Ce
qu'était
l'armée. — Les
logements militaires. — Les
dragonnades. — L'édit de
révocation. — Expulsion
dès ministres. — Un article de
l'édit de révocation. —
Pillage. — Violences. —
Tortures. — Les coupables et les
Loriquet du XIX siècle. —
L'exode des huguenots.
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Sous Louis XVI, l'armée royale
n'était qu'un ramassis de bandits, provenant
soit de la milice soit du recrutement. Pour la
milice, les communes donnaient tous les mauvais
sujets, tous les vagabonds dont elles voulaient
purger leur territoire, et les officiers recruteurs
acceptaient sans difficulté le pire des
vauriens, pourvu qu'il fut robuste et vigoureux.
Pour le recrutement, opéré par
violence ou par ruse, c'était une
véritable chasse à l'homme que
faisaient les recruteurs, par les rues et les
grands chemins, dans les cabarets, les tripots et
les prisons même. Le résultat de cette
chasse à l'homme était de convertir
en recrues pour l'armée royale, des gens de
sac et de corde, des voleurs, des
évadés du bagne. Un jour, une chaise
de quatre-vingt-dix-neuf forçats a la chance
de se trouver sur le passage du roi; par suite de
cette heureuse rencontre, cette centaine d'honnêtes gens, au
lieu d'être
conduits aux galères, sont incorporés
pour six ans dans l'armée du roi. Un autre
jour c'est le contrôleur
général qui, à un intendant
lui demandant les ordres nécessaires pour
faire conduire au bagne des bohémiens
condamnés aux galères, répond
de tenir dans les prisons d'Angoulême, tous
ceux d'entre les condamnés qui peuvent
porter les armes, jusqu'à ce qu'il passe une
recrue à laquelle ils seront joints sur les
extraits d'interrogatoire de Bicêtre, on
trouve un avis favorable à la demande de
prendre parti dans les troupes faite par (Adam,
scélérat de premier ordre, fameux
fripon, chef de filous). — Cette
promiscuité étrange entre les
prisons, le bagne et l'armée, semblait chose
si naturelle qu'il était de règle, de
donner aux déserteurs et aux
réfugiés la faculté d'opter
entre les galères et le service
militaire.
Ainsi, par exemple, les réfugiés
Lebadoux et Jean Bretton, faits prisonniers,
s'engagent dans l'armée pour éviter
les galères. Perrault est condamné
aux galères pour émigration,
l'intendant de Franche-Comté écrit au
ministre :
« Comme il est d'ailleurs jeune et bien fait,
si Sa Majesté jugeait à propos de
commuer sa peine, en celle de le servir pendant un
temps dans ses troupes, il lui serait plus utile
comme soldat que comme galérien. »
On comprend ce que pouvait valoir une
armée composée de tels
éléments; qu'elle fût
campée en France ou en pays ennemi, suivant
l'énergique expression du temps, elle
mangeait le pays ; quant à l'habitant,
il était à la discrétion du
soldat qui pouvait impunément piller,
battre, voler, violer et maltraiter ses
hôtes. — Que se passe-t-il, en Bretagne,
lorsqu'en 1675, on a amené, par de bonnes
paroles à se disperser ceux qui
s'étaient soulevés à la suite
de l'établissement de taxes excessives et
illégales? Les troupes entrent dans la
province et, disent les relations du temps, «
les soldats jettent leurs hôtes par la
fenêtre après les avoir battus,
violent les femmes, lient des enfants tout-nus sur
les broches pour les faire rôtir,
brûlent les meubles, etc. »
Nous n'avons pas besoin de rappeler les
scènes de la désolation des provinces
du midi ordonnée en 1683 par Louvois, ni les
horreurs commises pendant la guerre des
Cévennes par les soldats du roi.
Mais, pour juger de ce que pouvaient faire de tels
bandits, il n'est pas inutile de rappeler leurs
exploits à l'étranger, en Hollande et
dans le Palatinat, avant les dragonnades ; en
Savoie, après cette croisade à
l'intérieur. Quel spectacle l'armée
du grand roi donne-t-elle en Hollande?
Trois cent mille gueux, dit Michelet,
sans pain, ni solde, jeûnant il est vrai,
mais s'amusant, pillant, brûlant, violant.
Les soldats, sans frein ni loi, par-devant les
officiers faisaient de la guerre royale une
jacquerie populaire en toute liberté de
Gomorrhe. »
Que se passe-t-il encore quelques années
plus tard, quand l'armée de Louis XIV se
présente devant Heidelberg, ville ouverte et
après que la population valide s'est enfuie,
en s'écrasant aux portes, dans le
château dont le gouverneur a fait enclouer
les canons?
Les faibles, les dames et les enfants
refoulés dans la ville, s'entassent dans les
églises. Le soldat entre sans combat, et,
à froid, il tue parfois un peu, puis bat,
joue et s'amuse, met les gens en chemise. Quand ils
entrent dans les églises et voient cette
immense proie de femmes tremblantes, l'orgie alors
se rue, l'outrage, le caprice
effréné. Les dames, leurs enfants
dans les bras, sont insultées,
souillées par les affreux rieurs et
exécutées sur l'autel. Près de
ces demi-mortes, laissées là, la
joyeuse canaille fait sortir les vrais morts, les
squelettes, les cadavres demi-pourris des anciens
Électeurs. Effroyable spectacle! ils
arrivent dans leurs bandelettes,
traînés la tête en
bas... »
En 1685, alors que les dragonnades touchent
à leur fin en France, Louis XIV envoie
quelques milliers des étranges missionnaires
qui viennent de convertir les huguenots, pour
débarrasser son allié le duc de
Savoie des hérétiques des
vallées à Pignerol.
Déjà les hommes en état de
combattre, désarmés à la suite
de perfides négociations, avaient
été entassés dans les prisons
de Turin, où la peste les avait presque tous
emportés.
L'armée française, en arrivant sur le
territoire de la Savoie, ne trouve donc devant elle
aucun combattant, elle n'a d'autre chose à
faire que de massacrer.
Restent, dit Michelet, les femmes, les
enfants, les vieillards que l'on donne aux soldats.
Des vieux et des petits, que faire, sinon les faire
souffrir ? On joua aux mutilations, on brûla
méthodiquement, membre par membre, un
à un, à chaque refus d'abjuration. On
prit nombre d'enfants, et jusqu'à vingt
personnes, pour jouer à la boule jeter aux
précipices...On se tenait les côtes de
rire à voir les ricochets; à voir les
uns légers, gambader, rebondir, les autres
assommés comme plomb au fond des
précipices tels accrochés en route
aux rocs et éventrés, mais ne pouvant
mourir, restant là aux vautours. Pour
varier, on travailla à écorcher un
vieux, Daniel Pellenc; mais la peau ne pouvant
s'arracher des épaules, remonta par-dessus
la tête. On mit une bonne pierre sur ce corps
vivant et hurlant, pour qu'il fit le souper des
loups. Deux sœurs, les deux Victoria,
martyrisées, ayant épuisé
leurs assauts, furent, de la même paille qui
servit de lit, brûlées vives.
