Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

LIBERTÉ DU CULTE

suite 2

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Dans le Velai, en 1689, les soldats surprennent une assemblée qu’ils massacrent. Un vieux prophète, Marliaux, avait à ce prêche nocturne deux fils et trois filles dont l’aînée, enceinte de huit mois, tenait par la main un petit enfant qui avait aussi voulu aller prier Dieu au désert... vers minuit on lui rapporta six cadavres, dont deux palpitaient encore, une fille qui expira bientôt après et un petit garçon qui guérit miraculeusement. Le prophète passa la nuit en prières au milieu de sa famille au cercueil qu’il déposa furtivement le lendemain dans une même tombe.
« Les petits enfants, dit Court, ne trouvaient pas grâce devant les soldats; ces monstres les perçaient de leur baïonnette et, les agitant en l’air, s’écriaient dans un transport de jovialité féroce : Eh ! Vois-tu se tordre ces grenouillettes.

En 1703, à la porte de Nîmes, cent cinquante protestants se réunissent dans un moulin pour célébrer leur culte le jour des Rameaux. L’assemblée se composait en majeure partie de vieillards, de femmes et d’enfants; le chant des psaumes trahit sa présence dans le moulin. — Le maréchal de Montrevel, averti à deux heures de l’après-midi, se lève de table et accourt avec des troupes qui investissent le moulin. Les soldats s’acquittant trop mollement au gré de Montrevel de leur oeuvre de sang, il fait fermer les portes du bâtiment et y fait mettre le feu.
« Quels cris confus, dit Court, quel spectacle ! quels affreux spectres s’offrent à la vue! Des gens couverts de blessures, noircis de fumée et à demi brûlés par les flammes, qui tâchent d’échapper à la fournaise qui les consume ; mais ils n’ont pas plutôt paru qu’un dragon impitoyable, qui fait dans cette occasion, par ordre et sous les yeux d’un maréchal de France, l’office de bourreau, les repousse avec le fer dont il est armé. Tous périrent. Une jeune fille de seize ans qui avait été sauvée par un laquais de Montrevel, fut pendue par ordre du maréchal, qui, sans l’intercession des soeurs de la Miséricorde, eût aussi fait pendre ce laquais trop pitoyable. L’évêque de Nîmes, Fléchier, ne trouve pas un mot de blâme pour cette terrible hécatombe humaine laquelle était, dit-il, la réparation du scandale occasionné par le chant des psaumes tandis qu’on était à vêpres.

Près d’Aix, en 1686, les soldats cernent une assemblée, font une décharge concentrique, puis frappent sans pitié d’estoc et de taille; six cents cadavres restent sur place, on fait trois cents prisonnières et les soldats s’amusent à leur larder le sein et les cuisses à coups de baïonnettes. Dans une autre assemblée, en 1689, trois cents personnes furent massacrées, et l’on compte plus de trois cents assemblées surprises et dispersées par les troupes ou par les communautés catholiques. On sait à peu près le nombre des victimes légalement frappées, en vertu d’une condamnation; on a les noms, d’environ quinze cents protestants envoyés aux galères, d’une centaine de ministres ou prédicants pendus, roués ou brûlés vifs. Mais qui pourrait dire le chiffre des malheureux tombés sur le lieu où ils s’étaient réunis pour prier, pendus sur place sans forme ni figure de procès, tués en route comme embarrassant la marche des soldats qui les emmenaient, ou succombant au fond d’un obscur cachot après des années de cruelle captivité?

Pendant plus de soixante années les sauvages instructions données pour la dispersion des assemblées furent strictement exécutées.
Le baron de Breteuil, ministre de Louis XVI, rappelle dans son mémoire au roi, qu’au milieu du XVIIIe siècle, des troupes étaient encore envoyées dans les bois pour disperser
par le fer et le feu ces multitudes de vieillards, de femmes et d’enfants, de gens sans armes qui s’assemblaient pour prier Dieu. « J’ai vu, dit-il, ces propres mots dans les instructions que donnait aux troupes le commandant d’une grande province, connu pour son extrême indulgence : Il sera bon que vous ordonniez, dans vos instructions particulières aux officiers qui doivent marcher, de tirer le plus tard qu’ils pourront sur ceux qui ne se défendront pas. »

