Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

LIBERTÉ DU CULTE

suite 3

-------

Quand les pasteurs manquaient, c’étaient des artisans, des femmes, des enfants qui les remplaçaient et faisaient aux fidèles des exhortations, ou leur lisaient des prières,
C’est surtout à partir de 1715, après la fondation à Lausanne, du séminaire des pasteurs du désert, que l’on aurait pu appeler l’école des martyrs — que la célébration du culte proscrit reprit partout avec suite et régularité, bien que l’on ne sût jamais si la prière commencée dans la réunion tenue sous la couverture du ciel, serait ou non interrompue par la sanglante intervention des soldats.
« Les anciens avaient la charge de convoquer les assemblées. Le matin ou dans la journée un homme passait. Il trouvait un frère, lui annonçait qu’un prêche devait avoir lieu à telle heure et dans tel endroit, puis disparaissait. Cependant, portes closes, on se communiquait la bonne nouvelle. Enfin la nuit venait, alors mille craintes, quelque espion ou quelque faux frère n’avait-il pas appris la convocation de l’assemblée ? Vers dix heures, on partait de la ville ou du village, non par bande, cela eût pu donner des soupçons, mais séparément, sauf à se réunir plus tard en quelque endroit isolé. La course était longue, une lieue, deux lieues. Les femmes étaient harassées et les enfants avaient peine à suivre; chose grave ! les abandonner en route, ou les renvoyer à la maison, c’était les exposer à être surpris par les troupes, les livrer aux interrogatoires qui pouvaient avoir ce résultat de faire surprendre l’assemblée. Il fallait alors que les hommes robustes de la troupe portassent les enfants sur leurs épaules. L’assemblée était lente à se réunir, cependant on disposait les sentinelles pour donner l’alarme et éviter la surprise.
Pour revenir au logis, on prenait les mêmes précautions qu’au départ. Les femmes rentrées à la maison, lavaient avant le jour leurs vêtements et ceux de leurs maris souillés par la boue du chemin, afin que rien ne pût faire soupçonner la sortie nocturne.
Peu à peu les assemblées devinrent de plus en plus nombreuses, et presque publiques, lorsque le gouvernement, par suite de quelque guerre avec l’étranger, n’avait pas la libre disposition de ses troupes.
Comment en eût-il été autrement alors que les exigences inadmissibles du clergé catholique chargé de la tenue des registres de l’état civil, mettait les huguenots dans la nécessité de recourir aux pasteurs pour faire constater la naissance de leurs enfants et pour faire bénir leurs mariages ?

En 1745, Rabaut écrit : « On me mande de Montauban que les protestants y donnent des marques extraordinaires de zèle; ils font des assemblées de trente mille personnes. Un dimanche du mois dernier on y bénit cent quatre-vingt-un mariages, le dimanche suivant soixante, et celui d’après quatorze. »
Deux ans plus tôt, il écrivait à Court « Je voudrais de tout mon coeur que vous passiez le dimanche matin au chemin de Montpellier, près de la ville de Nîmes, lorsque nous faisons quelque assemblée pour cette dernière église, à la place nommée vulgairement la fon de Langlade où vous avez prêché si souvent; vous verriez autant que votre vue pourrait s’étendre le long du chemin, une multitude étonnante de nos pauvres frères, la joie peinte sur le visage, marchant avec allégresse pour se rendre à la maison du Seigneur.
Vous verriez des vieillards, courbés sous le faix des années, et qui peuvent à peine se soutenir, à qui le zèle donne du courage et des forces et qui marchent d’un pas presque aussi assuré que s’ils étaient à la fleur de leur âge. Vous verriez des calèches et des charrettes, pleines d’impotents, d’estropiés ou d’infirmes qui, ne pouvant se délivrer des maux de leurs corps, vont chercher les remèdes nécessaires à ceux de leurs âmes. »
Ces assemblées publiques se tenaient à la veille de la violente persécution que le duc de Richelieu allait exercer dans le Languedoc contre les huguenots, et dont la rigueur fut telle que Rabaut lui-même songea un instant à émigrer en Irlande avec la majeure partie des fidèles de son église. Mais cette recrudescence de persécution ne pouvait durer, elle constituait un véritable anachronisme en présence du progrès que faisaient chaque jour les idées de tolérance, malgré les efforts du clergé et ses incessantes réclamations pour que l’on maintint la rigoureuse application des lois barbares édictées contre les huguenots.
Les soldats en vinrent, ainsi que le constate avec surprise le secrétaire d’État Saint-Florentin, à avoir le préjugé, qu’ils n’étaient pas faits pour inquiéter les religionnaires.
Les officiers, dit Rulhières, ralentissaient la marche de leurs détachements pour donner aux religionnaires assemblés le temps de fuir. Ils avaient soin de se faire voir longtemps avant de pouvoir les atteindre. Ils prenaient des routes, perdues et par lesquelles ils cherchaient à égarer leurs soldats.