D'autres, qui résistèrent, furent
mises dans une fosse, ensevelies. Une fut
clouée par une épée en terre,
pour qu'on en vînt à bout. Une,
détaillée à coups de sabre,
tronquée des bras des jambes, et ce tronc
informe fut violé dans la mare de
sang » Élie Benoît dit de
son côté :
« Ils pendaient et massacraient les femmes
comme les hommes; mais ils violaient ordinairement
les femmes et les filles avant de les tuer, et
après cela, non contents de les assommer,
ils leur arrachaient les entrailles, ils les
jetaient dans un grand feu; ils les coupaient en
morceaux et s'entrejetaient ces reliques de leur
fureur »
Après les massacres, la dévastation
impitoyable du pays.
Catinat écrit à Louvois : « Ce
pays est parfaitement désolé,
il n'y a plus du tout ni peuple, ni bestiaux,
j'espère que nous ne quitterons pas ce
pays-ci, que cette race des Barbets n'en soit entièrement
extirpée. »
Louvois ne trouve pas la désolation assez
parfaite, il écrit au marquis de
Feuquières : « Le roi a appris avec
plaisir ce qui s'est passé dans la
vallée de Luzerne, dans laquelle il
eût été seulement à
désirer que vous eussiez fait, brûler
tous les villages où vous avez
été. »
Louvois avait déjà donné de
semblables ordres dans le Palatinat. Un jour,
apprenant que les troupes se sont contentées
de brûler seulement à moitié,
une ville, il ordonne de brûler tout
jusqu'à la dernière maison et
enjoint de lui faire connaître les officiers
qui ont ainsi failli à la ponctuelle
exécution des volontés du roi, afin qu'ils soient punis d'une
façon
exemplaire.
Un autre jour, il apprend que les
habitants d'une autre ville, qui a
été complètement
détruite conformément à ses
instructions, s'obstinent à venir chercher
un gîte au milieu des ruines, il
écrit : « Le moyen
d'empêcher que ces habitants ne s'y
rétablissent, c'est après les avoir
avertis de ne point le faire, de faire tuer
tous ceux que l'on trouvera vouloir y faire quelque
habitation. »
Ce n'était pas en donnant de semblables
instructions, que Louvois pouvait faire
disparaître les habitudes
invétérées de banditisme de
l'armée royale, tout au contraire ; il n'est
donc pas surprenant que le jour où il se
décida à ordonner aux soldats
logés chez les huguenots, de faire tout
le désordre possible, pour amener la
conversion de leurs hôtes, il ne fût
d'avance déterminé à fermer
les yeux sur les actes les plus odieux et les plus
violents de ses missionnaires bottés,
ainsi qu'on les appelait.
Mais il était trop politique pour ne pas
masquer le but qu'il poursuivait et pour vouloir
que la persécution prît au
début le caractère qu'elle avait eue
en Hongrie, en 1672:
« Les jésuites, menant avec eux des
soldats, surprenant chaque village, et
convertissant le hongrois qui voyait sa femme sous
le fusil... des ministres brûlés vifs,
des femmes empalées au fer rouge, des
troupeaux d'hommes vendus aux galères
turques et vénitiennes. »
(Michelet).
C'est au commencement de l'année
1681, que Marillac, intendant du Poitou, soumit
à Louvois son plan de convertir les
huguenots en logeant exclusivement chez eux les
troupes et lui demanda d'envoyer dans le Poitou des
soldats pour mettre à exécution ce
plan que le hasard ou sa malice, dit Elie
Benoît, lui avait fait découvrir.
Louvois comprit que, pour reprendre dans
l'État le rôle
prépondérant qu'il avait perdu depuis
que les affaires de religion avaient fini par
prévaloir sur toutes les autres dans
l'esprit du roi, c'était un excellent moyen,
ainsi que le disent les lettres du temps, de
mêler du militaire à l'affaire des
conversions. Mais, il jugea nécessaire de
dissimuler qu'il voulait obtenir par la violence,
la conversion des huguenots, tout au moins jusqu'au
moment où l'importance des résultats
déjà acquis, empêcherait de
pouvoir revenir en arrière. — C'est
pourquoi, après avoir fait signer au roi une
ordonnance, exemptant pendant deux ans du logement
des gens de guerre les huguenots qui se
convertiraient, il se borne à obtenir la
permission de faire passer dans les villes
huguenotes des régiments dont la seule
présence amènerait des conversions.
En effet, disait-il, si les huguenots se
convertissent pour toucher une pension; ou une
faible somme d'argent, ils seront encore plus
disposés à abjurer pour éviter
quelque incommodité dans leurs maisons et
quelque trouble dans leurs fortunes.
En envoyant à Marillac,
l'ordonnance et les troupes qui vont lui permettre
de mettre son plan à exécution,
Louvois multiplie les précautions pour
dissimuler l'existence même de ce plan.
« Sa Majesté, écrit-il,
à Marillac, a trouvé bon de faire
expédier l'ordonnance que je vous adresse,
par laquelle elle ordonne que ceux qui se seront
convertis, seront, pendant deux années,
exempts du logement des gens de guerre. Cette
ordonnance pourrait causer beaucoup de
conversions dans les lieux
d'étape...
Elle m'a commandé de faire marcher, au
commencement du mois de novembre prochain, un
régiment de cavalerie en Poitou, lequel sera
logé, dans les lieux que vous aurez pris
soin de proposer entre ci et ce
temps-là, dont elle trouvera bon que le
grand nombre soit logé chez les protestants
; mais elle n'estime pas qu'il faille les y
loger tous; c'est-à-dire que de
vingt-six maîtres dont une compagnie est
composée, si, suivant une répartition
juste, les religionnaires en devaient porter dix,
vous pouvez leur en faire donner vingt et les
mettre tous chez les plus riches des dits
religionnaires, prenant pour prétexte
que, quand il n'y a pas un assez grand nombre de
troupes dans un lieu pour que tous habitants en
aient, il est juste que les pauvres en soient
exempts et que les riches en demeurent
chargés... Sa Majesté désire
que vos ordres sur ce sujet soient, par vous ou vos
subdélégués, donnés de
bouche aux maires et échevins des lieux,
sans leur faire connaître que Sa
Majesté désire, par là,
violenter les huguenots à se convertir, et
leur expliquant seulement que vous donnez ces
ordres sur les avis, que vous avez eus que, par le
crédit qu'ont les gens riches de la religion
dans ces lieux là, ils se sont
exemptés au préjudice des
pauvres. »
En dépit de ces instructions, Marillac logea
les troupes exclusivement chez les
huguenots, qu'ils fussent riches ou pauvres.
