Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE III

LIBERTÉ DE CONSCIENCE

suite 2

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Antérieurement à l’édit de Nantes, les catholiques enlevaient souvent déjà les enfants huguenots pour les baptiser. Élie Benoît cite l’exemple d’un père qui menait son enfant au temple pour le faire baptiser, et auquel cet enfant fut dérobé pendant qu’il menait son cheval à l’écurie, puis porté à baptiser dans une église catholique, par une servante de l’hôtellerie.

L’article 17 de l’édit de Nantes dut défendre « d’enlever par force ou induction contre le gré de leurs parents, les enfants des protestants pour les faire baptiser ou confirmer en l’Église catholique... à peine d’être puni exemplairement. » Malgré cette défense formelle les enlèvements des enfants huguenots continuèrent, et, en 1623, les députés du synode national d’Alençon formulaient ainsi les plaintes de leurs co-religionnaires à ce sujet.: « on leur enlevait leurs enfants pour les baptiser et les élever dans la religion romaine... témoin la fille du pharmacien Rédon et celle de Gilles Connant âgée de deux ans, qui, attirée dans un couvent, y avait été retenue malgré les réclamations de sa mère. »

Le plus souvent le clergé enlevait les enfants huguenots sous prétexte que ces enfants désiraient se convertir, mais il les enlevait si jeunes que ce prétexte ne pouvait être sérieusement invoqué, et que Louis XIV lui-même se vit obligé, en 1669, de publier la déclaration suivante :
« Faisons défense à toutes personnes d’enlever les enfants de ladite religion prétendue réformée, ni les induire ou leur faire faire aucune déclaration de changement de religion,
avant l’âge de quatorze ans accomplis pour les mâles et de douze ans accomplis pour les femelles. »
Cette loi mettait une bien légère entrave à la violation journalière des droits sacrés du père de famille ; cependant elle provoqua les plus vives protestations des évêques. Ainsi, en 1670, au nom de l’assemblée générale du clergé, l’évêque d’Uzès adressait au roi ces pressantes remontrances : « Pouvons-nous, sans trahir notre conscience, sans être criminels devant Dieu, ne pas acquiescer à leurs justes désirs (d’enfants de moins de douze ou quatorze ans !) lorsque, par leur propre mouvement, secourus de la grâce, ils se jettent dans nos bras et qu’ils nous découvrent l’extrême envie qu’ils ont
d’être admis parmi nous! » Quant aux pères de famille qui mettaient obstacle au désir de conversion de leurs jeunes enfants, ils étaient, disait l’orateur du clergé, « meurtriers plutôt que pères ».

Les évêques, avec la connivence du chancelier qui leur disait : « Le roi a fait son devoir, faites le vôtre ! » continuèrent leurs razzias d’enfants huguenots, en ayant soin, pour avoir l’air de respecter la loi, de ne faire abjurer ces enfants enlevés que le jour où ils atteignaient l’âge de douze ou quatorze ans.
Mais l’édit de 1669 devint
lettre morte, du jour où furent fondées les nombreuses maisons de propagation de la foi, ces écoles-prisons « destinées à procurer aux jeunes protestantes des retraites salutaires contre les persécutions de leurs parents et les artifices des hérétiques ». C’est ainsi que les trois filles de Jean Mallet, avocat au parlement de Paris, furent mises aux nouvelles catholiques, avant la révocation, alors que l’aînée n’avait pas encore douze ans.
Cette note, mise en marge d’une liste des pensionnaires de la maison des nouvelles catholiques de Paris, montre ce que pouvait être
le désir de conversion des enfants enfermées dans ces écoles-prisons.
«L’aînée des Hammonet, très déraisonnable, elle n’a que quatre ans, et il est cependant très dangereux de lui laisser la liberté de voir ceux qui né sont pas convertis, ou qui sont mauvais catholiques. »
Les huguenots de Reims, las de réclamer vainement auprès des juges et auprès de l’intendant, adressent un placet au roi, protestant contre le refus qui leur est fait par la directrice de la maison de la propagation de la foi, de leur laisser voir leurs filles. Ce refus, disent-ils, est contraire à
l’équité et à la nature qui donnent droit aux pères et mères de s’inquiéter de ce que deviennent leurs enfants.
À cette légitime réclamation, Louis XIV répond en décidant qu’une fille, une fois reçue dans la maison de propagation,
ne pourra être forcée de voir ses parents jusqu’ à ce qu’elle ait fait son abjuration, attendu qu’il s’est assuré que les filles protestantes qui entrent dans cette maison y entrent toujours volontairement après avoir fait connaître leur désir de se faire instruire dans la religion catholique.
Qu’ainsi leur volonté devenant publique et notoire, telle précaution affectée de leurs père et mère à vouloir en tirer des éclaircissements plus particuliers, ne peut passer que pour artifice dont ils désireraient se servir pour tâcher d’ébranler leurs enfants, et de les émouvoir par leurs larmes, peut-être même par leurs reproches et par leurs menaces. »