En 1754, le duc de Richelieu publie encore un ban pour la dispersion des assemblées dans lequel il est ordonné « de tirer sur les assemblées, lorsque l’officier commandant chaque corps ou détachement jugera à propos d’en donner l’ordre ».
Il arrivait souvent que les officiers auxquels était laissé ce terrible pouvoir discrétionnaire; faisaient tirer sur les assemblées qu’ils surprenaient en prières. D’autres, au contraire, faisaient tirer en l’air, mais laissaient leurs soldats dépouiller les protestants, les maltraiter, insulter les femmes, et même les violer, leur faire l’amour à la dragonne, suivant une expression du temps.
(Lettre de Court, 4745. Les dragons entreprirent de faire l’amour à la dragonne à une jeune fille; des paysans qui travaillaient à leurs vignes accourent aux Cris désespérés de la jeune fille et la délivrent.)

Voici, en effet, ce que raconte Court à l’occasion d’une assemblée surprise par les soldats dans le Dauphiné en 1749 et saluée d’une décharge inoffensive de coups de fusils.

« Si les coups de fusils portèrent à faux, l’avidité des dragons ne le fit pas; ils enlevèrent aux femmes et aux filles leurs bagues, les coeurs d’or qu’elles portent en pendants à leur cou, et leurs habits, et leurs coiffures, et tout l’argent qu’ils trouvèrent sur elles, de même que celui des hommes. » À cette occasion, Court rappelle ce qui s’était passé quelques mois plus tôt dans le diocèse d’Uzès à une assemblée surprise par les dragons :
« Plusieurs femmes ou filles furent insultées, presque au point, d’être violées. On leur arracha les bagues des doigts, les crochets d’argent de leur ceinture, les colliers de perles qu’elles portaient à leur cou, et tout ce qu’elles avaient d’argent monnayé. »

Dans les années qui suivirent la publication de l’édit de révocation, on envoyait impitoyablement à la potence, tous les prisonniers qu’on avait faits aux assemblées ; il en fut ainsi pour un aveugle qui avait assisté près de Bordeaux à une assemblée. En 1689, deux femmes, nouvelles converties, sont amenées devant le juge ; on leur demande pourquoi elles sont retournées aux assemblées — par curiosité, répondent-elles. — Eh bien, leur dit le juge avec une cruelle ironie, avant de prononcer sa sentence, vous irez aussi à la potence par curiosité.
Mais le grand nombre des coupables rendait souvent impossible l’application de la peine de mort à tous les prisonniers faits aux assemblées. Dès le 40 janvier 1687, Louvois écrit à Bàville : « Sa Majesté n’a pas cru qu’il convînt à son service de se dispenser entièrement de la déclaration qui condamne à mort ceux qui assisteront aux assemblées. Elle désire que, de ceux qui ont été à l’assemblée d’auprès de Nîmes, deux des plus coupables soient condamnés à mort, et que tous les autres hommes soient condamnés aux galères. Si les preuves ne vous donnent point lieu de connaître qui sont les plus coupables, le roi désire que vous les fassiez tirer au sort pour que deux d’iceux soient exécutés à mort.
Plus tard, l’intendant Foucault fait observer au ministre à propos d’un homme et de quatre femmes ayant assisté à une petite assemblée à Caen, que la peine de mort semblera un peu rude ; et le ministre consent à substituer à cette peine, celle des galères pour l’homme et de l’emprisonnement pour les femmes.
Cette substitution de peine devint bientôt la règle générale; on se dispensa entièrement de la déclaration condamnant à mort ceux qui avaient assisté à une assemblée, on envoya les hommes aux galères et les femmes en prison. Les hommes assurèrent le recrutement de la chiourme des galères, les assemblées se multipliant de plus en plus; on envoyait même des enfants aux galères, car l’amiral Baudin a relevé sur une feuille d’écrou du bagne de Marseille, cette annotation mise en face du nom d’un galérien condamné pour avoir, étant âgé de plus de douze ans, accompagne son père et sa mère au prêche.

