Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI

L'ÉMIGRATION

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Caractère de l'émigration. — Les puissances protestantes. — Émigration des capitaux. — Espions. — Guides et capitaines de navires traîtres. — Corsaires et Barbaresques. — Réfugiés réclamés, chassés ou enlevés. — Désir de retour. — Rentrée. Par la force. — Dispersion de réfugiés. — Projet de Henri Duquesne. — Rôle militaire des réfugiés. — Les conséquences de l'émigration.

 

On ne peut s'empêcher de reconnaître avec Michelet, que l'émigration des huguenots a un caractère tout particulier de grandeur; si le huguenot franchissait la frontière, ce n'était pas, comme l'émigré de 1793, pour sauver sa tête, et il n'était pas chassé de son pays, comme le Maure l'avait été de l'Espagne. Tout au contraire, s'il voulait rester et prendre le masque catholique, il lui était offert, pour prix d'une facile hypocrisie, honneurs, faveurs et privilèges de toutes sortes. Qu'il eût été ou non, contraint par la violence à renier des lèvres sa foi religieuse, le péril ne commençait pour lui que du moment où il se mettait en route pour aller chercher au-delà des frontières, une terre de liberté de conscience où il pût avoir la liberté de prier Dieu à sa manière. Pour se soustraire au viol journalier de sa conscience, il lui fallait tout quitter, renoncer à ses biens, abandonner ses parents, sa femme, ses enfants, tous les êtres qui lui étaient chers, et s'exposer, s'il échouait dans sa tentative d'évasion, à des peines terribles. S'il réussissait à franchir la frontière, c'était l'exil au milieu d'une population étrangère dont il ne connaissait ni les moeurs ni la langue, et la dure nécessité de mendier son pain ou de gagner sa vie péniblement à la sueur de son front.
On sait à quel point le Français est attaché à son pays, et combien, alors même qu'il s'agit d'aller se fixer à l'étranger avec tous les siens et en emportant son avoir, il a de la peine à s'arracher aux liens multiples et invisibles qui le retiennent à son pays natal; combien devait être grand le déchirement de coeur du huguenot, obligé de s'expatrier dans les conditions que je viens d'indiquer, et combien, une fois arrivé à l'étranger, devait être amer pour lui le regret de la patrie, regret qu'un réfugié traduit éloquemment en ces quelques mots : la patrie me revient toujours à coeur. Il fallut donc que la révolte de la conscience fût bien puissante pour que l'émigration des huguenots en vint à prendre les proportions d'un véritable exode et constituât pour la France un désastre.

Au début de l'émigration, alors qu'il n'y avait point de peines édictées contre ceux qui seraient surpris sur les frontières, en état de sortir du royaume, il était difficile d'empêcher les huguenots de passer la frontière.
En effet, l’édit de 1669 maintenait le droit de sortir du royaume pour tous les Français, sortant de temps en temps de leur pays pour aller travailler et négocier dans les pays étrangers, et il ne leur défendait que d'aller s'établir dans les pays étrangers, par mariages, acquisitions d'immeubles et transport de leurs familles et biens, pour y prendre leurs établissements stables et sans retour.
C'est pourquoi Châteauneuf recourait à cet expédient pour empêcher l'émigration des huguenots, il écrivait aux intendants : « Sa Majesté trouve bon qu'on se serve de sa déclaration qui défend à tous ceux,de la religion prétendue réformée, d'envoyer et de faire élever leurs enfants dans les pays étrangers avant l'âge de seize ans, pour faire entendre à ceux de la dite religion qui voudront se retirer hors du royaume, que, quand on leur laisserait cette liberté, on ne permettra point qu'ils emmènent leurs enfants au-dessous de cet âge, ce qui, sans doute, sera un bon moyen pour empêcher les pères et mères de quitter leurs habitation..»

Plus d'une fois, du reste, le gouvernement devait avoir recours à ce cruel expédient de mettre les huguenots dans cette douloureuse alternative, ou d'être séparés de leurs enfants, ou de renoncer à aller chercher sur la terre étrangère la liberté religieuse qu'on leur refusait en France.
Ainsi, pour les rares notabilités protestantes à qui l'on ne crut pas pouvoir refuser la permission de sortir de France, on eut soin de retenir leurs enfants pour les mettre aux mains des convertisseurs; il en fut de même pour les opiniâtres, qu'après un long temps de relégation ou d'emprisonnement, on se décida à expulser. Quant aux ministres que l'édit de révocation mettait dans l'alternative, ou de sortir de France, dans un délai de quinze jours, ou d'abjurer, dès le 21 octobre 1835, une circulaire aux intendants prescrivait de ne comprendre dans les brevets qu'on leur accordait, que leurs enfants de l'âge de sept ans ou au dessous, les autres devant être retenus en France.
Que de scènes déchirantes provoquées par cette cruelle disposition ! C'est ainsi que lorsque les quatre pasteurs de Metz, Ancillon, Bancelin, Joly et de Combles, furent accompagnés par les fidèles de leurs églises, jusqu'aux bords de la Moselle où ils devaient s'embarquer pour prendre le chemin de l'exil, on vit leurs seize enfants, ayant dépassé tous l'âge de sept ans, les étreignant dans la douleur et dans les sanglots, ne voulant pas se séparer d'eux.

