Louis de Marolles, bien
que
le conducteur de la chaîne se fût
montré pitoyable envers lui et l'eût
voituré, soit en bateau, soit en charrette,
arriva demi mort à Marseille.
Tourmenté par la fièvre pendant les
deux mois qu'avait duré le voyage, il lui
avait fallu, sur le bateau « coucher sur les
planches, sans paille sous lui et son chapeau pour
chevet », ou en charrette « être
brouetté jusqu'à quatorze heures par
jour et accablé de cahots, car tous ces
chemins-là ne sont que cailloux. »
« C'est une chose pitoyable, dit-il en
arrivant à Marseille, que de voir ma
maigreur! » Cependant on le mène
à la galère où on
l'enchaîne; mais un officier, touché
de compassion, le fait visiter par un chirurgien et
il est envoyé à l'hôpital
où il reste six semaines. Bien des
malheureux forçats, une fois entrés
à l'hôpital, n'en sortaient plus que
pour être enfouis tout nus dans le
cimetière des esclaves turcs, comme les
bêtes mortes qu'on jette à la voirie.
Ainsi, le forçat huguenot Mauru étant
mort à l'hôpital, ses compagnons lui
avaient fait une bière et l'y avaient
enfermé; mais, l'aumônier des
galères trouvant que c'était faire
trop d'honneur à un hérétique,
fit déclouer la bière et le corps fut
jeté à la voirie.
Quand la
chaîne
arrivait à Marseille, elle était bien
allégée, les privations, la fatigue
et les mauvais traitements après quelques
semaines de route, ayant fait succomber les moins
robustes des condamnés. Le conducteur de la
chaîne, chaque fois qu'il perdait un de ceux
qu'il était chargé d'amener au bagne,
en était quitte pour demander au curé
du lieu le plus prochain, une attestation du
décès qu'il devait fournir, à
la place de celui qu'il ne pouvait plus
représenter vivant. Ainsi, sur une
chaîne de cinquante condamnés partis
de Metz, cinq étaient morts le premier jour
et bien d'autres moururent en route.
Le galérien huguenot Espinay écrit :
« Nous arrivâmes mardi à
Marseille au nombre de quatre cent un, y en ayant
de morts en route par les maladies ou mauvais
traitements une cinquantaine ». « Il
arriva ici, écrit Louis de Marolles, une
chaîne de cent cinquante hommes, au
commencement du mois dernier, sans
compter
trente-trois
qui moururent en chemin. »
Quant à Marteilhe,
après avoir constaté que beaucoup de
ses compagnons de chaîne étaient morts
en route, il ajoute : « il y en
avait peu qui ne fussent malades, dont divers
moururent à l'hôpital de Marseille
».
Un jour on
écrit de Marseille à Colbert : «
Les deux dernières chaînes que nous
venons de recevoir sont arrivées plus
faibles, par suite des mauvais traitements de ceux
qui les conduisent, la dernière, de Guyenne,
outre la perte qui s'est faite dans la route... est
venue si ruinée, qu'une partie a péri
ici entièrement et l'autre ne vaut
guère mieux.
Un autre jour; l'intendant chargé de
recevoir à Lyon, les chaînes en
destination de Toulon, lui dit : que sur
quatre-vingt-seize hommes d'une chaîne,
trente-trois sont morts en route et depuis leur
arrivée à Lyon. Que sur les
trente-six restant, il y en a une vingtaine de
malades, qu'il garde cette chaîne quelques
jours à Lyon, à cause du grand nombre
de malades et de la lassitude des autres. Quand la
chaîne se remit en route pour Toulon, elle ne
comptait plus que trente-deux hommes, huit
forçats étaient morts pendant ce rafraîchissement.
.
C'étaient encore les plus heureux que ceux
qui mouraient au seuil de l'enfer des
galères, car ceux qui le franchissaient, mal
nourris, accablés de fatigue et cruellement
maltraités, avaient à souffrir mille
morts avant que leurs corps épuisés
et déchirés, fussent jetés
à la voirie voici, en effet, ce
qu'était, suivant une lettre de l'amiral
Baudin, le régime des galères au
temps de Louis XIV :
«Le régime des galères
était alors excessivement dur, c'est ce qui
explique l'énorme proportion de la
mortalité par rapport aux chiffres des
condamnations. Les galériens étaient
enchaînés deux à deux sur les
bancs des galères, et ils y étaient
employés à faire mouvoir de longues
et lourdes rames, service excessivement
pénible. Dans l'axe de chaque galère,
et au milieu de l'espace occupé par les
bancs des rameurs, régnait une espèce
de galerie appelée la coursive (ou le
coursier), sur laquelle se promenaient
continuellement des surveillants appelés
comites, armés chacun d'un nerf de boeuf
dont ils frappaient les épaules des
malheureux qui, à leur gré, ne
ramaient pas avec assez de force. Les
galériens passaient leur vie sur leurs
bancs. Ils y mangeaient et ils y dormaient sans
pouvoir changer de place, plus que ne leur
permettait la longueur de leur chaîne, et
n'ayant d'autre abri contre la pluie ou les ardeurs
du soleil ou le froid de la nuit qu'une toile
appelée taud qu'on étendait au-dessus
de leurs bancs, quand la galère
n'était pas en marche et que le vent
n'était pas trop violent... » Aussi
longtemps qu'une galère était en
campagne, c'est-à-dire pendant plusieurs
mois, les forçats restaient
enchaînés à leurs bancs par une
chaîne longue de trois pieds seulement.