Non seulement les parents ne peuvent, avant qu’elle ait abjuré, voir la fille qu’on leur a arrachée pour la convertir, mais encore ils doivent bien se garder de la recevoir chez eux, si, spontanément ou sur leurs conseils, elle s’échappe de la prison après avoir abjuré. Charlotte Leblanc, convertie aux nouvelles catholiques, est confiée à la maréchale d’Humières. En janvier 1678 elle s’échappe et voici l’ordre qui est donné à ce sujet : « Le roi m’a ordonné de vous dire que vous ayez à vous informer si elle s’est retirée chez ses parents, et, au cas qu’ils l’aient fait enlever, que vous leur fassiez faire leur procès comme suborneurs et ravisseurs, et si, au contraire, elle y est retournée de bon gré, que vous fassiez informer contre elle comme relapse. ».

En 1676, Madeleine Blanc, enlevée de vive force, avait été conduite chez le curé de Saint-Véran un bâillon sur la bouche. La convertie s’échappe un jour et se réfugie chez son père, on condamne le père à l’amende comme coupable d’enlèvement ; la fille reprise est jetée dans un couvent, et l’on n’entend plus jamais parler d’elle.

Quels sombres drames se sont passés derrière les murs des couvents et de ces maisons de propagation qu’Elie Benoît appelle avec raison ces nouvelles prisons ! — On enfermait de jeunes enfants dans des cachots sales, humides et obscurs, et on ne leur parlait que des démons qui y revenaient, des crapauds et des serpents qui y grouillaient. Fausses visions, menaces, promesses, mauvais traitements, jeûnes, rien n’était négligé pour abuser de la faiblesse de ces jeunes enfants et de leur simplicité d’esprit. Une jeune fille, ajoute Elie Benoît, enfermée au couvent d’Alençon est tourmentée par ces fausses béates de la plus cruelle manière; on lui met le corps tout en sang à coups de verges, on la jette dans un grenier où elle reste pendant tout le jour et toute la nuit suivante, une des plus froides de l’hiver, sans feu, sans couverture, sans pain. Le lendemain on la trouve demi-morte, le corps enflé démesurément, ses blessures livides et enflammées; quand elle fut guérie de ses plaies, elle demeura sujette à des convulsions épileptiques.

Les religieuses d’Uzès avaient huit jeunes filles rebelles. Elles avertirent l’intendant, firent venir le juge d’Uzès et le major du régiment de Vivonne et, devant eux, elles dépouillèrent les huit demoiselles (qui avaient de seize à vingt ans) et les fouettèrent de lanières armées de plombs. Ces mortifications de la chair semblaient chose toute naturelle aux convertisseurs, comme Moyen de persuasion. L’évêque de Lodève, lui-même, catéchisait chaque jour une jeune demoiselle, et, chaque jour, passant des injures aux voies de fait, la rouait de coups.