Peut-être, cette obligation de se séparer des êtres qui leur étaient les plus chers fut-elle la cause déterminante de l'abjuration de plus d'un ministre, car les huguenots avaient au plus haut degré les sentiments de la famille, et l'on vit même des fugitifs qui avaient réussi à franchir la frontière, revenir, bravant tous les périls, se résignant même à la douloureuse épreuve d'une feinte abjuration, pour reprendre ceux de leurs enfants qu'ils n'avaient pu emmener avec eux en partant.
Le baron Collot d'Escury allant rejoindre sa femme et ses enfants, qu'il avait fait partir en avant pour sortir avec eux du royaume, est pris et contraint d'abjurer : «C'est un malheur, dit son fils, qui lui a tenu fort à coeur. Mais, sans cela, sa femme et ses enfants n'auraient guère pu éviter d'être repris. Ainsi, c'est un sacrilège qu'il a commis pour l'amour d'eux, dont nous et les nôtres doivent à tout jamais lui tenir compte. »
Le baron d'Escury avait laissé chez un de ses amis le dernier de ses enfants, le trouvant trop jeune pour supporter les fatigues d'un si pénible voyage. Après avoir abjuré, il alla le reprendre et rejoignit avec lui le reste de sa famille « aimant mieux que Dieu le retirât à lui que de le laisser dans un pays où il aurait été élevé dans une religion si opposée aux commandements de Dieu ».

Mlle de Robillard sollicite en pleurant le capitaine de navire qui l'emmenait en Angleterre avec quatre de ses frères et soeurs, pour qu'il consentie à emmener, par-dessus le marché, sa plus jeune soeur âgée seulement de deux ans. Elle fait tant qu'elle réussit. « Cette petite fille de deux ans, étant ma soeur et ma filleule, dit-elle, je me croyais d'autant plus obligée à la tirer de 1’idolâtrie que les autres. »

La femme d'un gentilhomme, Jean d'Arbaud, lequel s'était converti, avait mis à couvert, chez ses parents, quatre de ses dix enfants; on lui avait laissé les trois plus jeunes; elle se décide à fuir avec eux : « Je me vis contrainte, dit-elle, de prendre la résolution de me retirer, et de faire mon possible pour sauver mes pauvres enfants... fortifiée par la grâce de Dieu et par la nouvelle que je venais de recevoir que mon mari, avec le procureur du roi, venait de m'enlever mes deux filles, l'aînée et la troisième, pour les mettre dans le couvent... Me servant de l'occasion de la foire de Beaucaire, m'y ayant fait traîner avec mes enfants dans un pitoyable équipage, et déguisée pour ne pas être reconnue ; mais ce qu'il y a de surprenant, ce fut d'avoir reconnu mon mari en chemin, dans son carrosse, qui, accompagné de M. le procureur du roi, menait mes deux pauvres filles captives que je reconnus d'abord, et auxquelles, après un triste regard et plusieurs larmes répandues d'une mère fort affligée, je ne pus donner autre secours que celui de mes prières et ma bénédiction, n'ayant osé me donner à connaître, de peur de perdre encore les autres. Dieu sait avec quelle amertume de coeur je poursuivis mon chemin, me voyant dans l'obligation d'abandonner un mari, peut-être pour jamais, que j'aimais extrêmement avant sa chute, et deux de mes filles exposées à toutes les plus violentes contraintes, et à être mises le jour même dans un couvent. Mais enfin, voyant que je n'avais pas de temps à perdre, étant assurée que l'on me poursuivrait dans ma fuite, je pris au plus vite le chemin le moins dangereux, qui était celui de Marseille, où j'ai rencontré mes deux filles que j'avais auparavant envoyées du Dauphiné pour les mettre à couvert et qui avaient ordre de s'y rendre. Et de là, j'allai jusqu'à Nice, jusqu'a Turin, et de Turin à Genève, où j'arrivai avec mes six enfants, par la grâce de Dieu, après avoir été un mois en chemin, souffert une grande fatigue, et consumé ce que je pouvais avoir sur moi. Là, j'eus la joie de voir mon fils aîné, l'autre étant parti depuis deux ou trois mois avec M. le baron de Faisse, pour avoir de l'emploi.

On trouve sur une liste de réfugiés bretons conservée à Oxford, les mentions suivantes :
Mme de la Ville du Bois et ses quatre enfants, elle a laissé en France son mari dont elle s'est dérobée, et un enfant de trois mois qu'elle n'a pu sauver.
Mme de Mûre et trois enfants, elle s'est aussi dérobée de son mari, et a laissé une petite fille de six mois qu'elle n'a pu sauver.
Combien de familles se mettaient en route pour l'exil et ne se retrouvaient pas au complet au-delà de la frontière, ayant laissé sur la route quelques-uns de leurs membres, succombant aux fatigues du voyage ou retombés aux mains des convertisseurs.
Mme Bonneau, de Rennes gagne l'Angleterre avec sa mère et cinq petits enfants, son mari arrêté trois fois en voulant se sauver, était en prison ou aux galères.
Voici, d'après une relation conservée à Friedrichsdorf, la relation des épreuves subies par la famille Privat, de Saint-Hippolyte de Sardège dans le Languedoc :
« La mère fut massacrée par les dragons, le père Antoine Privat fut jeté dans une forteresse... ses onze enfants, dont le plus âgé avait dix-sept ans, erraient dans l'abandon et la misère. Un jour que fatigués, ils se tenaient appuyés contre les murs d'une vieille tour, ils entendirent une voix qui gémissait au fond de la tour... Le soir quelque chose tomba du haut de la tour à leurs pieds, c'était un écu de six livres enveloppé dans un papier. Ils lurent sur le papier : « Mes enfants, voici tout ce que j'ai. Allez vers l'Est et marchez longtemps, vous trouverez un prince agréable à Dieu qui vous recueillera. — Antoine Privat ».

Les enfants prirent confiance et marchèrent vers l'Est, ils marchaient depuis quatre mois, lorsqu'ils arrivèrent dans une grande et belle ville, où ils tombèrent épuisés sur une promenade, cette grande et belle ville était Francfort... Les bourgeois de Francfort donnèrent asile aux neuf filles, et plus tard les marièrent. Les deux garçons s'en allèrent vers l'électeur de Hesse qui leur permit de s'établir à Friedrichsdorf. »
Adrien le Nantonnier, émigré en Angleterre, veut passer en Hollande, il est pris par un corsaire algérien et meurt en esclavage, après avoir passé plusieurs années dans les fers. De ses dix enfants, un seul, son fils aîné, est converti et reste en France, ses quatre grandes filles et deux de ses fils déportés en Amérique comme opiniâtres, parviennent à s'échapper et à regagner l'Europe. Ses trois plus jeunes filles, cruellement tourmentées à l'hôpital de Valence par le féroce d'Hérapine, finirent par être expulsées et se retirèrent à Genève.
Michel Néel et sa femme, fille du célèbre ministre Dubosc, avaient trois enfants; ils gagnent la Hollande, ayant perdu deux de leurs enfants qui périssent de misère en route ; le troisième tombe aux mains des soldats à la frontière: quelques mois près, il meurt dans la maison de la Propagation de la foi, où il avait été enfermé. M. de Marmande et sa femme partent avec un enfant au berceau, on leur avait enlevé cinq filles et un garçon de cinq ans pour les élever au couvent. Le baron de Neufville émigre avec ses deux jeunes fils; sa femme, contrainte d'abjurer, ne peut emmener avec elle que les deux plus jeunes de ses quatre filles. Ils étaient bien nombreux les réfugiés qui, ayant laissé quelques-uns de leurs enfants aux dures mains des convertisseurs, redisaient chaque jour cette touchante prière, imprimée en 1687 à Amsterdam :

Mon Seigneur et mon Dieu, tu vois la juste douleur qui me presse. Pour te suivre j'ai abandonné ce que j'avais de plus cher, je me suis séparé de moi-même, j'ai rompu les plus forts liens de la nature, j'ai quitté mes enfants a qui j'avais donné la vie. Mais quand je réfléchis sur les dangers où ils se trouvent et sur les ennemis qui les environnent, mon regard se trouble, mes pensées se confondent, ma constance m'abandonne et, comme la désolée Rachel, je ne peux souffrir qu'on me console. »
Et Louis XIV qui, par la persécution religieuse, divisait les familles de cette terrible façon, ne craignait pas, pour retirer aux femmes et veuves protestantes l'administration de leurs biens, d'invoquer ce prétexte : que leur opiniâtreté divisait les familles!
Beaucoup de réfugiés, surtout à la première heure, arrivaient dénués de tout.
Au mois de septembre 1685, les pasteurs de Vevey mandent à Berne que soixante et un fugitifs, évitant les cruautés des gens de guerre du roi, viennent d'arriver : « ils sont venus, disent-ils, avec leurs corps seulement, n'ayant apporté la plupart que leur seul habit et la chemise qui s'est trouvée sur leur corps. »

Sur la terre d'exil, le conseiller Beringhen, beau-frère du duc de la Force, pouvait dire : « Je suis mari sans femme, père sans enfants, conseiller sans charge, riche sans fortune » Madame Cagnard, parvenue à gagner la Hollande avec ses deux filles, n'eut d'autre ressource pour vivre que le produit de la vente d’un collier de perles, seul reste de son opulence passée. — Henri de Mirmaud arrive à Genève avec ses deux petites filles et un vieux serviteur, ne possédant plus que quatre louis d'or; c'était la même somme qui restait à Mlle de Robillard, quand elle fut débarquée le soir, sur une plage déserte en Angleterre, avec ses quatre jeunes frères et soeurs. M. de la Boullonnière, dit une relation, qui était fort voluptueux et aimait ses aises, dut se faire, en Hollande, correcteur de lettres et travailler à coeur crevé, pour gagner vingt sous par jour. Le baron d'Aubaye, ayant abandonné 25.000 livres de rentes, n'avait en poche que trente pistoles. Madame d'Arbaud, qui avait 18 000 livres de rente, arrive dénuée à l'étranger avec neuf enfants dont le plus jeune avait sept ans. Dans sa relation d'un voyage fait par lui à Ulm un ministre dit:
« Le bourgmestre m'avoua qu'il était vrai qu'on refusait l'entrée de la ville à ceux de nos réfugiés qu'on croyait être sur le pied de mendiants, que c'était parce que quelques semaines auparavant une troupe d'environ deux cents personnes s'étant trouvée coucher à Ulm, la nuit du samedi au dimanche, le dimanche matin cette grande troupe se trouva à la porte de l'église, lorsque l'assemblée se formait, et que lui-même, touché de l'état de tant de pauvres gens, avait exhorté l'assemblée à la charité; que cela avait produit des aumônes considérables à l'issue de la prédication; mais, que ces gens, non contents de cela, répandus ensuite par toute la ville, allant clochant et mendiant, que cela avait duré trois ou quatre jours, que la bourgeoisie, non accoutumée à cela, avait été obligée de faire prendre des mesures pour l'éviter. — Il ajouta que deux choses l'avaient fort touché, la première de voir tant de peuple sans conducteur, et sans que quelqu'un entendit l'allemand ou le latin, la seconde que ces pauvres gens paraissaient tous muets, ne faisaient que tendre la main avec quelque son de bouche non articulé, qu'il n'avait jamais si bien compris qu'alors que la diversité de la langue fût une si grande incommodité. »

Les Puissances protestantes, comprenant quelle chance inespérée c'était pour elles, d'hériter des meilleurs officiers de terre et de mer, des plus habiles manufacturiers, ouvriers et agriculteurs de la France, rivalisèrent de zèle charitable, en présence du flot sans cesse grossissant des émigrants arrivant la bourse vide, et parfois la santé perdue par suite des fatigues et des privations de la route.
La Suisse multiplia ses sacrifices sans se lasser, et Genève, après avoir pendant dix ans hébergé les innombrables fugitifs qui la traversaient pour se rendre dans les divers Etats protestants de l'Europe, finit par garder trois mille réfugiés qui s'établirent définitivement chez elle. La Hollande donna aux fugitifs des maisons, des terres, des exemptions d'impôt, et créa de nombreux établissements de refuge pour les femmes. — Le Brandebourg fit des villes pour nos réfugiés. L'Angleterre s'imposa pour eux des sacrifices considérables. Un comité français, établi, à Londres, répartissait entre les réfugiés les sommes allouées à l'émigration; les rapports de ce comité constatent que des secours hebdomadaires étaient donnés à 15500 réfugiés en 1687, à 27 000 en 1688.

Ce n'était pas seulement par zèle charitable, c'était aussi par intérêt que certaines puissances attiraient les réfugiés chez elles en leur offrant des terres et des exemptions d’impôt, des avantages de toute sorte, c'est ainsi que pour le grand électeur de Brandebourg, Lavisse fait observer avec raison que : «  ce prince eut l'heureuse fortune, qu'en repeuplant ses États dévastés, c'est-à-dire en servant ses plus pressants intérêts, il s'acquit la renommée , d'un prince hospitalier, protecteur des persécutés et défenseur de la liberté de conscience.
Mais tous les émigrants n'arrivaient pas sans argent, tant s'en faut, l'argent affluait en Hollande et en Angleterre à la suite de la révocation, et bien que les plus riches eussent cherché asile en Hollande, l'ambassadeur de Louis XIV en Angleterre, écrivait en 1687 que la Monnaie de Londres avait déjà fondu neuf cent soixante mille louis d'or. —Suivant un auteur allemand, deux mille huguenots de Metz s'étaient enfuis dans le Brandebourg en emportant plus de sept millions. Suivant le maréchal de Vauban, dès 1689, l'émigration des capitaux s'élevait au chiffre de soixante millions et Jurieu estimait que, en moyenne, chaque réfugié avait emporté deux cents écus.
Le gouvernement de Louis XIV avait pourtant fait l'impossible, pour arrêter cette émigration des capitaux.

Les huguenots parents ou amis des fugitifs, dissimulant leur sortie du royaume, leur faisaient parvenir à l'étranger les revenus de leurs biens, mis à l'abri de la confiscation par cette dissimulation, et pour lesquels ils s'étaient fait consentir des baux fictifs. On fit appel aux délateurs, et la moitié de la fortune laissée par les fugitifs, fut attribuée à celui qui signalait leur évasion. Des fugitifs ayant, avant leur départ, confié leur fortune à des amis catholiques qui l'avaient prise sous leur nom; une ordonnance accorda aux délateurs de ces biens recélés, la moitié des meubles et dix ans des revenus des immeubles.
Puis on intéressa les parents à la ruine des fugitifs, en les envoyant en possession des biens de ceux-ci, comme s'ils fussent morts intestats. Beaucoup d'entre eux cependant continuèrent à ne se regarder que comme de simples mandataires, et à faire parvenir aux réfugiés le montant de leurs revenus; on les surveillait, et, du moindre soupçon, on les menaçait de leur retirer la jouissance des biens dont ils avaient été envoyés en possession. — Cependant Marikofer et Weiss constatent qu'en Suisse et dans le Brandebourg, un grand nombre de réfugiés recevaient, sous forme d'envois de vins, soit leurs revenus, soit les valeurs qu'ils avaient déposées en mains sûres avant de partir.

Les fugitifs, avant de quitter la France, vendaient à vil prix leurs immeubles ou consentaient des baux onéreux, afin de se faire de l'argent. Pour les empêcher de pouvoir en agir ainsi le roi décrète : « Déclarons nuls tous contrats de vente et autres dispositions que nos sujets de la religion prétendue réformée, pourraient faire de leurs immeubles, un an avant leur retraite du royaume. »
Pour éluder cette loi il fallait trouver un acheteur consentant à antidater l'acte de vente à lui consenti par un fugitif, moins d'un an avant sa sortie du royaume. Cela se trouvait encore, à des conditions onéreuses naturellement, puisque l'acheteur courait risque, si la fraude était découverte, de voir confisquer les biens qui lui avaient été vendus.
Pour porter remède au mal, une loi interdit à quiconque a été protestant ou est né de parents protestants de vendre ses biens immeubles, et même l'universalité de ses meubles et effets nobiliaires sans permission, et cette interdiction de vente fut renouvelée tous les trois ans jusqu'en 1778.

Voici, d'après une pièce authentique, la requête que devait adresser au Gouvernement celui qui, ayant du sang huguenot dans les veines, voulait vendre ses immeubles : « Aujourd'hui, 3 février 1772, le roi étant à Versailles, la dame X.. a représenté à Sa Majesté qu'elle possède à.... un domaine de la valeur de neuf mille livres qu'elle désirerait vendre, mais, qu'étant issue de parents qui ont professé la religion prétendue réformée, elle ne peut faire cette vente sans la permission de Sa Majesté. »
Le huguenot qui voulait préparer sa fuite, ne pouvant désormais ni aliéner ni affermer ses immeubles, même à vil prix, n'avait plus d'autre moyen de se procurer de l'argent nécessaire au voyage que de vendre, comme il le pouvait, une partie de ses effets et objets mobiliers. — Là encore, nouvel obstacle créé par le gouvernement ; à Metz, dit Olry, il y avait des défenses si fortes de rien acheter de ceux de la religion, que ce fut après de gros dommages, que nous eûmes l'argent des effets que l'on achetait de nous pour le quart de ce qu'ils valaient; au château de Neufville, près d'Abbeville, les dragons, dit une relation, « avaient trouvé la maison fort garnie, on n'avait pu rien vendre, il y avait plus de trois mois qu'il y avait des défenses secrètes de rien acheter et aux fermiers de rien payer. »

Ce n'était pas seulement la difficulté de vendre, qui empêchait les huguenots de réaliser leur pécule de fuite, c'était la nécessité de le faire secrètement, de ne se procurer de l'argent que peu à peu, et de différentes mains, de manière à de pas éveiller les soupçons du clergé et de l'administration. Pour se rendre compte du soin jaloux avec lequel l'administration surveillait les ventes d'objets mobiliers, il faut consulter dans le registre des délibérations de la ville de Tours (séance du 27 octobre 1685), l'état des objets achetés aux réformés par les marchands et particuliers catholiques.

Quatre-vingt-quinze réformés sont signalés comme ayant vendu des bijoux, des meubles, des tapisseries, des tableaux, du linge, de la batterie de cuisine. La dame Renou a vendu deux armoires pour quatre livres dix sous, la veuve Dubourg, un moulin à passer la farine pour sept livres vingt sols, de Sicqueville, deux guéridons pour trois livres, Brethon, deux miroirs, deux lustres et une tapisserie pour six cent cinquante livres, Mlle Briot, un fil de perles pour cinq cent livres, Jallot, de la vaisselle d'argent pour neuf cent soixante-douze livres.
Comme l'avait conseillé Fénélon dans son mémoire à Seignelai, on veillait « à empêcher non seulement les ventes de biens et de meubles, mais encore les aliénations, les gros emprunts ». De cette manière, on empêchait les huguenots non commerçants de réaliser facilement leur fortune à l'avance pour la faire passer à l'étranger. Pour les commerçants, Seignelai fit en vain strictement visiter les navires partant pour l'étranger, qu'il croyait remplis de tonneaux d'or et d'argent; cette visite ne pouvait amener de résultats; car, c'est au moyen de lettres de change tirées sur les diverses places de l'Europe, que les commerçants faisaient passer à l'étranger leur fortune, consistant en valeurs mobilières. Weiss dit que quelques familles commerçantes de Lyon firent passer de cette manière jusqu'à six cent mille écus en Hollande et en Angleterre.

Le Gouvernement demeura impuissant, aussi bien pour arrêter l'émigration des capitaux que pour empêcher celle des personnes, bien qu'il eût dicté les plus terribles peines contre les fugitifs et contre ceux qui favoriseraient directement ou indirectement leur évasion.
Un édit de 1679 avait édicté la peine de la confiscation de corps et de biens contre les religionnaires qui seraient arrêtés sur les frontières en état de sortir du royaume, ou qui, après être sortis de France seraient appréhendés sur les vaisseaux étrangers ou autres; une déclaration du 31 mai 1685 substitua à la peine de mort celle des galères pour les hommes, de l'emprisonnement perpétuel pour les femmes, avec confiscation des biens pour tous, peine moins sévère, dit le roi, dont la crainte les puisse empêcher de passer dans les pays étrangers pour s'y habituer ». Ce n'était point par humanité qu'était faite cette substitution de peine, mais par suite de l'impossibilité où l'on se trouvait de punir de la peine capitale un si grand nombre de coupables; ce qui le montre bien, c'est qu'un édit du 12 octobre 1687 substitue au contraire la peine de mort à celle des galères pour ceux qui auront favorisé directement ou indirectement l'évasion des huguenots. La crainte de la peine des galères n'arrêta pas plus que celle de la peine de mort, le flot toujours grossissant de l'émigration, mais les galères se remplirent de malheureux arrêtés en état de sortir du royaume. Marteilhe, acquitté du fait d'évasion, bien qu'arrêté sur les frontières, vit son procès repris sur ordre exprès de la Cour et fut envoyé aux galères. Mascarenc, arrêté à trente ou quarante lieues de la frontière, fut plus heureux; condamné aux galères par le parlement de Toulouse, il interjeta appel de l'arrêt, et, après deux années d'emprisonnement, on le tira de son cachot, et, placé dans une chaise à porteurs, les yeux bandés, il fut conduit, non aux galères, mais à la frontière avec ordre de ne jamais rentrer en France.

