Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE III

LIBERTÉ DE CONSCIENCE

suite

-------

En 1670, l’orateur de l’assemblée générale du clergé, en même temps qu’il déclarait que les évêques ne pouvaient, sans être criminels, refuser de se rendre aux désirs d’enfants de moins de douze ans, voulant se convertir à la religion catholique, malgré leurs parents, disait, sans se rendre compte de son inconséquence:
« Tout est perdu à jamais par la funeste liberté qui donne lieu aux catholiques de votre royaume de faire banqueroute à leur religion. »
Louis XIV, pour donner satisfaction aux vives remontrances du clergé, décide que les dispositions de l’édit de Nantes relatives aux immunités accordées à ceux qui, après avoir abjuré, seraient retournés à leur religion première, ne s’appliquent qu’au passé.
Que tout réformé qui aura une fois fait abjuration pour professer la religion catholique, ne pourra jamais plus y renoncer et retourner à la religion réformée.
« Voulons et nous plaît, décrète-t-il, que nos sujets, de quelque qualité, condition, âge et sexe qu’ils soient, faisant profession de la religion catholique, ne puissent jamais la quitter pour passer en la religion prétendue réformée. »

Nul catholique ne pouvant plus se faire protestant, et nul protestant, ayant abjuré ne pouvant revenir à sa foi première, les huguenots de naissance avaient seuls désormais le droit de se dire protestants.
C’était trop encore. Après la suppression de l’exercice public du culte protestant, un incroyable édit vint déclarer catholiques tous les huguenots restés en France à la suite de cette suppression, leur séjour dans le royaume étant une preuve plus que suffisante qu’ils avaient embrassé la religion catholique.
Pour se rendre compte de l’odieuse et imprudente iniquité d’un tel édit, il faut se rappeler que les huguenots ne pouvaient quitter le royaume sans être passibles des galères et de la confiscation des biens, et que l’article XI de l’édit révocatoire, portant suppression de leur culte public, les autorisait à rester dans les villes et lieux du royaume, à y continuer leur commerce et jouir de leurs biens, sans pouvoir être troublés ni empêchés sous prétexte de leur religion. »
Quoi qu’il en soit, à la suite de cet inqualifiable édit; nul n’ayant plus le droit de dire qu’il voulait mourir protestant, la visite obligatoire du curé aux malades provoqua chaque jour des drames émouvants au chevet des mourants.

Le clergé usa de son droit avec la dernière rigueur, et mit autant d’ardeur à vouloir imposer l’administration des sacrements aux huguenots qui n’en voulaient pas qu’il en apporta plus tard à la refuser aux jansénistes qui la demandaient sans pouvoir l’obtenir. Rulhières, à ce propos, conte cette plaisante anecdote:
« Il se trouva dans le même hôtel deux malades dont l’un, janséniste, demandait au curé les sacrements, ne pouvait les obtenir et menaçait de s’adresser aux magistrats; et l’autre, Calviniste, refusait la communion et repoussait le curé qui le menaçait des galères s’il en relevait, ou de le faire traîner sur la claie, s’il Mourait. Le maître d’hôtel, alarmé de ces scènes fâcheuses, qui pouvaient avoir des suites plus fâcheuses encore, imagina de changer
secrètement les deux malades de lit, et tout le trouble fut apaisé. »
Aujourd’hui (en 1886), comme au XVIII° siècle, nous voyons l’Église mettre autant d’ardeur à refuser les sacrements aux gens qui les réclament, qu’à les administrer,
in articulo mortis, à des hommes qui, comme Littré, par exemple, ont, pendant tout le cours d’une longue existence, fait profession de libre-pensée.