Lièvre, dans son histoire du Poitou,
relève ce fait que, à Aulnay, une
recrue ayant été logée
indistinctement chez tous les habitants, le
subdélégué de l'intendant,
accompagné de deux carmes, alla de maison en
maison, déloger les soldats mis chez des
catholiques, et les conduisit chez des
huguenots.
Fidèle à sa politique de
prudence, au début de la campagne des
conversions par logements militaires, Louvois
mettait sa responsabilité à couvert,
en blâmant officiellement, les violences trop
grandes, surtout lorsqu'elles avaient
provoqué des plaintes trop
retentissantes.
C'est ainsi qu'il blâmait l'intendant de
Limoges, d'avoir logé les soldats uniquement chez les
huguenots, et d'avoir
souffert le désordre des troupes. Il
réprimandait de même Marillac,
à raison de l'affectation qu'il mettait,
à accabler les huguenots de logements
militaires, à souffrir que les soldats
fissent chez leurs hôtes des désordres considérables, et enfin
à
emprisonner ceux qui avaient l'audace de se
plaindre. Unetelle conduite étant de nature
à sembler, disait-il, justifier les plaintes
que les religionnaires font dans les pays
étrangers, d'être abandonnés
à la discrétion des troupes.
En blâmant officiellement
ce qu'il approuvait en secret, Louvois avait soin
de formuler son blâme, assez
discrètement pour ne pas décourager
le zèle de ses collaborateurs. Reprochant
à Boufflers d'avoir mis les soldats à
loger à discrétion chez les
huguenots, il dit : « c'est de quoi j'ai cru
ne devoir écrire qu'à vous afin que,
sans qu'il paraisse qu'on désapprouve rien
de ce qui a été fait, vous puissiez
pourvoir à ce que ceux qui sont sous vos
ordres restent dans les bornes prescrites par Sa
Majesté. » Écrivant à un
intendant, pour blâmer un commandant de
troupes qui a permis au maire de Saintes d'employer
ses soldats, hors de son territoire, pour violenter
les huguenots à se convertir, il arrive
à cette conclusion, à l'égard
de ces deux coupables. « Sa Majesté n'a
pas jugé à propos de faire une plus
grande démonstration contre eux, puisque
ce qu'ils ont fait a si bien réussi, et
qu'elle ne croit pas qu'il convienne qu'on puisse
dire aux religionnaires que Sa Majesté désapprouve quoi que ce
soit de ce qui a
été fait pour les
convertir »
C'est à Louvois qu'étaient
adressées les lettres des gouverneurs et des
intendants, et quand il y avait quelque
communication délicate à faire,
ceux-ci imitaient l'exemple de Noailles
écrivant:
« Qu’il ne tardera pas à lui
envoyer (à Louvois) quelque homme d'esprit
pour lui rendre compte de tout le détail et
répondre à tout ce qu'il
désire savoir, mais ne saurait s'écrire. »
On net saurait donc s'étonner de ce que
« aussi bien lors de la première
dragonnade du Poitou, qu'au moment de la grande
dragonnade du Béarn en 1685, mettant sur les
bras des huguenots toute l'armée
rassemblée sur les frontières de
l'Espagne » — les relations officielles
mises sous les yeux du roi se taisent sur les hauts
faits des missionnaires bottés.
À propos de la violente
conversion du Béarn, Rulhières
affirme avoir fait cette curieuse
constatation : «la relation mise sous les
yeux du roi ne parle ni de violences ni de
dragonnades. On n'entrevoit pas qu'il y ait un seul
soldat en Béarn. La conversion
générale paraît produite par la
grâce divine, il ne s'agit que d'annoncer la
volonté du roi... Tous courent aux
églises catholiques. » À la fin
de la même année 1685, Tessé
qui vient de traiter Orange, en ville prise
d'assaut, et a converti tous les huguenots de la
cité en vingt-quatre heures, déclare
dans son rapport officiel, que tout s'est fait
doucement sans violence et sans
désordre.
En 1685, comme en 1681 et en 1682, de plus, pour
ôter toute créance aux
réclamations qui parvenaient directement
à la cour, on dragonnait à nouveau,
ceux qui se plaignaient d'avoir cédé
aux violences des soldats, afin de les obliger
à signer qu'ils s'étaient convertis
librement et sans contrainte. Enfin Louvois ne
reculait devant aucun moyen, même les
arrestations les plus arbitraires, pour
empêcher les plaintes des huguenots d'arriver directement au
roi.
Il est difficile d'admettre cependant que Louis XIV
ignorât ce qui se passait dans les provinces
dragonnées, mai s’il était fort
aise de pouvoir, grâce aux habiletés
de son ministre, sembler ignorer les violences
qu'avaient à supporter les huguenots.
« Aucun monarque, dit Sismondi, si
vigilant, si jaloux de tout savoir, si
irrité contre tout ministre qui aurait
prétendu lui cacher quelque chose,
n'était encore monté sur le
trône de France; et, ce n’était
pas une entreprise violente, poursuivie à
l'aide de ses troupes, dans toutes les provinces de
son royaume, pendant plusieurs années de
suite, contre plus de deux millions de ses sujets,
qui pouvait être dérobée
à sa connaissance.
Déjà en 1666,
l'électeur de Brandebourg s'était
fait l'organe officiel des réclamations des
huguenots français, et ayant écrit
à Louis XIV
« J'ai osé affirmer que Votre
Majesté ignore ces violences et que
tout le mal vient de ce que ses grandes affaires ne
lui permettent pas de prendre connaissance
elle-même, des intérêts de ces
pauvres opprimés. »
Louis XIV s'était empressé
de répondre : « Je vous dirai
qu'il ne se fait aucune affaire petite ou
grande dans mon royaume, de la qualité
de celle dont il est question, non seulement qui ne
soit pas de mon entière connaissance,
mais qui ne se fasse par mon ordre. »
Dès le commencement de la première
dragonnade, Louis XIV avait été saisi officiellement par
Ruvigny,
député général des
protestants, des justes plaintes des huguenots du
Poitou, et il avait été contraint
d'ordonner une enquête contre les violences commises contre
ses sujets
réformés; mais cette enquête,
qui avait été
considérée comme une interdiction de
commettre de nouvelles violences, avait
amené un sensible ralentissement dans
l'oeuvre de la conversion générale.
Pour remédier au mal, le roi s'empresse de
rendre une ordonnance portant qu'il sera
informé contre les ministres « ayant
été assez osés que de
prêcher publiquement dans leurs chaires que
Sa Majesté désavouait les
exhortations qui avaient été
faites au peuple de sa part, d'embrasser la
religion catholique, Sa Majesté ne voulant
pas souffrir ces insolences de si dangereuse
conséquence. »
Tout naturellement, après cette ordonnance,
les violences reprirent de plus belle contre les
huguenots du Poitou, et elles aboutirent à
faire un tel éclat que Louis XIV dut,
l'année suivante, révoquer Marillac
et faire suspendre momentanément les
conversions par logements militaires.