Quant aux femmes, à partir de 1717, on leur consacra comme prison la tour de Constance à Aigues-Mortes, où l’on n’avait pas à redouter leur évasion
Alors que les hôtes des autres prisons recevaient le pain du roi, les prisonnières de la tour de Constance devaient payer de leurs deniers le pain, seul aliment qu’on leur donnât. « Elles étaient là, dit Court, abandonnées de tout le monde, livrées en proie à la vermine, presque destituées d’habits et semblables à des squelettes. » La prison était composée de deux grandes salles rondes superposées, au milieu desquelles était une ouverture permettant à la fumée de sortir, le feu se faisant au centre de ces salles; ces mêmes ouvertures servaient aussi à éclairer et à aérer les deux salles et permettaient en même temps au vent et à la pluie d’y entrer. Les lits des prisonnières placés à la circonférence et adossés au mur, étaient sans matelas, garnis seulement de draps grossiers et de minces couvertures. Séparées du monde entier, souffrant de la faim et du froid, ces prisonnières restaient oubliées dans cet enfer, pendant de longues années, jusqu’à ce qu’elles devinssent folles ou que la mort mit fin à leurs souffrances. Marie Durand, soeur d’un ministre, délivrée quelques mois avant les autres prisonnières de la tour de Constance, avait subi trente-huit années de captivité, elle ne pouvait plus marcher ni travailler assise à des ouvrages à la main, tant sa constitution avait été affaiblie par les souffrances et les privations qu’elle avait endurées.

Au mois de janvier 1767, le chevalier de Boufflus, faisant une tournée d’inspection avec le prince de Beauvau, gouverneur du Languedoc, s’arrête avec lui à là tour de Constance et tous deux pénètrent dans la prison : « Nous voyons, dit-il, une grande, salle privée d’air et de jour, quatorze femmes y languissaient dans la misère et les larmes..., je les vois encore à cette apparition, tomber toutes à la fois aux pieds du commandant, les inonder de leurs larmes, essayer des paroles, ne trouver quelques, sanglots, puis, enhardies par nos consolations, nous raconter toutes ensemble, leurs communes douleurs; hélas ! tout leur crime était d’avoir été élevées dans la même religion que Henri IV. M. de Beauvau fait connaître à la cour le spectacle lamentable auquel il a assisté, mais au lieu de l’ordre de mise en liberté des quatorze prisonnières qu’il avait sollicité, il ne reçoit de Versailles que la permission de délivrer trois ou quatre de ces malheureuses. De son propre mouvement il les fait cependant mettre toutes en liberté, et explique ainsi au ministre ce coup d’autorité. « La justice et l’humanité parlaient également pour ces infortunées, je ne me suis pas permis de choisir entre elles, et, après leur sortie de la tour, je l’ai fait fermer, dans l’espoir qu’elle ne s’ouvrirait plus pour une semblable cause. »
Le secrétaire d’État, la Vrillière, lui fit de vifs reproches et lui enjoignit même de revenir sur la mesure qu’il avait prise, faute de quoi il ne répondait pas de la conservation de sa place. M. de Beauvau répondit fièrement : « Le roi est maître de m’ôter la place qu’il m’a confiée, mais non de m’empêcher d’en remplir les devoirs selon ma conscience et mon honneur. »
Les quatorze prisonnières qu’il avait délivrées restèrent en liberté et il conserva son gouvernement du Languedoc, mais ce n’est qu »en 1769 que la prison de la tour de constance fut définitivement fermée.