Le docteur Robin; collaborateur et ami de Littré, ne put s’empêcher d’écrire à l’occasion de l’enterrement religieux de Littré, libre-penseur comme il l’était lui-même : « Littré a toute sa vie demandé des obsèques civiles, nous accompagnerons son corps jusqu’à l’Église seulement. » — Le docteur Robin, pour éviter une mésaventure semblable, avait inséré dans son testament cette prescription formelle : «J’exige absolument de mes héritiers que mon enterrement soit un enterrement civil, quel que soit le lieu où je meure. »

Cependant sa famille l’a fait enterrer
religieusement, bien qu’elle ne pût alléguer sa conversion quasi-posthume, puisque il était mort à la suite d’une attaque d’apoplexie, sans avoir un seul instant recouvré l’usage de la parole, mais, elle n’avait pas, dit-elle, pris connaissance de ses papiers. Tout au contraire, l’israélite Léon Gozlan, près duquel un rabbin faisait la veillée des morts; fut enterré catholiquement parce que sa famille trouva dans ses papiers la preuve qu’il avait été baptisé dans son enfance.
Quelques semaines avant la mort du docteur Robin, on avait vu un Lepère libre-penseur, frappé d’un mal subit qui, dès le début de sa courte maladie, lui avait enlevé toute connaissance, recevoir, sans s’en douter, l’assistance d’un prêtre et être enterré comme catholique.
Aussitôt le
Figaro, moniteur du monde religieux et du monde galant, s’est empressé de dire : « M. Lepère que l’on a enterré hier avec tous les sacrements de la religion chrétienne, est, en somme, revenu aux anciennes croyances de sa prime jeunesse. »
M. Rathier, ami de M. Lepère et comme lui député de l’Yonne, a cru devoir rétablir la vérité des faits, en rappelant que, pendant les dernières années de sa vie, M. Lepère avait été fidèle à ses convictions,
qui associaient la libre pensée à sa foi républicaine, que, s’il avait été enterré comme catholique, c’était parce qu’un prêtre lui avait été imposé, alors qu’il n’avait plus connaissance de ce qui se passait autour de lui.

Le plus souvent les familles des libres-penseurs, soit par conviction religieuse, soit par respect humain, se sont ainsi les complices de l’Église venant exercer son prosélytisme de la dernière heure près d’un moribond inconscient de sa conversion quasi-posthume. Si au contraire, comme c’est son devoir de le faire, la famille veille à ce que le moribond soit mis à l’abri de ces tentatives de pseudo-conversions, les cléricaux protestent contre l’atteinte ainsi portée à la liberté de prosélytisme de l’Église.
C’est ainsi que, à l’occasion de la mort de Victor Hugo, M. Fresneau ne craignait pas de dire à la tribune du Sénat:
« Il s’est établi un usage, contre lequel je proteste de toute l’énergie de ma conscience et de ma raison; je veux parler du droit que l’incrédulité s’est arrogé, de se donner des gardes du corps pour surveiller les derniers moments des malades, petits ou grands, humbles ou illustres. Grâce à cette coutume
qui représente assez exactement les violences reprochées à nos pères, et comme l’introduction des dragonnades dans la vie privée, nous ne pouvons savoir ce qui s’est passé à la dernière heure de celui (VICTOR HUGO) que vous prétendez honorer à votre manière. »
De cette insinuation que Victor Hugo eût pu se convertir, s’il n’eût pas été entouré de sa famille, à l’affirmation qu’à sa dernière heure il a voulu se convertir, il n’y a qu’un pas, et ce pas ayant été fait par Le Monde, organe officiel de la royauté de droit divin, le pieux journal s’est attiré ce rude démenti de M. Lockroy :
« Les drôles qui dirigent un journal religieux intitulé Le Monde, ont osé imprimer que Victor Hugo à son lit de mort a demandé un prêtre. Je n’ai pas besoin de dire qu’ils en ont menti. Voici du reste la lettre que je reçois à ce sujet du docteur Germain Sée : Si vous avez lu Le Monde d’hier, vous y trouverez une monstruosité, sur le désir qu’aurait manifesté le Maître, de se confier à un prêtre, et une prétendue déclaration de mon ami Vulpian; je vous autorise, au nom de Vulpian, à donner le plus formel démenti aux paroles qu’on lui avait prêtées à titre de révélation. »

Il est évident que si, malgré les précautions prises par la famille pour mettre le mourant à l’abri de toute tentative suspecte, on a pu tenter d’accréditer la légende du désir de conversion de Victor Hugo, cette conversion eût passé pour un fait accompli, si, comme au bon vieux temps, un magistrat complaisant assisté d’un prêtre catholique, eut pu, lorsque le maître agonisait, écarter sa famille et interpréter habilement, soit ses réponses les plus insignifiantes à des questions captieuses, soit son silence même. Alors Victor Hugo eût été, bon gré mal gré, tenu pour bien et dûment converti, et l’Église aurait enterré comme catholique, celui qui avait solennellement déclaré qu’il déclinait les prières des prêtres.