Ceux, dit
Michelet,
qui pendant des nuits, de longues nuits
fiévreuses sont restés immobiles,
serrés, gênés, par exemple,
comme on l'était jadis dans les voitures
publiques, ceux-là peuvent deviner quelque
chose de cette vie terrible des galères. Ce
n'était pas de recevoir des coups, ce
n'était pas d'être par tous les temps,
nu jusqu'à la ceinture, ce n'était
pas d'être toujours mouillé (la mer
mouillant toujours le pont très bas), non,
ce n'était pas tout cela qui
désespérait le forçat, non pas
encore la chétive nourriture qui le laissait
sans force. Le désespoir; c'était
d'être scellé pour toujours à
la même place, de coucher, manger, dormir
là, sous la pluie ou les étoiles, de
ne pouvoir se retourner, varier d'attitude, d'y
trembler la fièvre souvent, d'y languir, d'y
mourir, toujours enchaîné et
scellé. »
Je te dis ingénument, écrit le martyr
Louis de Marolles à sa femme, que le fer que
je porte au pied, quoiqu'il ne pèse pas
trois livres, m'a beaucoup plus embarrassé
dans les commencements que celui que tu m'as vu au
cou à la Tournelle. Cela ne procédait
que de la grande maigreur où j'étais;
mais, maintenant que j'ai presque repris tout mon
embonpoint, il n'en est plus de même; joint
qu'on m'apprend tous les jours à le mettre
dans les dispositions qui
incommodent le moins. »
À un bout de la galerie, sur une sorte de
table dressée sur quatre piques,
siégeait le comite, bourreau en chef de la
chiourme, lequel donnait le signal des manoeuvres
avec son sifflet: D'un bout à l'autre de la
galère régnait un passage
élevé appelé coursier, sur
lequel circulaient les sous-comites, armés
d'une corde ou d'un nerf de boeuf, dont ils se
tenaient prêts à frapper le dos nu des
rameurs assis, six par six, sur chacun des bancs
placés à droite et à gauche du
coursier.
Dès qu'il fallait faire marcher la
galère à la rame, en effet, pour
permettre aux comites de maltraiter plus
aisément les forçats, on obligeait
ceux-ci a quitter la chemisette de laine qu'ils
portaient quand la galère était
à l'ancre ou marchait à la voile,
ainsi que Louis de Marelles l'écrit à
sa femme :
« Si tu voyais mes beaux habits de
forçat, tu serais ravie. J'ai une belle
chemisette rouge, faite tout de même que les
sarreaux des charretiers des Ardennes. Elle se met
comme une chemise, car elle n'est ouverte
qu'à demi par devant; j'ai, de plus, un beau
bonnet rouge, deux hauts de chausse et deux
chemises de toile grosse comme le doigt, et des bas
de drap : mes habits de liberté ne sont
point perdus et s'il plaisait au roi de me faire
grâce, je les reprendrais. »
À un
premier
signal, les forçats enchaînés
et nus jusqu'à la ceinture, saisissaient les
manilles ou anses de bois qui servaient à
manoeuvrer les lourdes rames de la galère,
trop grosses pour être empoignées et
longues de
cinquante
pieds.
À un nouveau coup de sifflet du comite,
toutes les rames devaient tomber ensemble dans la
mer, se relever, puis retomber de même, et
les rameurs devaient continuer sans nulle
interruption pendant de longues heures, ce rude
exercice qu'on appelait la
vogue.
« On est souvent presque
démembré, dit une relation, par ses
compagnons dans le travail de manoeuvre, lorsque
les chaînes se brouillent, se mêlent et
s'accourcissent et que chacun tire avec effort pour
faire sa tâche. »
« Il faut bien, dit Marteilhe, que tous
rament ensemble, car si l'une eu l'autre des rames
monte ou descend trop tôt ou trop tard, en
manquant sa cadence, pour lors, les rameurs de
devant cette rame qui a manqué, en tombant
assis sur les bancs, se cassent la tête sur
cette rame qui a pris trop tard son entrée;
et, par là encore, ces mêmes rameurs
qui ont manqué, se heurtent la tête
contre la rame qui vogue derrière eux. Ils
n'en sont pas quittes pour s'être fait des
contusions à la tête, le comite les
rosse encore à grands coups de corde.
»
Marteilhe décrit ainsi ce rude exercice de
la vogue :
« Qu'on se figure, dit-il, six malheureux
enchaînés et nus
comme la main,
assis sur leur banc, tenant la rame
à la main, un pied sur la pédague,
qui est une grosse barre de bois
attachée â la banquette, et, de
l'autre pied, montant sur le banc devant eux en
s'allongeant le corps, les bras raides, pour
pousser et avancer leur rame jusque sous le corps
de ceux de devant qui sont occupés à
faire le même mouvement; et, ayant
avancé ainsi leur rame, ils
l'élèvent pour la frapper dans la
mer, et, du même temps se jettent, ou
plutôt se précipitent en
arrière, pour tomber assis sur leur banc. Il
faut l'avoir vu pour croire que ces
misérables rameurs puissent résister
à un travail si rude; et quiconque n'a
jamais vu voguer une galère, en le voyant
pour la première fois ne pourrait jamais
imaginer que ces malheureux pussent y tenir une
demi-heure. — On les fait voguer, non
seulement une heure ou deux, mais même dix
à douze heures de suite.
