Mme Santschy avait une foi très
personnelle et farouchement indépendante. Un
pasteur lui avait dit un jour : « Heureusement
que vous êtes de l'Église nationale,
on ne vous aurait pas acceptée ailleurs !
» Vivant loin d'un lieu de culte et, d'autre
part, étant si près de Dieu par la
prière, elle était au-dessus de toute
étroitesse ecclésiastique. Comme
l'atteste M. J., elle avait un coeur si
chrétien qu'elle réalisait
pratiquement un véritable
oecuménisme.
Elle avait eu, parmi ses
pensionnaires, une petite infirme, très
disgraciée de la nature, catholique, et qui
désira un dimanche assister à la
messe. La patronne la conduisit en voiture au
Cerneux-Péquignot. Notre bonne protestante
n'était probablement jamais entrée
dans une église catholique. On imagine
qu'elle fut, pour le moins, un peu mal à
l'aise. « Mais, expliquait-elle, ma petite
infirme avait l'air si heureuse de se sentir dans
son ambiance, d'entendre ce plain-chant qui lui
était familier, de respirer le parfum de
l'encens, de contempler le déroulement de la
messe, que je sortis, moi-même,
profondément édifiée de ce
culte. »
« Avant mon arrivée
à La Tourne, raconte M. J., on y avait eu,
comme pensionnaire, une chrétienne darbyste,
d'un milieu social distingué, Mlle R., qu'il
avait fallu hospitaliser à cause
d'infirmités dont elle avait
été frappée soudainement. Elle
aussi manifesta le désir d'assister au culte
de l'assemblée darbyste de la ville voisine
où elle était connue. La
maîtresse de maison l'y accompagna, car la
malade n'aurait pu s'y rendre seule. Au moment de
prendre la cène, Mlle R. exigea qu'on
permît aussi à Mme Santschy de
communier.
Le lendemain, on vit une auto
s'arrêter devant la maison et deux messieurs
en sortir.
- Madame, nous vous sommes
reconnaissants de l'accueil si chrétien que
vous avez réservé dans votre maison
à notre soeur Mlle R. ; elle
l'apprécie à sa valeur. Vous avez
honoré hier notre assemblée de votre
visite et nous sommes très heureux de vous
compter désormais comme une des nôtres
puisque vous avez rompu le pain avec nous. Vous
devez comprendre que vous ne pouvez plus aller
prendre la cène du Seigneur dans la «
Grande Babylone ».
- Qu'est-ce que c'est que ça,
la « Grande Babylone » ?
- Eh ! mais... c'est l'Église
mondanisée, remplie
d'inconvertis.
- Écoutez, messieurs, quand
je m'approche de la table du Seigneur, dans ma
paroisse de l'Église nationale ou ailleurs -
car je me sens libre de communier partout où
l'on aime et adore le Christ Sauveur -, je ne
m'inquiète nullement de savoir si Pierre ou
Paul, à côté de moi, sont
dignes de participer à ce repas
sacré. je me demande seulement si
moi-même je puis communier. Quant aux autres,
à Dieu de les juger. Et puis, à
supposer que je me joigne à vous,
êtes-vous disposés à accepter
tout mon monde avec moi ?... Non, n'est-ce
pas?...
Là-dessus, les deux messieurs
se levèrent et prirent congé
poliment.
Cécile Santschy n'a jamais
cherché à faire dans sa maison du prosélytisme
protestant. Certes, elle proclamait à qui
voulait l'entendre qu'il n'y avait de salut qu'en
Jésus-Christ, que Son nom est le seul nom
donné aux hommes par lequel nous devions
être sauvés. Mais elle laissait chacun
entièrement libre d'aller à la messe,
d'assister au culte qui avait lieu dans la maison
ou de s'en abstenir. Elle était d'avis
qu'une religion imposée n'est bonne
qu'à faire des hypocrites.