N’en déplaise à M. Fresneau, ce sont les odieuses pratiques de l’ancien régime à l’égard des mourants qui peuvent, à bon droit, être qualifiées d’introduction des dragonnades dans la vie privée, et c’est manifester le désir du retour à de telles pratiques, que de s’indigner de ce que les familles se fassent les gardes du corps de leurs malades, pour leur permettre de mourir en paix.
Sous la monarchie de droit divin, les Parlements, s’ils n’avaient point songé à interdire à l’Église d’administrer les sacrements à ceux qui ne les réclamaient pas, ou même les refusaient, avaient commis l’erreur de vouloir enjoindre aux curés, par arrêts, d’administrer les sacrements aux jansénistes qui les réclamaient. Les pamphlétaires du temps raillaient ainsi cette erreur juridique : « les Parlements veulent décider du corps de Jésus-Christ comme d’une question de boues et de lanternes.
En 1883, M. Bernard Lavergne, alors qu’il demandait au garde des sceaux de sévir contre un curé, refusant d’administrer un mourant parce que celui-ci ne voulait pas promettre de retirer ses enfants des écoles de l’État pour les envoyer aux écoles congréganistes, ne tombait pas dans la même erreur que les anciens Parlements. Il ne demandait pas qu’on obligeât le curé à administrer ce mourant, mais que l’on infligeât une peine disciplinaire à ce prêtre,
fonctionnaire salarié par l’État, qui abusait de sa situation pour faire tort aux écoles de l’État.
De même, lorsque dans l’élection sénatoriale du Finistère, les prêtres ont cherché à influencer le vote des électeurs en menaçant ceux qui voteraient pour les candidats républicains, de leur refuser l’absolution et la communion, ils se sont exposés à être poursuivis, pour violation des prescriptions de la loi électorale. Mais, presque toujours, le gouvernement s’abstient de punir disciplinairement ou de faire poursuivre les prêtres, qui ont abusé de leur situation d’agents d’un service public, se faisant une arme politique du refus des sacrements. Il sait que, si l’Église doit être seule maîtresse de déterminer les conditions qu’elle veut mettre à l’administration des sacrements, elle use à ses risques et périls de son droit, et que, lorsque ses refus de sacrements ont manifestement un motif politique, ces refus imprudents ne tardent point à augmenter le nombre des déserteurs du catholicisme. N’a-t-on pas vu tout récemment, en 1885, un des catholiques électeurs du catholique département du Finistère, répondre à son curé qui le menaçait de lui refuser ses Pâques s’il votait mal : Eh bien! je m’en passerai !

Pour en revenir à la visite obligatoire du curé, pour tous les malades, on ne peut mieux faire ressortir la cruelle iniquité de cette prescription légale qu’en rappelant l’énormité des peines édictées contre le malade huguenot, qui refusait de se laisser administrer les derniers sacrements : -
« Voulons et nous plaît, dit une déclaration du roi de 1713, que tous nos sujets, nés de parents qui ont été de la r. p. r. avant ou depuis la révocation de l’édit de Nantes, qui, dans leurs maladies auront refusé aux curés, vicaires ou autres prêtres de recevoir les sacrements de l’Église, et auront déclaré qu’ils veulent persister et mourir dans la religion prétendue réformée,
soit qu’ils aient fait abjuration ou non, ou que les actes n’en puissent être rapportés, soient réputés relaps et sujets aux peines portées par notre déclaration du 29 avril 1686. »