En 1768, quatre-vingts huguenots d’Orange sont surpris dans une grotte par des soldats qui les couchent en joue, ils continuent à chanter leurs psaumes ; quatre chefs de famille sortant de la grotte, se livrent aux soldats, à condition que le reste de l’assemblée pourra se retirer librement. L’officier accepte la proposition et conseille à ses prisonniers de s’évader en route, promettant de favoriser leur fuite. Ceux-ci refusent et sont mis en prison ; mais, deux mois après, ils étaient mis en liberté, le temps des exécutions était passé.
Les gouverneurs de province et les commandants de troupes veulent cependant parfois intimider par de vaines menaces, les huguenots qui se rassemblent pour prier contrairement aux édits non abrogés.
Un commandant de dragons écrit à l’intendant le 27 décembre 1765.

« Il est bon que vous fassiez assembler chez vous les plus notables d’entre les religionnaires de Nions, Vinsobre et Venteral et que, vous leur notifiiez, de la part de M. le maréchal, que s’ils continuent de s’assembler au mépris des ordres du roi, sur le compte qui lui en sera rendu, il les fera arrêter et les rendra responsables des assemblées qui se feront, attendu qu’étant, les plus considérable, ils ne peuvent que beaucoup influer sur les démarches de leurs confrères; et qu’ils seront emprisonnés au moment qu’ils s’y attendront le moins, s’ils persistent d’assister aux assemblées après la défense qui leur en aura été faite. C’est avec regret que le maréchal se décide à cette extrémité, mais il voit qu’il faut absolument quelque exemple de cette espèce, pour mieux imposer et contenir tous les autres. » 
Les vaines menaces que l’opinion publique ne permettait plus de mettre à exécution ne produisaient aucun effet.

Le gouvernement en vint à négocier avec les huguenots pour obtenir d’eux qu’ils s’abstinssent de violer la loi trop ouvertement. Ainsi, en 1765, le maréchal de Tonnerre donnait à ses subordonnés les instructions suivantes :
« Il faut employer adroitement tour à tour la douceur et la menace en leur faisant envisager (aux huguenots) le danger où ils s’exposent, s’ils continuent de se rendre aussi ouvertement rebelles aux ordres du roi. MM. les curés, conduits par un zèle trop ardent et souvent mal entendu, ne connaissent que la violence et le châtiment pour réprimer le scandale protestant ; vous vous tiendrez en garde contre de pareilles insinuations; cependant, si quelqu’un des protestants se rendait trop publiquement réfractaire aux ordres du roi, vous le ferez arrêter. »
« Il n’est plus question dès lors, de proscrire l’exercice du culte domestique qui, en dépit des lois, a repris droit de cité. En 1761, à l’occasion de l’arrestation du pasteur Rochelle, Voltaire écrit à un protestant Vous ne devez pas douter qu’on ne soit très indigné à la cour contre les assemblées publiques. On vous permet de faire dans vos maisons tout ce qui vous plaît, cela est bien honnête.»
M. de Vergennes adresse plus tard à l’intendant de Rouen les instructions suivantes:
« Le roi ne veut pas souffrir que les protestants s’assemblent ainsi, ni qu’ils donnent la moindre publicité à leur culte. Ils doivent rester dans l’intérieur de leurs maisons et de leurs familles. Ce n’est que par ce moyen qu’ils pourront se rendre dignes de l’indulgence et de la bonté de Sa Majesté.