L’histoire des petites Mirat, enlevées par l’ordre de Bossuet, histoire que conte un témoin oculaire des faits, est un remarquable exemple de l’énergique résistance que de jeunes enfants opposaient parfois au zèle violent des convertisseurs. Les filles Mirat, orphelines de père et de mère, furent enlevées de chez leur grand-père de Monceau, médecin à la Ferté-sous-Jouarre; au commencement de l’année 1683, sur un faux bruit qu’elles voulaient se faire catholiques — l’aînée avait alors dix ans et la plus jeune huit. Dans le carrosse où elles furent mises, elles se défendirent comme des lionnes, cassèrent les carreaux et voulurent se jeter par les portières. Le procureur du roi, pour venir à bout de la plus jeune, avait mis la tête de l’enfant entre ses deux jambes, mais elle se dégagea, lui sauta à la figure, et le griffa de telle façon qu’il en conserva longtemps les marques. Il fallut faire monter les archers dans le carrosse pour contenir les deux enfants, qui s’étaient blessées en brisant les carreaux des portières.
On les amena à un couvent, mais l’abbesse refusa de les recevoir
dans l’état où elles se trouvaient; alors on les prit et on les lia sur une charrette, pour les conduire à Rebais chez un chirurgien catholique de leurs parents. « Pendant cinq mois qu’elles demeurèrent là, dit l’auteur de la relation, elles n’ont vécu que de vieux pain noir que l’on accompagnait quelquefois d’un peu de lard jaune. La plus jeune y a souffert du fouet, l’une et l’autre on été exposées aux outrages et aux soufflets. Elles avaient toujours sur les bras des prêtres et des dévotes qui les punissaient quelquefois si sévèrement, que, pour éviter les violences, elles ne trouvaient plus d’autre remède que de se jeter par la fenêtre quoiqu’elles fussent d’un étage de haut. On les a deux fois réduites à cette extrémité et l’on s’est vu deux fois obligé de les retirer de ce pas. On leur avait ôté toutes les choses dont elles pouvaient se faire du mal, comme des couteaux, des épingles, des cordes, etc. Un matin que la servante était allée à la messe, les petites filles se lèvent à la hâte, sortent de la maison et vont se réfugier, à un quart de lieue de Rebais, chez un réformé. Pendant qu’elles sont là, le chirurgien qui les a en garde vient deux fois faire perquisition dans la maison; elles vont se cacher dans les blés ; à la nuit elles se mettent en route, marchant sans bas et sans souliers, au milieu des cailloux, des ronces et des épines
C’est ainsi qu’elles firent trois grandes lieues et arrivèrent à La Ferté à trois heures du matin, où, venant à la porte de leur grand-père, elles l’éveillèrent par leurs cris. Je les vis,
elles étaient dans un état qui faisait pitié, leurs corps étaient pleins de gale et leurs pieds déchirés. »

Le procureur fiscal voulait pourtant les reprendre, et le grand-père n’eut d’autre ressource pour éviter qu’il en fût ainsi que de les emmener quatre ou cinq heures après leur arrivée pour les présenter au premier président. Malgré les promesses de celui-ci et l’intervention de Ruvigny, député général des protestants, elles furent mises au couvent de Charonne, et un placet au roi donne les détails navrants qui suivent, sur le traitement qu’elles eurent à subir dans ce couvent :
Quand l’abbesse vit que les caresses, les promesses et les Menaces, de l’autre, ne pouvaient rien gagner sur elles, elle se servit des
coups, des soufflets, de la rigueur du froid, de la violence du feu et d’autres tourments pour les obliger à démordre. Chacun sait combien a été rude l’hiver qui finissait l’année 1683 et qui commençait l’année 1684. Pendant tout ce temps-là on les a laissées sans jeu, exposées à toutes les rigueurs que peut causer un froid excessif; on les a garrottées quelquefois fort étroitement ; on leur a serré les doigts avec des cordes et, à tous ces tourments on ajoutait des paroles pleines de fureur et de malédiction. » Le jour des Cendres 1684, alors que tout le monde était à l’Église, elles se sauvèrent par-dessus les murs du jardin et se rendirent chez un marchand nommé Sire, dont elles avaient entendu dire qu’on voulait enlever la fille. Celui-ci les cacha tantôt dans une maison tantôt dans une autre, pendant près d’un an et réussit enfin à les faire partir pour la Hollande où elles arrivèrent au mois d’avril 1685. »

L’histoire des petites Mirat montre quelle valeur pouvait avoir, à la veille de la révocation, le prétendu bruit que tel ou tel enfant qu’on enlevait à ses parents avait manifesté le désir de se convertir; ce qui rendait ce prétexte d’enlèvement encore moins admissible, c’est que Louis XIV avait abrogé l’édit de 1669 interdisant d’induire à se convertir les filles avant douze ans et les garçons avant quatorze ans, et conformément à la loi catholique qui porte que, à sept ans, l’homme est en âge de connaissance. Il avait publié en 1681 la déclaration suivante
« Voulons et nous plaît que nos sujets de la religion prétendue réformée, tant mâles que femelles ayant atteint l’âge de
sept ans puissent et qu’il leur soit loisible d’embrasser la religion catholique et que à cet effet ils soient reçus à faire leur abjuration de la religion prétendue réformée, sans que leurs pères et mères ou autres parents y puissent donner aucun empêchement. Voulons qu’il soit aux choix des dits enfants de retourner dans la maison de leurs pères et mères pour y être nourris et entretenus ou de se retirer ailleurs et de leur demander une pension proportionnée à leurs conditions et facultés.