Or voici les peines édictées par cette déclaration, contre les malades relaps : « Au cas que lesdits malades viennent à recouvrer la santé, voulons que le procès leur soit fait et parfait par les juges, et qu’ils les condamnent, à l’égard des hommes, aux galères perpétuelles avec confiscation des biens, et à l’égard des femmes et filles, à faire amende honorable et à être enfermées avec confiscation de leurs biens ; quant aux malades ayant fait les mêmes refus et déclarations qui seront morts dans cette malheureuse disposition, nous ordonnons que le procès sera fait aux cadavres ou à leur mémoire.., et qu’ils seront traînés sur la claie, jetés à la voirie, et leurs biens confisqués. »
Rien n’avait été négligé pour que les malades ne pussent se soustraire à la terrible visite du curé qui devait si souvent avoir pour eux les plus funestes conséquences. Non seulement les baillis, sénéchaux et prévôts devaient prévenir le curé du lieu dès qu’ils apprenaient qu’un huguenot était malade, mais encore la même obligation incombait au médecin appelé pour soigner le malade.

Les prescriptions suivantes dont l’infraction rendait le médecin passible de trois cents livres d’amende pour la première fois, d’une suspension de trois mois pour la seconde et de la déchéance pour la troisième, assuraient l’exécution des obligations imposées aux médecins par la loi :
« Voulons et nous plaît que tous les médecins de notre royaume soient tenus dès le second jour qu’ils visiteront les malades attaqués de fièvre ou autre maladie, qui, par sa nature peut avoir trait à la mort, de les avertir de se confesser, ou de leur en faire donner avis par leur famille ; et, en cas que les malades ou leur famille, ne paraissent pas disposés à suivre cet avis, les médecins seront tenus
d’en avertir le curé ou le vicaire de la paroisse dans laquelle les malades demeurent...Défendons aux médecins de les visiter un troisième jour, s’il ne leur paraît pas un certificat signé du confesseur desdits malades, qu’ils ont été confessés, ou du moins qu’il a été appelé pour les voir et qu’il les a vus, en effet, pour les préparer à recevoir les sacrements. » Ainsi, le médecin, s’il n’avait pas la preuve que son malade avait pris soin d’assurer le salut de son âme en réclamant les sacrements, devait dès le troisième jour l’abandonner, le laisser périr sans secours, sous peine d’encourir lui-même, soit une grosse amende, soit même, à la seconde récidive, sous peine de se voir interdire l’exercice de la médecine !

Les familles, pour se mettre à l’abri de la visite du curé qui constituait pour te mande une cruelle épreuve, et, pour elles-mêmes, le danger de la confiscation des biens, se résignaient souvent à ne pas avoir recours au médecin, précurseur inévitable du curé. Puis quand le malade, à l’agonie, était sans connaissance, elles faisaient appeler le curé qui ne pouvait plus constater un refus de sacrement.
Le gouvernement, pour l’exemple, voulut faire le procès à la mémoire de quelques huguenots comme
suspects d’avoir voulu mourir sans sacrements, parce qu’ils n’avaient pas appelé de médecins. Mais il dut s’arrêter dans cette voie où ne l’auraient pas suivi les magistrats les plus complaisants. Pour trancher la difficulté, Geudre, intendant de Montauban, proposait à la Vrillère de faire rendre un édit, en vertu duquel serait censé mort dans la religion réformée, et par conséquent passible de la confiscation des biens, tout nouveau converti qui, dans sa dernière maladie, n’aurait pas fait une déclaration expresse de sa foi catholique, devant les notaires ou les juges des lieux.
Le procureur du roi à Nantes, voulait même faire le procès à la mémoire d’un nouveau converti, lequel après avoir fort bien soupé était mort,... sans doute d’indigestion.
« Il n’a pas, disait ce procureur du roi, déclaré vouloir mourir dans la religion réformée,
mais l’on n’a pas de marques qu’il soit mort dans les véritables sentiments catholiques... Si l’on peut découvrir des marques plus convaincantes, on fera le procès à sa mémoire et, même sur les preuves que je vous marque, si vous le jugez à propos. »