En 1778, on voit encore le gouvernement flotter indécis entre l’exécution des mesures de rigueur, et la crainte de l’effet que pourra produire cette exécution. Là, où les huguenots, sont peu nombreux, il fait arrêter un pasteur ou fermer une école ; là au contraire, où ils sont en force, comme dans le Languedoc, il n’ose prescrire à l’intendant d’employer ces moyens de rigueur, autorisés par les lois, ou seulement quelques-uns d’entre eux, « qu’en évitant ceux dont l’exécution pourrait exciter une fermentation qu’il serait peut être ensuite bien difficile d’éteindre. » Dans la Saintonge, le ministre prescrit la démolition du temple de Saint-Fort de Cosnac, mais il ajoute : « Si vous prévoyez qu’elle puisse exciter quelque émeute qu’il soit ensuite trop difficile d’apaiser, vous voudrez bien la différer jusqu’à ce que, sur l’avis que vous m’en donnerez, j’aie pu prendre de nouveau les ordres de Sa Majesté. »
Les huguenots décorent une grange à Castelbarbe, près Orthez, la pourvoient d’une chaire, y célèbrent les mariages et les baptêmes publiquement. Le ministre fait mettre la grange sous scellés et ordonner l’arrestation de trois prédicants. Puis il écrit au comte de Périgord : « J’ai peine à croire que cet exemple puisse augmenter le nombre des émigrations.., L’on est obligé de fermer les yeux sur les assemblées au désert des protestants, même sur les assemblées peu nombreuses et peu éclatantes dans quelques maisons particulières; mais qu’ils aient des temples publiquement connus, tels qu’ils en construisent, qu’ils y placent des chaires, c’est ce que le roi ne paraît nullement disposé à tolérer. » Quant aux conseils que donne l’intendant d’envoyer des dragons loger chez les huguenots, aux lieux où ils ont eu des assemblées, le ministre les repousse par cette fin de non-recevoir : « Ne trouvez-vous pas qu’il serait à craindre que cette expédition ne réveillât l’idée des anciennes dragonnades qui n’ont, dans le temps, que trop fait de bruit dans la France et dans toute l’Europe:?

Toute la politique du gouvernement de Louis XVI était d’empêcher par des mesures isolées qui ne fissent pas trop de bruit, les huguenots de braver trop ouvertement, les lois interdisant dans le royaume tout culte autre que le catholique ; mais en n’osait plus sévir contre ceux qui refusaient de porter leurs enfants à l’église, pour être baptisés, ni contre ceux qui se mariaient publiquement devant des pasteurs.
Sans doute les terribles lois qui avaient été édictées contre les huguenots, par Louis XIV étaient toujours subsistantes, mais elles étaient lettres mortes, quoi que pussent faire le clergé et l’administration. Le gouvernement avait publiquement donné du reste, une preuve manifeste qu’il croyait lui-même à l’abrogation de fait de ces lois subsistantes, lorsque,en 1775, il avait fait une démarche officielle auprès d’un de ces pasteurs du désert que la loi ne connaissait que pour les envoyer à la potence. À cette époque, en effet, le contrôleur général, par ordre du roi, avait envoyé à Paul Rabaut, le plus influent de ces proscrits, un exemplaire de la circulaire adressée aux évêques catholiques afin de réclamer leur concours pour arrêter le brigandage qui s’exerçait sur les blés.
Eût-il voulu le faire, Louis XVI n’aurait pu impunément braver l’opinion publique, en obéissant aux injonctions que l’orateur du clergé n’avait pas craint de lui adresser en ces termes : « Achevez l’oeuvre que Louis le Grand avait entreprise et que Louis le Bien-Aimé à continués de vous est réservé de porter le dernier coup au calvinisme dans vos États. Ordonnez qu’on dissipe les assemblées des schismatiques.
Non seulement Louis XVI ne pouvait recommencer l’oeuvre sanglante et vaine de son arrière grand-père, mais encore il ne pouvait se refuser à reconnaître qu’il était impossible de laisser subsister intégralement une législation qui frappait de mort civile plus d’un million de ses sujets.
Dans le mémoire que lui adressait en 1786, son ministre M. de Breteuil, sur la situation faite aux protestants en France, on peignait ainsi cette situation : « ces infortunés également rejetés de nos tribunaux sous un nom et repoussés de nos Églises sous un autre nom, méconnus dans le même temps comme calvinistes et comme convertis, dans une entière impuissance d’obéir à des lois qui se détruisent l’une l’autre, et, par là destitués du moyen de faire admettre, ou devant un prêtre, ou devant un juge les témoignages de leurs naissances, de leurs mariages et de leurs sépultures, se sont vus, en quelque sorte, retranchés de la race humaine. »