Je me suis
trouvé avoir ramé à toute
force pendant vingt-quatre heures sans nous reposer
un moment. Dans ces moments, les, comites et autres
mariniers nous mettaient à la bouche un
morceau de biscuit trempé dans du vin sans
que nous levassions les mains de la rame, pour nous
empêcher de tomber en défaillance.
Pour lors, on n'entend que hurlements de ces
malheureux, ruisselants de sang par les coups de
corde meurtriers qu'on leur donne; on n'entend que
claquer les cordes, que les injures et les
blasphèmes de ces affreux comites; on
n'entend que les officiers criant aux comites,
déjà las et harassés d'avoir
violemment frappé, de redoubler leurs coups.
Et lorsque quelqu'un de ces malheureux
forçats crève
sur la rame, ainsi qu'il
arrive souvent,
on
frappe sur lui tant qu'on lui voit la moindre
apparence de vie et, lorsqu'il ne respire plus, on
le jette
à
la mer « comme une
charogne. »
Un jour la
galère sur laquelle se trouvait Marteilhe,
faisant force de rames pour atteindre un navire
anglais, et le comite ne pouvant, malgré les
coups dont il accablait les rameurs, hâter de
suffisamment la marche de la galère au
gré du lieutenant, celui-ci lui criait:
« Redouble tes coups, bourreau, pour
intimider et animer ces, chiens-là ! Fais
comme
j'ai vu
souvent faire aux galères de
Malte, coupe le
bras
d'un de ces chiens-là pour te servir de
bâton et en battre les autres. »
Un autre jour le capitaine de cette galère
ayant mené jusqu'à Douvres le duc
d'Aumont qu'il avait régalé, celui-ci
voyant le misérable état de la
chiourme, dit qu'il ne comprenait pas comment ces
malheureux pouvaient dormir, étant si
serrés et n'ayant aucune commodité
pour se coucher dans leurs bancs.
« J’ai le secret de les faire dormir
», dit le capitaine, je vais leur
préparer une bonne prise d'opium, et il
donne l'ordre de retourner à Boulogne.
Le vent et la marée étaient
contraires et la galère se trouvait à
dix lieues de ce port. Le capitaine ordonne qu'on
fasse force rames et passe vogue,
c'est-à-dire qu'on double le temps de la
cadence de la vogue (ce qui lasse plus dans une
heure que quatre Meures de vogue ordinaire). La
galère arrivée à Boulogne, le
capitaine dit au duc d'Aumont qui se levait de
table, qu'il lui voulait faire voir l'effet de son
opium; la plupart dormaient, ceux qui ne pouvaient
reposer feignaient aussi de dormir, le capitaine
l'avait ordonné ainsi. Mais quel horrible
spectacle ! « Six malheureux dans chaque
banc accroupis et amoncelés les uns sur les
autres, tout nus, personne n'avait eu la force de
vêtir sa chemise; la plupart
ensanglantés des coups qu'ils avaient
reçus et tout leur corps écumant de
sueur. » Ce cruel capitaine voulut encore
montrer qu'il savait aussi bien éveiller sa
chiourme que l'endormir et il fit siffler le
réveil. « C'était la plus grande
pitié du monde... Presque personne ne
pouvait se lever, tant leurs jambes et tout leur
corps étaient raides, et ce ne fut
qu'à grands corps de corde qu'on les fit
tous lever, leur faisant faire mille postures
ridicules et très douloureuses. »
Ce
n'était, du
reste, qu'en faisant de la manoeuvre de la rame un
cruel supplice, qu'on pouvait obtenir de ceux qui y
étaient employés le travail surhumain
qu'on appelait la vogue des galères. On
tenta de faire manoeuvrer quatre
demi-galères (dont les rames n'avaient que
vingt-cinq pieds de long au lieu de cinquante) par
des mariniers exercés. Avec ces rameurs
libres, qu'on ne pouvait impunément
martyriser, à peine put-on mener ces
demi-galères du port à la rade de
Dunkerque, après quoi il fallut regagner le
port. On essaya alors de mettre à chaque
rame, au poste le plus pénible, un
forçat, pour seconder les mariniers libres.
Ce ne fut que bien difficilement qu'on put aller de
Dunkerque à Ostende, le comite n'osant pas,
en présence des mariniers, exercer ses
cruautés habituelles sur les
galériens. On dut reconnaître que
seuls, les forçats pouvaient être
employés à faire
marcher les galères à la rame, parce
que seuls ils pouvaient être torturés
sans merci, jusqu'à la mort au besoin.
Quand il
fallait
faire campagne, presque chaque jour les
galériens étaient appelés
à faire la terrible manoeuvre de la vogue,
et beaucoup d'entre eux ne pouvaient y
résister. « Pendant le voyage,
écrit l'intendant de la marine à
Colbert, il n'est mort que trente-six
forçats, ce qui
est un bonheur incroyable,
car l'année dernière
nous en perdîmes plus
de quatre-vingts,
et autrefois les galères de
Malte en ont perdu des trois cents, en faisant la
même navigation que nos galères ont
fait cette année». Il n'est pas
nécessaire de faire ressortir la barbarie de
cette instruction donnée par Seignelai au
directeur général des galères
:
« Comme rien ne peut tant contribuer à
rendre maniables les forçats qui sont
huguenots et n'ont pas voulu se faire instruire que la
fatigue qu'ils
auraient pendant une campagne, ne manquez pas de
les faire mettre sur les galères qui vont
à Alger. »
Les
aumôniers
qui s'entendaient à trouver les meilleurs
moyens de tourmenter les forçats pour la
foi, laissaient mettre de toutes les campagnes les
plus opiniâtres, — Mauru, par exemple,
bien que la santé de ce malheureux fût
mince et que son corps fût
épuisé.