Un homme qui meurt subitement, après avoir fort bien soupé, considéré comme relaps parce qu’il n’a pas, en mourant, donné des marques suffisantes de ses sentiments catholiques, cela ne passe-t-il pas les dernières limites de l’odieux et de l’absurde?
Les malades qui n’avaient pu se soustraire à la visite du curé, recouraient à tous les subterfuges et à toutes les équivoques pour éviter, à eux-mêmes, un traitement infamant, et à leurs héritiers la confiscation des biens.
Il y en a, dit l’intendant Gendre, qui font les muets, plusieurs qui affectent les fièvres chaudes. «Quand les prêtres visitent les réformés, écrit un curé, ils font les derniers efforts pour les recevoir hors de lit pour faire voir qu’ils ne sont pas si malades, jusque là qu’il y en a plusieurs qui meurent debout.
L’un, dissimulant ses souffrances, dit au curé qui le presse de se confesser,
il n’est pas encore temps, il était mort le lendemain quand le curé revint pour renouveler ses instances. Un autre, après avoir renvoyé plusieurs fois le curé en disant qu’il n’était pas si mal, à la question qui lui est posée à l’agonie, s’il veut mourir dans la religion catholique, répondit maigrement, dit un procès verbal, il n’y en a qu’une, sans vouloir s’expliquer autrement.

Souvent l’odieuse persécution qu’ils avaient à subir à leur lit de mort, de la part du magistrat et du curé, était pour les huguenots, l’occasion de manifester enfin leurs véritables sentiments qu’ils avaient dû dissimuler pendant des années.
Le curé de Paimboeuf, tourmentant une convertie pour l’amener à recevoir les sacrements, eut la cruauté de lui dire « qu’elle ne se flattât point sur une longue vie, d’autant que sa maladie était mortelle et
quelle ne pouvait point passer la nuit. »
Sur les dix heures du soir, la malade tombe en agonie et elle dit des paroles injurieuses au prêtre et aux curieux qui étaient, venus avec celui-ci, et la tourmentaient encore, à minuit elle était morte.

À Metz, un maître cordonnier menacé du lieutenant criminel par le curé; congédie ainsi son tourmenteur : « Je vous donne le bonsoir, que Dieu vous conduise; vous me rompez la tête depuis une heure et demie. Il voulut souffler la chandelle, bientôt après il expira.
« Madame de la Rochelandière, dit Lambert de Beauregard, étant tombée malade à Lyon, son hôte avertit le curé de la paroisse qui ne manqua pas de venir vers elle avec beaucoup de monde pour la solliciter à se confesser et ensuite à recevoir le viatique. Mais elle s’en défendit vigoureusement,
quoiqu’elle commençât bientôt d’agoniser et qu’elle fût en l’âge de soixante-quinze ans. On s’avisa même de la tirer du lit et de la mettre sur une chaise, en lui criant à haute voix qu’il fallait obéir, et qu’autrement, on traînerait son corps sur une claie, et qu’on la jetterait aux bêtes, à quoi elle répondit que l’on fit ce que l’on voudrait, que même, si on ne voulait pas attendre de la traîner qu’elle fut morte, que l’on la traînât toute vivante et que l’on la jetât à la voirie toute vive, que, pour cela, elle ne renierait jamais son sauveur. Tellement, qu’étant morte bientôt après, on ne manqua pas de la traîner et ensuite de la jeter dans le Rhône.

Un octogénaire, le comte de Nouvion, ancien lieutenant colonel, ayant rétracté par écrit son abjuration, était gravement malade. On lui envoie le bourreau qui lui déclare avoir ordre de le traîner sur la claie dès qu’il aura rendu le dernier soupir. Nouvion répond qu’il n’est pas besoin d’attendre qu’il soit mort, qu’il est tout prêt. Quelques heures après on enlevait Nouvion pour le, jeter dans un couvent où l’on fit en vain mille efforts pour vaincre sa constance. Dès qu’il fut mort, les moines jetèrent son corps dans un chenil où, par ordre de la justice, une charrette vint le prendre pour le mener à la ville de Laon où l’on allait faire le procès à sa mémoire. « On vit alors, dit Jurieu, un spectacle affreux. La tête de ce pauvre corps pendait entre deux roulons de la charrette, toute sanglante. Toutes les plaies qu’il avait autrefois reçues se rouvrirent toutes à la fois et devinrent autant de bouches qui vomissaient le sang et demandaient vengeance de ce que de si longs services étaient ainsi récompensés »

