, la guerre de Pontiac et l'expédition avortée de Burr. Ces événements ne se rattachent pas assez directement à notre sujet pour que nous ayons à nous en occuper. La voie était désormais ouverte, et une des premières pensées de la république émancipée fut de se tourner vers ce vaste bassin du Mississippi, où un instinct sûr lui disait qu'était contenu son

Un double élément composait la population de la contrée à l'époque de la révolution qui créa la grande république du Nouveau-Monde. C'était d'abord l'élément ancien qui formait la partie prépondérante au point de vue numérique, les aborigènes connus sous le nom impropre d'Indiens ou sous celui à peu près aussi impropre de Peaux-Rouges. Puis apparaît l'élément nouveau auquel appartient l'avenir; ces colons intrépides qui, laissant les terrains fertiles de la Pensylvanie, de la Virginie ou du Maryland, s'en allaient par milliers vers les régions reculées de l'Ouest, qui exerçaient dès lors sur les esprits une fascination irrésistible. La prédication chrétienne devait s'attaquer hardiment à ces deux classes si différentes et si hostiles de la population, et nous verrons qu'auprès des deux elle eut des succès remarquables, bien que pourtant l'élément indigène, en reculant et en se dissolvant au contact de la civilisation, n'ait pas pu laisser des preuves aussi évidentes des victoires de l'oeuvre missionnaire.

Un mélancolique intérêt s'attache à la race qui jadis régnait en souveraine dans l'Ouest, et qui semble destinée à disparaître complètement et à se fondre devant la marche envahissante de la colonisation victorieuse. Ce grand peuple (pour ne parler que des tribus qui s'étaient établies entre l'Atlantique et le Mississippi) se divisait en trois grandes familles: les Algonquins, les Froquois et les Mobiliens. Ces trois familles principales, quoique bien distinctes, appartenaient évidemment à une souche commune; un examen, même superficiel, suffit à le prouver, et les grands traits du caractère indien que nous allons rapidement esquisser s'appliquent également à ces diverses tribus.

L'Indien est l'enfant du désert et des vastes solitudes; né au sein des austères grandeurs d'une création puissante, bercé au souffle de l'ouragan déchaîné, il s'étudie, comme on l'a fait remarquer, à développer ses facultés de perception, à l'exclusion de son intelligence, qui demeure à l'état embryonnaire. La chasse et la guerre, qui remplissent son existence, achèvent de développer sa force physique, en même temps qu'une finesse dans les sens qui dépasse tout ce qu'on peut imaginer. La vue et l'ouïe atteignent chez lui une délicatesse qui semble presque tenir du prodige.

L'Indien a une contenance sombre. Son regard tourné en dedans exprime avec une mélancolique fierté le souvenir douloureux des nombreuses souffrances du passé. Si sa peau n'a pas assez de transparence pour accuser les sentiments qui sont en lutte dans son âme, si même on sent qu'il y a chez lui un effort évident pour déguiser sa pensée sous le calme apparent de l'extérieur, néanmoins ce regard profond et rêveur où la mélancolie s'est établie en permanence en dit long sur les ressentiments qu'ont laissés dans l'âme de ce peuple vaincu les injustices séculaires des blancs.

Les traits principaux du caractère indien sont une fermeté de décision indomptable, une persévérance à toute épreuve, une fierté hautaine, une bravoure téméraire dans le combat, une arrogante vanité dans la victoire, une patience admirable dans le malheur. Ajoutez à cela un extérieur toujours calme et froid, qui voile d'une manière impénétrable tous les secrets de la volonté et du sentiment, semblable au manteau de glace et de neige qui cache le cratère d'un volcan et sous lequel bout la lave.

Ce qui caractérise surtout ces tribus primitives, c'est un besoin d'indépendance qui semble former le fond même de leur nature et qui les rend rebelles à toute culture et à toute civilisation; comme le buffle des vastes prairies qu'elles habitent en commun, l'Indien heurte du pied une terre libre, et il préfère la mort à l'asservissement. Il ne reconnaît qu'une puissance, celle que confère la valeur guerrière.

