Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

AVANT-PROPOS

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Francis ASBURY
Premier évêque de l'Église méthodiste des États-Unis.


La première idée de ce livre me fut suggérée par le remarquable article de M. Cucheval-Clarigny, sur Pierre Cartwright ou la prédication dans l'Ouest, paru dans la Revue des Deux Mondes du 15 août 1859. Je rue livrai à des recherches dans la littérature américaine sur le sujet et je publiai, dans le Chrétien évangélique, de Lausanne. en 1863-1864, une étude sur les Prédicateurs-Pionniers. Ces articles révisés et complétés parurent en 1876, à la librairie Bonhoure à Paris.

L'édition était épuisée depuis longtemps, et il a fallu l'initiative des méthodistes épiscopaux du Sud et de leur Mission de Bruxelles pour provoquer la publication de cette nouvelle édition. J'ai été heureux de seconder leur intention, en révisant mon travail et en y ajoutant deux chapitres nouveaux.

MATTHIEU LELIÈVRE.
Sainte-Adresse (Le Havre), 1er septembre 1923.

 

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INTRODUCTION

Origines de l'histoire religieuse des États-Unis

On connaît fort peu dans les pays de langue française l'histoire religieuse de la grande république du Nouveau-Monde. Peu d'histoires sont pourtant aussi instructives et aussi dignes d'être connues. Nous avons pensé que nous ajouterions à l'utilité de cette seconde édition des Prédicateurs pionniers de l'Ouest américain, en lui donnant comme introduction l'étude préparée par le même écrivain, sur cette histoire, pour l'Encyclopédie des sciences religieuses de Lichtenberger. Il y a, dans ces origines du protestantisme américain, et dans son influence sur la fondation des libertés des États-Unis, des pages glorieuses trop peu connues en France et dans les pays de langue française,
 

PREMIÈRE PÉRIODE

Temps antérieurs à la Révolution.

Découverte par des expéditions espagnoles à la fin du XVe siècle, l'Amérique fut partagée, par le pape Alexandre VI (1495), entre les couronnes de Castille et d'Aragon. La bulle pontificale invoquait l'intérêt des âmes comme motif unique d'une donation, contre laquelle Grotius protesta plus tard, au nom du droit et de l'Évangile. Elle était faite « dans le but d'exalter la foi catholique et la religion chrétienne, et de subjuguer les nations barbares en les amenant à la foi »; (ut fides catholica et christiana religio nostris proesertim temporibus exaltelur..., ac barbarae nutiones deprimantur et ad fidem ipsam reducantur). Sans se laisser arrêter par cet acte de bon plaisir pontifical, d'autres États européens prirent pied de bonne heure en Amérique. La France fut la première à avoir des établissements sur ce continent où elle ne devait pas réussir à s'implanter définitivement, et les noms de Jacques Cartier, Jean de Ribault, Laudonnière, de Monts et Champlain figurent avec honneur dans les annales de la colonisation.

Les réformés français eurent une part importante dans ces premières tentatives, et il s'en fallut de peu que les huguenots ne prissent dans l'histoire du Nouveau-Monde le rôle qui devait échoir aux puritains. Une première expédition organisée par Coligny (1562-1564) échoua misérablement, et ceux qui la composaient furent massacrés par les Espagnols. Une nouvelle colonie fondée en Acadie, au commencement du XVIIe siècle, sous la direction de de Monts, gentilhomme protestant de la Saintonge, fut ruinée par les Jésuites et détruite par les Anglais.

Ces derniers furent les vrais colonisateurs de l'Amérique du Nord. Après y avoir fait planter le drapeau britannique par Jean Cabot dès 1496, ils attendirent jusqu'au commencement du XVIIe siècle avant d'entreprendre une oeuvre de colonisation. La brillante tentative de Sir Walter Raleigh, en 1584, n'eut guère d'autre résultat que de donner à une partie du continent américain le nom de Virginie, en l'honneur d'Elisabeth, la vierge reine, et de frayer la voie aux entreprises sérieuses.

En 1606, Jacques 1er divisa en deux cette partie de l'Amérique qui devait former le noyau des États-Unis. L'une fut la colonie du Sud (Virginie), et l'autre celle du Nord (Nouvelle-Angleterre). Cette division ne fut pas arbitraire; elle traça la ligne de partage entre deux courants de colonisation et de civilisation fort distincts et encore reconnaissables aujourd'hui. C'est la religion, bien plus que la politique ou que le négoce, qui a fait la nationalité américaine. Il importe donc de montrer ici quelles influences religieuses présidèrent aux origines des treize colonies primitives.