À Dijon, une femme fut mise sur la claie avant d’avoir rendu le dernier soupir et traînée encore demi vive.
Le cadavre de Mlle de Montalembert, d’une des plus nobles familles d’Angoulême, fut traîné nu sur la claie.

À Montpellier, dit Jurieu, on a vu le corps d’une vénérable femme, épouse de M. Samuel Carquet, médecin, exposé tout nu le long des rues, soufflant le pavé de son sang et de ses entrailles répandues. Et quand elle eût été laissée à la voirie, deux dragons arrivèrent qui firent passer et repasser cent fois leurs chevaux sur ce pauvre corps.
A Rouen, les corps de Pierre Hébert et de la femme Vivien, furent mis en pièces par la populace et leurs misérables restes, pendant plusieurs jours, servirent de jouets aux écoliers des jésuites. Le cadavre de Pierre le Vasseur fut
écorché, celui d’Anne Magnan donné à manger aux chiens ; d’autres abandonnés, dans la campagne aux bêtes fauves après avoir été traînés pendant plusieurs lieues.

À Dieppe, le gardien de la prison chargé de la garde du corps d’une relapse, agit, dit Elie Benoît, comme un montreur d’éléphants, de lions ou d’autres choses peu ordinaires. Il invita le monde à venir, moyennant finance, voir le corps d’une damnée; sept ou huit cents curieux se rendirent à son appel et cette indigne exhibition valut quelque profit à cet ingénieux geôlier.
Il fallait souvent conserver assez longtemps les corps de ceux à la mémoire desquels on faisait le procès, et parfois, pour éviter la putréfaction, les juges ordonnaient que le corps fût provisoirement inhumé. À Caen, un arrêt ordonna de
saler, comme un porc, le corps d’un huguenot jusqu’à ce que les juges eussent statué sur le procès fait à sa mémoire.
Mais on ne prenait pas toujours les précautions conservatrices nécessaires; ainsi, six ou sept mois après la mort de l’orfèvre l’Alouel, ce ne fut pas le corps de ce malheureux, mais les débris de son cadavre qui furent traînés sur la claie à Saint-Lô. Parfois, dit Elie Benoît, on traînait par les rues des corps qui tombaient en pièces et dont la cervelle ou les entrailles demeuraient sur le pavé.
Quand on traîna sur la claie, à Metz, les restes de M. de Chenevières, conseiller au parlement, mort à quatre-vingts ans, entouré de l’estime de tous, le peuple, dit Olry, fit entendre des cris lamentables en voyant ce pauvre corps exposé tout nu sur la claie, avec les entrailles séparées du corps et mises dans un petit cercueil placé auprès de lui.

Ces révoltantes exécutions indignaient les catholiques eux-mêmes et inspiraient aux nouveaux convertis l’horreur d’une religion, qui provoquait de tels outrages aux morts.
Dès 1687, le secrétaire d’État écrivait aux intendants : « La loi sur les relaps n’a pas eu tout le succès qu’on en espérait. Sa Majesté trouve à propos que vous fassiez entendre aux ecclésiastiques qu’il ne faut pas que, dans ces occasions, ils appellent si facilement les juges pour être témoins, afin de
ne pas être obligé de faire exécuter la déclaration dans toute son étendue.
Le gouvernement voulait se réserver la faculté de faire le procès à la mémoire des relaps, pour pouvoir confisquer les biens de ceux-ci, sans être obligé de faire traîner leur corps sûr la claie, ce qui révoltait l’opinion publique. C’est ainsi qu’en 1699 encore, le secrétaire d’État donne ces instructions à un intendant. Sa Majesté m’a ordonné de vous écrire de dire aux juges ordinaires de faire le procès à sa mémoire (une femme relapse); que si son cadavre avait été conservé et qu’il fût condamné à être traîné sur la claie, vous direz aux juges de ne point exécuter,
à cet égard seulement, le jugement.

Mais trop souvent, le zèle immodéré du clergé donnait à la rechute de nouveaux convertis trop d’éclat pour que le gouvernement crût pouvoir se dispenser d’appliquer dans toute sa rigueur, la loi sur les relaps. On vit donc longtemps encore, du moins en province, le déplorable spectacle de cadavres traînés sur la claie et jetés à la voirie.
On tenta même de les traîner à Paris et Rapin Thoiras écrit en 1693 : « M. de la Bastide me marque qu’un nouveau converti étant mort à Paris, sans avoir voulu confesser ni communier,
on l’avait mis sur une claie pour le traîner, mais qu’à ce spectacle inhumain, le peuple se mutina et l’enlevèrent et furent l’enterrer dans un cimetière, disant qu’il était indigne d’un grand roi de souffrir qu’on usât de telles barbaries contre ses sujets et que, sans doute, c’était ce qui attirait la colère de Dieu sur eux. »
Au mois d’août 1700, le préfet de police d’Argenson, pour se dispenser d’exécuter l’ordre que lui donnait le secrétaire d’État de faire
dans toute sa rigueur le procès à la mémoire d’une prétendue relapse, était encore obligé de faire valoir les considérations suivantes :
« Je craindrais que cet exemple de sévérité mal placée, ne fit un éclat fâcheux sur le public, vous savez combien les procès de cette gravité
révoltent les nouveaux convertis encore chancelants, et s’ils font ce mauvais effet dans les provinces, ils porteront un bien plus grand coup dans la capitale du royaume, où l’on a sujet de croire que rien ne se fait, en matière de cette importance, si le roi ne l’a ordonné à ses magistrats, par un ordre exprès et précis. »
Ce ne furent ni le clergé, ni le gouvernement qui eurent le mérite du renoncement à cette barbare pratique de traîner les corps sur la claie; il fallut que l’opinion publique leur forçât la main en cette occasion, comme elle l’avait fait pour l’odieux usage de mener les patients au supplice avec un bâillon sur la bouche.
Peu à peu l’application de la loi prescrivant la visite obligatoire des malades par le curé, cessa même d’être faite exactement. Enfin en 1736, une déclaration, donnant une sanction tacite à la suppression de l’obligation de la visite du curé, décida que ceux auxquels la sépulture ecclésiastique serait refusée, juifs, mahométans, protestants ou comédiens, seraient inhumés en vertu d’une ordonnance du juge, indiquant l’endroit où devait avoir lieu l’inhumation.

Pour les huguenots qui mouraient à Paris, le refus de sépulture ecclésiastique était présumé, et, quand les parents ou les amis du défunt requéraient le commissaire du quartier de leur donner un permis d’inhumation, celui-ci ordonnait invariablement que le cadavre fût enterré, secrètement, sans éclat ni scandale, dans le grand chantier du port au plâtre, aujourd’hui port de la Râpée.
En province, on était tenu à plus de précautions et l’on se gardait de déclarer que le défunt appartenait à la religion protestante, et avait
volontairement négligé d’appeler un prêtre à son lit de mort, dans la crainte de voir faire le procès à sa mémoire.
Ainsi, par exemple, les enfants Marchegay en 1745, ayant perdu leur mère, morte en Vendée, ont soin de faire constater par un notaire que, peu de jours avant sa mort, la défunte était
sur pied et en bonne santé. Puis, pour obtenir l’autorisation de l’inhumer dans leurs terres, ils déclarent que le curé a refusé de laisser inhumer la défunte dans le cimetière, sans qu’ils sachent pour quelles raisons, ce qui les met dans l’obligation d’avoir recours à la justice.
L’opinion publique avait obligé le gouvernement et le clergé à renoncer à la barbare mesure de traîner sur la claie le cadavre des relaps, c’est encore elle qui les contraignit de laisser tomber en désuétude les édits qui imposaient aux malades la visite obligatoire du curé.