Cependant, comme s'il eût voulu
établir qu'il ne réprouvait pas, en
réalité, les violences qu'il
se voyait contraint d'interdire officiellement, Louis XIV fit
tout pour que
les conversions obtenues violemment fussent tenues
pour bonnes et valables.
Un arrêt d'exemple
(c'est-à-dire faisant jurisprudence pour
tout le royaume), rendu par le Parlement de Paris,
établit qu'un huguenot, bien qu'il
prouvât qu'il avait abjuré par
force, pouvait être condamné comme relaps quand il
retournait au prêche.
Une déclaration royale, allant plus loin,
décida que tout huguenot contre lequel ne
pourraient être produites ni une abjuration
écrite, ni même une simple signature,
devait être condamné comme relaps si deux témoins, les
deux
premiers coquins venus, déclaraient
qu'ils lui avaient vu faire un acte quelconque de
catholicité.
Enfin, en 1682, comme s'il eût
voulu avertir les huguenots que les violences ne
tarderaient pas à être de nouveau
autorisées contre eux, Louis XIV permettait
qu'on signifiât à tous les
consistoires l'avertissement pastoral du
clergé invitant les protestants à se
convertir au plus tôt et en cas de refus de
le faire les menaçant ainsi: « Vous
devez vous attendre à des malheurs
incomparablement plus épouvantables et plus
funestes que ceux que vous ont attirés
jusqu'à présent votre révolte
et votre schisme. »
En 1683 et en 1684, Louvois fut occupé
à porter la désolation dans
les provinces du Midi, où, à la suite
de la fermeture arbitraire de la plupart des
temples, les huguenots avaient commis le
crime de reprendre l'exercice de leur culte sous la
couverture du ciel; mais il n'avait
pas renoncé au projet de convertir tous les
huguenots de France au moyen des logements
militaires. « On voit, dit
Rulhières, par les lettres de Louvois
conservées au dépôt de la
guerre, qu'il prenait de secrets engagements pour
renouveler à quelque temps de là, en
Poitou et dans le pays d'Aunis, l'essai de
convertir les huguenots par le logement arbitraire
des troupes, lorsqu'un événement
inattendu précipita toutes ses mesures.
»
Cet événement inattendu, c'est
l'emploi fait dans le Béarn, par
l’intendant Foucault, pour la conversion des
huguenots, d’une armée toute
entière, amenée sur les
frontières de l’Espagne en
prévision d'une guerre, et devenue
disponible, par suite d'un changement de
politique.
Tout ce que peut imaginer la licence du soldat, dit
Rulhières, fut exercé contre les
calvinistes et, en quelques semaines, la province
toute entière fut convertie.
En contant ce miracle
opéré, disait-il, par la grâce
divine; le Mercure ne craignait pas
d'ajouter : « ce qui a achevé de
convaincre les protestants du Béarn, ce sont
les moyens paternels et vraiment remplis de
charité, dont Sa Majesté se sert
pour les rappeler à l'Église.
Louvois en apprenant la rapide conversion du
Béarn où, dit-il, les troupes
viennent de faire merveilles, ne
s'inquiéta plus de savoir si l'on pourra
qualifier de persécution, les exhortations que les
soldats font aux
huguenots pour les convertir.
Il écrit à Boufflers de se servir des
troupes qui viennent de catholiciser le
Béarn, pour essayer, en logeant
entièrement les troupes chez les
huguenots, de procurer dans les deux
généralités de Montauban et de
Bordeaux un aussi grand nombre de conversions qu'il
s'en est fait en Béarn. Craignant que, sans miracle, il ne
puisse le faire, il lui
recommande de s'attacher seulement à
diminuer le nombre des huguenots, de manière
à ce que, dans chaque communauté, il
soit deux ou trois fois moindre que celui des
catholiques.
Contrairement aux prévisions de Louvois, le miracle du Béarn
se reproduit
partout, c'est par corps et par communautés
que se font les abjurations, et de grandes villes
huguenotes se convertissent en quelques heures.
Boufflers, après avoir catholicisé
les généralités de Montauban
et de Bordeaux, a le même succès en
Saintonge. De Noailles qui avait d'abord
demandé jusqu'à la fin de novembre
pour convertir le Languedoc, où l'on
comptait deux cent cinquante mille huguenots,
écrit bientôt qu'à la fin
d'octobre, cela sera
expédié.
Dans une lettre qu'il écrit d'Alais, il se
plaint que les choses aillent trop vite,
« je ne sais plus, dit-il, que faire
des troupes, parce que les lieux où je
les destine, se convertissent tous
généralement; et cela si vite
que, tout ce que peuvent faire les troupes, c'est
de coucher une nuit dans les lieux où
je les envoie. » Comment le miracle ne
se fût-il pas reproduit? Non seulement les
soldats envoyés dans une localité
étaient logés exclusivement chez les
huguenots, mais à mesure que les conversions
se multipliaient, ils refluaient tous chez les
opiniâtres, qui se trouvaient parfois avoir
jusqu'à cent garnisaires sur les bras. Si le
chef de famille cédait, il fallait qu'il fit
aussi céder ses enfants; si au contraire, il
voulait s'opiniâtrer alors que sa femme et
ses enfants avaient fait leur soumission, ceux-ci
le suppliaient de céder son tour, car il
fallait que le père et les enfants fussent
convertis pour que la maison fût
abandonnée par les missionnaires
bottés. C'est ce dont témoigne cette
lettre de Louvois à M. de Vrevins :
« Lorsque le chef de la famille s'est
converti, il faut que les enfants soient de sa
religion... à l'égard des
familles dont, le chef demeure obstiné dans
la religion, et dont la femme et les enfants sont
convertis, il faut loger chez lui, tout comme si
personne ne s'était converti dans sa maison.
»
Louvois s'était d'abord
réjoui sans réserve de ce
succès des missions bottées,
succès qu'il qualifiait de surprenant, et il
était heureux de pouvoir annoncer à
son frère Le Tellier : que les grandes
cités du Languedoc, et, pour le moins,
trente autres
petites villes, des noms desquelles il ne se
souvenait pas, s'étaient converties en quatre jours; que les
trois quarts des
religionnaires du Dauphiné étaient
convertis, que tout était catholique dans la
Saintonge et dans l'Angoumois, etc.
Cette soumission rapide et
complète des huguenots finit par lui
paraître suspecte. « Il faut
prendre garde, écrit-il à
Bâville, dès le 9 octobre 1685, que
cette soumission unanime maintienne entre eux une
espèce de cabale qui ne pourrait, par la
suite, être que fort préjudiciable.
» Dans l'intention de prévenir cette
cabale, sans attendre que toutes les provinces
du royaume eussent été
dragonnées, Louvois pressa la publication de
l'édit de révocation qui devait
priver les réformés de leurs
directeurs habituels, en bannissant les
ministres.
Louvois avait toujours du reste soutenu cette
thèse, qu'il fallait séparer les
ministres de leurs fidèles et dès le
24 août 1685, il écrivait à
Boufflers :
« Sa Majesté a toujours regardé
comme un grand avantage pour la conversion de ses
sujets que les ministres passassent en pays
étranger. Aussi, loin de leur en
ôter l'espérance, comme vous le
proposez, elle vous recommande, par les logements
que vous ferez établir chez eux, de les
porter à sortir de la province, et à
profiter de la facilité avec laquelle le roi
leur accorde la permission de sortir du
royaume. »
Le 8 octobre, le conseil du roi,
appelé à décider du moyen
qu'il fallait employer pour séparer les
huguenots de leurs pasteurs, l'emprisonnement ou le
bannissement des ministres, s'était
prononcé pour cette dernière mesure.
Châteauneuf avait obtenu cette
décision en faisant valoir cette
considération économique que la
nourriture de tant de prisonniers serait une
lourde charge pour le roi, tandis que
bannir les ministres et confisquer leurs biens en
même temps, ce serait assurer au roi un double profit. On ne
voulut même pas
que les ministres, ayant reçu permission
de sortir avant l'édit de
révocation, et non encore sortis, pussent
vendre leurs biens..
Ainsi le 30 octobre 1685, Colbert de
Croissy écrit à l'intendant du
Dauphiné : « Sa Majesté, ayant
ci-devant donné des permissions à des
ministres de la religion prétendue
réformée de passer dans les pays
étrangers avec leurs femmes et enfants et
de vendre le bien qu'ils avaient en France,
elle m'ordonne de vous faire savoir, qu'en cas que
ces permissions ne soient point
exécutées et que les dits ministres
n'aient pas encore vendu leurs biens, l'intention
de Sa Majesté et qu'elles demeurent
révoquées, et que l'on suive à
l'égard des dits ministres l'édit de
Sa Majesté de ce mois. »
Louvois, en envoyant au chancelier le Tellier le
projet de l'édit révocatoire auquel
avaient été ajoutés quelques
articles additionnels, entre autres celui
relatif aux ministres, le priait de donner au
plus tôt son avis sur ces articles en lui
disant : « Sa Majesté a
donné ordre que cette déclaration
fût expédiée incessamment et envoyée partout, Sa
Majesté ayant jugé qu'en
l'état présent des choses, c'était un bien de bannir au plus
tôt les ministres. »
L'édit révocatoire fut
expédié promptement suivant les
désirs de Louvois; il fut publié le
18 octobre 1685, et l'on tint la main à la
stricte exécution de la clause obligeant les
ministres à quitter la France dans un
délai de quinze jours, les obligeant
à choisir, dans ce court délai, entre
l'exil, les galères ou l'abjuration; s'ils
se prononçaient pour l'exil, il leur fallait
partir, seuls et dénués de tout,
laissant dans la patrie dont on les chassait, leurs
biens, leurs parents et ceux de leurs enfants qui
avaient atteint ou dépassé
l'âge de sept ans; quelques intendants,
allant plus loin encore que cette loi barbare,
retinrent la famille entière de quelques
pasteurs, jusqu'à des enfants à la
mamelle, le ministre Bely, par exemple, dut partir
seul pour la Hollande, laissant en France sa femme
et ses enfants. Mais partout on appliqua
strictement la loi, on ne permit pas au ministre
Guitou, fort âgé, d'emmener avec lui
une vieille servante pour le gouverner et
subvenir à ses besoins, et Sacqueville
au risque de le faire périr, dut emmener son
enfant, sans la nourrice qui l'allaitait, celle-ci n'étant pas
mentionnée
dans le brevet.
Des vieillards chargés d'infirmités,
moururent en route sur ce vaisseau qui les
emportait, par exemple : Faget de Sauveterre,
Taunai, Isaïe d'Aubus; d'autres, comme Lucas
Jausse, Abraham Gilbert, succombèrent aux
fatigues du voyage et moururent en arrivant
à l'étranger.
Dans quelque état de santé
que l'on fût, ne fallait-il point partir pour
la terre d'exil dans les quinze jours, aucune
excuse n'étant admise pour celui qui avait
dépassé le délai fatal.
Quelques ministres du Poitou, de la Guyenne et du
Languedoc, que les dragonnades avaient contraints
de se réfugier à Paris,
reçoivent des passeports de la Reynie, sauf
trois pasteurs du haut Languedoc que l'on renvoie
dans leur province pour y prendre leurs passeports,
Après les avoir amusés quelques
jours. Ils n'arrivent à Montpellier
qu'après l'expiration des quinze jours
fixés par l'édit de
révocation. Bâville les emprisonne et
menace de les envoyer aux galères, mais,
après quelques jours, ils sont conduits
à la frontière. Latané fut
moins heureux, il avait fourni le certificat
exigé des ministres, constatant qu'ils
n'emportaient rien de ce qui appartenait aux
consistoires, mais ce certificat fut refusé
comme irrégulier parce que les signataires
avaient pris le titre d'anciens membres du
consistoire. Quand Latané eut fourni
tardivement un autre certificat, on le retint en
prison au château Trompette où on le
laissait souffrir du froid en le privant de feu. En
vain, réclama-t-il; le marquis de Boufflers,
intendant de la province, consulté,
répondit : « Il serait plus du
bien du service de le laisser en prison, que de le
faire passer en pays étranger, vu qu'il est
fort considéré et qu'il a beaucoup
d'esprit.»
En regard de cette singulière
raison de garder un ministre en prison, en
violation de la loi, parce qu'il a beaucoup
d'esprit, il est curieux de mettre la
réponse faite par Louvois, à la
demande de ne pas user de la permission de sortir
faite pour deux vieux ministres, presque
tombés en enfance. « Si les deux
anciens ministres de Metz, sont, imbéciles
et hors d'état de pouvoir parler de
religion, le roi pourrait peut-être permettre
qu'on les laissât mourir dans la ville de
Metz, mais, pour peu qu'ils aient l'usage de la
raison, Sa Majesté désire qu'on les oblige de sortir. »
Les ministres qui, au moment de la publication de
l'édit de révocation, se trouvaient
emprisonnés pour quelque contravention aux
édits, devaient être mis en
liberté comme le furent Antoine Basnage et
beaucoup de ses collègues, afin de pouvoir
sortir du royaume dans le délai fixé.
Cependant les ministres Quinquiry et Lonsquier ne
furent relâchés qu'en janvier 1686, et
trois pasteurs d'Orange enfermés à
Pierre Encise, n'en sortirent qu'en 1697.