Cet enfant du désert, toujours en lutte soit avec la civilisation qu'il déteste, soit avec ses frères dont il ne veut pas souffrir les empiétements, est devenu dans les combats qui forment son existence, farouche, cruel et perfide. Bien ne lui plaît tant que de surprendre ses adversaires dans une embuscade et de les mettre en pièces plutôt par la ruse que par la force; rien ne lui plaît non plus comme de scalper les cadavres restés sur le champ du combat et de suspendre autour de son cou, en guise de trophées, la chevelure d'un grand nombre de crânes ainsi dénudés. Il savoure avec volupté les délices de la vengeance; il n'oublie jamais 'une injure et sait attendre l'heure où il pourra la faire expier dans les tortures à son ennemi. Il faut qu'on sache pourtant que tel qu'il est, cruel par système et sanguinaire par principe, le Peau-Rouge est l'oeuvre de notre civilisation. Ce n'est qu'exaspéré par les injustices multipliées des blancs, qu'il s'est décidé à opposer ruse à ruse et cruauté à cruauté. A l'origine, c'était un peuple paisible et ami de la tranquillité: « Je puis certifier à Vos Majestés, écrivait Christophe Colomb à ses royaux protecteurs, qu'il n'y a pas au monde de meilleur peuple que celui-ci, plus affectueux, plus affable et plus doux. Ils aiment autant leurs voisins qu'eux-mêmes, et ils ont toujours le sourire sur les lèvres. »

Malgré les vices que la civilisation a implantés au sein des tribus primitives de l'Ouest, on retrouve encore chez elles quelques-unes des grandes qualités qui existaient chez leurs ancêtres. C'est ainsi qu'elles ont créé une sorte de franc-maçonnerie, aux emblèmes assez compliqués, qui établit entre ses membres des liens d'amitié et de fraternité que la guerre elle-même, qui éclate souvent entre les diverses tribus, n'a pas le pouvoir de rompre. Même à l'époque où des dissensions profondes se sont allumées, un Indien peut toujours, s'il vient à s'égarer, frapper à la porte de la cabane qui se trouve devant lui, assuré d'y trouver une hospitalité généreuse, quelles que soient les différences de langage, de sang et de tribu qui existent entre son hôte et lui. Cette singulière association allège considérablement les horreurs des guerres qui naissent entre les divers clans.

Cette hospitalité s'étend d'ailleurs à l'étranger, quel qu'il soit. Le chasseur et le voyageur peuvent toujours pénétrer dans le modeste réduit de l'Indien pour y passer la nuit. Comme l'Arabe du désert, celui-ci offre à son visiteur inconnu la pipe, symbole de paix, et place devant lui ses meilleures provisions.

Les relations qui existent entre les parents et les enfants sont d'une nature toute particulière L'autorité paternelle y est très limitée. L'enfant grandit dans le wigwam de ses parents, maître de ses actions dès qu'il a atteint Page de raison, imitant la valeur paternelle, jouissant des attentions et des soins de sa mère, mais élevé dans l'habitude de choisir de bonne heure par lui-même sa ligne de conduite. Il est appelé à cultiver sa volonté, au détriment, il est vrai, de ses autres facultés. Ses parents n'essayent jamais d'entrer en lutte avec cette volonté qui grandit, L'enfant s'exerce aux jeux et aux luttes qui développent la force physique, jusqu'à ce qu'il ait atteint l'âge de majorité. Alors il se prépare à la vie guerrière qui va commencer pour lui, par de longs jeûnes, par des veilles prolongées, et par des retraites accomplies au milieu des bois reculés, pendant lesquelles il va se mettre en communion avec le Grand-Esprit, et d'où il revient l'esprit rempli de visions et de rêves. On croirait que cette indépendance si précoce doit affaiblir chez les enfants indiens le respect des parents. Il n'en est rien pourtant, et les enfants de nos pays civilisés auraient souvent beaucoup à apprendre d'eux à cet égard.