La persécution la plus cruelle que les huguenots eurent à subir, aussi bien avant qu’après la révocation, fut celle des enlèvements d’enfants, soit que ceux-ci fussent censés avoir le désir de se convertir, soit même que, par un baptême subrepticement donné l’Église se les fût appropriés.
Fléchier expose ainsi cette étrange théorie de
l’appropriation par le baptême: « Un Israélite converti, se trouvant seul dans une maison avec un petit juif, il le baptisa, avec l’intention de croire et faire croire ce que l’Église croit et fait en pareille rencontre. L’enfant ne sait pas ce qu’il est, ses parents n’ont pas consenti ni été consultés en cette occasion; cependant, quoi qu’il soit dans la synagogue, il ne laisse pas d’appartenir à l’Église... Votre Excellence sait mieux que moi, le parti qu’il y a à prendre. »
Ce parti, c’était de l’enlever à ses parents, et, en le faisant élever dans la religion catholique, de le rendre à l’Église, à laquelle il appartenait
sans le savoir.

En vertu de ce prétendu droit d’appropriation, quiconque a reçu le baptême, peut être, vivant ou mort, réclamé par l’Église comme catholique; c’est ainsi que, récemment elle réclama le corps de Léon Gozlan qu’elle enterra chrétiennement au cimetière Montmartre, bien que ce fils d’Israélite fût mort, sans que personne se doutât qu’il eût jamais été baptisé.
Tout le monde le croyait juif, dit Philibert Audebrand; le jour même du décès
la veillée des morts fut faite par un rabbin; mais, durant la nuit qui suivit, on découvrit dans ses papiers que sa mère; catholique elle-même, l’avait fait baptiser; à la Suite de cette révélation tout à fait inattendue, l’Église le réclame à la synagogue. »
De nos jours l’affaire du petit Mortara enlevé à ses parents et élevé,
malgré eux, dans la religion catholique, et cela dans la capitale du monde catholique, a montré que l’Église était toujours fidèle à la doctrine d’appropriation par le baptême, soutenue au XVII° siècle par Fléchier.
La victime de cet enlèvement, le petit juif, devenu le révérend père jésuite Mortara, défendait ainsi lui-même, en 1879, le droit de l’Église, droit antérieur et supérieur à celui du père de famille :
Baptisé, à l’âge de deux ans, disait-il, inarticulo mortis; j’appartenais à l’Église, qui avait le droit et le devoir de me donner une instruction conforme au baptême que j’avais reçu. »
Que diraient un père ou Une mère catholique, si un juif ou un mahométan venait leur dire : j’ai enlevé votre enfant de force, comme l’a été le petit Mortara, ou je me suis trouvé seul avec lui — comme le converti avec le petit juif de Fléchier et
je l’ai circoncis ; de ce moment, il a appartenu à la synagogue ou à la mosquée, qui a le droit de le garder pour lui donner une instruction conforme à la circoncision qu’il a subie. Avec cette doctrine que l’Église, par un baptême, même forcé ou clandestin, peut s’approprier un enfant, que devient le droit des pères de famille ?

On comprend qu’en voyant les monarchistes cléricaux, humbles serviteurs de l’Église, se poser aujourd’hui en champions des droits des pères de famille, un républicain de la vieille roche, défenseur de toutes les libertés sous tous les régimes, M. Madier de Montjau, puisse s’indigner et s’écrier : Si quelque Danton survivait, en entendant tomber de la bouche de ceux qui sont les héritiers des persécuteurs violents du culte païen et de tous les cultes, autres que le leur; en entendant tomber de la bouche de ces hommes des protestations au nom de la tolérance, de la liberté, des droits du père de famille, de ceux qui applaudissent à la conversion des jeunes Lovedas, du jeune Mortara, à la conversion d’un enfant japonais, baptisé à Lyon à l’insu de ses parents, oui, Danton s’écrierait : Tant d’impudence à la fin commence à nous lasser. »

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant