Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IV

LES GALÈRES

suite

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Louis de Marolles, bien que le conducteur de la chaîne se fût montré pitoyable envers lui et l'eût voituré, soit en bateau, soit en charrette, arriva demi mort à Marseille. Tourmenté par la fièvre pendant les deux mois qu'avait duré le voyage, il lui avait fallu, sur le bateau « coucher sur les planches, sans paille sous lui et son chapeau pour chevet », ou en charrette « être brouetté jusqu'à quatorze heures par jour et accablé de cahots, car tous ces chemins-là ne sont que cailloux. » « C'est une chose pitoyable, dit-il en arrivant à Marseille, que de voir ma maigreur! » Cependant on le mène à la galère où on l'enchaîne; mais un officier, touché de compassion, le fait visiter par un chirurgien et il est envoyé à l'hôpital où il reste six semaines. Bien des malheureux forçats, une fois entrés à l'hôpital, n'en sortaient plus que pour être enfouis tout nus dans le cimetière des esclaves turcs, comme les bêtes mortes qu'on jette à la voirie. Ainsi, le forçat huguenot Mauru étant mort à l'hôpital, ses compagnons lui avaient fait une bière et l'y avaient enfermé; mais, l'aumônier des galères trouvant que c'était faire trop d'honneur à un hérétique, fit déclouer la bière et le corps fut jeté à la voirie.

Quand la chaîne arrivait à Marseille, elle était bien allégée, les privations, la fatigue et les mauvais traitements après quelques semaines de route, ayant fait succomber les moins robustes des condamnés. Le conducteur de la chaîne, chaque fois qu'il perdait un de ceux qu'il était chargé d'amener au bagne, en était quitte pour demander au curé du lieu le plus prochain, une attestation du décès qu'il devait fournir, à la place de celui qu'il ne pouvait plus représenter vivant. Ainsi, sur une chaîne de cinquante condamnés partis de Metz, cinq étaient morts le premier jour et bien d'autres moururent en route.
Le galérien huguenot Espinay écrit : « Nous arrivâmes mardi à Marseille au nombre de quatre cent un, y en ayant de morts en route par les maladies ou mauvais traitements une cinquantaine ». « Il arriva ici, écrit Louis de Marolles, une chaîne de cent cinquante hommes, au commencement du mois dernier, sans compter
trente-trois qui moururent en chemin. » Quant à Marteilhe, après avoir constaté que beaucoup de ses compagnons de chaîne étaient morts en route, il ajoute : « il y en avait peu qui ne fussent malades, dont divers moururent à l'hôpital de Marseille ».

Un jour on écrit de Marseille à Colbert : « Les deux dernières chaînes que nous venons de recevoir sont arrivées plus faibles, par suite des mauvais traitements de ceux qui les conduisent, la dernière, de Guyenne, outre la perte qui s'est faite dans la route... est venue si ruinée, qu'une partie a péri ici entièrement et l'autre ne vaut guère mieux.
Un autre jour; l'intendant chargé de recevoir à Lyon, les chaînes en destination de Toulon, lui dit : que sur quatre-vingt-seize hommes d'une chaîne, trente-trois sont morts en route et depuis leur arrivée à Lyon. Que sur les trente-six restant, il y en a une vingtaine de malades, qu'il garde cette chaîne quelques jours à Lyon, à cause du grand nombre de malades et de la lassitude des autres. Quand la chaîne se remit en route pour Toulon, elle ne comptait plus que trente-deux hommes, huit forçats étaient morts pendant ce
rafraîchissement. .
C'étaient encore les plus heureux que ceux qui mouraient au seuil de l'enfer des galères, car ceux qui le franchissaient, mal nourris, accablés de fatigue et cruellement maltraités, avaient à souffrir mille morts avant que leurs corps épuisés et déchirés, fussent jetés à la voirie voici, en effet, ce qu'était, suivant une lettre de l'amiral Baudin, le régime des galères au temps de Louis XIV :
«Le régime des galères était alors excessivement dur, c'est ce qui explique l'énorme proportion de la mortalité par rapport aux chiffres des condamnations. Les galériens étaient enchaînés deux à deux sur les bancs des galères, et ils y étaient employés à faire mouvoir de longues et lourdes rames, service excessivement pénible. Dans l'axe de chaque galère, et au milieu de l'espace occupé par les bancs des rameurs, régnait une espèce de galerie appelée la coursive (ou le coursier), sur laquelle se promenaient continuellement des surveillants appelés comites, armés chacun d'un nerf de boeuf dont ils frappaient les épaules des malheureux qui, à leur gré, ne ramaient pas avec assez de force. Les galériens passaient leur vie sur leurs bancs. Ils y mangeaient et ils y dormaient sans pouvoir changer de place, plus que ne leur permettait la longueur de leur chaîne, et n'ayant d'autre abri contre la pluie ou les ardeurs du soleil ou le froid de la nuit qu'une toile appelée taud qu'on étendait au-dessus de leurs bancs, quand la galère n'était pas en marche et que le vent n'était pas trop violent... » Aussi longtemps qu'une galère était en campagne, c'est-à-dire pendant plusieurs mois, les forçats restaient enchaînés à leurs bancs par une chaîne longue de trois pieds seulement.