Cette situation intolérable avait pour causes, non seulement les dispositions des édits, basés sur cette fiction légale et mensongère qu’il n’y avait plus de protestants en France, mais encore l’obstination du clergé à vouloir faire de son privilège de dresser les actes de l’état civil, un moyen de conversion ou de reconversion, pour les protestants et pour les nouveaux convertis.
En Ce qui concerne les décès, la loi avait bien prescrit les formalités à remplir pour leur constatation devant le juge le plus voisin, mais par suite du terrible édit de 1713 déclarant relaps, tout huguenot, qui, ayant abjuré ou non, refuserait les sacrements à son lit de mort, les protestants écartaient soigneusement tous les témoins du chevet de leurs parents gravement malades. Et, une fois que ceux-ci étaient morts, ils négligeaient de remplir les formalités prescrites pour ne pas éveiller l’attention sur les circonstances d’une mort de nature à entraîner un procès à la mémoire du défunt et la confiscation de ses biens »
Les parents des morts, dit Rulhières, les enterraient en secret, la nuit, dans leurs propres maisons, sans faire inscrire les décès sur aucun registre public, quels que fussent les dangers auxquels ils s’exposaient par ces sépultures clandestines. Ils ne tardaient pas, en effet, à être poursuivis par cette bizarre espèce d’inquisiteurs, par ces régisseurs et ces fermiers des biens des fugitifs, non moins avides de la dépouille des morts que de celle des fugitifs, et qui firent saisir les biens de ceux qui avaient ainsi disparu, prétendant qu’ils avaient fui, et, sous ce prétexte, s’emparant des successions que n’osait leur disputer une famille embarrassée de sa propre défense. »
Si, au contraire, le décès d’un protestant avait été constaté dans les formes prescrites par la loi, la femme que le défunt avait épousée hors l’Église, et les enfants nés de son mariage, se voyaient contester son héritage par d’avides collatéraux; et certains parlements donnaient raison à ces spoliateurs, en déclarant concubine l’épouse, et bâtards les enfants légitimes.

Quant aux naissances, elles devaient être constatées par les curés dans les actes baptistaires, l’édit de révocation ayant décrété que tout enfant qui naîtrait de parents réformés devrait être porté à l’église pour y être baptisé.
Mais les huguenots furent détournés de faire porter leurs enfants à l’église, par l’entêtement que mirent les curés à vouloir qualifier de bâtards, les enfants nés de mariages contractés soit au désert, soit à l’étranger. Les huguenots se décidèrent donc à faire baptiser leurs enfants par les pasteurs allant d’assemblée en assemblée; et ceux-ci avaient l’insolence, dit un intendant, de purifier les pères et mères des, enfants qui avaient été baptisés par un prêtre catholique. Pour obliger les parents à faire rebaptiser par le curé, les enfants baptisés au désert, on eut recours à l’argument persuasif des logements militaires; mais on y renonça pour y substituer le régime des amendes, après l’incident, que conte ainsi Rabaut:
« Les protestants de la Gardonneuque, voyant les cavaliers de la maréchaussée à Lédignan pour contraindre à la rebaptisation, crurent qu’il fallait se mettre en bonne posture et faire trembler, tant les cavaliers que les prêtres.
« En conséquence, ils donnèrent l’alarme aux cavaliers, et tirèrent quelques coups de fusil aux prêtres de Ners, de Guillion et de Languon. Le premier et le second furent dangereusement blessés, et en sont morts depuis; le dernier n’eut qu’une légère égratignure. Les cavaliers appréhendèrent le même sort, décampèrent par l’ordre de M. l’intendant, et, en vertu du même ordre, restituèrent l’argent qu’ils avaient déjà retiré des protestants. »
La résistance obstinée des huguenots finit, sur ce point, comme sur tant d’autres, par avoir raison des prescriptions des édits les obligeant à faire baptiser leurs enfants par les curés, mais il en résultait que, chez eux, les naissances de même que les décès, n’étaient plus constatés par un document officiel pouvant être produit en justice.