Quelques ministres ne peuvent se
résigner à quitter la France et
tentent de continuer l'exercice de leur
ministère, entre autres Jean Lefèvre,
David Martin, Givey et Bélicourt, mais la
terreur générale était telle
à ce moment qu'on refusait de les
écouter et de leur donner asile, en sorte
que, traqués de tous côtés, ils
durent se résigner à passer à
l'étranger.
Bélicourt, pour franchir la
frontière, dut se cacher dans un tonneau;
quant au proposant Fulcran Rey, il tomba dans les
mains de Bâville qui l'envoya au
supplice.
Quelques années plus tard un certain nombre
de ministres reviennent en France, bravant tous les
périls, entre autres Givry et de Malzac
qu'on arrête et qu'on enterre vivants dans
les sombres cachots de l'île
Sainte-Marguerite ; Malzac y meurt après
trente-trois ans de captivité, plusieurs
autres pasteurs y deviennent fous.
Qui ne serait révolté de
voir Bossuet, dans l'oraison funèbre de le
Tellier, déclarer mensongèrement que
les huguenots ont vu, « leurs faux
pasteurs les abandonner sans même en attendre
l'ordre, trop heureux d'avoir à
alléguer leur bannissement comme excuse.
»
L'édit de révocation, en chassant les
pasteurs du royaume, alors qu'il était, sous
peine des galères, interdit à tous
les autres huguenots de franchir la
frontière, prévenait, suivant les
désirs de Louvois, toute cabale entre les
ministres et leurs fidèles. En même
temps, en interdisant tout culte, public de la
religion réformée, cet édit
ôtait aux huguenots tout espoir de voir le
roi revenir plus tard, sur ce qu'il avait fait
jusqu'alors contre eux.
Cependant, chose surprenante, la
publication de cet édit sembla un instant
compromettre le succès de la campagne de la
conversion générale, que les dragons
n'avaient pas encore partout terminée. Voici
pourquoi : les intendants et les soldats avaient
obligé les huguenots à se convertir
en leur déclarant que le roi ne voulait plus
souffrir dans son royaume que des catholiques, et
leurs déclarations recevaient un
éclatant démenti, par le dernier
article de l'édit de révocation ainsi
conçu :
« Pourront au surplus, lesdits de la religion
prétendue réformée, en
attendant qu'il plaise à Dieu les
éclairer comme les autres, demeurer dans les
villes et lieux de notre royaume, pays et terres de
notre obéissance, et y continuer leur
commerce et jouir de leurs biens, sans pouvoir
être troublés ni
,empêchés sous prétexte de
ladite religion prétendue
réformée, à condition,
comme dit, est, de ne point faire d'exercice, ni de
s'assembler, sous prétexte de prière
ou du culte de la dite religion, de quelque nature
qu'il soit sous les peines ci-dessus de corps et de
biens. »
Bâville écrit à Louvois :
« Cet édit, auquel les nouveaux
convertis ne s'attendaient pas, et surtout la
clause qui défend d'inquiéter les
religionnaires, les a mis dans un mouvement qui ne
peut être apaisé de quelques temps. Ils s'étaient convertis pour
la plupart,
dans l'opinion que le roi ne voulait plus qu'une
religion dans son royaume. »
Foucault, l'intendant du Poitou, écrit
à son père, que cette clause de
l'édit fait un grand désordre et
arrête les conversions, et il propose
à Louvois de traiter comme des perturbateurs
publics, les religionnaires qui opposeront aux
dragons convertisseurs cette maudite clause.
Boufflers demande au ministre qu'on use de telles
rigueurs envers ceux qui auront une pareille
insolence, que Louvois se voit obligé de
lui faire observer qu'il faut éviter de
donner aux religionnaires lieu de croire qu'on veut
rétablir en France une
inquisition.
De Noailles rédige un mémoire pour
établir que la tolérance va
tout perdre, et il montre à Louvois en face
de quel dilemme se trouvent placés, ceux qui
veulent comme lui, achever l'oeuvre des conversions
par logements militaires. « Il est
certain, dit-il, que la dernière clause de
l'édit, qui défend d'inquiéter
les gens de la religion prétendue
réformée, va faire un grand
désordre, en arrêtant les
conversions, ou en obligeant le roi à
manquer à la parole qu'il vient de donner
par l'édit le plus solennel qu'il put faire.
»
Louvois qui ne veut pas que les
conversions s'arrêtent, n'éprouve
aucun scrupule à ne tenir aucun compte de la
parole du roi, il écrit à Noailles,
de punir sévèrement les
religionnaires qui ont eu l'insolence de signifier
aux consuls d'avoir à loger les soldats
ailleurs que chez eux, attendu la clause de
l'édit qui permet de rester
calviniste.
Non seulement il continue à faire dragonner
les provinces du Midi, mais encore il envoie les
troupes faire la même besogne de conversion
violente dont les provinces du Nord et de l'Ouest,
que les soldats n'avaient pas encore parcourues. Il
écrit à Noailles : « Je ne doute
point que quelques logements un peu forts
(Noailles en fit de cent hommes), chez le peu qui
reste de la noblesse et du tiers-état des
religionnaires ne les détrompe de
l'erreur où ils sont sur l'édit
que M. de Châteauneuf nous a dressé,
et Sa Majesté désire que vous vous
expliquiez fort durement, contre ceux qui
voudraient être les derniers à
professer une religion qui lui
déplaît. »
Au duc de Chaulnes et à
l'intendant Bossuet, il enjoint de faire vivre les
soldats grassement chez leurs
hôtes.
À M. de Beaupré, il écrit, au
sujet des religionnaires de Dieppe : « comme
ces gens-là sont les seuls dans tout le
royaume qui se sont distingués à ne
se vouloir pas soumettre à ce que le roi
désire d'eux, vous ne devez garder à
leur égard aucune des mesures qui vous ont
été prescrites, et vous ne sauriez
rendre trop rude et trop onéreuse la
subsistance des troupes chez eux », et il
lui enjoint de faire venir beaucoup de cavalerie,
de la faire vivre fort licencieusement chez les
religionnaires opiniâtres et de
permettre aux cavaliers le désordre
nécessaire pour tirer ces gens-là
de l'état où ils sont. À
Foucault, il dit : « Sa Majesté
désire que l'on essaie par tous les
moyens de leur persuader (aux huguenots) qu'ils
ne doivent attendre aucun repos ni douceur chez
eux, tant qu'ils demeureront dans une religion qui déplaît à
sa
Majesté, et on doit leur faire entendre que
ceux qui voudront avoir la sotte gloire d'y
demeurer les derniers, pourront encore recevoir des traitements
plus fâcheux, s'ils
s'obstinent à y rester. » Il lui
enjoint enfin de laisser les dragons faire le
plus de désordre possible chez les
gentilshommes du Poitou et de les y faire
demeurer jusqu'à ce que leurs hôtes
soient convertis.
Il écrit à de Ris qu'il n'y a pas de
meilleur moyen de persuader les huguenots, que le
roi ne veut plus souffrir que des catholiques dans
son royaume, que de bien maltraiter les
religionnaires de Barbezieux.
Au marquis de Vérac, enfin, il dit : «
Sa Majesté veut qu'on fasse sentir les dernières rigueurs à
ceux qui
ne voudront pas, se faire de sa religion et ceux
qui auront la sotte gloire de vouloir demeurer les
derniers, doivent être poussés
jusqu'à la dernière
extrémité. »,
On mettait le pays en coupe réglée
pour convertir les huguenots jusqu'au dernier, sans
oublier le plus petit hameau du royaume. Louvois
enjoint à Boufflers de réserver de
petits détachements à Tessé;
pour aller achever d'éplucher les
religionnaires des villes et villages des
généralités de Bordeaux et de
Montauban. L'intendant de Normandie écrit
aux échevins de Rouen d'aller de maison en
maison, pour faire une recherche exacte et nouvelle
des huguenots, et il les engage à promettre
trente sous à qui découvrira un
huguenot caché, il y a, ajoute-t-il, bien
des petites gens qui en découvriront.
De Noailles écrit aux consuls de son
gouvernement :
« Je vous envoie un état de la viguerie
du Vigan, pour que vous en visitiez jusqu'au plus
petit hameau, et que vous obligiez, autant qu'il
vous sera possible, ce qui reste de religionnaires
à faire abjuration dans ce moment, faute de
quoi, vous leur ferez entendre qu'ils auront le
lendemain garnison, ce que vous
exécuterez.
« Faites en sorte que tout soit
visité jusqu'à la dernière
maison, dans la dernière huitaine du
mois, et que je puisse avoir un état juste
et précis de ce qui reste de religionnaires
dans chaque endroit, même de valets, et,
supposez qu'il manquât quelques lieux
à l'état que je vous envoie, vous les
adjoindrez. »
Cet ordre, adressé au consul de
Bréau, est identique à ceux
donnés aux autres consuls et il est
accompagné des instructions
suivantes :
« Suivant l'ordre ci-dessus, vous ne
manquerez pas de visiter incessamment toutes les
maisons de Bréau, et, en cas que vous y
trouviez quelques-uns, soit femmes, filles ou
enfants au-dessus de quatorze ans, même des
valets, qui n'aient Pas fait leur abjuration,
vous m'en donnerez avis aujourd'hui, ce soir, afin
que j'y mette garnison, et si, dans la visite que
je ferai demain de votre quartier, par chaque
maison, il s'en trouve quelqu'un, je m'en prendrai
à vous, comme d'une chose contraire au
service du roi.
C'est la part de — du Chesnel. »
C'est ainsi que Louvois et ses soldats tenaient
compte de la parole donnée solennellement
par le roi, que les huguenots pouvaient demeurer
chez eux sans être empêchés ni
troublés pour cause de religion.
« Dans toutes les paroisses que les
troupes avaient à traverser, pour se rendre
aux lieux d'étapes qui avaient
été fixés à l'avance
par les intendants, les curés, dit
Élie Benoît, encourageaient les
soldats à faire tout le mal possible,
et leur criaient : courage, messieurs, c'est
l'intention du roi que ces chiens de huguenots
soient pillés et saccagés.
L'intendant avertissait les officiers de donner de
la canne aux soldats qui ne feraient pas leur
devoir, et quand ceux-ci trouvaient un soldat qui,
par sa débonnaireté, empêchait
le zèle de ses compagnons, ils le
chargeaient à coups de
canne. »
À la tête de ces
légions infernales, dit Claude, marchaient,
outre les officiers, les intendants et les
évêques avec une troupe
d'ecclésiastiques. Les
ecclésiastiques y étaient pour animer de plus en plus les gens
de guerre
à une exécution si
agréable à l'Église, si
glorieuse, disaient-ils, pour Sa Majesté.
Pour nos seigneurs les évêques ils y
étaient pour tenir table ouverte, pour
recevoir les abjurations et pour avoir une
inspection générale et
sévère.
Les gouverneurs, dit Bayle, les intendants et les
évêques avaient table ouverte pour les
officiers des troupes, où l'on rapportait les bons tours dont
les soldats
s'étaient servis. Tout soldat, dit Fontaine,
qui avait assez le génie du mal pour
inventer quelque nouveau genre de torture,
était sûr d'être applaudi, sinon
récompensé.
Quand les soldats, ainsi animés tout le long
de la route, arrivaient au lieu qui leur avait
été désigné pour
étape, il y entraient comme en ville
conquise, l'épée nue et le mousqueton
haut et se logeaient chez les huguenots.
« On nous dispersa dans les Cévennes,
dit le comte de Vordac, avec ordre d'aider les
missionnaires et de loger chez les huguenots
jusqu'à ce qu'ils eussent fait abjuration de
leurs erreurs. Jamais ordre ne fut
exécuté avec plus de plaisir.
Nous envoyions dix, douze ou quinze dragons dans
une maison, qui y faisaient grosse chère
jusqu'à ce que tous ceux de la maison
fussent convertis. Cette maison s'étant
faite catholique, on allait loger dans une autre,
et partout c'était pareille aubaine. Le
peuple était riche dans les Cévennes
et nos dragons n'y firent pas mal leurs affaires pendant deux
ans. »
Le major d'Artagnan, tout en faisant
dans la maison de campagne du banquier Samuel
Bernard, un dommage s'élevant à
plus de dix mille livres, s'évertuait au
contraire à faire étalage du chagrin
qu'il éprouvait à en agir ainsi.
« Je suis fâché,
écrivait-il à Samuel Bernard,
d'établir garnison dans votre maison de
Chenevière. Je vous supplie d'en
arrêter de suite le cours, en vous faisant
catholique, sans quoi j'ai ordre de vivre à
discrétion, et, quand il n'y aura plus rien,
la maison court grand risque. Je suis au
désespoir, monsieur, d'être commis
pour pareille chose, et surtout quand cela tombe
sur une personne comme vous. Encore une fois
ôtez-moi le chagrin d'être
obligé de vous en faire. »
Quand il n'y avait plus rien, non seulement les
malheureux dragonnés couraient risque de
voir les soldats brûler leurs maisons, mais
encore d'aller en prison pour avoir commis le crime
d'être ruinés. — Louvois n'avait
pas craint, en effet, d'aller jusqu'à
ordonner de mettre en prison ceux chez lesquels
il n'y avait plus de quoi nourrir les
dragons.
Même avant la révocation, les
huguenots se voyaient impitoyablement
réduits à la misère par les
logements militaires, et voici un exemple de la
mise en coupe réglée d'une commune
protestante jusqu'à ruiné
complète, exemple que nous empruntons
à l'histoire des réfugiés de
la Suisse, de Marikofer :
« Le 2 janvier 1684, des
délégués de Saillans, commune
réformée du Dauphiné,
arrivèrent à Zurich.
» L'année précédente, ils
avaient eu à loger, du 27 août au 1er
septembre, douze compagnies d'un régiment
d'infanterie. Ces troupes, le jour même de
leur départ, avaient été
remplacées par quatre compagnies d'un
régiment de dragons, qui étaient
restées vingt-et-un jours, et à qui
il avait fallu payer 150 francs par jour, en sus
de leur entretien.
» Ces compagnies, étant parties le 22
septembre, avaient immédiatement
été remplacées par quatre
compagnies du précédent
régiment d'infanterie. Il avait fallu les
loger pendant quarante-quatre jours et payer une
contribution de 105 fr. 10 sols par jour, en sus
de leur entretien. Le 7 novembre, il
était arrivé un ordre de l'intendant
de la province condamnant les habitants à
payer 50 francs par jour, ce qu'ils avaient fait
jusqu'au 7 décembre. Tombés ainsi
dans la misère la plus extrême, ils
avaient vu venir des jésuites chargés
d'offrir de l'argent à ceux qui soufraient
le plus de la faim et de la détresse. La
commune étant restée
inébranlable, on avait pris encore de
l'argent, le peu qui en restait, et saisi chez les
particuliers de la soie, de la laine, des bagues,
des pierreries, des ustensiles de ménage,
etc. Enfin, ces malheureux s'étaient
décidés à aller à
Zurich implorer du secours, notamment du secours en
blé pour les pauvres. »
Partout, lorsqu'ils arrivaient dans une
localité à convertir, les soldats
commençaient par faire bombance, gaspiller
les provisions, briser, brûler ou vendre le
mobilier de leurs hôtes.
Dans le Dauphiné, ils vendaient tout
à vil prix (un sou la balle de laine, quatre
sous un mouton). À Villiers-le-Bel, ils
emportèrent plus de cinq cents
charretées de bons meubles. En Normandie,
les deux cents dragons logés chez la baronne
de Neuf-ville, mettent en vente, trois fois par
semaine, le mobilier du château. Au bout de
cinq semaines, ils préviennent la
châtelaine que, si elle n'abjure pas, on
vendra la futaie et les terres. — En Bretagne,
au château de Ramsay, l'huissier
chargé d'opérer la vente du mobilier,
après que les soldats avaient quitté
le château, ne trouva plus que deux petits
cabinets tout usés, un vieux bahut, un
méchant coffre et quelques fagots ». La
vente produisit 24 livres. — Peschels de
Montauban conte que les soldats, après avoir
enlevé de chez lui des chenets, une pelle,
une pincette et quelques tisonniers en fer, derniers débris du
naufrage,
allèrent piller ses métairies, dont
ils prirent les bestiaux pour les vendre au
marché. « Ils menaçaient
souvent, dit-il, de démolir ma maison pour
en vendre les matériaux. Enfin, ma maison
regorgeant de soldats, on afficha à ma porte
un papier signé de l'intendant et notifiant
que les soldats seraient logés à mes
frais à l'auberge. »
« Dès que les dragons furent dans cette
ville, dit Bureau, libraire à Niort, on en
envoya quatre chez nous qui commencèrent par
la boutique, jetèrent tous les livres par
terre, ensuite avec des haches et des marteaux,
brisèrent et mirent en pièces toute
la charpente, les rayons, les vitres et la
menuiserie, entrèrent leurs chevaux dans la
boutique, et les livres leur servirent de
litière ; ils furent ensuite dans les
chambres dont ils jetèrent tout ce qui
était dedans, en la rue. »
Ce n'était, d'ordinaire, qu'après
avoir fait ripaille que les soldats songeaient
à martyriser leurs hôtes. Les chambres
de parade étaient converties en
écuries, les chevaux ayant pour
litière de la laine, du coton, de la soie ou
des draps de fine toile de Hollande. La vaisselle
était brisée, les tonneaux,
défoncés à coups de hache,
laissaient couler à flots sur le plancher le
vin ou l'eau-de-vie, les portes et fenêtres
étaient fracassées, les meubles et
les armoires brisées servaient à
alimenter le foyer. Alors les soldats songeaient
à convertir, en les martyrisant, leurs
hôtes qu'ils s'étaient bornés
tout d'abord à insulter et à
brutaliser en les empestant de leur fumée de
tabac.
« Le logement ne fut pas plutôt fait,
dit Chambrun, pasteur d'Orange, qu'on ouit mille
gémissements dans la ville; le peuple
courait par les rues, le visage tout en larmes. La
femme criait au secours pour délivrer son
mari qu'on rouait de coups, que l'on pendait
à la cheminée, qu'on attachait au
pied du lit, ou qu'on menaçait de tuer, le
poignard sur la gorge. Le mari implorait la
même assistance pour sa femme, qu'on avait
fait avorter par les menaces, par les coups et par
mille mauvais traitements. Les enfants
criaient : miséricorde! on assassine
mon père, on viole ma mère, on met
à la broche un de mes frères ! -
;'
Tout était permis aux soldats, sauf de
violer et de tuer, mais cette consigne était
lettre morte. Les soldats violaient femmes et
filles, ainsi que l'attestent Elie Benoît et
Jurieu, et, par un raffinement inouï de
méchanceté, souvent ils outrageaient
les filles et les femmes en présence des
mères ou des maris, liés aux
quenouilles du lit. Quand leurs victimes
trépassaient au milieu des tourments qu'ils
leur faisaient endurer, ils en étaient
quittes pour une réprimande verbale. C'est
ce qui arriva, entre autres, aux soldats qui,
s'étant amusés à faire
dégoutter le suif brûlant d'une
chandelle allumée dans les yeux d'un pauvre
homme, l'avaient laissé mourir sans secours,
au milieu des plus cruelles souffrances.
Quand les soldats avaient doublement
manqué à la consigne donnée,
qu'ils avaient violé et tué leurs
hôtesses, ils en étaient quittes pour
quelques jours de prison. Deux dragons, dit Elie
Benoît, ayant forcé une fille de
quinze ou seize ans dont ils n'avaient pu venir
à bout qu'en l'assommant, et la tante de
cette fille se jetant sur eux comme une furie, ils
tuèrent celle-ci et jetèrent les deux
corps encore palpitants dans la rivière. On
les condamna, mais pour la forme, car après
quelques mois de prison ils furent
élargis.
En réalité, le seul résultat
de cette double interdiction de violer et de tuer
était d'obliger les soldats à
s'ingénier pour trouver les moyens les plus
variés d'outrager la pudeur des femmes, sans
en venir jusqu'au viol, et de découvrir des
tourments qui, sans être! mortels, fussent
assez douloureux pour triompher des
résistances les plus obstinées.
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