Pour assurer l’exécution de l’édit de révocation, interdisant l’exercice public du culte protestant, on ne s’était pas borné à édicter contre ceux qui se rendaient aux assemblées, ces terribles peines des galères pour les hommes, de l’emprisonnement perpétuel pour les femmes.
On avait eu recours à tous les moyens pour empêcher que les assemblées pussent avoir lieu, de manière à ce qu’il fût impossible aux protestants de se réunir, pour prier Dieu à leur manière, soit dans les maisons, soit sous la couverture du ciel.
On avait obligé les nouveaux convertis de chaque communauté à prendre des délibérations par lesquelles ils s’érigeaient en inspecteurs les uns des autres, et s’engageaient à empêcher que les édits ne fussent violés. Ainsi, dans une délibération des habitants de Saint-Jean-de-Gardonnenque, en date du 17 novembre 1686, on lit :
« Tous lesdits habitants, ci-dessus dénommés, s’obligent à mettre des espions à toutes les avenues de la paroisse pour éviter et empêcher les assemblées de quelques fugitifs. »
Si les nouveaux convertis ne tenaient pas leur promesse et n’avertissaient point les autorités, les soldats prévenus par quelques-uns des faux frères que l’on entretenait partout à grands frais, ou par un catholique, arrivaient dans les localités près desquelles devait se tenir une assemblée, et, se faisant accompagner par le curé, procédaient à des visites domiciliaires. Tout absent était réputé coupable d’avoir assisté à l’assemblée s’il ne pouvait justifier d’un motif légitime d’absence.
On avait pensé, sur l’avis conforme de Bâville, que le moyen le plus efficace pour empêcher les assemblées, était de rendre responsables les communautés sur le territoire desquelles elles se seraient tenues, et de condamner à des amendes solidaires tous les habitants.

En 1712, deux arrondissements dans lesquels s’étaient tenues deux assemblées, surprises par les soldats, étaient condamnés, l’un à 1500 l’autre à 3 000 livres d’amende.
En 1754,1’intendant Saint-Priest condamne encore à mille livres d’amende les habitants nouveaux convertis de l’arrondissement de Revel, dans le taillable duquel était situé le bois où une assemblée s’était tenue. À la même époque, les habitants de Clairac, Tonneins et Nérac, déclarent dans une supplique, que les amendes arbitraires qu’on leur inflige, à raison d’assemblées tenues sur leurs territoires, les épuisent, et les mettent hors d’état de payer leurs impositions ordinaires.
Peu à peu les communautés en vinrent, cependant, à considérer les amendes qu’on leur infligeait pour avoir souffert des assemblées sur leurs territoires, comme une sorte d’abonnement à payer, pour avoir la faculté de célébrer leur culte au désert, en violation des édits.

Pour prévenir la réunion des assemblées, la constante préoccupation du Gouvernement était d’empêcher, par tous les moyens, que les huguenots pussent trouver des ministres, ou des prédicants Faisant fonctions de ministres pour exercer leur culte au désert.
Une ordonnance du 1° juillet 1686, édicte la peine de mort, contre tout ministre rentré ou non sorti; la même peine est appliquée à ceux qui, sans mandat, viennent spontanément remplir le rôle de ministres dans les assemblées.
En 1701, Bàville écrit à l’évêque de Nîmes :

«Le prophète, monsieur, que vous avez interrogé ce matin sera bientôt expédié; j’ai condamné ce matin à mort quatre prédicants du Vivarais, et une femme qui faisait accroire qu’elle pleurait du sang; j’ai condamné aussi une célèbre prédicante au fouet et à la fleur de lys. Je ne ferai aucune grâce aux prédicants...»
J’ai fait prendre et punir, écrit-il ailleurs, seize de ces prédicateurs, je n’en connais plus que deux qui sont fort cassés, que j’espère arrêter s’ils paraissent.»

De 1685 à 1762, une centaine de pasteurs, prophètes ou prédicants furent cruellement suppliciés, roués ou pendus, pour avoir prêché au désert; quant aux prédicantes, on finit par se borner les enfermer à l’hôpital comme insensées. Le dernier martyr de cet apostolat errant, fut le pasteur Rochette condamné à être pendu et étranglé, le 18 février 1762 « comme atteint et convaincu d’avoir fait les fonctions de ministre de là religion prétendue réformée, prêché, baptisé, fait la cène et des mariages dans des assemblées désignées du nom de désert.