Au milieu des tribus les plus sauvages, telles que les Pieds-Noirs, les Sioux, les Apaches, les enfants sont élevés dès leurs premières années dans un culte de vénération pour les héros. Dans les longues heures de la soirée, pendant que les frimas qui glacent la campagne rendent toute chasse et toute expédition guerrière impossibles, les vieillards racontent à leurs petits-fils les hauts faits de leurs ancêtres, 'et le foyer de l'humble wigwam devient une école de courage et de valeur. La jeunesse grandit avec la conviction que la sagesse est l'apanage des cheveux blancs, et les vieillards sont toujours les premiers écoutés dans les conseils de la nation. Dans cette démocratie où la sagesse et la valeur assurent seules de l'influence et du pouvoir, les vieillards sont entourés d'une vénération presque superstitieuse; ce sont eux, en effet, qui sont les dépositaires de la tradition et les oracles de la religion; non seulement ils savent l'histoire des temps anciens qu'ils ont mission de transmettre, mais encore ils connaissent tous les sentiers cachés et toutes les retraites inaccessibles des bois. Dès qu'un vieillard parle dans le conseil, tout le monde se tait, et l'on se range d'ordinaire, avec déférence, à son avis. S'il faut un chef pour conduire au combat, on choisira toujours un de ces guerriers intrépides qui ont vieilli dans les batailles.

Les affections de la famille sont d'ailleurs remarquablement développées chez les Indiens. Bien que la femme y occupe le rang inférieur et la position dégradée que lui font tous les peuples dont le christianisme n'a pas transformé les moeurs, elle exerce néanmoins une légitime influence comme épouse et comme mère. Les tombeaux des parents sont entourés de respect, et sont l'objet de visites fréquentes.

Aussi ardent et hautain est l'Indien vainqueur, aussi calme et résigné il sait être lorsque le sort des armes lui a été contraire; s'il est prisonnier, il se soumettra, sans pousser une plainte, à toutes les insultes et à toutes les tortures qu'il plaira à son sauvage vainqueur de lui infliger; il entonnera même devant lui la lugubre complainte que l'on chante sur les trépassés, sans que sa voix faiblisse un seul moment, et il mourra en héros, sans pousser un cri.

Cet ensemble contradictoire de vices et de qualités rend ce peuple intéressant et bien digne des efforts dévoués de la charité chrétienne. Sa religion, où se mêlent des éléments d'un spiritualisme élevé et des pratiques idolâtres, ajoute un nouveau trait à cette esquisse rapide que nous avons tracée de son état. Nous verrons que les chrétiens ont tenté de sérieux efforts pour faire pénétrer la lumière évangélique au milieu de ces tribus. Ces efforts, grâce à Dieu, n'ont pas été infructueux. Toutefois, cette race parait marcher à grands pas vers sa totale extinction; et son nom s'ajoute à la liste déjà nombreuse des peuples infortunés qui ont été offerts en holocauste sur l'autel de la civilisation. Tandis que les Indiens se comptaient par millions au commencement du siècle dernier, on évalue leur nombre aujourd'hui à cinq cent mille à peine, et ce chiffre décroît rapidement. Eux-mêmes ne se font aucune illusion sur leur avenir, et déclarent mélancoliquement « qu'ils sont en marche pour rejoindre les mânes de leurs pères, du côté du soleil couchant ».

Ce résultat lamentable ne saurait être empêché que par l'action énergique des principes chrétiens. Le christianisme seul est de force à sauver d'une entière destruction un peuple que la science et la civilisation ont condamné. Il essaye de le faire directement en travaillant au relèvement moral des vainqueurs et des vaincus.

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(1) Voir ce récit soit dans Bancroft, vol. III, soit dans l'ouvrage de M. Milburn, The Pioneers, preachers and people of the Mississippi Valley. 
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