La maîtresse de La Tourne
était d'un désintéressement
total. Quand de nouveaux pensionnaires
s'annonçaient, elle ne demandait pas :
« Peuvent-ils payer ? » Elle acceptait ce
qu'on lui donnait, qu'on payât ou qu'on ne
payât pas.
« Je n'étais pas chez
elle depuis très longtemps, raconte M. J.,
quand je la vis dans une situation très
serrée. Il fallait payer une
échéance à la banque. Pas
d'argent.
- Mme Z. vous doit de l'argent.
Pourquoi ne pas réclamer ce qui vous est
dû ?
- Si ces gens ne font pas leur
devoir, ce n'est pas à moi, c'est à
Dieu qu'ils ont affaire ; c'est à Lui qu'ils
répondront.
L'après-midi de ce jour,
j'entends un galop dans l'escalier ; la porte
s'ouvre avec violence, notre madame paraît,
brandissant un chèque et criant :
- Voyez mon banquier du ciel !
juste
la somme qu'il me faut. J'ai le temps de
téléphoner à la banque. »
Il y a du bruit à
l'écurie
M. Santschy va voir : Le cheval,
à terre, se roule de douleur. On est
très inquiet, car les chevaux meurent
fréquemment de coliques. Notre paysanne se
sent comme poussée : elle tient le cheval
devant elle avec ses deux mains en criant à
Dieu pour cette bête. Elle sent comme une
force qui entre en elle, qui passe par ses bras et
qui se communique à l'animal. Ses bras
à elle sont comme paralysés.
Instantanément, le cheval se tient
tranquille ; il se redresse, il est
guéri.
Un samedi, elle dit à Dieu :
« J'ai toujours tant de difficultés
pour les lacets de souliers. A chaque instant on
vient m'en demander et il m'en manque. » Le
lundi elle reçoit, dans un paquet, un sac
rempli de lacets. Il y en avait pour un an ! Ces
lacets avaient été
expédiés avant sa demande.
Pendant dix jours, elle n'avait
pas
eu de viande à donner à son monde.
Elle dit à Dieu: « Tu pourrais bien me
donner de la viande. » Le lendemain, un de ses
enfants revient des Ponts, avec le petit char de la
ferme ; un homme jette un gros lièvre dans
le char. Des chasseurs, dans le voisinage, venaient
de le tuer à moitié; l'homme avait
pris la bête blessée et lui avait
coupé la gorge. Quel repas inusité
pour toute la colonie !
Un jour, elle devait aller à
une réunion et n'avait pas de costume
convenable. Elle dit à Dieu: « Tu sais,
Seigneur, la dignité de la maison est en
jeu. » Elle devait partir à deux
heures. À midi, elle reçoit d'un
grand magasin des robes un peu
défraîchies dont l'une lui allait
parfaitement.
Extraits de
ses lettres
à une amie
Dieu est toujours si
fidèle ! Il y a huit jours, je n'avais point
de riz pour mon rizotto habituel avec le bouilli,
et point d'argent pour en acheter. À
l'autobus de neuf heures m'arrive un paquet avec
deux kilos de riz et cinq francs pour acheter le
fromage. Pensez à ma joie et à ma
reconnaissance.
Mon mari a vendu un
boeuf au
boucher. L'appareil frigorifique de ce dernier a
mal fonctionné et toute la viande qui y
était s'est gâtée sauf le boeuf
de La Tourne. Le boucher a dit à mon mari :
« Qu'est-ce que vous faites avec vos
bêtes pour qu'elles soient si fortes ? »
J'ai dit
« C'est une
bénédiction. »
À Noël, j'aurais
aimé mettre une belle pomme dans les
cornets; alors j'ai dit à Dieu que je serais
très reconnaissante s'Il voulait bien m'en
donner. Un carton de toutes belles pommes est
arrivé, juste ce qu'il fallait ; je crois
qu'il y en avait cinq de trop.
Un jour, quelqu'un
téléphone pour savoir si l'on pouvait
me donner un piano ou un harmonium; je
répondis que j'avais tous les deux. Mais je
me dis: « Si seulement ce
généreux ami me donnait plutôt
deux cents francs pour mon bétonnage. »
Le soir, je demandai pardon à Dieu d'avoir
fixé une somme et me promis de ne plus y
penser. Un certain temps plus tard, cette
même personne monte à La Tourne et me
laisse un livre en me disant qu'elle y avait
déposé une petite enveloppe.
C'étaient exactement deux cents
francs.
Et les récits pourraient
continuer. Il nous sera permis de citer encore
quelques exaucements que raconte M. J. :
« Un matin, vers onze heures,
j'étais dans ma chambre. Mme Santschy entre
et me dit : « Voulez-vous prier avec moi ? Il y a à
la
porcherie une truie en train de crever parce
qu'elle ne peut mettre bas. Bubeli a passé
toute la nuit avec elle dans le boiton. La pauvre
bête est à bout de forces. On pourrait
essayer d'appeler le vétérinaire de
Colombier, mais je crains qu'il n'arrive trop tard.
»
Nous nous mîmes à
genoux; nous exposâmes très simplement
à Dieu le cas de cette bête, disant la
perte considérable que sa mort
représenterait pour nous. Nous étions
encore à prier quand deux ou trois de nos
gamins arrivent en criant joyeusement: « Mamy,
mamy, la truie fait ses petits. » Quand je
descendis à la porcherie deux heures plus
tard, je vis une douzaine de porcelets roses
donnant tous les signes d'une vitalité
vigoureuse. On aurait pu annoncer cette naissance
mouvementée selon la formule
consacrée : « La mère et les
enfants se portent bien. »
D'autre part, M. Santschy m'a
raconté qu'en revenant un jour de La
Chaux-de-Fonds en voiture, son cheval fut pris tout
à coup de coliques très dangereuses.
L'homme s'arrêta devant le Café du
Reymond - hameau des environs de la ville - et
demanda à pouvoir téléphoner.
Au milieu des rires moqueurs des consommateurs
attablés, il déclara qu'il
téléphonerait à sa femme, que
celle-ci prierait et que le cheval
guérirait. Cela arriva comme il avait dit.
Un quart d'heure plus tard, il pouvait reprendre sa
route et arriva sans encombre à La
Tourne.
Qui a lu, dit encore M. J., la
vie
d'un George Muller ou d'un Auguste Hermann Francke,
ne s'étonnera point des interventions de
Dieu dans la vie de cette paysanne
neuchâteloise. Mme Santschy connaissait et
pratiquait quotidiennement cette foi dont parle
Adolphe Monod « qui se lance au sein du vide
sans autre appui qu'une parole sortie de la bouche
de Dieu ».
Il semble que Dieu ait eu pour
elle,
en réponse à sa foi, des tendresses
particulières.
Un certain jour, avant Noël,
elle avait envie d'aller à Neuchâtel
où se célébrait une fête
qu'elle aimait; mais elle avait eu des visites
jusqu'à cinq heures et elle ne savait pas si
elle osait quitter la maison, si rien n'arriverait
en son absence. C'était trop tard pour le
train. Elle alla dans sa chambre et dit au
Seigneur: «J'aimerais tant y aller, mais
seulement si tu le permets. je le saurai si tu
m'envoies une auto, sinon je n'arrive plus. Mais il
faut que tu y consentes et qu'alors tu veuilles
bien faire l'infirmier ici pendant mon absence,
pour que je ne manque à personne. »
Elle n'avait pas fini sa prière qu'elle
entend une auto ronfler à la porte. Cette
auto allait à Neuchâtel. Cependant il
fallait encore que quelqu'un voulût bien
aller la chercher à Chambrelien à dix
heures du soir pour la ramener à La Tourne.
On téléphone et un monsieur qui
devait venir chez elle s'annonce pour le soir
même. C'est lui qui pourra la ramener. Elle
est allée à sa fête, et
lorsqu'elle est rentrée, elle a
trouvé tout en ordre à la maison. La
vieille grand-mère avait dormi sans se
réveiller et le petit garçon malade
aussi.
On lui disait un jour que la
manière dont elle abusait de sa santé
était une folie ; elle répondit :
« Oui, mais Dieu nous a donné Sa vie.
Nous osons aussi Lui donner la nôtre.
»
Elle devait aller à
l'enterrement d'une belle-soeur. La nuit
précédente, sa jambe lui cause des
douleurs : une varice a sauté. Elle perdit
beaucoup de sang, puis elle mit de l'huile et de
l'ouate en disant : « Père, au nom de
Jésus, fais cesser le sang. » Le sang
cessa de couler. Le lendemain, elle demanda
à Dieu si elle pouvait partir. Elle trouva
cette parole : « Prends courage, enfant
bien-aimée, prends courage. » - «
Tioup, j'ai sauté en bas mon fit,
raconte-t-elle, et je suis partie. » Chez son
frère, elle fit le ménage, elle
reçut la parenté toute la journée.
L'après-midi seulement, elle eut quelques
sueurs de faiblesse.
Le jour de ses vingt-cinq ans de
mariage, elle avait envie d'un peu de vin. Elle se
disait: « À cause d'un de mes buveurs,
je n'ose pas ; n'y pensons plus. » Mais
voilà que le lendemain lui arrivent deux
bouteilles de vin. Quelqu'un avait quasi
obligé M. J., abstinent, à les
apporter à La Tourne.
On lui dit un jour: « Vous
n'avez pas pu faire de coupe de bois l'année
dernière. Ce revenu ne vous manquera-t-il
pas en ce temps de vie chère ? Cela ne vous
tourmente-t-il pas ? » - « Oh, pas du
tout ! répondit-elle, mon Père n'est
ni plus riche, ni moins riche maintenant que tout
renchérit. Il s'est toujours occupé
de nous. Il continuera à le faire. Sa
fortune est toujours la même.
»
Un jour d'été, Mme
Santschy doit se rendre à La Chaux-de-Fonds,
appelée auprès d'un malade. Un
terrible orage éclate au moment où il
faut se mettre en route pour ne pas manquer le
train à Montmollin à une heure et
demie de marche de La Tourne. Que faire ? Notre
femme a fait sienne la devise de Jeanne d'Arc:
« Messire Dieu premier servi ». Quand
Dieu commande, rien ne l'arrête. Elle part
sous la grêle, les éclairs et le
tonnerre. À peine engagée dans la
descente de la montagne, elle entend un camion qui
s'arrête derrière elle.
- Eh madame ! crie le chauffeur,
où allez-vous par ce temps de chien
?
- À Montmollin.
- Dépêchez-vous de
monter, je passe par là.
Pour apprendre à
marcher, écrivait-elle, il nous faut
des appuis, des frères, des soeurs qui
prient, qui nous encouragent par leurs
expériences; puis il arrive qu'à un
moment donné Dieu nous dit: «
Maintenant, marche en t'appuyant sur moi », et
c'est Lui le sûr appui. Ce Dieu d'amour qui
voit notre désir de Lui faire plaisir et
notre grande faiblesse pour y arriver, ne nous
abandonne pas en chemin.
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