Au début, voulant terrifier les populations par l’horreur des supplices, on avait laissé des patients pendant de longues heures sur la roue, les os et les membres brisés, avant de leur donner le coup mortel, le coup de grâce; mais cette barbarie, loin d’avoir le succès qu’on en attendait, avait, grâce à l’héroïque constance des victimes, surexcité le fanatisme des religionnaires. On fut donc obligé, par politique, d’agir plus humainement.
« La mort la plus prompte à ces gens-là, disait le maréchal de Villars, à l’occasion du supplice de Fulcran Bey, est toujours la plus convenable; il est surtout convenable de ne pas donner à un peuple gâté le spectacle d’un prêtre qui crie et d’un patient, qui le méprise. » L’impitoyable Bâville avait fini par se ranger lui-même à cet avis et le pasteur Brousson ayant été condamné à être roué vif, Bâville demanda que le condamné fût étranglé avant d’être mis sur la roue, afin, dit-il, de finir promptement le spectacle.

Pour empêcher les patients de haranguer la foule à leurs derniers moments, on avait commencé par les mener au supplice avec un bâillon dans la bouche; l’usage du bâillon ayant paru trop odieux, dit Elie Benoît, on laissa aux condamnés l’apparence d’avoir la liberté de parler, mais on mit au pied de l’échelle des tambours qui battaient jusqu’à ce que le patient eût expiré.
« É
tonnantes vicissitudes des choses humaines, s’écrie de Félice, qui eût dit à Louis XIV que son arrière-petit-fils, un roi de France, aurait aussi la voix étouffée par des tambours sur l’échafaud ! »
Pour se saisir des ministres, on ne négligeait rien, on mettait leur tête à prix; la prime de trois à cinq mille livres promise au délateur qui ferait prendre un ministre, fut portée à dix mille livres, pour Brousson et pour Court, à vingt mille livres pour Paul Rabaut, un des derniers et des plus illustres de ces pasteurs du désert.

Ce n’était pas seulement par des primes en argent que l’on cherchait à provoquer les trahisons; ainsi l’on avait promis un régiment de dragons à un gentilhomme s’il faisait prendre Court, et ce traître avait provoqué une assemblée près d’Alais afin de gagner son régiment. Court se rend à cette assemblée, mais, à l’arrivée des troupes, il trouve moyen de s’enfuir, et pour se mettre à l’abri des poursuites, est obligé de rester caché pendant vingt-quatre heures sous un tas d’immondices.
Quant aux soldats, on excitait leur zèle en leur permettant de dépouiller ceux qui faisaient partie d’une assemblée surprise, et les officiers qui capturaient un pasteur, pouvaient espérer un grade, ou une récompense honorifique. Le lieutenant qui avait pris le pasteur Bénézet lui ayant dit avec satisfaction : — Votre prise me procurera la Croix de Saint-Louis.
Oui, réplique fièrement le futur martyr, ce sera une croix de sang qui vous reprochera toujours.
On entretenait, à beaux deniers comptants, un service d’espions chargés de surveiller et de faire prendre ces pasteurs ambulants, si bien que les intendants avaient la liste de toutes les maisons où ces pasteurs pouvaient songer à demander asile.
On écrit du Poitou à Court : « les mouches volent sous toutes sortes de formes, malgré que nous soyons en hiver, pour tacher de pincer les ministres. »
« Je sais, dit Paul Rabaut, qu’il y a un nombre considérable d’espions à mes trousses. Ils se tiennent tous les soirs aux endroits où ils s’imaginent, que je dois passer et y restent jusque bien avant dans la nuit. » Un soir, il se rend au logis qui lui a été préparé au moment d’entrer dans la maison il aperçoit un homme assis qui lui parait suspect. Il fait semblant d’entrer dans la maison voisine, et revient à son asile sans être aperçu.
Le lendemain matin, la maison où l’on avait cru le voir entrer, était investie par un détachement de soldats. Rabaud s’empresse de sortir pour gagner une porte de la ville. r J’observai, dit-il, de marcher au petit pas, sans que la sentinelle ne soupçonnât rien, et, pour mieux la tromper, je chantai tout doucement, mais de manière qu’elle pût m’entendre; dès que je fus, hors de la vue de la sentinelle, je doublai le pas. » Rabaut rencontre des amis qui le conduisent à une maison écartée et le pressent instamment d’y coucher; il refuse et part à neuf heures du soir; il n’était pas à cinquante pas de là que la maison est entourée par des soldats et fouillée du haut en bas.
« Je viens d’apprendre, écrit-il encore le 19 mai 1752, de deux ou trois endroits différents qu’on met en usage les moyens les plus diaboliques pour se défaire de moi. On emploie des soldats travestis et d’autres gens de sac et de corde qui, armés de pistolets, doivent tâcher de me trouver, ou en ville, ou aux assemblées, et s’ils ne peuvent pas me saisir vivant, ils sont chargés de me mander à l’autre monde par la voie de l’assassinat. Jugez par là, si j’ai besoin de redoubler de précautions.

Les faux frères auxquels les pasteurs venaient demander asile, et que pouvait tenter l’appât de la prime promise pour leur capture, constituaient un danger incessant et des plus sérieux pour ces prédicateurs ambulants. Grâce au peu d’épaisseur d’une cloison, Brousson, caché dans une maison, entend ses hôtes délibérer entre eux s’ils doivent ou non le livrer; il s’empresse d’aller chercher ailleurs un asile plus sûr.
Le pasteur Béranger arrive à une ferme isolée dans le Dauphiné où il comptait passer la nuit. Il aperçoit un enfant sur la porte et lui dit :
—mon ami, est-ce qu’il y a des étrangers dans la maison?

Non!
—Est-ce que ton père y est?
—Non, il est allé chercher les gendarmes parce que le ministre doit loger chez nous ce soir. Bien entendu, Béranger s’empresse de poursuivre sa route.

Bien souvent, les pasteurs étaient obligés de s’adresser à des hôtes dont ils n’étaient pas sûrs, par suite de la terreur résultant de la rigoureuse application de la loi portant que ceux qui leur donneraient asile, aide ou assistance, seraient passibles des galères ou même de la peine de mort.
Voyant se fermer toutes les portes devant eux, traqués comme des fauves, errant de village en village, obligés de passer des jours et des nuits dans des bois, des avenues, des granges isolées, les pasteurs du désert menaient une rude et terrible existence, souffrant du froid, de la faim, et toujours sous la menace imminente de la mort.
« Nous sommes, dit Paul Rabaut, errants par les déserts et par les montagnes, exposés à toutes les injures de l’air, n’ayant que la terre pour lit et le ciel pour couverture.

« Mon occupation, dit-il, est de circuler sans cesse de lieu en lieu, et de prêcher souvent jusqu’à cinq fois dans une semaine, quelquefois le jour, mais le plus souvent la nuit. Notre fatigue est grande : marcher, veiller, demeurer debout sur une pierre, presque les trois heures entières, prêcher en rase campagne. »

L’activité de Brousson était prodigieuse; pendant deux ans, il présida trois ou quatre assemblées chaque semaine ; il lui arriva pendant quinze journées consécutives de prêcher chaque deux nuits, en se reposant le jour et en employant la nuit d’intervalle à voyager.
Court n’était pas moins actif ; pendant deux mois Il fit plus de cent lieues allant d’assemblée en assemblée, à pied, quand ses forces le lui permettaient, porté par deux hommes quand la fièvre qui le minait l’empêchait de marcher.
Il n’y avait sorte de déguisement que les pasteurs, obligés de changer souvent de nom pour dépister les espions, n’employassent ; ils se travestissaient en mendiants, en pèlerins, en officiers, en soldats, en vendeurs de chapelets et d’images ; mais, en route, ils étaient sans cesse exposés à de fâcheuses rencontres, et devaient n’attendre leur salut que de leur sang-froid et de leur esprit d’à-propos.
Un pasteur, déguisé en mendiant, contrefait, le sourd ; un autre ne doit son salut qu’au sang-froid avec lequel il joue le rôle de l’ermite dont il avait revêtu la robe.
Un jour, Court entre dans un cabaret; survient le commandant d’une garnison voisine qui l’interroge durement. La netteté des réponses de Court satisfait l’officier qui prie le prédicant d’attendre qu’il ait fait son courrier, et lui donne à porter deux lettres, l’une pour le duc de Roquelaure, l’autre pour Bâville, le terrible intendant du Languedoc.