Elle eut chez elle, pendant
plusieurs années, une Tessinoise catholique
qui, frappée de paralysie infantile dans son
enfance, ne pouvait se mouvoir qu'avec
difficulté. Le vicaire de la paroisse
voisine montait à La Tourne deux ou trois
fois l'an pour lui faire accomplir ses devoirs
religieux. De ses propres mains, Mme Santschy
préparait une table recouverte d'une nappe,
et y mettait quelques fleurs. Un jour, ce jeune
prêtre, plein d'ardeur apostolique, lui dit :
« je sais, madame, quelle oeuvre charitable
vous faites ici. Vous avez l'âme trop belle
pour n'être pas catholique. je vais prier
pour votre conversion. »
La chère femme partit d'un
joyeux éclat de rire :
« Oh ! Monsieur, il n'est pas
né le vicaire, ni même le pape qui
fera de moi une catholique. Ne vous suffit-il pas
que je sois chrétienne ? »
Si elle n'imposait sa foi à
personne, en revanche, elle ne souffrait pas qu'on
diminuât en rien la divinité
éternelle de Jésus-Christ. À
un pasteur, qui l'avait contestée, elle
écrivit crûment : Monsieur, quand
on ne connaît pas mieux le Seigneur, il
serait préférable de se faire
ramoneur.
Elle entendit aussi parler de
l'ouvrage d'un pasteur qui s'efforçait de
démontrer à grand renfort d'arguments
scientifiques que Dieu n'agit que sur le plan
spirituel, mais non dans le domaine
matériel. « Pauvre homme, dit-elle,
avec un sourire apitoyé. Il parle bien
imprudemment de choses qui lui sont totalement
étrangères. Qu'il vienne à La
Tourne. Moi qui ne vis que de miracles ! »
Je n'eus aucune peine, raconte
M.
J., à lui faire partager mon admiration pour
Karl Barth.
- J'aime Karl Barth,
disait-elle,
parce que, pour lui, Dieu est Dieu et qu'il met
l'homme à sa place, dans la
poussière. je ne puis souffrir ces
théologiens qui rabaissent le
Créateur au niveau de Sa créature et
se fabriquent un Dieu à leur propre
image.
Et quand je descendais à
Neuchâtel pour participer au Séminaire
que le professeur de Bâle venait y donner
périodiquement, elle me disait : «
Combien je regrette de n'avoir plus mes forces
d'antan ! J'aimerais aller l'entendre. Prenez des
notes et venez ce soir me raconter par le menu ce
qu'il aura dit. »
Lorsque Mme Madeleine Chasles,
cette
catholique française
évangélique, vint à
Neuchâtel donner une conférence sur la
Bible qu'elle connaît admirablement - mieux
que beaucoup de protestants -, j'y conduisis celle
qui avait une telle soif des valeurs spirituelles.
Elle voulut avoir chez elle cette Française
hautement cultivée. Avec l'aide de quelques
amis, elle organisa à « La Confiance
» une charmante réception. On servit le
thé avec des fraises à la
crème. On se sentait tout de suite à
l'aise dans cette maison. Mme Chasles s'adressa
d'abord aux enfants, puis elle nous raconta comment
elle était devenue une amie si fervente de
la Bible. Elle avait fait une partie de ses
études dans une institution dirigée
par des religieuses. La Supérieure
était une Anglaise convertie de
l'anglicanisme et qui avait gardé de son
éducation protestante l'amour de la Bible ;
elle s'efforçait de l'inculquer à ses
élèves et avait ainsi fait de Mme
Chasles une fervente lectrice de l'Écriture.
Quand celle-ci prit congé de son
hôtesse, avec la plus grande
cordialité, ces deux femmes étaient
amies pour la vie.
Quelques années plus tard,
Mme Chasles lui envoya un livre qu'elle venait de
publier: « Puissances du monde à venir.
» À côté d'excellentes
choses, l'auteur y fait pourtant une place aux
apparitions de Lourdes et de La Salette. Avec sa
belle
franchise,
Mme Santschy écrivit à son amie
catholique :
Je considère comme
attentatoire à la gloire unique de
Jésus-Christ de placer, si peu que ce soit,
une créature à côté de
Lui. Pour moi, je m'en tiens à la
déclaration formelle de l'Écriture :
« Il y a un seul Dieu, et aussi un seul
médiateur entre Dieu et les hommes,
Jésus-Christ homme, qui s'est donné
lui-même en rançon pour tous. »
(I Tim. 2, 5-6.)
« La Confiance »
était largement ouverte à tous les
chrétiens. Quand les officières
salutistes du poste des Ponts-de-Martel
parcouraient la montagne pour y exercer leur
apostolat, elles trouvaient l'accueil le plus chaud
dans l'hospitalière maison.
- Entrez vite, mes chères
soeurs, ôtez vos chaussures et vos habits
mouillés. Mettez ces pantoufles chaudes et
chauffez-vous sur le banc du poêle pendant
que je vous prépare le
goûter.
Et quand elle les avait bien
restaurées, elle ne manquait jamais de se
mettre avec elles à genoux pour
prier.
Elle avait une grande sympathie
pour
les dames de la communauté
évangélique de Grandchamp. Plusieurs
d'entre elles firent une fois un séjour
à « La Confiance », et celle qui
les recevait jouissait beaucoup de s'entretenir
avec elles.
Une dame allemande, Mme M.,
veuve
d'un missionnaire de la Mission de Bâle aux
Indes, passa tout un hiver à La Tourne, avec
ses deux petits enfants auxquels j'appris le
français. C'était une
véritable chrétienne, une femme de
prière. Sans être hitlérienne,
la nouvelle venue pensait que les journaux suisses
exagéraient sans doute lorsqu'ils parlaient
des horreurs des camps de concentration. Et cette
opinion finissait par déteindre sur l'esprit
de notre « patronne ». Après le
départ de cette pensionnaire, qu'elle avait
beaucoup appréciée, Mme Santschy dit
à une visiteuse occasionnelle :
- Dieu m'a envoyé la plus
délicieuse des Allemandes.
- Pour rétablir dans votre
esprit l'équilibre compromis, lui dis-je, je
prie le Seigneur de vous envoyer, maintenant, la
plus délicieuse des
Françaises.
Ce voeu, que j'avais
proféré plutôt comme une
boutade, devait être exaucé avec
usure.
Fin, juillet 1947, rentrant
d'une
absence de trois mois, je trouvai à La
Tourne tout un groupe de Français, trois
dames et deux messieurs, chrétiens militants
dans le protestantisme parisien. Nous jouissions
beaucoup de la société de ces gens
cultivés. Pendant ce séjour, Mme M.,
qui était en Suisse, écrivit qu'elle
viendrait quelques jours à La
Tourne.
- Ouf ! Il y aura du grabuge.
Nos
Parisiens, qui ont subi pendant toute la guerre
l'occupation nazie, ne doivent pas être
animés de sentiments bien tendres pour les
Allemands. Ne pourriez-vous écrire à
votre amie de différer sa visite
?
- Homme de peu de foi, vous
êtes toujours le même raisonneur
incorrigible. Que faites-vous de la
déclaration si claire de l'Écriture
« Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus
ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni
femme ; car vous êtes tous un en
Jésus-Christ » ? (Gal. 3, 28). La
chère Mme M. viendra et vous verrez que tout
ira bien.
Et, en effet, tout se passa au
mieux. Ces Parisiens étaient de vrais
chrétiens, la dame allemande aussi, et
grâce à la maîtresse de maison
qui nous entraînait le soir par la
prière, nous réalisâmes une
communion parfaite en
Jésus-Christ.
Une grande dame monta un jour
à La Tourne pour traiter avec la
propriétaire de la ferme je ne sais plus
quelle affaire. Elle trouva la patronne devant sa
maison, dans son costume de tous les jours. La dame
le prit de haut avec cette pauvresse, mise comme
une servante. Elle lui parla avec une
condescendance dédaigneuse et, jugeant sans
doute au-dessous de sa dignité de franchir
le seuil de cette humble demeure, elle la convoqua
à l'hôtel. Celle-ci
résolut de donner à sa visiteuse une
petite leçon de savoir-vivre. Elle mit sur
elle ce qu'elle avait de mieux : ses bas et ses
souliers les plus fins, sa plus belle robe, son
plus joli chapeau, sa fourrure, ses gants de peau.
Puis elle alla s'annoncer à
l'hôtel.
Quand elle vit s'avancer cette
personne élégante - car elle pouvait
être élégante - qui se
présentait avec une majesté de reine,
et pour lui parler usait des expressions les plus
choisies, la grande dame fut sidérée
; elle perdit contenance et se mit à
bafouiller piteusement devant la petite paysanne
bien décidée à traiter avec
elle d'égale à égale. »
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