Quand une galère avait à soutenir un
combat en mer, la situation des rameurs,
réduits à l'état de rouages
moteurs de la galère, était horrible;
enchaînés à leurs bancs, ayant
dans la bouche un bâillon en liège,
appelé tap, qu'on leur mettait pour les
empêcher, s'ils étaient
blessés, de troubler leurs voisins par leurs
plaintes et leurs gémissements, ils
devaient, bon gré mal gré, attendre
impassiblement la mort au milieu d'un combat auquel
ils ne prenaient point part. La mitraille et la
fusillade de l'ennemi frappaient sur les rameurs,
car tuer ou blesser les galériens,
c'était immobiliser la galère en la
privant de l'usage des jambes redoutables qui lui
permettaient de marcher sans le secours du vent.
Pendant ce temps, deux canons de la galère
étaient braqués sur la chiourme, que
tenaient en respect cinquante soldats, prêts
à faire feu à la moindre apparence de
révolte; les malheureux forçats
étaient donc placés entre deux feux.
Ils attendaient ainsi la mort, sans savoir pour
lequel des deux combattants (leur galère ou
le navire ennemi) ils devaient faire des voeux.
Un jour la
galère où se trouvait Marteilhe,
ayant échoué dans la tentative
qu'elle avait faite, de clystériser
avec son éperon d'avant, une
frégate anglaise, se trouva bord à
bord avec ce navire qui la retint dans cette
situation périlleuse avec des grappins de
fer.
« Ce fut alors, dit Marteilhe, qu'il nous
régala de son artillerie... tous ses canons
étaient chargés à mitraille...
pas un coup de son artillerie, qui nous tirait
à brûle-pourpoint, ne se perdait. De
plus, le capitaine avait sur les hunes de ses
mâts plusieurs de son monde avec des barils
pleins de grenades qui nous les faisaient pleuvoir
dru comme grêle sur le corps...; l'ennemi
fit, pour surcroît, une sortie de quarante
à cinquante hommes de son bord qui
descendirent sur la galère, le sabre
à la main, et hachaient en pièces
tout ce qui se trouvait devant eux de
l'équipage, épargnant cependant les
forçats qui ne faisaient aucun mouvement de
défense. »
Les rames de la galère s'étant
trouvées brisées par suite de
l'abordage entre les deux navires, les Anglais
n'avaient plus, du reste, aucun
intérêt à frapper les
forçats qui ne pouvaient plus mettre les
rames en mouvement.
Quant à ceux-ci, enchaînés
à leurs bancs, les menottes aux mains et le
bâillon à la bouche, ils eussent eu
bien de la peine à faire quelque tentative
de défense. L'eussent-ils pu, ils auraient
été bien sots de le faire, ainsi que
le montre l'exemple suivant.
Un jour,
dans une
rencontre entre les galères de l'Espagne et
celles de la France, les galères
françaises ayant le dessous, on remit aux
forçats français des corbeilles de
cailloux, leur promettant la liberté si
l'ennemi était repoussé. Les
forçats firent pleuvoir sur les Espagnols
une telle grêle de pierres qu'ils les
repoussèrent et que les galères
françaises furent dégagées;
mais on ne tint pas parole aux forçats qui,
le danger passé; restèrent à
la rame et furent traités comme devant.
Marteilhe poursuit ainsi l'émouvant
récit du combat entre sa galère et la
frégate anglaise, dans la terrible situation
faite aux forçats-rameurs, par l'abordage
des deux navires, Il se rencontra, dit-il, que
notre banc, dans lequel nous étions cinq
forçats et un esclave turc, se trouva
vis-à-vis d'un canon de la frégate
que je voyais bien qui était chargé;
en m'élevant un peu, je l'eusse pu toucher
avec la main... Ce vilain voisin nous fit tous
frémir; mes camarades de banc se
couchèrent tout plats, croyant
échapper à son coup... Je me
déterminai à me tenir tout droit dans
le banc, je n'en pouvais sortir. J'y étais
enchaîné! Que faire?... Je vis le
canonnier, avec sa mèche allumée
à la main qui commençait à
mettre le feu au canon sur le devant de la
frégate, et, de canon en canon, venait vers
celui qui donnait sur notre banc, je ne pouvais
distraire mes yeux de ce canonnier.
Il vint donc à ce canon fatal; j'eus la
constance de lui voir mettre le feu, me tenant
toujours tout droit, en recommandant mon âme
au Seigneur. Le canon tira et je fus
étourdi... le coup de canon m'avait
jeté aussi loin que ma chaîne pouvait
s'étendre... Il était nuit; je crus
d'abord que mes camarades de banc se tenaient
couchés par crainte du canon... Le Turc du
banc, qui avait été janissaire,
restant couché comme les autres : Quoi! Lui
dis je, Isouf, voilà donc la première
fois que tu as peur; lève-toi ! et en
même temps je voulus le prendre parle bras
pour l'aider.
Mais, ô horreur ! qui me fait frémir
quand j'y pense, son
bras détaché du corps me resta
à la main. Je
rejette avec horreur ce bras... lui, comme les
quatre autres, étaient hachés comme
chair à pâté... Je perdais
beaucoup de sang, sans pouvoir être
aidé de personne, tous étaient morts,
tant à mon banc qu'à celui
d'au-dessous, et à celui d'au-dessus, si
bien que de dix-huit personnes que nous
étions dans ces trois bancs il n'en
échappa que moi, avec trois blessures.)
Le combat
fini, on
porta les blessés dans la cale sombre et
basse du navire, et l'on jeta à la mer ceux
qui paraissaient morts. Dans la confusion et
l'obscurité Marteilhe, à qui le sang
coulé de ses blessures avait fait perdre
connaissance, faillit être ainsi jeté
par-dessus le bord : heureusement pour lui, un des
argousins qui le déferraient, appuya si fort
sur une de ses plaies que la douleur le tira de son
évanouissement et lui fit pousser un grand
cri.
On l'emporta à fond de cale avec les autres
blessés, et on le jeta sur
un câble
roulé, dur lit
de repos pour un malheureux blessé souffrant
cruellement. Il resta trois jours dans cet affreux
fond de cale, sans être pansé qu'avec
un peu d'eau-de-vie et de camphre. « Les
blessés, dit-il, mouraient comme des mouches
dans ce fond de cale, où il faisait une
chaleur à étouffer et une puanteur
horrible, ce qui causait une si grande corruption
dans nos plaies que la gangrène s'y mit
partout. Dans cet état nous arrivâmes,
trois jours après le combat, à la
rade de Dunkerque. »
C'est dans cette cale que les malades
étaient placés au cours d'une
campagne et qu'ils avaient à passer, non
trois jours, mais des semaines et des mois
entiers.
Voici la
lugubre
description que fait de cette infirmerie des
galères l’aumônier Jean Bion : Il
y a sous le pont à fond de cale un endroit
qu'on appelle la chambre de proue, où on ne
respire l'air que par un trou large de deux pieds
en carré et qui est l'entrée par
où on descend en ce lieu. Il y fait aussi
obscur de jour que la nuit. Il y a au bout de cette
chambre deux espèces d'échafauds,
qu'on appelle le Taular,
sur lequel on met, sur le bois seul, les malades
qui y sont souvent couchés les uns sur les
autres, et quand ils sont remplis, on met les
nouveaux venus sur les cordages... Pour leurs
nécessités naturelles, ils sont
obligés de les faire sous eux. Il y a bien,
à la vérité, sur chacun de ces taulars
une cuvette de bois, qu'on appelle boyaux, mais les
malades n'ont pas la force d'y aller, et d'ailleurs
elles sont si malpropres que le choix en est assez
inutile.
On peut
conjecturer
de quelle puanteur ce cachot est infecté...
dans ce lieu affreux, toutes sortes de vermines
exercent un pouvoir despotique. Les poux, les
punaises y rongent ces pauvres esclaves sans
être inquiétés et quand, par
l'obligation de mon emploi, j'y allais confesser ou
consoler les malades, j'en étais rempli...
Je puis assurer que toutes les fois que j'y
descendais, je marchais dans les ombres de la mort,
j'étais néanmoins obligé d'y
rester longtemps pour confesser les mourants et,
comme il n'y a entre le plancher et le taular
que trois pieds de hauteur,
j'étais contraint de me coucher tout de mon
long auprès des malades pour entendre en
secret la déclaration de leurs
péchés; et, souvent, en confessant
celui qui était à ma droite je
trouvais celui de ma gauche qui expirait sur ma
poitrine.
C'est dans
ce triste
réduit que les aumôniers des
galères, de durs lazaristes que les
huguenots appelaient avec raison les
grands ressorts de cette machine
à bâtons et à
gourdins,
faisaient
jeter après leur avoir fait administrer une
terrible bastonnade les forçats huguenots
qui avaient refusé de lever
le bonnet pendant
qu'ils
célébraient la messe.
Quand la galère désarmée
hivernait dans le port, les aumôniers, par un
raffinement de cruauté, obtenaient que l'on
donnât pour cachot aux invalides huguenots,
l'infecte cale de la galère. « Sur
la vieille Saint-Louis, dit le Journal des
Galères, où il y a bon nombre de nos
frères, vieux, estropiés ou
invalides, on les a confinés dans la rougeole,
endroit où l'on ne peut se
tenir debout et où
passent des ordures et les
immondices de chaque banc,
sans avoir égard à leur
vieillesse et à leurs incommodités.
M. André Valette est un de ces
fidèles souffrants. Pendant
l'été, on l'avait placé
auprès du Fougon,
lieu où l'on fait du feu, afin que la
chaleur et la fumée l'incommodassent, et
présentement, dans l'hiver, on le fait venir
dans la rougeole, où l'eau des bancs coule
et où le froid entre plus qu'ailleurs, afin
de le mieux affliger. »
Les aumôniers ne se résignaient
qu'à regret à laisser porter à
l'hôpital les huguenots qu'ils avaient fait
maltraiter. Ainsi, Jean L'hostalet ayant
reçu une cruelle bastonnade pour n'avoir pas
levé, le bonnet, l'aumônier le retint
cinq ou six jours sur la galère, bien que le
chirurgien eût ordonné de le
transporter à l'hôpital. Quand on l'en
retira enfin, il était mourant. C'est
à cet hôpital que les forçats
malades, chargé de lourdes chaîne,
n'ayant ni capote, ni feu par les plus grands
froids, allaient achever de mourir. Un
Cévenol, dit Elie Benoît, y mourut de
faim, l'aumônier de l'hôpital ayant
défendu de lui donner à manger pour
le punir d'avoir refusé de se laisser
instruire. C'est là que vint mourir le
huguenot Mauru, après avoir craché
tous ses poumons : il expira sur un grabat
où il grelottait sans feu et sans capote.
Pendant dix années, Mauru avait
été tourmenté cruellement par
l'aumônier de sa galère, et la haine
de cet aumônier le poursuivit
jusqu'après sa mort, car il fit retirer son
corps de la bière dans laquelle on l'avait
mis, et le fit jeter tout nu à la
voirie.
Les
invalides,
incapables de manier la rame, restaient
enchaînés à leurs bancs comme
les autres forçats pendant que la
galère était en campagne; à la
rentrée dans le port, moyennant un sou
payé aux argousins ils obtenaient comme
leurs compagnons valides, la faveur d'être
déferrés pendant le jour. Cette
faveur accordée aux malfaiteurs et aux
meurtriers, était refusée aux
huguenots. Louis de Marolles écrit en 1687,
que, depuis plus de trois mois , il est
à la chaîne nuit et jour sur la
galère la
Fière
Un des commis de l'intendant, lit-on dans le
journal des galères, son rôle à
la main, constate si tous les religionnaires sont
à la chaîne. Quant à l'argousin
trop pitoyable qui avait déferré un
huguenot, il était condamné à
trente sous d'amende, pour avoir
épargné à ce malheureux le
supplice de l'éternelle immobilité.
Quand on avait un trop grand nombre d'invalides au
bagne, on les envoyait en Amérique, et Louis
de Marolles, désigné deux fois pour
la transportation, eut la malchance de voir
rapporter son ordre d'embarquement; on l'envoya
mourir dans un des plus affreux cachots de
Marseille.
Les
aumôniers
ne se bornaient pas à faire donner de rudes
salades à ceux
qui refusaient de lever
le bonnet, mais
encore ils faisaient si
cruellement bâtonner les huguenots qui
entretenaient ces correspondances avec le dehors et
distribuaient des secours leurs coreligionnaires,
que plusieurs furent emportés demi-morts
à l'hôpital. Pour arriver à
découvrir les coupables,
les aumôniers, dit le Journal
des Galères, avaient aposté certains
scélérats de forçats pour leur
tenir
toujours les yeux dessus
»; parfois même ils
mettaient les suspects en quarantaine, interdisant
à toute personne étrangère de
leur parler et de les approcher.
Grâce au
dévouement des esclaves turcs et de quelques
forçats catholiques qui leur servaient
d'intermédiaires, les huguenots, commis
pour
régir la Société souffrante
des galères,
purent continuer à distribuer les sommes qui
étaient recueillies en Suisse, en Hollande
et en Angleterre, puis envoyées à des
négociants de Marseille pour être
données en secours aux forçats pour la
foi. En vain
Pontchartrain, ayant découvert que
c'était un pasteur de Genève qui
faisait l'envoi des fonds, voulut-il couper le mal
dans sa racine, en enjoignant aux magistrats de
Genève d'avoir à faire cesser ce
désordre. Le seul résultat qu'il
obtint, fut de faire substituer une nouvelle
organisation à l’ancienne, si bien que
jusqu'au jour où le dernier forçat pour
cause
de
religion, sortit
du
bagne, la caisse de bienfaisance établie
à Marseille continua à recevoir les
sommes recueillies à l'étranger, pour
la
Société souffrante des
galères.
Parmi les membres de cette Société
des galères, on voyait Louis de Marolles, le
conseiller du roi, le baron de Monthetou, parent du
duc de la Force, le baron de Salgas, le sieur de
Lasterne, de la Cantinière, de
l'Aubonnière, Élie Néau, les
trois frères Serre, Sabatier, etc. Sur une
liste de cent cinq forçats pour
la foi, que
donne Court, on trouve deux
chevaliers de Saint-Louis et quarante-six
gentilshommes.
Le forçat
Fabre qui avait obtenu d'être envoyé
aux galères à la place de son
père, surpris à une assemblée,
expose ainsi la souffrance morale infligée
aux honnêtes gens en se voyant jetés
au milieu des pires malfaiteurs :
« Lorsqu'il me fallut entrer dans ce
fatal vaisseau, que je me vis
dépouillé pour revêtir
l'ignominieux uniforme des scélérats
qui l'habitent, confondu avec ce qu'il y a de plus
vil sur la terre, enchaîné avec l'un
d'eux sur le même banc, le cœur me
manqua... Je laisse à penser de quelle
douleur mon âme fut accablée, à
cette première nuit, lorsque, à la
lueur d'une lampe suspendue au milieu de la
galère, je promenai mes regards sur tous ces
êtres qui m'environnaient, couverts de
haillons et de vermine qui les tourmentait. Je
m'imaginai être dans un enfer que les remords
du crime tourmentaient sans cesse. »
La spirituelle et peu sensible marquise de
Sévigné contant à sa fille les
horribles détails de la répression de
la révolte de la Bretagne, dit : « J'ai
une tout autre idée de la justice, depuis
que je suis en ce pays. Vos galériens me
semblent une société d'honnêtes
gens qui se sont retirés du monde pour mener
une vie douce; nous vous en avons bien
envoyé par centaines. »
C'était
bien,
grâce à la persécution
religieuse, une société
d'honnêtes gens que celle des galères;
mais l'on a vu quelle vie douce, menaient les
forçats retranchés du monde.
« Oh ! noble société que
celle des galères, dit Michelet. Il semblait
que toute vertu s'y fût
réfugiée... On put souvent voir
à la chaîne avec le protestant, le
catholique charitable qui avait voulu le sauver,
avec le forçat de la foi ramait le
forçat de la charité. On y voyait le
Turc qui, de tout temps, au péril de sa vie
et bravant un supplice horrible, servait ses
frères, chrétiens, se dévouait
à leur chercher à terre les
aumônes de leurs amis »
Quelques
forçats catholiques, touchés de
l'héroïque constance de huguenots leurs
compagnons de chaîne, se convertir à
la foi protestante sur les galères
mêmes, et les aumôniers
n'épargnaient point les plus indignes
traitements à ces apostats
qu'ils menaçaient de la potence.
« Les prosélytes de la chaîne,
dit le Journal
des
Galères, qui
n'ont à espérer que des tourments et
des misères dans ce monde, ne nous font-ils
pas plus d'honneur que cette foule de gens
convertis que l'Église romaine s'est faite,
et dont elle se glorifie par le motif de
l'intérêt, des charges, par dragons,
par le sang et le carnage ?
Quant à l'aumônier Bion, en voyant
avec quelle cruauté on maltraitait parfois,
jusqu'à leur faire venir
l'âme jusqu'au bord des
lèvres, les
forçats huguenots (et cela parce qu'ils
n'avaient pas levé le bonnet ou avaient
refusé de nommer la personne dont ils
avaient reçu des secours pour leurs
frères des galères), il abjura sa foi
catholique. «
Leur sang prêchait, dit-il, je me fis
Protestant»
Les aumôniers secondaient les vues de Louis
XIV lorsqu'ils employaient tous les moyens pour
arriver à ce que le silence se fit sur ce
qui se passait dans l'enfer des galères En
effet, le roi voulait que tout huguenot qui y
entrait, perdit toute espérance d'en sortir
autrement que par la mort et que nul ne sût
ce qui se passait sur les galères. Quoi que
fissent pour les tourmenter, intendants,
aumôniers, comites; argousins ou
geôliers, les huguenots n'avaient aucun
recours contre les violences les plus indignes,
contre les plus révoltantes iniquités
qu'on voulait laisser ignorées de tous au
dehors.
Cependant,
en
dépit des efforts faits par les
aumôniers et les intendants pour les isoler
du monde entier, les forçats huguenots, soit
du pont des galères, soit du bagne, soit du
fond des cachots obscurs où on les
renfermait parfois, trouvaient toujours moyen,
grâce à des merveilles d'intelligence
de patiente ruse, de faire parvenir de leurs
nouvelles à leurs coreligionnaires
réfugiés à l'étranger.
On a recueilli les curieuses et touchantes
correspondances de ces martyrs de la liberté
de conscience et on les a publiées sous le
titre du Journal
des
Galères; on y
voit que, à l'étranger, on
était tenu au courant, jour par jour,
presque heure par heure, de ce qui se passait dans
la société souffrante des
galères. À l'instigation des
réfugiés français, les
puissances protestantes ne cessaient de renouveler
leurs démarches en faveur des forçats pour
la
foi si
cruellement
persécutés, mais il semblait que rien
ne pût triompher de l'implacable obstination
du roi à ne se relâcher en rien de ses
odieuses rigueurs.
En 1709,
Louis XIV,
pour obtenir la paix, consent à céder
nos places frontières et offre même de
payer une subvention aux puissances alliées
pour détrôner son petit fils, mais il
se refuse absolument à mettre en
liberté les huguenots ramant sur ses
galères. Son négociateur, de Torcy
lui écrit à ce sujet: On a
traité dans la conférence de ce matin
des religionnaires détenus sans les
galères de Votre Majesté. Buys a
demandé leur
liberté; sans
allonger ma lettre pour vous informer, sire, de mes
réponses, j'ose vous assurer qu'il ne
sera plus question de cet
article. »
En effet, il n'en fut pas question dans le
traité ; mais la paix signée, Louis
XIV avait trop d'intérêt à se
ménager les bonnes grâces de la reine
Anne pour lui refuser la grâce des
forçats pour la loi; seulement, ayant promis
de les relâcher tous sur trois cents il n'en
mit en liberté que cent trente-six.
L'intendant
des
galères à qui l'on faisait observer
que les libérés, astreints à
partir de suite par mer, n'étaient pas en
mesure de fréter un navire à leurs
frais, répondait que le roi ne voulait pas
dépenser un sou pour eux. Les
aumôniers, furieux de voir leurs victimes
leur échapper, mettaient mille obstacles
à leur départ. Les malheureux,
autorisés à courir la ville sous la
garde de leurs argousins, finirent par traiter avec
un capitaine de navire qui les débarqua
à Villefranche, d'où ils se rendirent
à Nice puis à Genève. Leur
entrée dans cette ville huguenote, si
hospitalière pour nos
réfugiés, fut un véritable
triomphe. La population tout entière vint
au-devant d'eux, précédée de
ses magistrats, et chacun se disputa l'honneur de
loger les martyrs de la foi protestante.
Peu de temps après, une députation
des libérés partait pour l'Angleterre
et fut présentée à la reine
Anne par de Rochegude et par le comte de Miramont,
un des plus remuants de nos réfugiés.
Bancillon, un des forçats mis en
liberté qui faisaient partie de la
députation, conte que la
bonne reine dit
à M. de rochegude : «
Voila donc tous les galériens
élargis»; et qu'elle fut fort surprise
quand celui-ci lui répondit qu'il y en avait
encore un grand nombre sur les galères du
roi. Il lui remit la liste des oubliés;
et elle promit d'agir de nouveau
pour obtenir la liberté de tous les
forçats pour la foi. Cette fois le grand roi
dut s'exécuter complètement, et en
1714, on relâcha tous les galériens
condamnés pour cause de religion, parmi
lesquels se trouvait, entre autres, Vincent qui,
depuis douze ans, avait fini le temps de
galères auquel les juges l'avaient
condamné.
De
nouvelles
condamnations furent prononcées
bientôt contre les protestants ayant
assisté à des assemblées de
prières, si bien que, sous la
régence, on eut encore à faire de
nouvelles mises en liberté de forçats
pour la foi. Puis, à partir de 1724, on
recommença à appliquer les,
édits du grand roi avec tant de rigueur que
les bagnes se peuplèrent de nouveau de
huguenots.
Mais le sort des galériens était
devenu moins dur par suite de la transformation du
matériel maritime de la France ; en effet,
sous la régence on avait mis à la
réforme les deux tiers des galères.
Il y en avait encore quelques-unes sous Louis XVI,
mais elles ne servaient plus que pour la parade,
pour les voyages des princes et des hauts
personnages, en sorte que les galériens
étaient rarement soumis au dur supplice de
la vogue.
Jusqu’au
dernier
moment, l'administration et la justice
françaises s'obstinèrent à
envoyer les gens aux galères pour cause de
religion, si bien que, de 1685 à 1762, plus
de sept mille huguenots furent mis au bagne. En
1763, au lendemain du jour où venait
d'être prononcée la dernière
condamnation aux galères pour cause de
religion, le secrétaire d'État ,
Saint-Florentin (pour repousser la demande de mise
en liberté de trente-sept forçats
pour la foi, faite par le duc de Belford) disait :
« Je n'ai pas entendu dire que nous ayons
demandé grâce pour des catholiques
condamnés en Angleterre, pour avoir
contrevenu aux lois du pays. Les Anglais ne
devraient donc pas solliciter en faveur des
religionnaires français condamnés
pour avoir contrevenu aux
nôtres. »
Le progrès de l'esprit de tolérance
en France finit par avoir raison de l'obstination
des administrateurs à vouloir appliquer les
édits de Louis XIV, impudente violation de
la liberté de conscience.
En 1769, le duc de Brunswick crut avoir obtenu la
liberté du dernier galérien,
condamné pour cause de religion ;
c'était un vieillard de quatre-vingts ans.
« Ce pauvre infortuné, écrivait
le pasteur Tessier, sent à peine son bonheur
à cause de son âge.»
Il restait encore cependant deux forçats
pour la foi, oubliés au bagne depuis trente
ans. M. Eymar, que Court avait chargé
d'obtenir leur grâce, dit qu'ils jouissaient
de la plus grande faveur, pouvant aller librement
et sans gardes, exercer en ville une profession
lucrative; « en un mot, dit-il, ils ne
portaient plus du galérien que le titre et
la livrée; d'un autre côté, ils
avaient perdu de vue, pendant leur long esclavage,
leur famille et leur pays; leurs biens avaient
été confisqués,
dilapidés ou vendus... Que
retrouveraient-ils en échange de l'aisance
assurée qu'ils allaient perdre, si ce n'est
l'abandon et peut-être la mendicité ?
» Aussi, quand M. Eymar annonça
à ces deux vieillards qu'ils étaient
graciés, il les vit accueillir cette bonne
nouvelle avec la plus froide indifférence. «
Je les
vis
même, dit-il, pleurer leurs fers et regretter
leur liberté. »
Heureusement que la
Société de secours, établie
à Marseille pour les galériens,
existait encore ; elle put fournir à ces
malheureux, devenus si peu soucieux de leur
liberté, un équipement complet et une
somme de mille francs pour les mettre à
l'abri de la misère qu'ils redoutaient.
On le voit, c'est presque à la veille de la
révolution que sortirent du bagne les deux
dernières victimes de l'odieuse
législation de Louis XIV, impitoyablement
appliquée pendant un siècle.
Louis XIV
avait mis
en prison, à l'hôpital ou au couvent,
expulsé ou transporté en
Amérique les opiniâtres
qui persistaient dans les erreurs
d'une religion que, écrivait-il au duc de la
Force, je ne
veux plus
tolérer dans mon royaume.
Il avait envoyé aux galères tout
huguenots qui avait tenté de passer à
l'étranger, assisté à une
assemblée de prières, ou
rétracté l'abjuration que la violence
lui avait arrachée. Pour compléter le
tableau de cette odieuse croisade faite par le roi
très chrétien contre la
liberté de conscience de ses sujets, il ne
me reste plus qu'à raconter ce que furent
les exhortations données aux huguenots par
ses soldats, qu'à faire la lamentable
histoire des dragonnades.
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