Pour ce qui est des mariages, les curés catholiques, ne voulant pas admettre que le mariage est un contrat civil bien antérieur au christianisme, et absolument indépendant du sacrement, faisaient de leur privilège d’officiers d’état civil, un instrument de conversion. Voyant que les huguenots ne regardaient le mariage que comme une cérémonie civile, et se confessaient, sans scrupule, pour obtenir la bénédiction nuptiale, ils les firent communier, puis, exigèrent une abjuration par écrit. Quelques-uns, dit l’intendant Fontanieu, obligèrent les fiancés de jurer qu’ils croyaient leurs pères et mères damnés.
Puis on en vint à imposer aux fiancés, avant de les marier, de longues périodes d’épreuves, à les obliger à faire des actes de catholicité pendant des mois et même pendant plusieurs années.
Dans le Béarn, les curés faisaient attendre la bénédiction nuptiale aux futurs époux pendant deux, trois et quatre ans. Un placet adressé par des habitants de Bordeaux, en 1757, signale l’opposition faite par un ecclésiastique depuis huit ans, au mariage de Paul Decasses, ancien religionnaire.

L’année précédente, le secrétaire d’État Saint-Florentin avait été obligé de prier l’évêque de Dax d’ordonner à un de ses prêtres de marier enfin, après douze années d’épreuves, deux nouveaux convertis d’Orthez,
Les fiancés huguenots, pour se soustraire à de telles exigences, avaient voulu d’abord se contenter d’un contrat passé par devant notaire ; mais une loi vint interdire aux notaires de passer aucun contrat à moins qu’il ne fût produit un certificat de catholicité, constatant que le contrat serait ultérieurement validé par un mariage béni à l’église
Quelques curés, moyennant finances, consentent alors à marier les huguenots sans exiger d’eux aucune preuve de catholicité.
Un curé du Poitou est condamné à dix livres d’amende pour exactions à ce sujet, et menacé de la saisie de son temporel s’il perçoit à l’avenir pour le mariage des religionnaires rien autre chose que les droits légitimement dus. Plusieurs autres curés sont incarcérés pour avoir marié des protestants moyennant de grosses rétributions. En 1746, un curé de la Saintonge est condamné aux galères, comme convaincu : « d’avoir conjoint par mariage des religionnaires, sans avoir observé les formalités prescrites par les lois de l’Église et de l’État, et d’avoir délivré des certificats de célébration de mariage à d’autres religionnaires, sans que lesdits se soient présentés devant lui. »

Le plus souvent les huguenots s’adressaient à des aumôniers, à des prêtres, n’appartenant pas à leurs paroisses. En 1710, l’évêque de Cap dénonce au chancelier Voisin un grand nombre de mariages célébrés dans son diocèse (trente dans une seule paroisse) par des aumôniers de régiment et autres prêtres; quinze ans plus tard le même évêque dénonce encore des mariages faits par un prêtre inconnu. « Parfois les certificats de mariage étaient délivrés par de faux prêtres, empruntant le nom de tel ou tel ecclésiastique, et l’on voit en 1727, le prédicant Arnoux condamné aux galères, comme convaincu d’avoir pris le nom de Jean Cartier, prêtre aumônier sur les vaisseaux du roi, et d’avoir fait plusieurs mariages de religionnaires. » À partir de 1715, dans le Midi comme dans le Poitou et la Saintonge, presque tous les mariages se célébrèrent au désert devant les pasteurs. À Paris, les protestants se mariaient dans les chapelles des ambassadeurs de Suède et de Hollande. Quant aux huguenots qui se trouvaient à proximité des frontières, ils allaient se marier soit à Genève, soit dans les îles anglaises, parfois même à Londres.

Le clergé et la magistrature tenaient ces mariages pour nuls et non avenus. Les évêques faisaient assigner les époux comme concubinaires publics, donnant le scandale de vivre et demeurer ensemble sans avoir été mariés par leurs propres curés.
Les trois parlements de Grenoble, de Bordeaux et de Toulouse, attaquent les mariages au désert par la voie criminelle, ils condamnent les mariés, les hommes aux galères, les femmes à la prison et font brûler par la main du bourreau les certificats de mariage délivrés par les pasteurs et produits par ces mariés. Mais cette inique jurisprudence ne put se maintenir, en présence du nombre toujours croissant de ceux qui contrevenaient aux édits en recourant au ministère des pasteurs ; bientôt, ce fut en vain que les évêques réclamèrent des mesures de rigueur contre le brigandage des mariages au désert, l’administration fut obligée de rester sourde à leurs appels. En 1775, on estimait que les mariages au désert depuis quinze ans s’élevaient au nombre de plus de cent mille, et le gouverneur du Languedoc déclarait que, s’il fallait emprisonner tous les mariés au désert, les prisons de la province ne suffiraient pas pour les contenir.

