La
colonisation de
l'Ouest. - Le Far-west. - Grandeur de
l'Ouest. - Impressions d'un voyageur. - Le
Mississippi. - Le mystère de
l'origine des populations primitives de
l'Ouest. - Les Espagnols dans l'Ouest. -
Les missionnaires jésuites. - Le
père Jacques Marquette. - Robert
Cavelier de La Salle. - Les deux
éléments de la
population. - Les Indiens. - Le
caractère indien. - Ses
défauts et ses qualités. -
L'éducation de l'Indien. - Sa
religion. - Destruction de ce
peuple.
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La colonisation de l'ouest des États-Unis
est l'un des faits les plus considérables de
l'histoire moderne. Il faudrait peut-être
remonter jusqu'aux grandes
invasions qui annoncèrent la chute et la
régénération de l'empire
romain, pour trouver quelque chose de comparable
à ce puissant mouvement d'émigration
qui a peuplé en quelques années ces
vastes régions où ne passaient que
quelques Indiens poursuivant leur gibier.
Il semble que ces déplacements d'hommes
soient voulus de Dieu pour hâter le
développement de l'humanité. Qui ne
verrait l'action de la Providence dans ce besoin
étrange qui s'empare à certaines
époques des multitudes et les entraîne
vers telle contrée nouvelle qui servira de
berceau à un peuple? Ces migrations viennent
briser, pour les yeux épris de
symétrie, les grandes lignes de l'histoire,
mais elles sont une preuve, pour les esprits
religieux, que Dieu ne se
désintéresse pas des affaires de ce
monde et que c'est lui, après tout, qui
dirige les courants humains en apparence si
capricieux et si désordonnés.
Les contrées que les Américains
renferment sous la dénomination de Far-west
font une étendue comparable à celle
de l'Europe. Le pays du soleil couchant est encore
pour l'habitant des États-Unis, dès
ses premières années, la terre des
merveilles; et plus tard, au milieu des graves
occupations de sa carrière si remplie, il
rêve à ces grandes forêts
séculaires et aux scènes héroïques qu'elles ont
vu s'accomplir sous leurs arbres géants; il
aime à se rappeler ces luttes de l'homme
contre la nature et contre la barbarie; et son
imagination se plaît à faire revivre
cette histoire déjà presque
légendaire et dont son enfance a
été bercée dans les
récits romanesques de Cooper ou dans les
savantes recherches de Bancroft. Un nombre
considérable d'ouvrages ont
été publiés et se publient
chaque année sur le Far-west, cette
contrée qui exercera, sans doute, sur bien
des générations encore, cette
puissance mystérieuse d'attraction qui fait
que depuis trois cents ans, tous les regards se
tournent vers elle.
Dire que le pays compris sous
l'appellation commune d'Ouest renferme toutes les
contrées qui s'étendent des monts
Alleghanys jusqu'aux rivages du Grand Océan
Pacifique, et des bords du golfe de Californie aux
grands lacs canadiens, c'est assez dire quelle
diversité de climats, de civilisations, de
moeurs s'abrite derrière ce nom.
Les forêts encore
inexplorées s'y rencontrent aussi bien que
quelques-unes des villes les plus riches et les
plus commerçantes du monde. Que l'on essaye
de se représenter un ensemble grandiose de
chaînes de montagnes comme les montagnes
Rocheuses, qui possèdent quelques-uns des
pics les plus élevés du globe, et
où les neiges ne fondent jamais; puis, entre
ces montagnes et les Alleghanys,
toute une immense suite de plaines où le
regard peut se promener longtemps sans trouver une
inégalité qui l'arrête. Ces
plaines, ce sont tantôt des forêts
vierges dont les arbres de grandeur colossale se
touchent presque et élancent leurs cimes
jusque dans les nuages, rempart
impénétrable où la hache seule
du colon peut se frayer une issue; tantôt
aussi d'immenses prairies couvertes de hautes
herbes où passent lés bêtes du
désert en quête de leur pâture.