En vain les protestants adressèrent-ils une requête au roi, faisant observer que cette déclaration permettant à des enfants qui avaient encore aux lèvres le lait de leurs nourrices, de faire choix d’une religion et de déserter le foyer paternel, allait jeter la discorde dans les familles— qu’une telle disposition allait multiplier les émigrations, les parents aimant mieux souffrir toute espèce de maux que de se voir séparer de leurs enfants d’un âge si tendre.
L’édit fut maintenu et désormais les enfants furent également présumés
capables de faire choix d’une religion « à l’âge, dit Jurieu, où ils ne savent pas distinguer le rouge du bleu, à l’âge où une pomme ou une pirouette les peuvent gagner. »
Les parents vécurent dès lors dans des angoisses continuelles, se défiant de tout et de tous, de leurs amis catholiques, de leurs domestiques, de tout étranger. Une servante gagnée, mène l’enfant au curé ou au couvent ; il dit ce qu’on veut et le voilà catholique,
perdu pour les parents.
La justice, dit Elie Benoît, accueillait les dénonciations de tout le monde.

Un voisin, une servante, un débiteur, un ennemi venait déclarer que votre enfant savait faire le signe de la Croix, qu’en voyant passer le Saint-Sacrement ou la Croix, il avait dit C’est le bon Dieu ! Sans autre information, sans autre examen, on le remettait aux mains d’un catholique. Là, soit par la promesse d’une poupée, soit en lui donnant un fruit ou des confitures en lui faisait répéter l’ave maria ou dire seulement la messe est belle, et cela suffisait pour établir son désir de se convertir à la religion catholique. Ainsi, un marchand étant venu pour réclamer au gouverneur la Vieville son enfant de huit ans, à qui l’on avait promis quatre deniers pour se faire catholique, le gouverneur répondit que l’enfant ayant dit : que ce qu’il y avait à l’église était bien plus beau que ce qu’il y avait au temple, avait suffisamment témoigné son désir de se faire catholique et rendu raison de son choix.

Mme de Maintenon savait, par son expérience personnelle, combien il est facile de convertir un jeune enfant, car, confiée elle-même dans son enfance aux Ursulines de Niort, elle disait: « Oh ! je serai bientôt catholique, car on me promet une image ! malheureusement elle ne devint que trop catholique plus tard, sans doute dans l’espérance d’effacer aux yeux du roi sa tache originelle de huguenote.
Elle-même enleva la fille de son parent de Villette âgée de
sept ans, et Bette fille qui devint plus tard Mme de Caylas, écrit dans ses mémoires :
« Je pleurai d’abord beaucoup mais je trouvai le lendemain la messe du roi si belle que je consentis à me faire catholique à condition que je l’entendrais tous les jours et que l’on me garantirait du fouet. C’est toute la contreverse que je fis. »
« Je l’emmenai avec moi, dit de son côté madame de Maintenon, elle pleura un moment quand elle se vit seule dans mon carrosse, ensuite elle se mit à chanter. Elle a dit à son frère qu’elle avait pleuré en songeant que
son père lui avait dit en partant que si elle changeait de religion et venait à la cour, il ne la reverrait jamais. »
C’est de concert avec une tante de Mlle de Villette que madame de Maintenon avait fait ce beau coup, à l’insu de la mère, et, quelques jours après, elle mandait à la cour les deux fils de Villette et les faisait abjurer à leur tour. Son projet avait été longuement prémédité, car c’est sur sa demande que Seignelai avait donné à M. de Villette un commandement à la mer qui devait le tenir éloigné de France pendant plusieurs années. Ce qui est
plus odieux peut-être que l’acte lui même, c’est l’apologie jésuitique qu’en fait madame de Maintenon, dans la lettre qu’elle écrit à M. de Villette au lendemain de l’enlèvement et de la conversion de ses enfants..
« Vous êtes trop juste, écrit-elle, pour douter du motif qui m’a fait agir. Celui qui regarde Dieu est le premier, mais s’il eût été seul, d’autres âmes étaient aussi précieuses pour lui que celles de vos enfants et j’en aurais pu convertir qui m’auraient moins coûté. C’est donc.
l’amitié que j’ai eue toute ma vie pour vous qui m’a fait désirer avec ardeur de pouvoir faire quelque chose pour ce qui vous est le plus cher Je me suis servie de votre absence comme du seul temps où j’en pouvais venir à bout, j’ai fait enlever votre fille par l’impatience de l’avoir et de l’élever à mon gré; j’ai trompé et affligé madame votre femme pour qu’elle ne fût jamais soupçonnée par vous, comme elle l’aurait été si je m’étais servie de tout autre moyen pour lui demander ma nièce.
Voilà, mon cher cousin, mes intentions qui sont bonnes, et
droites, qui ne peuvent être soupçonnées d’aucun intérêt, et que vous ne sauriez désapprouver dans le même temps qu’elles vous affligent, comme je vous fais justice, et que vos déplaisirs me touchent, faites-la moi aussi, recevez avec tendresse la plus grande marque que je puisse vous donner de la mienne, puisque je fâche ce que j’aime et que j’estime, pour servir des enfants que je ne puis jamais tant aimer que lui, et qui me perdront avant que je puisse connaître s’il sont ingrats ou non. »