S’il en était ainsi, c’est que les huguenots repoussés de l’Église par les exigences du clergé, avaient une facilité de plus en plus grande de faire bénir leurs unions par les pasteurs, depuis que les assemblées s’étaient multipliées et pouvaient se faire presque publiquement. C’est encore, parce que les synodes et les pasteurs déclaraient que les huguenots ne pouvaient se marier qu’au désert ou à l’étranger, que toute autre voie était déshonnête et coupable, quelles que fussent les conventions faites avec les prêtres catholiques. Censurés durement, par leurs pasteurs et menacés par eux d’excommunication, ceux qui avaient fléchi devant l’idole, en recevant la bénédiction nuptiale d’un prêtre catholique, durent faire réhabiliter leurs mariages suivant le rite calviniste.
Mais les unions, contractées hors de l’Église catholique, n’étant pas reconnues par la loi, les huguenots ne pouvaient se présenter devant les tribunaux dans aucune cause où ils eussent à procéder en qualité de pères, de maris, d’enfants, de parents, car jamais ils ne pouvaient prouver leur état par la production de titres légalement valables.

Dans les différents qu’ils avaient entre eux, ils recouraient souvent à des arbitres; mais quand ils avaient affaire à des coreligionnaires de mauvaise foi, ou à des catholiques les appelant devant les tribunaux, ils ne pouvaient défendre leurs droits les plus incontestables contre les actions judiciaires les moins fondées.
Quelques parlements, pour écarter les malhonnêtes prétentions d’avides collatéraux voulant dépouiller la femme ou les enfants d’un de leurs parents mariés au désert, étaient obligés de se baser sur la possession d’état de la veuve ou des orphelins; mais cet expédient légal mettait sur le même pied la concubine et l’épouse, le bâtard et l’enfant légitime.
Les ministres de Louis XVI comprirent qu’il n’était pas possible de laisser plus longtemps sans état civil, plus d’un million de Français, la vingtième partie des citoyens de la France, de les laisser «privés, ainsi que le disait Rulhières, du droit de donner le nom et les prérogatives d’épouses et d’enfants légitimes à ceux que la loi naturelle, supérieure à toutes les institutions civiles, ne cessaient de reconnaître sous ces deux titres. »

En 1787, un édit vint porter remède au mal; cet édit se bornait, ainsi que le déclarait son exposé des motifs, à donner un état civil aux Français ne professant pas la religion catholique. Pour arriver à ce résultat, l’édit accordait aux non-catholiques le droit d’option entre le curé et le juge du lieu pour faire constater sur des registres ad hoc, leurs décès, leurs naissances et leurs mariages. Quand une déclaration de mariage avait été faite dans les formes prescrites, soit devant le curé, soit devant le juge, celui-ci devait déclarer les comparants unis. Pour tous les mariages contractés hors de l’Église antérieurement à l’édit, une déclaration semblable suffisait pour qu’ils produisissent tous leurs effets civils.
Cet édit réparateur fut cependant vivement attaqué : au Parlement de Paris; le conseiller d’Epréminil, conjurant ses collègues de ne point l’enregistrer, s’écriait, en leur montrant d’image du Christ :
voulez-vous le crucifier une seconde fois?
Dans un mandement, l’évêque de la Rochelle le qualifiait ainsi : « cette loi qui semble confondre et associer toutes les religions et toutes les sectes... cette loi, sur laquelle nous ne saurions vous peindre notre douleur et notre peine, en voyant l’erreur prête à s’asseoir à côté de la vérité. »