Au sein de cette nature si vigoureuse et si riche,
on se sent transporté dans un monde nouveau;
ce qui frappe l'esprit à chaque pas, c'est
un caractère de grandeur qui éclate
partout; on se surprend à se demander si
cette terre où chaque chose atteint des
proportions inconnues, n'a pas été
destinée à quelque race
éteinte de géants.
Cette impression qui s'impose
à la pensée de tous ceux qui
traversent ce pays, nous l'avons retrouvée
dans un livre dont nous ferons quelquefois usage
dans cette étude, et où le docteur
Jobson raconte une tournée d'exploration
entreprise par lui en Amérique il y a
plusieurs années: « Il y a une
différence immense entre nos paysages
d'Europe et les paysages de l'Ouest. Ici tout
semble disposé sur une échelle bien
plus vaste. La nature étale une amplitude de
formes et une vigueur de touche vraiment sublimes.
Lorsque l'on quitte ces grands
tableaux pour revenir en Europe, on éprouve
quelque chose de l'impression de l'homme qui
regarderait un paysage par le petit bout de la
longue-vue; la création semble toute
rapetissée; on croirait la voir en
miniature. Je ne m'étonne pas que, lorsqu'un
Américain visite l'Angleterre, il aime avec
quelque suffisance à se plaindre de
l'étroitesse de notre île et à
parler « de son grand pays ». Cette
contrée, avec ses immenses chaînes de
montagnes granitiques ou calcaires, avec ses riches
vallées, avec ses forêts vierges, avec
ses prairies interminables et avec ses fleuves qui
ont des milliers de milles de longueur, semble un
pays de géants.
La plus grande des merveilles de l'Ouest, c'est le
Mississippi, ce père des eaux, comme l'ont
appelé, par une sorte de
vénération superstitieuse les Indiens
Peaux-Rouges, pour lesquels il est la
personnification de la grandeur et de la force
à l'abri des altérations que le temps
fait subir à tout ici-bas. Ce fleuve, dont
aucun cours d'eau dans notre ancien monde ne peut
nous donner une idée, est la vie même
et la fécondité des contrées
de l'Ouest; c'est vers son lit que coulent à
peu près toutes les rivières, et la
plus grande partie de la république est
comprise dans son immense bassin. C'est surtout en
présence de cette sorte de mer mouvante que
l'homme de l'ancien monde se sent
ému. Le lecteur nous saura gré de
donner encore la parole au voyageur que nous avons
déjà cité :
« En quittant Saint-Louis, sur
le Mississippi, on se trouve en présence
d'un fleuve immense dont les flots troublés
et bourbeux forment, vers le milieu du lit, un
courant rapide et impétueux qui charrie
d'énormes troncs d'arbres. Les rives
contrastent avec le fleuve agité, car
à mesure que nous avançons, elles se
parent de bois touffus et élevés.
À dix-huit milles environ de Saint-Louis, le
grand et turbulent Missouri, qui sort des montagnes
Rocheuses et a un cours de 2,655 milles, se
précipite avec impétuosité
dans le Mississippi. De nombreuses îles
naissent, disparaissent et se reforment, par suite
des sédiments apportés par les deux
fleuves géants à leur confluent. Plus
loin, l'Illinois vient aussi ajouter un
énorme volume d'eau au grand fleuve; mais
c'est à peine si l'accession de ces
puissantes rivières semble le grossir.
À peine eûmes-nous remonté le
fleuve au-dessus du confluent, que le courant, tout
en étant aussi rapide, devint d'une
pureté remarquable; et nous voyions se
refléter dans les flots profonds les grandes
forêts et les hauts rochers qui bordaient le
rivage. Puis, çà et là, se
montraient de charmantes îles formées
par les débris charriés par le
fleuve, chargées de la plus luxuriante verdure, et
d'où
s'échappaient des bandes d'oiseaux
aquatiques. Plus la course de notre steamer nous
faisait pénétrer dans l'Ouest, et
plus la nature environnante devenait
sévère et sauvage; bientôt le
fleuve ne coula plus qu'au milieu de forêts
gigantesques qui se prolongeaient dans la plaine et
sur les montagnes, aussi loin que notre regard
pouvait se porter. À certains endroits, le
fleuve se déployait sur une vaste plaine,
occupant plusieurs milles de largeur, à tel
point qu'on l'eût pris pour un lac.