Ainsi les catholiques pouvaient dire, et croyaient peut-être, que la plus grande marque de tendresse qu’ils pussent donner à un parent ou à un ami huguenot, était de lui enlever ses enfants et de les convertir malgré lui ! N’y a t-il pas là un exemple frappant de cette aberration morale que produit cette passion religieuse qui vous enlève toute notion du juste et de l’injuste.

Du reste les convertisseurs ne se donnent bientôt plus la peine de prétexter un désir prétendu de conversion chez les enfants qu’ils enlèvent, et le gouvernement lui-même les autorise, par son exemple, à en agir ainsi, Témoin cet ordre du cabinet du roi, antérieur à la révocation: «  Le roi veut que M. le curé de la Junquières fasse remettre au porteur de ce billet, l’enfant de M. de la Pénissière qui est en nourrice dans sa paroisse. »

C’était une incroyable émulation de zèle entre les convertisseurs, fort peu soucieux des droits des pères de famille, désireux de se faire bien voir en cour. Cette émulation multipliait chaque jour davantage ces enlèvements d’enfants. Il ne faut donc pas s’étonner si à la veille de l’édit de révocation, les maisons de propagation de la foi regorgeaient d’enfants huguenots mis à l’abri des prétendues persécutions de leurs parents hérétiques, derrière les grilles des couvents.

Vient l’édit de révocation, décrétant que tout enfant qui naîtrait désormais de parents huguenots serait obligatoirement baptisé par le curé et élevé dans la religion catholique. Il restait encore aux huguenots leurs enfants nés avant l’édit, mais Louis XIV complète bientôt son oeuvre, il décide qu’on enlèvera les enfants huguenots de cinq à seize ans, pour les élever dans la religion catholique; une déclaration antérieure avait mis déjà sous la main du gouvernement tous les enfants de moins de seize ans par cette disposition prévoyante:
« Enjoignons très expressément à nos sujets de la religion prétendue réformée qui ont envoyé élever leurs enfants dans les pays étrangers,
les faire revenir sans délai, leur défendons d’envoyer leurs enfants dans les pays étrangers pour leur éducation avant l’âge de seize ans. » Louis XIV motive ainsi son terrible édit, exécutoire dans les huit jours :
« Nous estimons à présent nécessaire de procurer avec la même application le salut de ceux qui étaient avant cette loi, et de suppléer de cette sorte au défaut de leurs parents, qui se trouvent encore malheureusement engagés dans l’hérésie,
qui ne pourraient faire qu’un mauvais usage de l’autorité que la nature leur donne pour l’éducation de leurs enfants... voulons et nous plaît que dans huit jours, après la publication faite de notre présent édit, tous les enfants de nos sujets qui font encore profession de la dite religion prétendue réformée, depuis l’âge de cinq ans jusqu’à celui de seize accomplis, soient mis dans les mains de leurs parents catholiques, à défaut dans les mains de telles personnes catholiques qui seront nommées par les juges, ou dans les hôpitaux généraux, si les pères et mères ne sont pas en état de payer les pensions nécessaires pour faire élever et instruire leurs enfants hors de leurs maisons... tous ces enfants seront élevés dans la religion catholique. »

L’enlèvement général des enfants, ce grand massacre des innocents, comme l’ont qualifié les huguenots, était heureusement chose impossible. Seuls, les nobles, les notables, les bourgeois aisés eurent à subir l’application de cet odieux édit, la masse fut sauvée du désastre par l’obscurité de sa situation; du reste si l’on eût voulu tout prendre, les couvents, les collèges et les hôpitaux n’eussent pu contenir les enfants de deux cent mille familles.
Mais que de scènes déchirantes dans les familles
privilégiées, condamnées à se voir dans les huit jours, arracher tous leurs enfants, même ceux qui n’avaient que cinq ans !
« Un enfant de cinq ans ! à cet âge si tendre, dit Michelet, l’enfant fait partie de la mère. Arrachez-lui plutôt un membre à celle-ci! Tuez l’enfant ! il ne vivra pas, il ne vit que par elle et pour elle, d’amour qui est la vie des faibles! »

Pour éviter ce coup terrible, beaucoup de huguenots faiblirent et se résignèrent à faire ce que Henri IV appelait le saut périlleux, dans l’espoir de conserver leurs enfants après leur conversion, ou semblant de conversion à la religion catholique.
Ils furent cruellement trompés dans leur espoir, car, chaque année, jusqu’à la chute de la monarchie, on fit de véritables razzias d’enfants de convertis, que l’on entassait dans les couvents après les avoir enlevés à leurs parents accusés d’être
mauvais catholiques. Les huguenots avaient cru que leur abjuration obligerait le roi à ne plus les distinguer des anciens catholiques; ainsi que le demandaient les convertis de Nîmes dans leur supplique au duc de Noailles. Il n’en fut point ainsi ; sous le nom de nouveaux convertis ils constituèrent une classe de suspects, auxquels on déclara applicables toutes les mesures de précaution ou de rigueur, prises contre les huguenots. Une ordonnance, renouvelée tous les cinq ans, jusqu’en 1775, interdit même aux nouveaux convertis, de vendre leurs biens sans une autorisation spéciale du gouvernement, parce qu’on les tenait pour de faux convertis n’attendant que l’occasion de passer à l’étranger pour y pouvoir professer librement leur religion véritable. Une ordonnance royale du 30 septembre 1739 portait même défense, aux nouveaux convertis du Languedoc, de sortir de la province sans permission, on voulait les garder sous la main pour les mieux surveiller.
Ces suspects, au débat, étaient menés à l’église de gré ou de force et contraints de Participer à des sacrements qui leur faisaient horreur; presque tous les évêques, dit Saint-Simon, se prêtèrent à cette pratique impie
et y forcèrent. Mais bientôt une réaction se fit contre cette obligation de la communion forcée, discrètement blâmée ainsi par Fénélon : « Dans les lieux où les missionnaires et les troupes vont ensemble, dit-il, les nouveaux convertis vont en foule à la communion. Je ne doute point qu’on ne voie à Pâques un grand nombre de communions, peut-être trop. »
« J’ai obtenu, écrit en 1686 l’évêque de Grenoble, le délogement des troupes envoyées à Grenoble. J’ai représenté qu’il fallait laisser aux évêques le soin de faire prendre les sacrements, sans y forcer par des logements de gens de guerre. L’exemple de Valence
m’a fait peur — à Chateaudouble on a craché l’hostie dans un chapeau, après l’avoir prise par contrainte. »