Les colonies du Nord, quoique postérieures de quelques années à la colonisation de la Virginie, méritent d'être mises au premier rang, parce qu'elles furent le véritable berceau de la nation. Elles formèrent ce qu'on a appelé la Nouvelle-Angleterre, cette contrée située au nord-est de l'État de New-York, et qui comprend les États actuels de Maine, New-Hampshire, Massachusetts, Rhode-Island, Connecticut et Vermont. Ces diverses colonies, sauf la dernière, naquirent de 1620 à 1640.

La plus ancienne, à laquelle s'attache un renom immortel dans l'histoire de l'Amérique, fut celle qui se fonda, en 1620, à New-Plymouth, sur la côte de la baie de Massachusetts. Elle se composait de puritains qui avaient fui l'Angleterre parce qu'il leur semblait, comme le dit Milton, que rien ne pouvait les défendre de la furie des évêques que le vaste Océan et les solitudes sauvages de l'Amérique. Les Pères pèlerins, comme les a appelés la piété filiale de leurs descendants, étaient originaires du petit village de Scrooby, dans le Nottinghamshire, où, depuis 1602, existait une congrégation d'Indépendants. Harcelés par la persécution, ils se réfugièrent d'abord en Hollande, sous la conduite de leur pasteur John Robinson (1608).

Comme les années s'écoulaient sans leur rouvrir les portes de l'Angleterre, ils se décidèrent, pour demeurer fidèles tout ensemble à leur patrie et à leur foi, à aller s'établir sur une terre anglaise où ils fussent à peu près assurés de n'être pas inquiétés pour leurs croyances. Ils quittèrent la Hollande le 22 juillet 1620, mais ne s'embarquèrent définitivement à Plymouth pour l'Amérique que le 6 septembre de la même année. Ils étaient une centaine, y compris les femmes et les enfants, sur ce petit navire, le May flower, dont le nom est resté célèbre. Ils abordèrent, après une traversée de deux mois et demi, au cap Cod, sur une plage froide et aride, à laquelle ils donnèrent le nom de New-Plymouth. Avant de débarquer, les pèlerins rédigèrent un contrat, dans lequel les citoyens américains aiment à voir le premier germe de leurs institutions républicaines. Il était ainsi conçu:

« Au nom de Dieu, ainsi soit-il. Nous soussignés, les fidèles sujets de notre redoutable seigneur, le roi Jacques, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre, d'Écosse, etc., ayant entrepris pour la gloire de Dieu, l'avancement de la foi chrétienne, l'honneur de notre foi et de notre patrie, un voyage à l'effet de fonder la première colonie dans le nord de la Virginie, reconnaissons solennellement et mutuellement, en présence de Dieu et l'un en présence de l'autre, que, par cet acte, nous nous réunissons en un corps politique et civil pour maintenir entre nous le bon ordre et parvenir au but que nous nous proposons. Et en vertu dudit acte, nous ferons et établirons telles justes et équitables lois, telles ordonnances, actes, constitutions, et tels officiers qu'il nous conviendra, suivant que nous le jugerons opportun et utile pour le bien général de la colonie. Moyennant quoi, nous promettons toute due soumission et obéissance. En foi de quoi, nous avons signé ci-dessous, l'an du Seigneur 1620, le Il novembre. » (vieux style.)

Ce fut sur ces bases à la fois religieuses et libérales que les pèlerins fondèrent, au milieu de toutes sortes de difficultés, cette première colonie, mère de toutes les autres. Leur régime politique, emprunté au système ecclésiastique des Indépendants, fut la démocratie pure; les lois étaient discutées et votées par l'Assemblée plénière des citoyens, comme aussi les affaires de l'Église. « Une seule idée, dit M. Laboulaye, avait conduit ces émigrants dans le Nouveau-Monde, celle de fonder une pure Église. Cette seule idée leur a suffi pour établir une colonie au milieu d'obstacles qui eussent glacé l'âme d'hommes ordinaires, malgré la faim, le froid, la maladie, les Indiens, les bêtes sauvages. S'ils ont conquis ce sol ingrat, s'ils ont ouvert la voie à ce vaste courant d'émigration qui ne s'est point arrêté depuis plus de deux siècles, c'est que la foi les a soutenus au milieu des périls et des ennuis de la solitude, et leur a donné cette force qui transporte les montagnes et féconde les déserts. » (Laboulaye, Histoire des États-Unis, t. 1, p. 141.)

Ce fut en 1629 que se produisit le second exode puritain qui fonda la colonie du Massachusetts, dans laquelle se fondit plus tard celle de Plymouth. Cette émigration fut beaucoup plus considérable que la première, tant par le nombre de ceux qui en faisaient partie que par leur position sociale. Elle obtint de Charles 1" une charte fort libérale, qui se taisait, il est vrai, sur la question de la liberté religieuse; mais ce silence n'était pas fait pour gêner beaucoup les puritains. Leur but est clairement indiqué dans les instructions envoyées par la corporation anglaise à Endicott, qui fut le premier gouverneur: « La propagation de l'Évangile, y est-il dit, est l'objet que les sociétaires ont surtout en vue en établissant la colonie. » Dès leur arrivée, en effet, ils constituèrent l'Église, avant même d'avoir posé les fondements de l'État. Leur organisation ecclésiastique, essentiellement égalitaire, servit de type à leur organisation politique, qui fut une démocratie représentative jusqu'au moment où leur charte fut révoquée (1684). En quelques années, des milliers de puritains, appartenant aux classes moyennes ou à la petite noblesse, vinrent renforcer ce premier noyau; Salem, Boston, Dorchester furent fondées, et avec elles la colonie qui allait prendre la direction morale et religieuse de l'Amérique du Nord.

La colonie du Connecticut fut fondée en 1633 par des Puritains de New-Plymouth, suivis bientôt par leurs frères du Massachusetts. Les commencements furent difficiles, à cause de l'opposition des Indiens, contre lesquels les colons durent prendre les armes.

La colonie de New-Haven, qui se fondit plus tard dans celle du Connecticut, fut l'oeuvre d'un ministre puritain, John Davenport, et d'un riche négociant de Londres, Théophile Eaton, qui arrivèrent d'Angleterre en 1638, dans l'intention de créer un État dont la constitution fût encore plus strictement biblique que celles des autres établissements puritains.

Rhode-Island dut aussi sa colonisation à une émigration partie du Massachusetts. Un jeune pasteur de Salem, Roger Williams, n'avait pas craint d'attaquer vivement les principes théocratiques sur lesquels reposait la colonie puritaine. Ses idées de liberté religieuse étaient tellement en avance sur celles qui régnaient autour de lui qu'elles lui attirèrent des persécutions qui aboutirent même à un arrêt de bannissement. Williams se réfugia chez les Indiens Narragansetts, auxquels il avait rendu des services et qui le traitèrent en ami. En 1636, il fonda la ville et la plantation de Providence, dont il fit un asile ouvert « à toutes sortes de consciences », et où ne tardèrent pas à le rejoindre un certain nombre de ses fidèles de Salem. Deux ans plus tard, la controverse antinomienne amena de nouveaux proscrits du Massachusetts qui créèrent, dans le voisinage de Roger Williams, un établissement où ils voulaient librement professer et pratiquer leurs croyances. Cette colonie prit le nom de RhodeIsland, et ce nom réunit bientôt, sous un même régime de liberté civile et religieuse, ces deux émigrations qu'animait un même esprit. Une charte, que Williams alla solliciter à Londres, vint donner au nouvel établissement le titre légal qui lui avait d'abord manqué, et sanctionner « une pleine et entière liberté de conscience ».

Les colonies du Maine et du New-Hampshire durent leur origine à des épiscopaux, jaloux de voir la Nouvelle-Angleterre tout entière aux mains des puritains. Mais ces essais de colonisation entrepris par le capitaine Mason et sir Ferdinando Gorges échouèrent misérablement, et ce fut encore aux puritains qu'incomba la tâche de coloniser ces régions.

Toutes ces colonies du Nord, connues de bonne heure sous le nom de Nouvelle-Angleterre, furent filles, on le voit, du grand mouvement non-conformiste du dix-septième siècle. Elles donnèrent naissance à un peuple d'un caractère distinct et d'une physionomie fortement accusée, qui a marqué de son empreinte la nationalité américaine.

Les colonies du centre (Maryland, Delaware, Pensylvanie, New-Jersey, New-York) eurent des origines fort diverses, parmi lesquelles les préoccupations religieuses eurent aussi leur part.

La colonisation du Maryland fut l'oeuvre de lord Baltimore, gentilhomme catholique, qui voulut en faire un refuge pour ses coreligionnaires persécutés. La charte octroyée par Charles II, ne garantissait, il est vrai, d'après Hildreth, « aucune tolérance pour un culte non autorisé par la loi anglaise »; mais c'était là une concession faite aux préjugés régnants en Angleterre, et en fait, la colonie fondée par lord Baltimore et son fils en 1633 fut bien catholique, au moins à l'origine, comme les colonies de la Nouvelle-Angleterre furent puritaines. Les premiers colons qui débarquèrent dans une île du Potomac, en prirent possession « au nom de leur Sauveur », en même temps « qu'au nom de leur roi ».

L'État actuel de New-York doit sa fondation aux Hollandais, qui appelèrent la ville Nouvelle-Amsterdam et la province Nouvelle-Hollande. La Hollande d'Amérique, comme celle d'Europe, se montra hospitalière aux proscrits et pratiqua la plus grande tolérance religieuse. Aussi vit-on se produire un vaste courant d'émigration qui amena d'Europe un grand nombre de puritains et de huguenots. Ces derniers accoururent en foule après la prise de La Rochelle et fondèrent la Nouvelle-Rochelle. Vers le milieu du XVIIe siècle, ils étaient si nombreux que les actes de la colonie se publiaient en français aussi bien qu'en anglais et en hollandais. Au commencement du XVIIIe siècle, d'après Smith cité par Bancroft (Il, 302), ils formaient, après les Hollandais, la partie la plus considérable et la plus riche de New-York. Le docteur Miller (Hist. of the Evang. Ch. of N. Y.) raconte que les huguenots de la Nouvelle-Rochelle, pour assister au culte public, franchissaient à pied, dans la nuit du samedi au dimanche, les seize milles qui les séparaient de New-York, où se trouvait leur temple. Et quand ils avaient assisté à deux services, ils regagnaient leurs demeures dans la soirée du dimanche.

Le New-Jersey, cédé par le gouvernement anglais à lord Berkeley et à sir George Carteret, fut colonisé en partie par des quakers, qui venaient eux aussi demander à l'Amérique le droit de professer librement leur foi, en partie aussi par des presbytériens chassés d'Écosse par la persécution. Le fond de la population fut, dès l'origine, essentiellement religieux et moral.

Le Delaware dut sa fondation à une généreuse pensée de Gustave-Adolphe, qui voulait faire de la Nouvelle-Suède un refuge ouvert aux protestants persécutés. Une émigration assez considérable de Suédois se produisit, jusqu'au moment où la petite colonie, abandonnée par sa métropole, tomba entre les mains des Hollandais, qui durent eux-mêmes disparaître devant les Anglais.

La Pensylvanie fut l'oeuvre de William Penn et des quakers. Fils d'un amiral anglais, mais converti par les quakers, il avait été persécuté pour ses opinions, et avait plaidé avec éloquence, par ses écrits et par sa parole, la cause de la liberté religieuse. Voyant que l'Angleterre du XVIIe siècle n'était pas mûre pour l'application de ces principes, il se décida à aller les réaliser lui-même en Amérique. Héritier d'une créance de 16,000 livres sterling sur le gouvernement anglais, il obtint de Charles Il en échange une concession aux bords du Delaware. Il arriva en 1682 dans la colonie pour y faire ce qu'il appelait « la sainte expérience » (holy experiment). Il conclut avec les Indiens ce traité célèbre, « le seul, disait Voltaire qui n'ait point été juré et qui n'ait point été rompu »; il fit voter par les habitants une constitution d'un libéralisme admirable; fonda Philadelphie, la cité de l'amour fraternel, et attira, par des conditions exceptionnellement avantageuses, un grand nombre d'émigrants venus de la Grande-Bretagne, de France, et surtout d'Allemagne, où Penn avait répandu les doctrines des Amis.

Les colonies du sud, qui ont conservé jusqu'à nos jours un caractère si différent de celui des autres colonies, s'en distinguèrent dès l'origine au point de vue religieux. Tandis que la Nouvelle-Angleterre servait d'asile. aux non-conformistes, le sud attirait de préférence les épiscopaux.

La Virginie fut la plus ancienne des treize colonies. Elle fut l'oeuvre d'une compagnie, constituée par charte royale, et qui, à partir de 1607, envoya en Amérique de nombreux convois d'émigrants composés en grande partie de gentilshommes. La charte de la colonie y instituait le culte anglican, qui fut reconnu par la première législature comme la seule religion officielle. La compagnie recommandait expressément que l'on s'appliquât à « attirer les naturels à la civilisation, à l'amour de Dieu et à la vraie religion ». Devenue l'asile des cavaliers vaincus en Angleterre, gouvernée longtemps par Sir William Berkeley, ce gouverneur qui rendait grâce à Dieu de n'avoir « ni écoles ni imprimeries », la Virginie représenta l'attachement exclusif à l'épiscopalisme anglican.

Les Carolines furent concédées sous Charles Il à quelques gentilshommes, qui prétextaient un zèle pieux pour la propagation de l'Évangile, mais qui songeaient surtout à accroître leur fortune. L'un d'eux, lord Shaftesbury, fit préparer par le philosophe Locke un projet de constitution pour le nouvel État, mais la pratique en révéla le caractère absolument chimérique. L'épiscopalisme y était proclamé la religion de l'État; mais les autres cultes étaient tolérés. Grâce à cette clause qui survécut à cette charte éphémère, les Carolines virent accourir puritains, quakers et huguenots, ceux-ci en nombre considérable, en sorte que l'élément non-conformiste domina de bonne heure.

La Géorgie est la plus jeune des colonies primitives. Elle fut l'oeuvre d'un philanthrope, Oglethorpe, qui voulut en faire un asile ouvert aux prisonniers pour dettes et aux persécutés de toute nature. Parmi les premiers émigrants se trouvait une colonie de Moraves, conduite par Zinzendorf. Les deux frères Wesley et Whitefield y passèrent eux-mêmes quelque temps. On le voit, si la religion eut une influence capitale dans les débuts de la colonisation du nord, elle ne fut pas étrangère non plus aux causes qui firent naître les établissements du sud. Ce rapide coup d'oeil suffit à montrer que c'est bien le protestantisme évangélique qui a donné naissance à la nationalité américaine.


SECONDE PÉRIODE

Temps postérieurs à la Révolution.

D'après Baird, les églises existant, au moment où éclata la guerre de l'Indépendance, comptaient environ 1,400 ministres et 1,940 lieux de culte. Les épiscopaux (ou anglicans) faisaient des voeux pour la cause britannique. Les congrégationalistes, les baptistes, les presbytériens prirent parti en général pour l'émancipation des colonies. Ce fut le vieil esprit puritain de la Nouvelle-Angleterre qui donna le signal de la résistance et en demeura l'âme jusqu'au bout. Les pasteurs dénonçaient du haut de leurs chaires « l'alliance du sceptre et du surplis ». Un grand nombre s'enrôlèrent jusqu'au rétablissement de la paix. Nous dirons plus loin comment les Méthodistes, qui étaient d'origine récente, traversèrent la crise, grâce à la sagesse de Wesley, et se jetèrent, avec un zèle admirable, dans l'évangélisation du peuple qui venait de naître.

La rupture du lien entre l'Église et l'État ne fut pas le résultat immédiat de la proclamation de l'indépendance des colonies américaines, et elle ne fut pas davantage l'oeuvre du Congrès. La Constitution se bornait à déclarer qu' « aucune condition religieuse ne pourra être exigée comme condition d'aptitude pour aucune fonction ou charge publique des États-Unis » (art. VI, § 3). L'un des amendements proposés en 1789 et ratifiés en 1791 était ainsi conçu: « Le Congrès ne pourra établir une religion d'État, ni défendre le libre exercice d'une religion. » À ces deux articles se réduit toute la législation religieuse renfermée dans le statut fédéral; mais ils ont suffi pour assurer aux citoyens des États-Unis la plus grande liberté religieuse qui fût jamais. Les États particuliers demeuraient donc libres de se donner, s'ils le jugeaient bon, des Églises nationales, et ce fut la force des choses, plus que l'attachement aux principes, qui amena partout la dissolution du lien entre l'État et l'Église.

La Virginie ouvrit la voie. L'Église épiscopale, quoique seule légale, y était peu aimée. « Les ministres, plus jaloux de percevoir jusqu'à la dernière livre de tabac dont se composait leur prébende, que de remplir fidèlement les fonctions de leur ministère, avaient de continuels procès avec leurs paroissiens; une bonne partie de leur temps y passait, et ils consumaient le reste à la chasse et au jeu. » (Baird, 1, 268.) Les épiscopaux patriotes ne pardonnaient pas à leurs ministres leur froideur pour l'indépendance des colonies et le départ pour l'Angleterre des deux tiers d'entr'eux. Aussi firent-ils cause commune avec les presbytériens, les baptistes et les quakers pour demander, dès 1775, à l'assemblée générale de la Virginie « de renverser l'esclavage religieux en même temps que l'esclavage politique ». Thomas Jefferson et ses amis appuyèrent, pour de tout autres motifs, il est vrai, cette demande. Le 6 décembre 1776 furent rapportées les lois qui avaient consacré l'union de l'Église et de l'État, mais ce ne fut qu'en 1784, après de longues discussions, qu'elle fut définitivement abolie.

L'exemple de la Virginie ne fut pas immédiatement suivi par les autres États. Dans le Maryland, le New-York, la Caroline du Sud, on abolit le privilège de l'Église épiscopale, en appelant les autres Églises à participer à ce privilège. La législature s'attribuait le droit de lever un impôt pour l'entretien de la religion, mais elle laissait à chaque contribuable la faculté de désigner la communion particulière à laquelle il entendait attribuer sa quote-part d'impôt, à moins qu'il ne préférât l'affecter au soulagement des pauvres. Ces restrictions finirent par disparaître. Le New-Jersey, la Pensylvanie, le Delaware, les Carolines et la Géorgie ne tardèrent pas à abolir l'obligation d'assister au culte et de contribuer à ses frais. Le test religieux qui avait survécu à la révolution fut aussi abandonné, et les fonctions publiques devinrent accessibles à tous les citoyens, quelles que fussent leurs opinions religieuses.

La Nouvelle-Angleterre fut la dernière à entrer dans cette vole. Jusqu'en 1816, le congrégationalisme y demeura la religion d'État. Les dissidents obtinrent alors l'abolition de la taxe paroissiale, qui fut remplacée par un Impôt pour le culte, réparti entre les diverses Églises conformément au voeu des imposés. Ce ne fut qu'en 1833, à la suite de longs débats, que la législature du Massachusetts abolit toute taxe obligatoire et laissa à chaque Église le soin de pourvoir, comme elle l'entendrait, à ses propres besoins.

Si la séparation de l'Église et de l'État entraîna à l'origine quelques souffrances, on peut affirmer qu'elle a eu généralement des effets bienfaisants. Elle a développé à un rare degré l'initiative individuelle, et, en enlevant aux gouvernements le souci des intérêts religieux, elle en a fait l'affaire de tous. Les Églises, sont bien plus nombreuses et bien mieux dotées qu'elles n'auraient pu l'être sous le régime des religions nationales. Les cinq grandes communautés protestantes (méthodistes, baptistes, presbytériens, congrégationalistes et épiscopaux), ont reçu de leurs fidèles, dans l'année 1872, un revenu de plus de 211 millions de francs; en comptant les autres Églises de moindre importance, on peut estimer à 250 millions le revenu total des Églises protestantes. On évalue à 1,500 millions la valeur des immeubles dont elles disposent (1).

Si l'État s'abstient en Amérique d'intervenir dans les affaires des Églises, il est loin d'être indifférent en matière religieuse. La plupart des constitutions des États commencent par un hommage à Dieu; celle du Massachusetts déclare que « le culte public rendu à Dieu, l'enseignement de la piété, de la religion et de la morale, favorisent le bonheur et la prospérité d'un peuple et la sécurité d'un gouvernement républicain ». La constitution fédérale et les lois des États considèrent le dimanche comme un jour férié. Dans les circonstances solennelles, le congrès, le président ou les gouverneurs d'État fixent des jours d'humiliation ou d'actions de grâces. Dans la plupart des États, les Églises sont exemptes d'impôts, et les pasteurs sont dispensés de tout service public dans la milice ou dans le jury. L'État leur délègue les fonctions d'officiers de l'état civil pour les mariages où leur ministère est réclamé. Les deux Chambres du Congrès ont chacune un chapelain, pris tantôt dans une Église tantôt dans une autre. La Bible est lue dans les écoles publiques. Les faits montrent que, si l'État est séparé des Églises aux États-Unis, il sait reconnaître dans la religion une force morale et sociale digne de tous ses respects.

MATTH. LELIÈVRE

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