»
Le docteur Jobson raconte qu'en
présence de ce paysage grandiose, le
sentiment de l'adoration s'empara de son âme
et qu'il sentit le besoin de s'élever par la
prière et par la reconnaissance jusqu'au
divin Créateur. L'âme doit en effet se
sentir plus religieuse au milieu de ces
magnificences de la création, et leur
contemplation doit prédisposer l'homme
à sortir de lui-même pour adorer et
aimer Celui dont la gloire éclate autour de
lui et dont la grandeur contraste avec sa propre
petitesse.
L'Ouest semble le pays des
mystères. C'est en vain que les
archéologues et les ethnographes ont
essayé de lui arracher son secret; en vain
ils ont interrogé les ruines qui semblent
attester une civilisation antérieure;
monticules artificiels, fortifications antiques,
traces de routes, ruines de
constructions colossales, tout a été
exploré et fouillé; mais ici ne s'est
pas trouvée, comme en Égypte, une
pierre de Rosette pour servir de clef au langage
mystérieux de ces ruines et jeter quelque
lumière sur leur origine, leur destination,
et sur la race d'hommes dont elles attestent le
passage. Les Peaux-Rouges qui habitent la partie
non colonisée du pays n'ont conservé
dans leurs traditions aucune trace de ces peuples
primitifs, qui leur étaient
évidemment bien supérieurs. Qui donc
a pu élever ces constructions dont les
ruines subsistent aujourd'hui? D'où venaient
ces peuples inconnus? Comment ont-ils disparu? Ce
sont là, répétons-le, des
questions insolubles et sur lesquelles plane un
mystère aussi profond que le silence qui
règne dans le tombeau où ces
générations sont descendues depuis
des siècles.
Près de quatre cents ans se
sont écoulés depuis que les premiers
Européens débarquèrent sur le
sol de l'Amérique, et plus de trois
siècles depuis que les Espagnols
passèrent le quinzième degré
de latitude nord. Entreprenants, superstitieux et
cruels, ils tentèrent, sous le commandement
de Hernando de Soto, de soumettre la grande
vallée du Mississippi à la couronne
castillane. Ils partirent, avec leurs armures
d'acier et avec leurs hallebardes, avec des chiens
dressés à chasser les Indiens, et
avec des menottes et des chaînes pour les réduire
en esclavage,
avec des cartes à jouet pour se distraire et
avec de l'huile consacrée pour recevoir
l'extrême-onction; rien ne leur manquait, on
le voit, rien si ce n'est le
désintéressement et la noblesse des
vues sans lesquels les plus brillantes entreprises
échouent misérablement.
L'armée s'avança de la baie de Tampa
jusqu'au sud-ouest du Missouri, laissant
après elle, comme trace de son passage, une
longue traînée de feu et de sang.
Après avoir détruit la ville de
Mobile et Jeté l'épouvante chez les
Indiens, qui n'avaient jamais vu tant de
cruautés et de perfidies, les Espagnols
plantèrent la croix et
célébrèrent le sacrifice de la
messe dans l'Ouest, soixante ans avant que les
Français remontassent le Saint-Laurent et
quatre vingts ans avant que les Pères
pèlerins arrivassent sur la Fleur-de-mai, a
la côte où ils devaient fonder la
Nouvelle-Plymouth. Le chef de l'expédition
périt misérablement, et ses
partisans, pour arracher son cadavre à la
fureur vengeresse des Indiens, durent le confier
aux flots du Rio Grande, orageux et agités
comme l'avait été cette existence
dominée par la soif de l'or et par
l'ambition du pouvoir. Décimée par
les attaques incessantes des indigènes, par
ses excès mêmes et par les
intempéries du climat, la petite
armée dut reculer. La chevaleresque valeur
des Espagnols prouva là, comme partout
ailleurs, son impuissance
à rien fonder de durable, faute d'une base
vraiment morale.
Ce que n'avait pas pu la force
des
armes, le jésuitisme allait tenter de
l'accomplir. Et ici, il est nécessaire de se
rappeler que cet ordre religieux, s'il a
été le plus souvent dans notre ancien
monde un dissolvant et un corrupteur de la vie
religieuse, a été en revanche bien
souvent grand et héroïque dans ses
missions à l'étranger. Les
missionnaires jésuites du XVIIe
siècle auraient assurément
désavoué les missionnaires
protestants du XIXe; mais, au fond, l'esprit
vraiment chrétien qui anime ces derniers
existait déjà chez les premiers, bien
que voilé par de graves erreurs et,
au-dessus de leurs diversités, le penseur
chrétien aime à rassembler dans la
grande unité évangélique, des
hommes qui ont eu un seul but en vue: le
relèvement par l'Évangile des pauvres
tribus sauvages de la grande vallée du
Mississippi (1).
À la suite de travaux
admirables de dévouement dans lesquels
plusieurs missionnaires jésuites
français dépensèrent leurs
forces et que quelques-uns d'entre eux
couronnèrent par le martyre, arriva un jeune
prêtre noble, le révérend
père Jacques Marquette, qui pendant neuf ans fut
l'apôtre de l'Ouest
et dont le souvenir est demeuré vivace.
À force d'abnégation et de
sainteté, il parvint à exercer une
influence immense sur les Indiens rendus
défiants et farouches par les perfidies des
Espagnols. Il conquit au christianisme un grand
nombre d'hommes, remonta le Mississippi, qu'il
nomma fleuve de la Conception, et, après une
carrière abrégée par le
travail mais admirable de dévouement et de
piété, il mourut au milieu de ses
Indiens bien-aimés, les lèvres
collées au crucifix, et
répétant à plusieurs reprises
le nom du Sauveur.
Sept années s'étaient
à peine écoulées qu'un autre
Français de sang noble, Robert Cavelier de
La Salle, lui aussi jésuite, mais ayant
abandonné le froc pour courir les aventures
de la carrière des armes, essaya de
soumettre à son monarque Louis XIV la grande
vallée du Mississippi, auquel il donna le
nom de fleuve Colbert Esprit ardent et
entreprenant, il montra une rare
persévérance en même temps
qu'il déploya toutes les ressources de son
talent organisateur. Mais il échoua et tomba
victime de la mutinerie de ses soldats.
L'Ouest américain
était destiné dans les desseins de la
Providence à de grandes choses. Elle voulait
en faire mieux qu'un fief du Saint-Siège ou
qu'une colonie tributaire de l'empire des lis.
Un peuple, sinon plus grand, au
moins plus libre que celui dont La Salle
était l'émissaire, devait s'y
établir et le coloniser; et il devait
accepter l'influence bénie d'une foi plus
simple et plus forte que celle dont Marquette
était l'apôtre.
En attendant le moment où
l'émancipation des États-Unis allait
ouvrir libre carrière à l'oeuvre de
colonisation entreprise par la jeune
république dans les vastes solitudes de
l'Ouest et à l'oeuvre
d'évangélisation qui s'accomplit
parallèlement à la première,
cette belle contrée fut le
théâtre de bien des luttes sanglantes
et de bien des tentatives infructueuses. Il suffit
de nommer les essais de colonisation des
Français dans l'Ouest, la guerre de Pontiac
et l'expédition avortée de Burr. Ces
événements ne se rattachent pas assez
directement à notre sujet pour que nous
ayons à nous en occuper. La voie
était désormais ouverte, et une des
premières pensées de la
république émancipée fut de se
tourner vers ce vaste bassin du Mississippi,
où un instinct sûr lui disait
qu'était contenu son
Un double élément
composait la population de la contrée
à l'époque de la révolution
qui créa la grande république du
Nouveau-Monde. C'était d'abord
l'élément ancien qui formait la
partie prépondérante au point de vue
numérique, les aborigènes connus sous
le nom impropre d'Indiens ou sous
celui à peu près aussi impropre de
Peaux-Rouges. Puis apparaît
l'élément nouveau auquel appartient
l'avenir; ces colons intrépides qui,
laissant les terrains fertiles de la Pensylvanie,
de la Virginie ou du Maryland, s'en allaient par
milliers vers les régions reculées de
l'Ouest, qui exerçaient dès lors sur
les esprits une fascination irrésistible. La
prédication chrétienne devait
s'attaquer hardiment à ces deux classes si
différentes et si hostiles de la population,
et nous verrons qu'auprès des deux elle eut
des succès remarquables, bien que pourtant
l'élément indigène, en
reculant et en se dissolvant au contact de la
civilisation, n'ait pas pu laisser des preuves
aussi évidentes des victoires de l'oeuvre
missionnaire.
Un mélancolique
intérêt s'attache à la race qui
jadis régnait en souveraine dans l'Ouest, et
qui semble destinée à
disparaître complètement et à
se fondre devant la marche envahissante de la
colonisation victorieuse. Ce grand peuple (pour ne
parler que des tribus qui s'étaient
établies entre l'Atlantique et le
Mississippi) se divisait en trois grandes familles:
les Algonquins, les Froquois et les Mobiliens. Ces
trois familles principales, quoique bien
distinctes, appartenaient évidemment
à une souche commune; un examen, même
superficiel, suffit à le prouver, et les grands
traits du caractère
indien que nous allons rapidement esquisser
s'appliquent également à ces diverses
tribus.
L'Indien est l'enfant du
désert et des vastes solitudes; né au
sein des austères grandeurs d'une
création puissante, bercé au souffle
de l'ouragan déchaîné, il
s'étudie, comme on l'a fait remarquer,
à développer ses facultés de
perception, à l'exclusion de son
intelligence, qui demeure à l'état
embryonnaire. La chasse et la guerre, qui
remplissent son existence, achèvent de
développer sa force physique, en même
temps qu'une finesse dans les sens qui
dépasse tout ce qu'on peut imaginer. La vue
et l'ouïe atteignent chez lui une
délicatesse qui semble presque tenir du
prodige.
L'Indien a une contenance
sombre.
Son regard tourné en dedans exprime avec une
mélancolique fierté le souvenir
douloureux des nombreuses souffrances du
passé. Si sa peau n'a pas assez de
transparence pour accuser les sentiments qui sont
en lutte dans son âme, si même on sent
qu'il y a chez lui un effort évident pour
déguiser sa pensée sous le calme
apparent de l'extérieur, néanmoins ce
regard profond et rêveur où la
mélancolie s'est établie en
permanence en dit long sur les ressentiments qu'ont
laissés dans l'âme de ce peuple vaincu
les injustices séculaires des blancs.
Les traits principaux du
caractère indien sont une fermeté de
décision indomptable, une
persévérance à toute
épreuve, une fierté hautaine, une
bravoure téméraire dans le combat,
une arrogante vanité dans la victoire, une
patience admirable dans le malheur. Ajoutez
à cela un extérieur toujours calme et
froid, qui voile d'une manière
impénétrable tous les secrets de la
volonté et du sentiment, semblable au
manteau de glace et de neige qui cache le
cratère d'un volcan et sous lequel bout la
lave.
Ce qui caractérise surtout
ces tribus primitives, c'est un besoin
d'indépendance qui semble former le fond
même de leur nature et qui les rend rebelles
à toute culture et à toute
civilisation; comme le buffle des vastes prairies
qu'elles habitent en commun, l'Indien heurte du
pied une terre libre, et il préfère
la mort à l'asservissement. Il ne
reconnaît qu'une puissance, celle que
confère la valeur
guerrière.
Cet enfant du désert,
toujours en lutte soit avec la civilisation qu'il
déteste, soit avec ses frères dont il
ne veut pas souffrir les empiétements, est
devenu dans les combats qui forment son existence,
farouche, cruel et perfide. Bien ne lui plaît
tant que de surprendre ses adversaires dans une
embuscade et de les mettre en pièces
plutôt par la ruse que par la force; rien ne lui
plaît non plus comme
de scalper les cadavres restés sur le champ
du combat et de suspendre autour de son cou, en
guise de trophées, la chevelure d'un grand
nombre de crânes ainsi dénudés.
Il savoure avec volupté les délices
de la vengeance; il n'oublie jamais 'une injure et
sait attendre l'heure où il pourra la faire
expier dans les tortures à son ennemi. Il
faut qu'on sache pourtant que tel qu'il est, cruel
par système et sanguinaire par principe, le
Peau-Rouge est l'oeuvre de notre civilisation. Ce
n'est qu'exaspéré par les injustices
multipliées des blancs, qu'il s'est
décidé à opposer ruse à
ruse et cruauté à cruauté. A
l'origine, c'était un peuple paisible et ami
de la tranquillité: « Je puis certifier
à Vos Majestés, écrivait
Christophe Colomb à ses royaux protecteurs,
qu'il n'y a pas au monde de meilleur peuple que
celui-ci, plus affectueux, plus affable et plus
doux. Ils aiment autant leurs voisins
qu'eux-mêmes, et ils ont toujours le sourire
sur les lèvres. »
Malgré les vices que la
civilisation a implantés au sein des tribus
primitives de l'Ouest, on retrouve encore chez
elles quelques-unes des grandes qualités qui
existaient chez leurs ancêtres. C'est ainsi
qu'elles ont créé une sorte de
franc-maçonnerie, aux emblèmes assez
compliqués, qui établit entre ses
membres des liens d'amitié et de fraternité que la
guerre
elle-même, qui éclate souvent entre
les diverses tribus, n'a pas le pouvoir de rompre.
Même à l'époque où des
dissensions profondes se sont allumées, un
Indien peut toujours, s'il vient à
s'égarer, frapper à la porte de la
cabane qui se trouve devant lui, assuré d'y
trouver une hospitalité
généreuse, quelles que soient les
différences de langage, de sang et de tribu
qui existent entre son hôte et lui. Cette
singulière association allège
considérablement les horreurs des guerres
qui naissent entre les divers clans.
Cette hospitalité
s'étend d'ailleurs à
l'étranger, quel qu'il soit. Le chasseur et
le voyageur peuvent toujours pénétrer
dans le modeste réduit de l'Indien pour y
passer la nuit. Comme l'Arabe du désert,
celui-ci offre à son visiteur inconnu la
pipe, symbole de paix, et place devant lui ses
meilleures provisions.
Les relations qui existent entre
les
parents et les enfants sont d'une nature toute
particulière L'autorité paternelle y
est très limitée. L'enfant grandit
dans le wigwam de ses parents, maître de ses
actions dès qu'il a atteint Page de raison,
imitant la valeur paternelle, jouissant des
attentions et des soins de sa mère, mais
élevé dans l'habitude de choisir de
bonne heure par lui-même sa ligne de
conduite. Il est appelé à cultiver sa volonté, au
détriment, il est vrai, de ses autres
facultés. Ses parents n'essayent jamais
d'entrer en lutte avec cette volonté qui
grandit, L'enfant s'exerce aux jeux et aux luttes
qui développent la force physique,
jusqu'à ce qu'il ait atteint l'âge de
majorité. Alors il se prépare
à la vie guerrière qui va commencer
pour lui, par de longs jeûnes, par des
veilles prolongées, et par des retraites
accomplies au milieu des bois reculés,
pendant lesquelles il va se mettre en communion
avec le Grand-Esprit, et d'où il revient
l'esprit rempli de visions et de rêves. On
croirait que cette indépendance si
précoce doit affaiblir chez les enfants
indiens le respect des parents. Il n'en est rien
pourtant, et les enfants de nos pays
civilisés auraient souvent beaucoup à
apprendre d'eux à cet
égard.
Au milieu des tribus les plus
sauvages, telles que les Pieds-Noirs, les Sioux,
les Apaches, les enfants sont élevés
dès leurs premières années
dans un culte de vénération pour les
héros. Dans les longues heures de la
soirée, pendant que les frimas qui glacent
la campagne rendent toute chasse et toute
expédition guerrière impossibles, les
vieillards racontent à leurs petits-fils les
hauts faits de leurs ancêtres, 'et le foyer
de l'humble wigwam devient une école de
courage et de valeur. La jeunesse grandit avec la conviction
que la sagesse
est
l'apanage des cheveux blancs, et les vieillards
sont toujours les premiers écoutés
dans les conseils de la nation. Dans cette
démocratie où la sagesse et la valeur
assurent seules de l'influence et du pouvoir, les
vieillards sont entourés d'une
vénération presque superstitieuse; ce
sont eux, en effet, qui sont les
dépositaires de la tradition et les oracles
de la religion; non seulement ils savent l'histoire
des temps anciens qu'ils ont mission de
transmettre, mais encore ils connaissent tous les
sentiers cachés et toutes les retraites
inaccessibles des bois. Dès qu'un vieillard
parle dans le conseil, tout le monde se tait, et
l'on se range d'ordinaire, avec
déférence, à son avis. S'il
faut un chef pour conduire au combat, on choisira
toujours un de ces guerriers intrépides qui
ont vieilli dans les batailles.
Les affections de la famille
sont
d'ailleurs remarquablement
développées chez les Indiens. Bien
que la femme y occupe le rang inférieur et
la position dégradée que lui font
tous les peuples dont le christianisme n'a pas
transformé les moeurs, elle exerce
néanmoins une légitime influence
comme épouse et comme mère. Les
tombeaux des parents sont entourés de
respect, et sont l'objet de visites
fréquentes.
Aussi ardent et hautain est
l'Indien
vainqueur, aussi calme et
résigné il sait être lorsque le
sort des armes lui a été contraire;
s'il est prisonnier, il se soumettra, sans pousser
une plainte, à toutes les insultes et
à toutes les tortures qu'il plaira à
son sauvage vainqueur de lui infliger; il entonnera
même devant lui la lugubre complainte que
l'on chante sur les trépassés, sans
que sa voix faiblisse un seul moment, et il mourra
en héros, sans pousser un cri.
Cet ensemble contradictoire de
vices
et de qualités rend ce peuple
intéressant et bien digne des efforts
dévoués de la charité
chrétienne. Sa religion, où se
mêlent des éléments d'un
spiritualisme élevé et des pratiques
idolâtres, ajoute un nouveau trait à
cette esquisse rapide que nous avons tracée
de son état. Nous verrons que les
chrétiens ont tenté de sérieux
efforts pour faire pénétrer la
lumière évangélique au milieu
de ces tribus. Ces efforts, grâce à
Dieu, n'ont pas été infructueux.
Toutefois, cette race parait marcher à
grands pas vers sa totale extinction; et son nom
s'ajoute à la liste déjà
nombreuse des peuples infortunés qui ont
été offerts en holocauste sur l'autel
de la civilisation. Tandis que les Indiens se
comptaient par millions au commencement du
siècle dernier, on évalue leur nombre
aujourd'hui à cinq cent mille à
peine, et ce chiffre décroît
rapidement. Eux-mêmes ne se font aucune illusion
sur
leur
avenir, et déclarent mélancoliquement
« qu'ils sont en marche pour rejoindre les
mânes de leurs pères, du
côté du soleil couchant
».
Ce résultat lamentable ne
saurait être empêché que par
l'action énergique des principes
chrétiens. Le christianisme seul est de
force à sauver d'une entière
destruction un peuple que la science et la
civilisation ont condamné. Il essaye de le
faire directement en travaillant au
relèvement moral des vainqueurs et des
vaincus.
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