Des soldats viennent frapper à la porte d’une maison d’un faubourg de Sedan où Brousson tenait une assemblée. Brousson payant d’audace, va ouvrir à l’officier; on le prend pour le maître de la maison, et l’on arrête un des assistants qui, ayant un bâton à la main, est pris pour le ministre. Brousson se cache derrière la porte d’une chambre basse et échappe aux recherches. Avant de sortir de la maison, l’officier demande à un enfant de cinq ou six ans de lui dire où couche le ministre; l’enfant répond qu’il ne le sait pas. Mais, quelques instants plus tard, ayant aperçu Brousson, cet enfant court à l’officier et lui dit : Monsieur, ici, ici, en lui montrant la porte derrière laquelle se tenait caché le proscrit. L’officier ne comprend pas ce que veut dire l’enfant et s’éloigne. Brousson prend les vêtements d’un palefrenier, se charge d’un fardeau et peut ainsi traverser, sans être reconnu, les postes que l’on avait mis à l’entrée du faubourg.
Le prédicant Fouché, caché à Nîmes, entend publier au son de la trompette, défense à qui que ce soit de sortir des maisons, et voit que des sentinelles sont postées au coin des rues pour que personne ne puisse échapper à la visite domiciliaire qu’on va opérer. Au moment où la sentinelle qui garde sa rue tourne le dos, il traverse la rue et demande à une femme qu’il avait aperçue dans la maison en face de lui, de le cacher dans son lit, moyennant bonne récompense. La femme se laisse tenter et le place à côté d’un enfant qu’elle avait malade au lit. L’officier qui procédait à la visite des maisons arrive et demande à la femme si elle n’a personne chez elle.
Un enfant, dit-elle, au lit, malade. L’officier fait le tour du lit, voit l’enfant et n’aperçoit pas Fouché caché sous la couverture. Touché de compassion pour l’enfant en voyant la misère qui règne au logis, cet officier tire une pièce d’argent de sa poche, la donne à la mère et sort de la maison.
Semblable aventure arrive à Court ; les soldats frappent à la porte de la maison où il était réfugié; Il se couche dans la ruelle du lit de son hôte, à qui il recommande de faire le malade et d’envoyer sa femme ouvrir aux soldats: Les soldats entrent, fouillent les armoires, sondent les murs et ne trouvent rien. Pendant ce temps, le faux malade, pâle de peur, entrouvrait ses rideaux et protestait de la peine qu’il éprouvait de ne pouvoir se lever pour aider les soldats dans leurs recherches.

Un autre prédicant n’a que le temps de se cacher dans le pétrin de son hôte, au moment où les soldats arrivent. Après l’avoir cherché vainement, ceux-ci s’attablent autour du pétrin, et ce n’est qu’après leur départ, longtemps retardé, que le prédicant peut sortir de son incommode cachette.
C’était souvent un hasard qui sauvait les proscrits : un jour, Bâville écrit à l’évêque de Nîmes lui indiquant où est réfugié Brousson qu’il veut faire arrêter; pendant que le prélat reconduit un visiteur, un gentilhomme nouveau converti lit la lettre restée ouverte sur une table, Il se hâte de sortir et de prévenir Brousson qui a à peine le temps de déloger.

Une autre fois, Court, assis au pied d’un arbre, préparait un sermon. Il voit les soldats investir la maison dans laquelle il avait trouvé asile ; il grimpe à l’arbre, et, caché par le feuillage, il assiste invisible aux recherches faites pour s’assurer de sa personne.
Un jour, la métairie où Brousson était réfugié près de Nîmes est investie; son hôte n’a que le temps de le faire descendre dans un puits où une petite excavation à fleur d’eau existait. Brousson s’y blottit. Après avoir fouillé la maison, les soldats attachent l’un deux qui connaissait la cachette à une corde, et le descendent dans le puits. Le soldat, échauffé, une fois dans le puits, se sent saisi par le froid ; craignant un accident, se fait retirer avant d’arriver au fonds du puits, en criant qu’il n’y a personne dans la cachette. Brousson est sauvé, alors qu’il se croyait irrémédiablement perdu.