Comme il se faisait un grand commerce de faux passeports, le gouvernement se montra impitoyable pour les vendeurs de ces faux passeports et fit pendre tous ceux qu'il découvrit; des fonctionnaires complaisants en vendirent de vrais à beaux deniers comptants, mais le plus souvent c'était avec des passeports délivrés régulièrement à des catholiques que les huguenots franchissaient impunément la frontière. Mme de la Chesnaye, ayant le passeport d'une servante catholique fort couperosée, était obligée, pour répondre au signalement de ce passeport, de se frotter tous les matins le visage avec des orties. Chauguyon et ses compagnons voyageaient avec un passeport délivré par le gouverneur de Sedan à des marchands catholiques se rendant à Liège ; avec ce passeport ils franchirent un premier poste de garde-frontières, mais ils furent arrêtés par un second plus soupçonneux. Les surveillants étaient, du reste, toujours en crainte d'avoir laissé passer des fugitifs avec un passeport faux ou emprunté et c'est cette crainte qui assura le succès de la ruse employée par M. de Fromont, officier aux gardes. Accompagné de quelques religionnaires, déguisés en soldats, il se présente à la porte d'une ville frontière et demande si quelques personnes n'ont point déjà passé. Oui, répond le garde, et avec de bons passeports. Ils étaient faux! s'écrie Fromont et j'ai ordre de poursuivre les fugitifs ! Sur ce il se précipite avec ses compagnons, et on les laisse tranquillement passer. Pour passer à l'étranger, sous un prétexte ou sous un autre, des religionnaires obtenaient qu'on leur délivrât un passeport; ainsi le seigneur de Bourges, maître de camp, grâce au certificat que lui délivre un médecin de ses amis, obtient un passeport pour aller aux eaux d'Aix-la-Chapelle, soigner sa prétendue maladie ; la frontière passée, il va se fixer en Hollande. Pour éviter de semblables surprises, on ne délivre plus de passeports que sur l'avis conforme de l'évêque et de l'intendant, et l'on exige de celui qui l'obtient, le dépôt d'une somme importante, comme caution de retour. On en vint à mettre, pour ainsi dire, le commerce en interdit, en obligeant les négociants à acheter la permission de monter sur leurs navires pour aller trafiquer à l'étranger, au prix de dix, vingt ou trente mille livres. La caution n'était pas toujours, quel que fût son chiffre, une garantie absolue de retour; ainsi le célèbre voyageur Tavernier ayant dû acheter 50 000 livres la permission d'aller passer un mois en Suisse, fit le sacrifice de là caution qu'il avait déposée et ne repassa jamais la frontière.

On veut obliger les huguenots; à se faire les inspecteurs de leurs familles et les garants de leur résidence en France. Un raffineur de Nantes, dont la femme ne paraissait pas depuis quelque temps, est obligé de donner caution de mille livres que sa femme reviendra dans le délai d'un mois. Le préfet de police d'Argenson, ne consent à faire sortir de la Bastille Foisin, emprisonné comme opiniâtre, que s'il se résigne à déposer deux cent mille livres de valeurs, comme garantie que, ni sa femme, ni ses enfants ne passeront à l'étranger. D'Argenson conseille d'attribuer l'emprisonnement de Foisin à cette cause qu'il aurait été présumé complice de l'évasion de sa fille. Il ne serait pas inutile, ajoute-t-il, que les protestants, appréhendant de se voir ainsi impliqués et punis pour les fautes de leurs proches, ne se crussent obligés de les en détourner et ne devinssent ainsi les inspecteurs les uns des autres.

A Metz, dit Olry, on rendait les pères responsables de leurs enfants, on mit dans les prisons de la ville plusieurs pères, gens honorables, voulant qu'ils fissent revenir leurs enfants. A Rouen, de Colleville, conseiller au parlement, fut emprisonné comme soupçonné de savoir le lieu de retraite de ses filles.
Non seulement on tentait d'obliger les parents à faire revenir leurs enfants lorsqu'ils les avaient mis à couvert, mais encore, on retenait les familles à domicile, sous la surveillance ombrageuse de l'administration et du clergé, pour pouvoir prévenir tout projet d'émigration. Dès le lendemain de l'édit de révocation, Fénélon, policier émérite, conseillait à Seignelai de veiller sur les changements de domicile des huguenots, lorsqu'ils ne seraient pas fondés sur quelque nécessité manifeste. En 1699, pour faciliter cette surveillance, une déclaration interdit aux huguenots de changer de résidence sans en avoir obtenu la permission par écrit ; cette permission fixait l'itinéraire à suivre, et si l'on s'en écartait, on était bien vite arrêté.

Le plus simple déplacement temporaire était suspect, et le clergé le signalait. Ainsi, en 1686, Fénélon recommande à Seignelai de renforcer la garde de la rivière de Bordeaux; tous ceux qui veulent s'enfuir allant passer par là sous prétexte de procès, et ayant lieu de craindre qu'il parte un grand nombre de huguenots, par les vaisseaux hollandais qui commencent à venir pour la foire de mars à Bordeaux.
Ce qui était encore plus dangereux, pour les huguenots voulant s'enfuir, que l'inquisitoriale surveillance du clergé, c'étaient les faux frères, qui, à l'étranger et en France, servaient d'espions à l'administration.
L'ambassadeur d'Avaux entretenait en Hollande de nombreux espions parmi les réfugiés, et, grâce à eux, il pouvait prévenir le gouvernement des projets d'émigration que tel ou tel huguenot méditait et dont il avait fait part à ses parents ou à ses amis émigrés. Tillières, un des meilleurs espions de d'Avaux, le prévient un jour qu'un riche libraire de Lyon a fait passer cent mille francs à son frère et se prépare à le rejoindre en Hollande; un autre jour, il lui annonce que Mme Millière vient de vendre une terre 24 000 livres et qu'elle doit incessamment partir, emportant

La moitié de cette somme qu'elle a reçue comptant; une autre fois, enfin, il lui donne avis qu'une troupe de 500 huguenots environ doit partir de Jarnac pour Royan et s'embarquera sur un vaisseau qui devra se trouver à quelques lieues de là, au bourg de Saint-Georges.
Les espions n'étaient pas moins nombreux en France ; moyennant une pension de cent livres qu'il servait à l'ancien ministre Dumas, Bâville connaissait la plupart des projets des huguenots du Languedoc; à Paris de nombreux espions tenaient le préfet de police au courant de ce qui se passait dans les familles huguenotes; en Saintonge, Fénélon se servait, pour espionner les nouveaux convertis, du ministre Bernon, dont il tenait la conversion secrète, et il conseillait à Seignelai de donner des pensions secrètes aux chefs huguenots par lesquels on saurait bien des choses, disait-il.

En dehors des espions attitrés, les huguenots avaient à craindre encore la trahison de leurs prétendus amis ou de leurs parents, lesquels, par intérêt, ou pour mériter les bonnes grâces d'un protecteur catholique, n'hésitaient pas parfois à les dénoncer. Deux jeunes gens de Bergerac confient leurs projets de fuite à un officier de leurs amis qui avait épousé une protestante de leur pays, ils lui content qu'ils doivent se déguiser en officiers, prendre telle route et sortir par tel point de la frontière. Cet officier, pour se faire bien voir de la Vrillière, à qui il réclamait la levée du séquestre mis sur les biens des frères huguenots de sa femme, donne à ce ministre toutes les indications nécessaires pour faire prendre ses amis trop confiants, et ceux-ci sont arrêtés au moment de franchir la frontière. Un faux frère demande à sa parente, madame du Chail, de lui fournir les moyens de passer à l'étranger; celle-ci lui fait donner, par un de ses amis, des lettres de recommandation pour la Hollande, et, par une demoiselle huguenote, l'argent nécessaire pour faire le voyage. Le misérable les dénonce tous trois et les fait arrêter.
Dès le mois d'octobre 1685, une ordonnance avait enjoint aux religionnaires, qui n'étaient pas habitués à Paris depuis plus d'un an, de retourner au lieu ordinaire de leur demeure, mais les huguenots n'en continuent pas moins à affluer à Paris, où, perdus dans la foule, il était moins facile de les surveiller, si bien qu'en 1702 le préfet de police d'Argenson, à l'occasion d'une vieille protestante que l'évêque de Blois lui dénonce comme étant partie depuis plusieurs jours pour y rejoindre son fils qui y est venu, sans y avoir aucune affaire, écrit : Il est fâcheux que Paris devienne l'asile et l'entrepôt des protestants inquiets qui n'aiment pas à se faire instruire, et qui veulent se mettre à couvert d'une inquisition qui leur parait trop exacte. »
C'est que ces protestants inquiets, en dépit des espions, trouvaient là plus de facilité à préparer leur fuite.

Il y avait à Paris d'habiles spéculateurs qui savaient déjouer la surveillance des agents du gouvernement, et qui avaient organisé un service régulier d'émigration. Ils confiaient les fugitifs à des guides expérimentés, connaissant les dangers du voyage et sachant les éviter habilement; les fugitifs, passant de main en main, et d'étape en étape, arrivaient presque toujours à franchir heureusement la frontière.
Une note de police, trouvée dans les papiers de la Reynie, donne les détails suivants sur le service parisien de l’émigration :
« Pour sortir de Paris, les réformés, c'est les jours de marché à minuit à cause de la commodité des barrières que l'on ouvre plus facilement que les autres jours, et ils arrivent devant le jour, proche Senlis qu'ils laissent à main gauche. Il en est d'autres qui vont jusqu'à Saint-Quentin, et qui n'y entrent que les jours de marché, dans la confusion du moment. Et, y étant, ils ont une maison de rendez-vous où ils se retirent, et où les guides les viennent prendre. Pour les faire sortir, ils les habillent en paysans ou paysannes, menant devant eux des bêtes asines. Ils se détournent du chemin et des guides, qui sont ordinairement deux ou trois. L'un va devant pour passer, et, s'il ne rencontre personne, l'autre suit; s'il rencontre du monde, l'autre qui suit voit et entend parler, et, suivant ce qu'il voit et entend de mauvais, il retourne sur ses pas trouver les huguenots, et ils les mènent par un autre passage. »
C'étaient en général des huguenots appartenant à la riche bourgeoisie qui venaient résider à Paris pour attendre l'occasion de prendre le chemin de l'étranger.
Mais ce n'était point par Paris que passait le gros de l'émigration, le plus grand nombre de ceux qui voulaient gagner les pays étrangers, partaient de chez eux, pour se rendre directement au point du littoral ou de la frontière de terre (souvent fort éloignée du Lieu de leur résidence), qu'ils avaient choisi pour y opérer leur sortie du royaume.
Quand ils étaient parvenus à sortir de chez eux, sans avoir attiré l'attention de leurs voisins, il leur fallait user d'habiletés infinies pour éviter les dangers renaissants à chaque pas du ,voyage. Il n'y avait ni bourg, ni hameau, ni pont, ni gué de rivière, où il n'y eût des gens apostés pour observer les passants. Il fallait donc, pour gagner la frontière, éloignée parfois de quatre lieues du point de départ, ne marcher que la nuit, non par les grandes routes, si bien surveillées, mais par des sentiers écartés et par des chemins presque impraticables, puis se cacher le jour, dans des bois, dans des cavernes ou dans des granges isolées.

Nulle part, on n'aurait consenti à donner un abri aux fugitifs; les châteaux et les maisons des religionnaires et des nouveaux convertis étaient surveillés étroitement. Les aubergistes refusaient de loger ceux qui ne pouvaient leur présenter, soit un passeport, soit tout au moins, un billet des autorités locales. Il y avait contre celui qui logeait un huguenot des pénalités pécuniaires s’élevant jusqu’à 3 000 et même 6000 livres, et celui qui, en donnant asile à un huguenot, était convaincu d »avoir voulu favoriser son évasion du royaume, était passible des galères, ou même de peine de mort. Parfois, l’église venant en aide à la police, menaçait d’excommunication quiconque avait donné asile ou prêté la moindre assistance à un huguenot cherchant à sortir du royaume.

Voici une pièce constatant cette intervention singulière de l'Église :
Monitoire fait, par Cherouvrier des Grassires, grand vicaire et official de Monseigneur l'évêque de Nantes, de la part du procureur du roi et adressé à tous recteurs, vicaires, prêtres ou notaires apostoliques du diocèse :
« Se complaignant à ceux et à celles qui savent et ont connaissance que certains particuliers, faisant profession de la religion prétendue réformée, quoiqu'ils en eussent ci-devant fait l'abjuration, se seraient absentés et sortis hors le royaume depuis quelque temps; ayant emmené leurs femmes et la meilleure partie de leurs effets, tant en marchandises qu'en argent.
» Item à ceux et à celles qui savent et ont Connaissance de ceux qui ont favorisé leur sortie, soit en aidant à voiturer leurs meubles, et effets, tant de jour que de nuit, ou avoir donné retraite, prêté chevaux et charrettes pour les emmener et généralement tous ceux et celles qui, des faits ci-dessus circonstances et dépendances, en ont vu, su, connu, entendu, ouï dire ou aperçu quelque chose, ou y ont été présents, consenti, donné conseil ou aidé en quelque manière que ce soit.
» A ces causes nous mandons à tous, expressément, enjoignons de lire et publier par trois jours de demandes consécutives, aux prônes de nos grands messes paroissiales et dominicales, et de bien avertir ceux et celles qui ont connaissance des dits faits ci-dessus, qu'ils aient à en donner déclaration à la justice, huitaine après la dernière publication, sous peine d'encourir les censures de l'Église et d'être excommuniés.»

On comprend combien il était difficile aux huguenots qui fuyaient de trouver quelqu'un qui osât leur donner asile ou même une assistance quelconque ; la terreur était si grande que le fugitif Pierre Fraisses, par exemple, vit sa mère elle-même refuser de le recevoir et fut obligé de revenir sur ses pas. Jean Nissoles échoue une première fois dans son projet d'émigration, il est enfermé a la tour de Constance, d'où il s’échappe avec un de ses compagnons nommé Capitaine, fiais en franchissant la muraille de clôture, il tombe, et se déboîte les deux chevilles. Capitaine se rend chez quelques huguenots du voisinage qu'il connaissait, pour leur emprunter un cheval et une voiture, afin d'emmener le blessé ; ceux-ci lui demandent s'il veut leur mettre la corde au cou; et le menacent de le dénoncer s'il ne se retire au plus vite. Par aventure il finit par trouver dans un pâturage une monture pour Nissoles. Dans des métairies où passent les fugitifs, les habitants que connaît Capitaine et qu'il dit être de la religion, non seulement ne veulent pas leur donner asile, mais refusent même de leur montrer leur chemin.
Dans un village où les malheureux arrivent exténués, on les refuse partout ; seule une demoiselle les accueille et fait conduire Nissoles chez un Homme sachant rhabiller les membres rompus. Comme on ne croyait pas le blessé tout à fait en sûreté chez ce rhabilleur ou rebouteux, il est mis chez une veuve en pension, et il doit encore, pour sa sûreté, changer trois ou quatre fois de maison. A peu près remis, il s'arrête deux jours chez un ami, puis se rend à Nîmes chez des parents qui le mettent dans une maison isolée, n'osant le loger chez eux, de peur de se faire des affaires. Voyant ses parents dans des frayeurs mortelles, il se décide à rentrer chez lui à Ganges.
Un parent, à Saint-Hippolyte, lui donne un cheval pour le porter, et un garçon pour le conduire, avec une lettre pour son frère. Celui-ci refuse le couvert au pauvre Niscolles, disant que son frère devrait avoir honte de lui envoyer un fugitif, pour le faire périr lui et sa famille. Le guide de Nissolles ne veut pas le mener jusqu'à Ganges, et le laisse dans une métairie, à deux mousquetades de la ville. Obligé de faire la route à pied, malgré la difficulté qu'il éprouve à marcher, Nissolles arrive dans une étable à porcs, dépendant de sa propriété, s'étend dans l'auge où mangeaient les pourceaux, et, épuisé de fatigue, s'endort profondément, comme s'il eût été couché dans un bon lit, dit-il. Les dragons étaient dans sa maison; dès qu'ils sont couchés, sa femme vient le chercher et le cache dans un magasin, si humide qu'il ne peut y rester que quelques jours. On le met alors dans un autre endroit, si bas qu'il ne pouvait y être à l'aise que couché, de là il entendait les dragons pester et jurer et, pour peu qu’il eût toussé ou craché un peu fort, il eut été découvert.

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