Ceux, dit Michelet, qui pendant des nuits, de longues nuits fiévreuses sont restés immobiles, serrés, gênés, par exemple, comme on l'était jadis dans les voitures publiques, ceux-là peuvent deviner quelque chose de cette vie terrible des galères. Ce n'était pas de recevoir des coups, ce n'était pas d'être par tous les temps, nu jusqu'à la ceinture, ce n'était pas d'être toujours mouillé (la mer mouillant toujours le pont très bas), non, ce n'était pas tout cela qui désespérait le forçat, non pas encore la chétive nourriture qui le laissait sans force. Le désespoir; c'était d'être scellé pour toujours à la même place, de coucher, manger, dormir là, sous la pluie ou les étoiles, de ne pouvoir se retourner, varier d'attitude, d'y trembler la fièvre souvent, d'y languir, d'y mourir, toujours enchaîné et scellé. »
Je te dis ingénument, écrit le martyr Louis de Marolles à sa femme, que le fer que je porte au pied, quoiqu'il ne pèse pas trois livres, m'a beaucoup plus embarrassé dans les commencements que celui que tu m'as vu au cou à la Tournelle. Cela ne procédait que de la grande maigreur où j'étais; mais, maintenant que j'ai presque repris tout mon embonpoint, il n'en est plus de même; joint qu'on m'apprend tous les jours à le mettre dans les dispositions
qui incommodent le moins. »
À un bout de la galerie, sur une sorte de table dressée sur quatre piques, siégeait le comite, bourreau en chef de la chiourme, lequel donnait le signal des manoeuvres avec son sifflet: D'un bout à l'autre de la galère régnait un passage élevé appelé coursier, sur lequel circulaient les sous-comites, armés d'une corde ou d'un nerf de boeuf, dont ils se tenaient prêts à frapper le dos nu des rameurs assis, six par six, sur chacun des bancs placés à droite et à gauche du coursier.
Dès qu'il fallait faire marcher la galère à la rame, en effet, pour permettre aux comites de maltraiter plus aisément les forçats, on obligeait ceux-ci a quitter la chemisette de laine qu'ils portaient quand la galère était à l'ancre ou marchait à la voile, ainsi que Louis de Marelles l'écrit à sa femme :
« Si tu voyais mes beaux habits de forçat, tu serais ravie. J'ai une belle chemisette rouge, faite tout de même que les sarreaux des charretiers des Ardennes. Elle se met comme une chemise, car elle n'est ouverte qu'à demi par devant; j'ai, de plus, un beau bonnet rouge, deux hauts de chausse et deux chemises de toile grosse comme le doigt, et des bas de drap : mes habits de liberté ne sont point perdus et s'il plaisait au roi de me faire grâce, je les reprendrais. »

À un premier signal, les forçats enchaînés et nus jusqu'à la ceinture, saisissaient les manilles ou anses de bois qui servaient à manoeuvrer les lourdes rames de la galère, trop grosses pour être empoignées et longues de cinquante pieds.
À un nouveau coup de sifflet du comite, toutes les rames devaient tomber ensemble dans la mer, se relever, puis retomber de même, et les rameurs devaient continuer sans nulle interruption pendant de longues heures, ce rude exercice qu'on appelait
la vogue.
« On est souvent presque démembré, dit une relation, par ses compagnons dans le travail de manoeuvre, lorsque les chaînes se brouillent, se mêlent et s'accourcissent et que chacun tire avec effort pour faire sa tâche. »
« Il faut bien, dit Marteilhe, que tous rament ensemble, car si l'une eu l'autre des rames monte ou descend trop tôt ou trop tard, en manquant sa cadence, pour lors, les rameurs de devant cette rame qui a manqué, en tombant assis sur les bancs, se cassent la tête sur cette rame qui a pris trop tard son entrée; et, par là encore, ces mêmes rameurs qui ont manqué, se heurtent la tête contre la rame qui vogue derrière eux. Ils n'en sont pas quittes pour s'être fait des contusions à la tête, le comite les rosse encore à grands coups de corde. »
Marteilhe décrit ainsi ce rude exercice de la vogue :
« Qu'on se figure, dit-il, six malheureux enchaînés et
nus comme la main, assis sur leur banc, tenant la rame à la main, un pied sur la pédague, qui est une grosse barre de bois attachée â la banquette, et, de l'autre pied, montant sur le banc devant eux en s'allongeant le corps, les bras raides, pour pousser et avancer leur rame jusque sous le corps de ceux de devant qui sont occupés à faire le même mouvement; et, ayant avancé ainsi leur rame, ils l'élèvent pour la frapper dans la mer, et, du même temps se jettent, ou plutôt se précipitent en arrière, pour tomber assis sur leur banc. Il faut l'avoir vu pour croire que ces misérables rameurs puissent résister à un travail si rude; et quiconque n'a jamais vu voguer une galère, en le voyant pour la première fois ne pourrait jamais imaginer que ces malheureux pussent y tenir une demi-heure. — On les fait voguer, non seulement une heure ou deux, mais même dix à douze heures de suite.
Je me suis trouvé avoir ramé à toute force pendant vingt-quatre heures sans nous reposer un moment. Dans ces moments, les, comites et autres mariniers nous mettaient à la bouche un morceau de biscuit trempé dans du vin sans que nous levassions les mains de la rame, pour nous empêcher de tomber en défaillance.
Pour lors, on n'entend que hurlements de ces malheureux, ruisselants de sang par les coups de corde meurtriers qu'on leur donne; on n'entend que claquer les cordes, que les injures et les blasphèmes de ces affreux comites; on n'entend que les officiers criant aux comites, déjà las et harassés d'avoir violemment frappé, de redoubler leurs coups. Et lorsque quelqu'un de ces malheureux forçats
crève sur la rame, ainsi qu'il arrive souvent, on frappe sur lui tant qu'on lui voit la moindre apparence de vie et, lorsqu'il ne respire plus, on le jette à la mer « comme une charogne. »

Un jour la galère sur laquelle se trouvait Marteilhe, faisant force de rames pour atteindre un navire anglais, et le comite ne pouvant, malgré les coups dont il accablait les rameurs, hâter de suffisamment la marche de la galère au gré du lieutenant, celui-ci lui criait: « Redouble tes coups, bourreau, pour intimider et animer ces, chiens-là ! Fais comme j'ai vu souvent faire aux galères de Malte, coupe le bras d'un de ces chiens-là pour te servir de bâton et en battre les autres. »
Un autre jour le capitaine de cette galère ayant mené jusqu'à Douvres le duc d'Aumont qu'il avait régalé, celui-ci voyant le misérable état de la chiourme, dit qu'il ne comprenait pas comment ces malheureux pouvaient dormir, étant si serrés et n'ayant aucune commodité pour se coucher dans leurs bancs.
« J’ai le secret de les faire dormir », dit le capitaine, je vais leur préparer une bonne prise d'opium, et il donne l'ordre de retourner à Boulogne.
Le vent et la marée étaient contraires et la galère se trouvait à dix lieues de ce port. Le capitaine ordonne qu'on fasse force rames et passe vogue, c'est-à-dire qu'on double le temps de la cadence de la vogue (ce qui lasse plus dans une heure que quatre Meures de vogue ordinaire). La galère arrivée à Boulogne, le capitaine dit au duc d'Aumont qui se levait de table, qu'il lui voulait faire voir l'effet de son opium; la plupart dormaient, ceux qui ne pouvaient reposer feignaient aussi de dormir, le capitaine l'avait ordonné ainsi. Mais quel horrible spectacle ! « Six malheureux dans chaque banc accroupis et amoncelés les uns sur les autres, tout nus, personne n'avait eu la force de vêtir sa chemise; la plupart ensanglantés des coups qu'ils avaient reçus et tout leur corps écumant de sueur. » Ce cruel capitaine voulut encore montrer qu'il savait aussi bien éveiller sa chiourme que l'endormir et il fit siffler le réveil. « C'était la plus grande pitié du monde... Presque personne ne pouvait se lever, tant leurs jambes et tout leur corps étaient raides, et ce ne fut qu'à grands corps de corde qu'on les fit tous lever, leur faisant faire mille postures ridicules et très douloureuses. »

Ce n'était, du reste, qu'en faisant de la manoeuvre de la rame un cruel supplice, qu'on pouvait obtenir de ceux qui y étaient employés le travail surhumain qu'on appelait la vogue des galères. On tenta de faire manoeuvrer quatre demi-galères (dont les rames n'avaient que vingt-cinq pieds de long au lieu de cinquante) par des mariniers exercés. Avec ces rameurs libres, qu'on ne pouvait impunément martyriser, à peine put-on mener ces demi-galères du port à la rade de Dunkerque, après quoi il fallut regagner le port. On essaya alors de mettre à chaque rame, au poste le plus pénible, un forçat, pour seconder les mariniers libres. Ce ne fut que bien difficilement qu'on put aller de Dunkerque à Ostende, le comite n'osant pas, en présence des mariniers, exercer ses cruautés habituelles sur les galériens. On dut reconnaître que seuls, les forçats pouvaient être employés à faire
marcher les galères à la rame, parce que seuls ils pouvaient être torturés sans merci, jusqu'à la mort au besoin.

Quand il fallait faire campagne, presque chaque jour les galériens étaient appelés à faire la terrible manoeuvre de la vogue, et beaucoup d'entre eux ne pouvaient y résister. « Pendant le voyage, écrit l'intendant de la marine à Colbert, il n'est mort que trente-six forçats, ce qui est un bonheur incroyable, car l'année dernière nous en perdîmes plus de quatre-vingts, et autrefois les galères de Malte en ont perdu des trois cents, en faisant la même navigation que nos galères ont fait cette année». Il n'est pas nécessaire de faire ressortir la barbarie de cette instruction donnée par Seignelai au directeur général des galères :
« Comme rien ne peut tant contribuer à rendre maniables les forçats qui sont huguenots et n'ont pas voulu se faire instruire que
la fatigue qu'ils auraient pendant une campagne, ne manquez pas de les faire mettre sur les galères qui vont à Alger. »

Les aumôniers qui s'entendaient à trouver les meilleurs moyens de tourmenter les forçats pour la foi, laissaient mettre de toutes les campagnes les plus opiniâtres, — Mauru, par exemple, bien que la santé de ce malheureux fût mince et que son corps fût épuisé.
Quand une galère avait à soutenir un combat en mer, la situation des rameurs, réduits à l'état de rouages moteurs de la galère, était horrible; enchaînés à leurs bancs, ayant dans la bouche un bâillon en liège, appelé tap, qu'on leur mettait pour les empêcher, s'ils étaient blessés, de troubler leurs voisins par leurs plaintes et leurs gémissements, ils devaient, bon gré mal gré, attendre impassiblement la mort au milieu d'un combat auquel ils ne prenaient point part. La mitraille et la fusillade de l'ennemi frappaient sur les rameurs, car tuer ou blesser les galériens, c'était immobiliser la galère en la privant de l'usage des jambes redoutables qui lui permettaient de marcher sans le secours du vent. Pendant ce temps, deux canons de la galère étaient braqués sur la chiourme, que tenaient en respect cinquante soldats, prêts à faire feu à la moindre apparence de révolte; les malheureux forçats étaient donc placés entre deux feux. Ils attendaient ainsi la mort, sans savoir pour lequel des deux combattants (leur galère ou le navire ennemi) ils devaient faire des voeux.

Un jour la galère où se trouvait Marteilhe, ayant échoué dans la tentative qu'elle avait faite, de clystériser avec son éperon d'avant, une frégate anglaise, se trouva bord à bord avec ce navire qui la retint dans cette situation périlleuse avec des grappins de fer.
« Ce fut alors, dit Marteilhe, qu'il nous régala de son artillerie... tous ses canons étaient chargés à mitraille... pas un coup de son artillerie, qui nous tirait à brûle-pourpoint, ne se perdait. De plus, le capitaine avait sur les hunes de ses mâts plusieurs de son monde avec des barils pleins de grenades qui nous les faisaient pleuvoir dru comme grêle sur le corps...; l'ennemi fit, pour surcroît, une sortie de quarante à cinquante hommes de son bord qui descendirent sur la galère, le sabre à la main, et hachaient en pièces tout ce qui se trouvait devant eux de l'équipage, épargnant cependant les forçats qui ne faisaient aucun mouvement de défense. »
Les rames de la galère s'étant trouvées brisées par suite de l'abordage entre les deux navires, les Anglais n'avaient plus, du reste, aucun intérêt à frapper les forçats qui ne pouvaient plus mettre les rames en mouvement.
Quant à ceux-ci, enchaînés à leurs bancs, les menottes aux mains et le bâillon à la bouche, ils eussent eu bien de la peine à faire quelque tentative de défense. L'eussent-ils pu, ils auraient été bien sots de le faire, ainsi que le montre l'exemple suivant.

Un jour, dans une rencontre entre les galères de l'Espagne et celles de la France, les galères françaises ayant le dessous, on remit aux forçats français des corbeilles de cailloux, leur promettant la liberté si l'ennemi était repoussé. Les forçats firent pleuvoir sur les Espagnols une telle grêle de pierres qu'ils les repoussèrent et que les galères françaises furent dégagées; mais on ne tint pas parole aux forçats qui, le danger passé; restèrent à la rame et furent traités comme devant.
Marteilhe poursuit ainsi l'émouvant récit du combat entre sa galère et la frégate anglaise, dans la terrible situation faite aux forçats-rameurs, par l'abordage des deux navires, Il se rencontra, dit-il, que notre banc, dans lequel nous étions cinq forçats et un esclave turc, se trouva vis-à-vis d'un canon de la frégate que je voyais bien qui était chargé; en m'élevant un peu, je l'eusse pu toucher avec la main... Ce vilain voisin nous fit tous frémir; mes camarades de banc se couchèrent tout plats, croyant
échapper à son coup... Je me déterminai à me tenir tout droit dans le banc, je n'en pouvais sortir. J'y étais enchaîné! Que faire?... Je vis le canonnier, avec sa mèche allumée à la main qui commençait à mettre le feu au canon sur le devant de la frégate, et, de canon en canon, venait vers celui qui donnait sur notre banc, je ne pouvais distraire mes yeux de ce canonnier.
Il vint donc à ce canon fatal; j'eus la constance de lui voir mettre le feu, me tenant toujours tout droit, en recommandant mon âme au Seigneur. Le canon tira et je fus étourdi... le coup de canon m'avait jeté aussi loin que ma chaîne pouvait s'étendre... Il était nuit; je crus d'abord que mes camarades de banc se tenaient couchés par crainte du canon... Le Turc du banc, qui avait été janissaire, restant couché comme les autres : Quoi! Lui dis je, Isouf, voilà donc la première fois que tu as peur; lève-toi ! et en même temps je voulus le prendre parle bras pour l'aider.
Mais, ô horreur ! qui me fait frémir quand j'y pense,
son bras détaché du corps me resta à la main. Je rejette avec horreur ce bras... lui, comme les quatre autres, étaient hachés comme chair à pâté... Je perdais beaucoup de sang, sans pouvoir être aidé de personne, tous étaient morts, tant à mon banc qu'à celui d'au-dessous, et à celui d'au-dessus, si bien que de dix-huit personnes que nous étions dans ces trois bancs il n'en échappa que moi, avec trois blessures.)

Le combat fini, on porta les blessés dans la cale sombre et basse du navire, et l'on jeta à la mer ceux qui paraissaient morts. Dans la confusion et l'obscurité Marteilhe, à qui le sang coulé de ses blessures avait fait perdre connaissance, faillit être ainsi jeté par-dessus le bord : heureusement pour lui, un des argousins qui le déferraient, appuya si fort sur une de ses plaies que la douleur le tira de son évanouissement et lui fit pousser un grand cri.
On l'emporta à fond de cale avec les autres blessés, et on le jeta
sur un câble roulé, dur lit de repos pour un malheureux blessé souffrant cruellement. Il resta trois jours dans cet affreux fond de cale, sans être pansé qu'avec un peu d'eau-de-vie et de camphre. « Les blessés, dit-il, mouraient comme des mouches dans ce fond de cale, où il faisait une chaleur à étouffer et une puanteur horrible, ce qui causait une si grande corruption dans nos plaies que la gangrène s'y mit partout. Dans cet état nous arrivâmes, trois jours après le combat, à la rade de Dunkerque. »
C'est dans cette cale que les malades étaient placés au cours d'une campagne et qu'ils avaient à passer, non trois jours, mais des semaines et des mois entiers.

Voici la lugubre description que fait de cette infirmerie des galères l’aumônier Jean Bion : Il y a sous le pont à fond de cale un endroit qu'on appelle la chambre de proue, où on ne respire l'air que par un trou large de deux pieds en carré et qui est l'entrée par où on descend en ce lieu. Il y fait aussi obscur de jour que la nuit. Il y a au bout de cette chambre deux espèces d'échafauds, qu'on appelle le Taular, sur lequel on met, sur le bois seul, les malades qui y sont souvent couchés les uns sur les autres, et quand ils sont remplis, on met les nouveaux venus sur les cordages... Pour leurs nécessités naturelles, ils sont obligés de les faire sous eux. Il y a bien, à la vérité, sur chacun de ces taulars une cuvette de bois, qu'on appelle boyaux, mais les malades n'ont pas la force d'y aller, et d'ailleurs elles sont si malpropres que le choix en est assez inutile.
On peut conjecturer de quelle puanteur ce cachot est infecté... dans ce lieu affreux, toutes sortes de vermines exercent un pouvoir despotique. Les poux, les punaises y rongent ces pauvres esclaves sans être inquiétés et quand, par l'obligation de mon emploi, j'y allais confesser ou consoler les malades, j'en étais rempli... Je puis assurer que toutes les fois que j'y descendais, je marchais dans les ombres de la mort, j'étais néanmoins obligé d'y rester longtemps pour confesser les mourants et, comme il n'y a entre le plancher et le taular que trois pieds de hauteur, j'étais contraint de me coucher tout de mon long auprès des malades pour entendre en secret la déclaration de leurs péchés; et, souvent, en confessant celui qui était à ma droite je trouvais celui de ma gauche qui expirait sur ma poitrine.

C'est dans ce triste réduit que les aumôniers des galères, de durs lazaristes que les huguenots appelaient avec raison les grands ressorts de cette machine à bâtons et à gourdins, faisaient jeter après leur avoir fait administrer une terrible bastonnade les forçats huguenots qui avaient refusé de lever le bonnet pendant qu'ils célébraient la messe.
Quand la galère désarmée hivernait dans le port, les aumôniers, par un raffinement de cruauté, obtenaient que l'on donnât pour cachot aux invalides huguenots, l'infecte cale de la galère. « Sur la vieille Saint-Louis, dit le Journal des Galères, où il y a bon nombre de nos frères, vieux, estropiés ou invalides, on les a confinés dans la
rougeole, endroit où l'on ne peut se tenir debout et où passent des ordures et les immondices de chaque banc, sans avoir égard à leur vieillesse et à leurs incommodités. M. André Valette est un de ces fidèles souffrants. Pendant l'été, on l'avait placé auprès du Fougon, lieu où l'on fait du feu, afin que la chaleur et la fumée l'incommodassent, et présentement, dans l'hiver, on le fait venir dans la rougeole, où l'eau des bancs coule et où le froid entre plus qu'ailleurs, afin de le mieux affliger. »
Les aumôniers ne se résignaient qu'à regret à laisser porter à l'hôpital les huguenots qu'ils avaient fait maltraiter. Ainsi, Jean L'hostalet ayant reçu une cruelle bastonnade pour n'avoir pas levé, le bonnet, l'aumônier le retint cinq ou six jours sur la galère, bien que le chirurgien eût ordonné de le transporter à l'hôpital. Quand on l'en retira enfin, il était mourant. C'est à cet hôpital que les forçats malades, chargé de lourdes chaîne, n'ayant ni capote, ni feu par les plus grands froids, allaient achever de mourir. Un Cévenol, dit Elie Benoît, y mourut de faim, l'aumônier de l'hôpital ayant défendu de lui donner à manger pour le punir d'avoir refusé de se laisser instruire. C'est là que vint mourir le huguenot Mauru, après avoir craché tous ses poumons : il expira sur un grabat où il grelottait sans feu et sans capote. Pendant dix années, Mauru avait été tourmenté cruellement par l'aumônier de sa galère, et la haine de cet aumônier le poursuivit jusqu'après sa mort, car il fit retirer son corps de la bière dans laquelle on l'avait mis, et le fit jeter tout nu à la voirie.

Les invalides, incapables de manier la rame, restaient enchaînés à leurs bancs comme les autres forçats pendant que la galère était en campagne; à la rentrée dans le port, moyennant un sou payé aux argousins ils obtenaient comme leurs compagnons valides, la faveur d'être déferrés pendant le jour. Cette faveur accordée aux malfaiteurs et aux meurtriers, était refusée aux huguenots. Louis de Marolles écrit en 1687, que, depuis plus de trois mois , il est à la chaîne nuit et jour sur la galère la Fière
Un des commis de l'intendant, lit-on dans le journal des galères, son rôle à la main, constate si tous les religionnaires sont à la chaîne. Quant à l'argousin trop pitoyable qui avait déferré un huguenot, il était condamné à trente sous d'amende, pour avoir épargné à ce malheureux le supplice de l'éternelle immobilité. Quand on avait un trop grand nombre d'invalides au bagne, on les envoyait en Amérique, et Louis de Marolles, désigné deux fois pour la transportation, eut la malchance de voir rapporter son ordre d'embarquement; on l'envoya mourir dans un des plus affreux cachots de Marseille.

Les aumôniers ne se bornaient pas à faire donner de rudes salades à ceux qui refusaient de lever le bonnet, mais encore ils faisaient si cruellement bâtonner les huguenots qui entretenaient ces correspondances avec le dehors et distribuaient des secours leurs coreligionnaires, que plusieurs furent emportés demi-morts à l'hôpital. Pour arriver à découvrir les coupables, les aumôniers, dit le Journal des Galères, avaient aposté certains scélérats de forçats pour leur tenir toujours les yeux dessus »; parfois même ils mettaient les suspects en quarantaine, interdisant à toute personne étrangère de leur parler et de les approcher.

Grâce au dévouement des esclaves turcs et de quelques forçats catholiques qui leur servaient d'intermédiaires, les huguenots, commis pour régir la Société souffrante des galères, purent continuer à distribuer les sommes qui étaient recueillies en Suisse, en Hollande et en Angleterre, puis envoyées à des négociants de Marseille pour être données en secours aux forçats pour la foi. En vain Pontchartrain, ayant découvert que c'était un pasteur de Genève qui faisait l'envoi des fonds, voulut-il couper le mal dans sa racine, en enjoignant aux magistrats de Genève d'avoir à faire cesser ce désordre. Le seul résultat qu'il obtint, fut de faire substituer une nouvelle organisation à l’ancienne, si bien que jusqu'au jour où le dernier forçat pour cause de religion, sortit du bagne, la caisse de bienfaisance établie à Marseille continua à recevoir les sommes recueillies à l'étranger, pour la Société souffrante des galères.
Parmi les membres de cette Société des galères, on voyait Louis de Marolles, le conseiller du roi, le baron de Monthetou, parent du duc de la Force, le baron de Salgas, le sieur de Lasterne, de la Cantinière, de l'Aubonnière, Élie Néau, les trois frères Serre, Sabatier, etc. Sur une liste de cent cinq forçats
pour la foi, que donne Court, on trouve deux chevaliers de Saint-Louis et quarante-six gentilshommes.

Le forçat Fabre qui avait obtenu d'être envoyé aux galères à la place de son père, surpris à une assemblée, expose ainsi la souffrance morale infligée aux honnêtes gens en se voyant jetés au milieu des pires malfaiteurs : « Lorsqu'il me fallut entrer dans ce fatal vaisseau, que je me vis dépouillé pour revêtir l'ignominieux uniforme des scélérats qui l'habitent, confondu avec ce qu'il y a de plus vil sur la terre, enchaîné avec l'un d'eux sur le même banc, le cœur me manqua... Je laisse à penser de quelle douleur mon âme fut accablée, à cette première nuit, lorsque, à la lueur d'une lampe suspendue au milieu de la galère, je promenai mes regards sur tous ces êtres qui m'environnaient, couverts de haillons et de vermine qui les tourmentait. Je m'imaginai être dans un enfer que les remords du crime tourmentaient sans cesse. »
La spirituelle et peu sensible marquise de Sévigné contant à sa fille les horribles détails de la répression de la révolte de la Bretagne, dit : « J'ai une tout autre idée de la justice, depuis que je suis en ce pays. Vos galériens me semblent une société d'honnêtes gens qui se sont retirés du monde pour mener une vie douce; nous vous en avons bien envoyé par centaines. »

C'était bien, grâce à la persécution religieuse, une société d'honnêtes gens que celle des galères; mais l'on a vu quelle vie douce, menaient les forçats retranchés du monde. « Oh ! noble société que celle des galères, dit Michelet. Il semblait que toute vertu s'y fût réfugiée... On put souvent voir à la chaîne avec le protestant, le catholique charitable qui avait voulu le sauver, avec le forçat de la foi ramait le forçat de la charité. On y voyait le Turc qui, de tout temps, au péril de sa vie et bravant un supplice horrible, servait ses frères, chrétiens, se dévouait à leur chercher à terre les aumônes de leurs amis »

Quelques forçats catholiques, touchés de l'héroïque constance de huguenots leurs compagnons de chaîne, se convertir à la foi protestante sur les galères mêmes, et les aumôniers n'épargnaient point les plus indignes traitements à ces apostats qu'ils menaçaient de la potence.
« Les prosélytes de la chaîne, dit
le Journal des Galères, qui n'ont à espérer que des tourments et des misères dans ce monde, ne nous font-ils pas plus d'honneur que cette foule de gens convertis que l'Église romaine s'est faite, et dont elle se glorifie par le motif de l'intérêt, des charges, par dragons, par le sang et le carnage ?
Quant à l'aumônier Bion, en voyant avec quelle cruauté on maltraitait parfois, jusqu'à leur faire
venir l'âme jusqu'au bord des lèvres, les forçats huguenots (et cela parce qu'ils n'avaient pas levé le bonnet ou avaient refusé de nommer la personne dont ils avaient reçu des secours pour leurs frères des galères), il abjura sa foi catholique. « Leur sang prêchait, dit-il, je me fis Protestant»
Les aumôniers secondaient les vues de Louis XIV lorsqu'ils employaient tous les moyens pour arriver à ce que le silence se fit sur ce qui se passait dans l'enfer des galères En effet, le roi voulait que tout huguenot qui y entrait, perdit toute espérance d'en sortir autrement que par la mort et que nul ne sût ce qui se passait sur les galères. Quoi que fissent pour les tourmenter, intendants, aumôniers, comites; argousins ou geôliers, les huguenots n'avaient aucun recours contre les violences les plus indignes, contre les plus révoltantes iniquités qu'on voulait laisser ignorées de tous au dehors.

Cependant, en dépit des efforts faits par les aumôniers et les intendants pour les isoler du monde entier, les forçats huguenots, soit du pont des galères, soit du bagne, soit du fond des cachots obscurs où on les renfermait parfois, trouvaient toujours moyen, grâce à des merveilles d'intelligence de patiente ruse, de faire parvenir de leurs nouvelles à leurs coreligionnaires réfugiés à l'étranger. On a recueilli les curieuses et touchantes correspondances de ces martyrs de la liberté de conscience et on les a publiées sous le titre du Journal des Galères; on y voit que, à l'étranger, on était tenu au courant, jour par jour, presque heure par heure, de ce qui se passait dans la société souffrante des galères. À l'instigation des réfugiés français, les puissances protestantes ne cessaient de renouveler leurs démarches en faveur des forçats pour la foi si cruellement persécutés, mais il semblait que rien ne pût triompher de l'implacable obstination du roi à ne se relâcher en rien de ses odieuses rigueurs.

En 1709, Louis XIV, pour obtenir la paix, consent à céder nos places frontières et offre même de payer une subvention aux puissances alliées pour détrôner son petit fils, mais il se refuse absolument à mettre en liberté les huguenots ramant sur ses galères. Son négociateur, de Torcy lui écrit à ce sujet: On a traité dans la conférence de ce matin des religionnaires détenus sans les galères de Votre Majesté. Buys a demandé leur liberté; sans allonger ma lettre pour vous informer, sire, de mes réponses, j'ose vous assurer qu'il ne sera plus question de cet article. »
En effet, il n'en fut pas question dans le traité ; mais la paix signée, Louis XIV avait trop d'intérêt à se ménager les bonnes grâces de la reine Anne pour lui refuser la grâce des forçats pour la loi; seulement, ayant promis de les relâcher tous sur trois cents il n'en mit en liberté que cent trente-six.

L'intendant des galères à qui l'on faisait observer que les libérés, astreints à partir de suite par mer, n'étaient pas en mesure de fréter un navire à leurs frais, répondait que le roi ne voulait pas dépenser un sou pour eux. Les aumôniers, furieux de voir leurs victimes leur échapper, mettaient mille obstacles à leur départ. Les malheureux, autorisés à courir la ville sous la garde de leurs argousins, finirent par traiter avec un capitaine de navire qui les débarqua à Villefranche, d'où ils se rendirent à Nice puis à Genève. Leur entrée dans cette ville huguenote, si hospitalière pour nos réfugiés, fut un véritable triomphe. La population tout entière vint au-devant d'eux, précédée de ses magistrats, et chacun se disputa l'honneur de loger les martyrs de la foi protestante.
Peu de temps après, une députation des libérés partait pour l'Angleterre et fut présentée à la reine Anne par de Rochegude et par le comte de Miramont, un des plus remuants de nos réfugiés. Bancillon, un des forçats mis en liberté qui faisaient partie de la députation, conte que
la bonne reine dit à M. de rochegude : « Voila donc tous les galériens élargis»; et qu'elle fut fort surprise quand celui-ci lui répondit qu'il y en avait encore un grand nombre sur les galères du roi. Il lui remit la liste des oubliés; et elle promit d'agir de nouveau pour obtenir la liberté de tous les forçats pour la foi. Cette fois le grand roi dut s'exécuter complètement, et en 1714, on relâcha tous les galériens condamnés pour cause de religion, parmi lesquels se trouvait, entre autres, Vincent qui, depuis douze ans, avait fini le temps de galères auquel les juges l'avaient condamné.

De nouvelles condamnations furent prononcées bientôt contre les protestants ayant assisté à des assemblées de prières, si bien que, sous la régence, on eut encore à faire de nouvelles mises en liberté de forçats pour la foi. Puis, à partir de 1724, on recommença à appliquer les, édits du grand roi avec tant de rigueur que les bagnes se peuplèrent de nouveau de huguenots.
Mais le sort des galériens était devenu moins dur par suite de la transformation du matériel maritime de la France ; en effet, sous la régence on avait mis à la réforme les deux tiers des galères. Il y en avait encore quelques-unes sous Louis XVI, mais elles ne servaient plus que pour la parade, pour les voyages des princes et des hauts personnages, en sorte que les galériens étaient rarement soumis au dur supplice de la vogue.

Jusqu’au dernier moment, l'administration et la justice françaises s'obstinèrent à envoyer les gens aux galères pour cause de religion, si bien que, de 1685 à 1762, plus de sept mille huguenots furent mis au bagne. En 1763, au lendemain du jour où venait d'être prononcée la dernière condamnation aux galères pour cause de religion, le secrétaire d'État , Saint-Florentin (pour repousser la demande de mise en liberté de trente-sept forçats pour la foi, faite par le duc de Belford) disait : « Je n'ai pas entendu dire que nous ayons demandé grâce pour des catholiques condamnés en Angleterre, pour avoir contrevenu aux lois du pays. Les Anglais ne devraient donc pas solliciter en faveur des religionnaires français condamnés pour avoir contrevenu aux nôtres. »
Le progrès de l'esprit de tolérance en France finit par avoir raison de l'obstination des administrateurs à vouloir appliquer les édits de Louis XIV, impudente violation de la liberté de conscience.
En 1769, le duc de Brunswick crut avoir obtenu la liberté du dernier galérien, condamné pour cause de religion ; c'était un vieillard de quatre-vingts ans. « Ce pauvre infortuné, écrivait le pasteur Tessier, sent à peine son bonheur à cause de son âge.»
Il restait encore cependant deux forçats pour la foi, oubliés au bagne depuis trente ans. M. Eymar, que Court avait chargé d'obtenir leur grâce, dit qu'ils jouissaient de la plus grande faveur, pouvant aller librement et sans gardes, exercer en ville une profession lucrative; « en un mot, dit-il, ils ne portaient plus du galérien que le titre et la livrée; d'un autre côté, ils avaient perdu de vue, pendant leur long esclavage, leur famille et leur pays; leurs biens avaient été confisqués, dilapidés ou vendus... Que retrouveraient-ils en échange de l'aisance assurée qu'ils allaient perdre, si ce n'est l'abandon et peut-être la mendicité ? » Aussi, quand M. Eymar annonça à ces deux vieillards qu'ils étaient graciés, il les vit accueillir cette bonne nouvelle avec la plus froide indifférence.
« Je les vis même, dit-il, pleurer leurs fers et regretter leur liberté. » Heureusement que la Société de secours, établie à Marseille pour les galériens, existait encore ; elle put fournir à ces malheureux, devenus si peu soucieux de leur liberté, un équipement complet et une somme de mille francs pour les mettre à l'abri de la misère qu'ils redoutaient.
On le voit, c'est presque à la veille de la révolution que sortirent du bagne les deux dernières victimes de l'odieuse législation de Louis XIV, impitoyablement appliquée pendant un siècle.

Louis XIV avait mis en prison, à l'hôpital ou au couvent, expulsé ou transporté en Amérique les opiniâtres qui persistaient dans les erreurs d'une religion que, écrivait-il au duc de la Force, je ne veux plus tolérer dans mon royaume.
Il avait envoyé aux galères tout huguenots qui avait tenté de passer à l'étranger, assisté à une assemblée de prières, ou rétracté l'abjuration que la violence lui avait arrachée. Pour compléter le tableau de cette odieuse croisade faite par le roi très chrétien contre la liberté de conscience de ses sujets, il ne me reste plus qu'à raconter ce que furent les exhortations données aux huguenots par ses soldats, qu'à faire la lamentable histoire des dragonnades.

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