Le prédicant Henri Pourtal se trouvant dans une maison où il avait fait une petite assemblée, ne trouve d’autre moyen d’échapper aux soldats que de monter au haut de la maison et de passer sur les toits des maisons voisines. Poursuivi de près, il se jette dans un puits où, par bonheur, il n’a de l’eau que jusqu’au cou, mais il est obligé de demeurer trois heures dans l’eau glacée. Quand on l’en retire, demi-mort, il s’aperçoit qu’en descendant d’une maison à l’autre il s’est blessé si gravement à la jambe, qu’il doit rester six semaines sans pouvoir marcher.
Pendant trois nuits consécutives, par une pluie battante, les troupes font une battue dans un bois, entre Uzès et Alais, où Brousson s’était réfugié. La troisième nuit, Brousson dut s’abriter sous un rocher dans une position si gênée qu’il ne pouvait ni se lever ni s’allonger; au matin, percé jusqu’aux os par la pluie et transi de froid, il sort de sa cachette pour se rendre à un village voisin. Il entend des voix, c’était une troupe de soldats; il n’a que le temps de se cacher dans les broussailles. Il voit successivement passer plusieurs détachements qui vont investir le village où il comptait se rendre.

Fouché, échappé par miracle à ceux qui venaient l’arrêter dans son asile, sur la dénonciation d’un traître, passe une rivière à la nage par un froid glacial. Transi, à demi-mort, il marche dans la neige sans savoir où il va, traverse à minuit un village inconnu, où il n’ose demander asile et se perd dans les bois. Il arrive à Audabias, chez un paysan qui l’a logé autrefois, mais celui-ci n’ose le garder; aussitôt le jour paru il faut déloger.
Pressé par la faim, harassé de fatigue, Fouché marche toujours sans savoir où il va. Il rencontre enfin un homme de sa connaissance qui le campe sous un rocher dans un bois et va aux provisions. Pendant deux heures Fouché souffrant du froid et de la faim l’attend; quand l’autre revient, Fouché a peine à mâcher une bouchée de pain tant il est affaibli, mais une gorgée de vin qu’il avale le remet, son compagnon le mène à une métairie; mais il y a des domestiques papistes et il faut les laisser coucher avant d’entrer. Fouché reste encore deux heures exposé à la rigueur du froid; il entre enfin, on lui préparé un lit; mais, au moment où il va porter à sa bouche le bouillon qu’on lui a fait chauffer, les soldats arrivent. Il s’échappe en franchissant une haute muraille; arrivé dans un petit bois il s’évanouit de faiblesse et d’épuisement. Ce n’est qu’au bout de deux heures que les forces lui reviennent et qu’il peut suivre son compagnon, qui le mène chez une veuve à Saint-Laurent. Le lendemain matin, nouvelle alerte, les soldats qui poursuivaient Fouché, s’arrêtent pour se rafraîchir chez cette veuve qui vendait du vin, mais heureusement ils ne songent point à faire de recherches; sans quoi Fouché était perdu.

Le pasteur Coffin peut s’échapper des mains de l’officier qui l’avait arrêté et fuit en Hollande; le proposant Mézarel, pris par les soldats et enfermé dans une grange, se met pieds nus et peut fuir sans bruit; Pradel surpris avec l’assemblée qu’il présidait, saute -à cheval et est longtemps poursuivi par les soldats, entendant les cris répétés de : à celui du cheval ! et des coups de fusil; de même le pasteur Gibert, fuyant d’une assemblée à cheval avec deux autres huguenots, voit l’un de ses compagnons tué à ses côtés, et l’autre fait prisonnier avec la valise dans laquelle étaient renfermés ses papiers, il n’échappe lui-même aux soldats qu’en se cachant dans un bois.
Les périls renaissaient sans cesse et plus d’un, comme Romans pris deux fois et deux fois miraculeusement délivré de la prison, ou comme le futur martyr Brousson, dut momentanément repasser à l’étranger quand la persécution devenait trop ardente; ce n’était pas une fuite, mais un délai du martyre. Un jour venait, en effet, pour presque tous les pasteurs du désert où la malchance, la trahison les livraient aux mains de l’autorité ; or, être pris, c’était la mort sur le gibet ou sur la roue, après les tortures de la question ordinaire et extraordinaire.

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