Cependant, en 1687, l’évêque de Saint-Pons est encore obligé d’écrire au commandant des troupes dans son diocèse : « Vous employez les troupes du roi pour faire aller indifféremment tout le monde à la table sans aucun discernement. L’on fait mourir quelques-uns de ces impies qui crachent et foulent aux pieds l’eucharistie. Est-ce que Jésus-Christ n’est pas encore plus outragé qu’on le mette violemment dans le corps d’un infidèle public et d’un scélérat, tels que vous convenez que sont plusieurs de ceux que vos troupes font communier? »
Ce n’est qu’en 1699 que cette circulaire, adressée au nom du roi aux intendants et commissaires, vient prescrire de renoncer définitivement à de telles pratiques Le roi a été informé qu’en certains endroits, quelques officiers peu éclairés avaient voulu, par un faux zèle, obliger les nouveaux convertis à s’approcher des sacrements, avant qu’on leur eût donné le temps de laisser croître et fortifier leur foi ; Sa Majesté qui sait qu’il n’y a point de crime plus grand, ni plus capable d’attirer la colère de Dieu,
que le sacrilège, a cru devoir déclarer aux intendants et commissaires départis, qu’elle ne veut point qu’on use d’aucune contrainte contre eux pour les porter à recevoir les sacrements. »

Quant à l’usage de la contrainte matérielle pour obliger les convertis à assister à la messe, aux offices et aux instructions religieuses, il fut non seulement approuvé mais réclamé de tout temps par les évêques.
Les troupes furent employées à cette besogne, et des inspecteurs, nommés dans les paroisses, veillèrent à ce que les convertis fissent leur devoir.
Les convertis de Saint-Jean-de-Gaudonnenque sont forcés de s’engager à découvrir ceux qui manqueront à leur devoir, soit messe, prédication, catéchisme, instruction ou autre exercice catholique, et ils nomment les
inspecteurs qui dénonceront tous ceux qui manqueront à quelqu’un des exercices de la religion catholique.
Quant aux habitants de Sauve, ils donnent, à chacun des inspecteurs nommés, la conduite d’un certain nombre de familles dont ils prendront soigneusement garde, si tous ceux qui les composent vont à la messe, fêtes et dimanches, s’ils assistent aux instructions et y envoient leurs enfants et domestiques, s’ils observent les fêtes et jours d’abstinence de viandes ordonnés par l’Église.
L’intendant de Creil demandait que les convertis « fussent obligés de s’inscrire, sur une feuille du curé ou d’un supérieur de
maison religieuse, pour marquer qu’ils avaient assisté à la messe les jours de fêtes et les dimanches, « ce qui aurait un merveilleux effet, disait-il, quand on pourrait ajouter, sous peine de loger pendant trois ou quatre jours un dragon. »

En 1700 l’intendant de Montauban écrit encore au contrôleur général: « La première démarche de les engager (les nouveaux convertis) par la douceur à venir à la messe, était le coup de partie, pourvu qu’on n’en demeure pas là; il faut y joindre l’instruction — c’est ce que j’ai fait, en composant environ vingt classes des nouveaux convertis de Montauban, que j’ai confiées, pour l’instruction, à vingt des plus habiles gens de la ville qui m’en rendront compte exactement chaque semaine. Moyennant ces instructions, je sais d’abord que quelqu’un a manqué, ou d’aller à la messe, ou de se faire instruire, et aussitôt je l’envoie quérir pour lui représenter que ceux qui ont commencé à faire leur devoir sont plus coupables que les autres quand ils ne continuent pas. Si je puis obtenir quelques lettres de cachet, pour intimider les plus opiniâtres, et quelques secours d’argent à beaucoup de nouveaux convertis qui sont dans le besoin, vous pouvez vous fier à moi, l’affaire réussira ou j’y périrai.» Mais, ainsi que le dit Rulhières, pour obliger deux cent mille familles à répéter journellement les actes d’une religion qu’on leur faisait abhorrer, les cent yeux d’inquisition et ses bûchers n’auraient pu suffire.
Le gouvernement se vit obligé de prescrire à ses agents de ne pas appliquer des règlements vexatoires absolument inexécutables, mais cette recommandation fut faite
en secret, avec injonction de ne point laisser soupçonner la défense de faire ce qui sentait l’inquisition.
Et il se passa bien des années avant que l’on renonçât à soumettre les nouveaux convertis à un véritable régime de l’inquisition.
Tel est traduit devant le lieutenant criminel pour avoir refusé de se mettre à genoux pendant la messe, au moment de l’élévation, tel autre pour avoir jeté son pain bénit, un troisième pour avoir repoussé avec son chapeau, au lieu de la baiser, la patène, qui lui était portée par un petit garçon.

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