On trouve encore en 1789, dans les cahiers du clergé, une protestation du clergé de Saintes, contre cet édit, permettant aux parents de constater sous une forme purement civile la naissance de leurs enfants, « ce qui expose, dit-on, les enfants même nés catholiques à ne pas être baptisés ».
Pour l’Église, en effet, c’est porter atteinte à ses droits, que d’accorder, sans son entremise, un état civil aux non-catholiques. Le Girondin Barbaroux, au contraire, estime qu’il est essentiel de donner; même avec l’intervention de l’Église, un état civil à son fils, il le fait baptiser et dit :
Le baptême n’est rien aux yeux du philosophe, mais la cérémonie, quelle qu’elle soit, par laquelle on transmet son nom à son fils, est bien intéressante pour un père. »
L’évêque de la Rochelle, s’insurgeant contre la loi, défend même aux prêtres de son diocèse, de faire une distinction entre leur qualité d’officiers d’état civil et leurs fonctions de ministres de la religion catholique et leur dit :
« Comment pourriez-vous déclarer, même au nom de la loi, légitime et indissoluble, une union contractée contre les règles et les ordonnances de l’Église? Ne craignez point de déclarer à ceux qui se présenteront devant vous, que votre ministère est spécialement et même uniquement réservé aux fidèles. »
Cette injonction faite par un évêque aux curés de son diocèse, était la démonstration péremptoire que l’on ne pouvait laisser au clergé catholique la moindre part dans la tenue des registres de l’état civil. Ce n’est cependant qu’en 1792 que la loi décida que les officiers de l’état civil n’auraient plus aucun caractère religieux, conformément aux principes ainsi posés par la constitution de 1791 :
« La loi ne considère le mariage que comme un contrat Civil. Le pouvoir législatif établira pour tous les habitants, sans distinction, le mode par lequel les naissances, les mariages et les décès seront constatés, et il désignera les officiers publics qui recevront et conserveront ces actes. »

Le mandement lancé par l’évêque de la Rochelle contre l’édit qui se bornait, ainsi que le déclarait Louis XVI, à donner dans Son royaume un état civil à ceux qui ne professent point la vraie religion, fut déféré au conseil du roi et condamné à être supprimé sur ces sévères conclusions du procureur du roi :
« C’est en abusant des droits du sanctuaire, c’est en profanant la mission apostolique, qu’un évêque, en discutant une loi qu’il ne doit que respecter, ose exciter dans son diocèse la résistance à un édit à jamais mémorable... La discipline de l’Église et l’instruction des fidèles imposent aux évêques le devoir de publier des mandements, mais ce devoir doit se circonscrire dans les limites de la police ecclésiastique. Quand le zèle des prélats, dans des cas très rares, s’étend jusqu’aux lois civiles, ce ne doit être, suivant l’esprit du christianisme, que pour en recommander l’exécution. »

Les évêques de nos jours, quand ils parlent des lois civiles dans leurs mandements, n’oublient-ils pas aussi trop souvent qu’ils ne devraient le faire que pour recommander l’exécution de la loi?
Je ne parle pas bien entendu de l’évêque député qui, à la tribune, a déclaré que si la loi, retirant aux fabriques pour le donner aux communes, le monopole, et par conséquent le bénéfice des inhumations, était votée par les chambres, il jurait de ne pas lui obéir. M. Freppel peut impunément oublier à la tribune de la chambre ce que l’esprit du christianisme lui commande de faire, comme évêque; mais si, dans un mandement, il reproduisait l’emprunt oratoire qu’il a fait à Mirabeau, le gouvernement de la république, bien que plus patient que celui de Louis XVI serait bien obligé de lui rappeler que le rôle d’un évêque n’est pas de prêcher la désobéissance à la loi.
Dans le projet d’édit qui avait été soumis à Louis XVI, il y avait une clause permettant aux pasteurs de jouir de tous leurs droits civils comme les autres protestants; lors de la publication de l’édit, cette clause avait disparu, comme entraînant, en fait, l’abolition de peines qu’on ne pouvait plus cependant appliquer, mais dont on ne pouvait pas se retirer la faculté d’user en des circonstances plus favorables.

Après 1787, comme avant, les pasteurs restèrent donc légalement passibles du gibet, à raison de l’exercice de leur ministère, et ceux qui allaient les entendre pouvaient toujours être condamnés aux galères.
Louis XVI, en sa qualité de roi très chrétien, n’avait pas pu aller jusqu’à mettre sur le même pied toutes les religions, la vérité et l’erreur. Il n’avait même pas, comme Henri IV, décidé que le culte public des protestants serait toléré à côté de celui de la religion maîtresse et dominante.
Il disait, en effet, dans le préambule de l’édit donnant un état civil aux protestants :
« Que s’il n’était pas en son pouvoir d’empêcher qu’il n’y eût différentes sectes dans ses États, il avait pris les mesures les plus efficaces pour prévenir de funestes associations, et pour que la religion catholique qu’il avait le bonheur de professer, jouit seule dans son royaume des droits et des honneurs du culte public. »

La révolution seule pouvait proclamer et appliquer les vrais principes, déclarer que toutes opinions philosophiques et religieuses étaient égales devant la loi, et décréter que toutes les religions jouissaient des droits et des honneurs du culte public.

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant