Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI

FOI PERSONNELLE ET OECUMÉNISME

-------

 Mme Santschy avait une foi très personnelle et farouchement indépendante. Un pasteur lui avait dit un jour : « Heureusement que vous êtes de l'Église nationale, on ne vous aurait pas acceptée ailleurs ! » Vivant loin d'un lieu de culte et, d'autre part, étant si près de Dieu par la prière, elle était au-dessus de toute étroitesse ecclésiastique. Comme l'atteste M. J., elle avait un coeur si chrétien qu'elle réalisait pratiquement un véritable oecuménisme.

Elle avait eu, parmi ses pensionnaires, une petite infirme, très disgraciée de la nature, catholique, et qui désira un dimanche assister à la messe. La patronne la conduisit en voiture au Cerneux-Péquignot. Notre bonne protestante n'était probablement jamais entrée dans une église catholique. On imagine qu'elle fut, pour le moins, un peu mal à l'aise. « Mais, expliquait-elle, ma petite infirme avait l'air si heureuse de se sentir dans son ambiance, d'entendre ce plain-chant qui lui était familier, de respirer le parfum de l'encens, de contempler le déroulement de la messe, que je sortis, moi-même, profondément édifiée de ce culte. »

« Avant mon arrivée à La Tourne, raconte M. J., on y avait eu, comme pensionnaire, une chrétienne darbyste, d'un milieu social distingué, Mlle R., qu'il avait fallu hospitaliser à cause d'infirmités dont elle avait été frappée soudainement. Elle aussi manifesta le désir d'assister au culte de l'assemblée darbyste de la ville voisine où elle était connue. La maîtresse de maison l'y accompagna, car la malade n'aurait pu s'y rendre seule. Au moment de prendre la cène, Mlle R. exigea qu'on permît aussi à Mme Santschy de communier.

Le lendemain, on vit une auto s'arrêter devant la maison et deux messieurs en sortir.

- Madame, nous vous sommes reconnaissants de l'accueil si chrétien que vous avez réservé dans votre maison à notre soeur Mlle R. ; elle l'apprécie à sa valeur. Vous avez honoré hier notre assemblée de votre visite et nous sommes très heureux de vous compter désormais comme une des nôtres puisque vous avez rompu le pain avec nous. Vous devez comprendre que vous ne pouvez plus aller prendre la cène du Seigneur dans la « Grande Babylone ».
- Qu'est-ce que c'est que ça, la « Grande Babylone » ?
- Eh ! mais... c'est l'Église mondanisée, remplie d'inconvertis.
- Écoutez, messieurs, quand je m'approche de la table du Seigneur, dans ma paroisse de l'Église nationale ou ailleurs - car je me sens libre de communier partout où l'on aime et adore le Christ Sauveur -, je ne m'inquiète nullement de savoir si Pierre ou Paul, à côté de moi, sont dignes de participer à ce repas sacré. je me demande seulement si moi-même je puis communier. Quant aux autres, à Dieu de les juger. Et puis, à supposer que je me joigne à vous, êtes-vous disposés à accepter tout mon monde avec moi ?... Non, n'est-ce pas?...

Là-dessus, les deux messieurs se levèrent et prirent congé poliment.
Cécile Santschy n'a jamais cherché à faire dans sa maison du prosélytisme protestant. Certes, elle proclamait à qui voulait l'entendre qu'il n'y avait de salut qu'en Jésus-Christ, que Son nom est le seul nom donné aux hommes par lequel nous devions être sauvés. Mais elle laissait chacun entièrement libre d'aller à la messe, d'assister au culte qui avait lieu dans la maison ou de s'en abstenir. Elle était d'avis qu'une religion imposée n'est bonne qu'à faire des hypocrites.

Elle eut chez elle, pendant plusieurs années, une Tessinoise catholique qui, frappée de paralysie infantile dans son enfance, ne pouvait se mouvoir qu'avec difficulté. Le vicaire de la paroisse voisine montait à La Tourne deux ou trois fois l'an pour lui faire accomplir ses devoirs religieux. De ses propres mains, Mme Santschy préparait une table recouverte d'une nappe, et y mettait quelques fleurs. Un jour, ce jeune prêtre, plein d'ardeur apostolique, lui dit : « je sais, madame, quelle oeuvre charitable vous faites ici. Vous avez l'âme trop belle pour n'être pas catholique. je vais prier pour votre conversion. »
La chère femme partit d'un joyeux éclat de rire :

« Oh ! Monsieur, il n'est pas né le vicaire, ni même le pape qui fera de moi une catholique. Ne vous suffit-il pas que je sois chrétienne ? »

Si elle n'imposait sa foi à personne, en revanche, elle ne souffrait pas qu'on diminuât en rien la divinité éternelle de Jésus-Christ. À un pasteur, qui l'avait contestée, elle écrivit crûment : Monsieur, quand on ne connaît pas mieux le Seigneur, il serait préférable de se faire ramoneur.

Elle entendit aussi parler de l'ouvrage d'un pasteur qui s'efforçait de démontrer à grand renfort d'arguments scientifiques que Dieu n'agit que sur le plan spirituel, mais non dans le domaine matériel. « Pauvre homme, dit-elle, avec un sourire apitoyé. Il parle bien imprudemment de choses qui lui sont totalement étrangères. Qu'il vienne à La Tourne. Moi qui ne vis que de miracles ! »

Je n'eus aucune peine, raconte M. J., à lui faire partager mon admiration pour Karl Barth.

- J'aime Karl Barth, disait-elle, parce que, pour lui, Dieu est Dieu et qu'il met l'homme à sa place, dans la poussière. je ne puis souffrir ces théologiens qui rabaissent le Créateur au niveau de Sa créature et se fabriquent un Dieu à leur propre image.

Et quand je descendais à Neuchâtel pour participer au Séminaire que le professeur de Bâle venait y donner périodiquement, elle me disait : « Combien je regrette de n'avoir plus mes forces d'antan ! J'aimerais aller l'entendre. Prenez des notes et venez ce soir me raconter par le menu ce qu'il aura dit. »

Lorsque Mme Madeleine Chasles, cette catholique française évangélique, vint à Neuchâtel donner une conférence sur la Bible qu'elle connaît admirablement - mieux que beaucoup de protestants -, j'y conduisis celle qui avait une telle soif des valeurs spirituelles. Elle voulut avoir chez elle cette Française hautement cultivée. Avec l'aide de quelques amis, elle organisa à « La Confiance » une charmante réception. On servit le thé avec des fraises à la crème. On se sentait tout de suite à l'aise dans cette maison. Mme Chasles s'adressa d'abord aux enfants, puis elle nous raconta comment elle était devenue une amie si fervente de la Bible. Elle avait fait une partie de ses études dans une institution dirigée par des religieuses. La Supérieure était une Anglaise convertie de l'anglicanisme et qui avait gardé de son éducation protestante l'amour de la Bible ; elle s'efforçait de l'inculquer à ses élèves et avait ainsi fait de Mme Chasles une fervente lectrice de l'Écriture. Quand celle-ci prit congé de son hôtesse, avec la plus grande cordialité, ces deux femmes étaient amies pour la vie.

Quelques années plus tard, Mme Chasles lui envoya un livre qu'elle venait de publier: « Puissances du monde à venir. » À côté d'excellentes choses, l'auteur y fait pourtant une place aux apparitions de Lourdes et de La Salette. Avec sa belle franchise, Mme Santschy écrivit à son amie catholique :

Je considère comme attentatoire à la gloire unique de Jésus-Christ de placer, si peu que ce soit, une créature à côté de Lui. Pour moi, je m'en tiens à la déclaration formelle de l'Écriture : « Il y a un seul Dieu, et aussi un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme, qui s'est donné lui-même en rançon pour tous. » (I Tim. 2, 5-6.)

« La Confiance » était largement ouverte à tous les chrétiens. Quand les officières salutistes du poste des Ponts-de-Martel parcouraient la montagne pour y exercer leur apostolat, elles trouvaient l'accueil le plus chaud dans l'hospitalière maison.

- Entrez vite, mes chères soeurs, ôtez vos chaussures et vos habits mouillés. Mettez ces pantoufles chaudes et chauffez-vous sur le banc du poêle pendant que je vous prépare le goûter.

Et quand elle les avait bien restaurées, elle ne manquait jamais de se mettre avec elles à genoux pour prier.

Elle avait une grande sympathie pour les dames de la communauté évangélique de Grandchamp. Plusieurs d'entre elles firent une fois un séjour à « La Confiance », et celle qui les recevait jouissait beaucoup de s'entretenir avec elles.

Une dame allemande, Mme M., veuve d'un missionnaire de la Mission de Bâle aux Indes, passa tout un hiver à La Tourne, avec ses deux petits enfants auxquels j'appris le français. C'était une véritable chrétienne, une femme de prière. Sans être hitlérienne, la nouvelle venue pensait que les journaux suisses exagéraient sans doute lorsqu'ils parlaient des horreurs des camps de concentration. Et cette opinion finissait par déteindre sur l'esprit de notre « patronne ». Après le départ de cette pensionnaire, qu'elle avait beaucoup appréciée, Mme Santschy dit à une visiteuse occasionnelle :

- Dieu m'a envoyé la plus délicieuse des Allemandes.
- Pour rétablir dans votre esprit l'équilibre compromis, lui dis-je, je prie le Seigneur de vous envoyer, maintenant, la plus délicieuse des Françaises.

Ce voeu, que j'avais proféré plutôt comme une boutade, devait être exaucé avec usure.

Fin, juillet 1947, rentrant d'une absence de trois mois, je trouvai à La Tourne tout un groupe de Français, trois dames et deux messieurs, chrétiens militants dans le protestantisme parisien. Nous jouissions beaucoup de la société de ces gens cultivés. Pendant ce séjour, Mme M., qui était en Suisse, écrivit qu'elle viendrait quelques jours à La Tourne.

- Ouf ! Il y aura du grabuge. Nos Parisiens, qui ont subi pendant toute la guerre l'occupation nazie, ne doivent pas être animés de sentiments bien tendres pour les Allemands. Ne pourriez-vous écrire à votre amie de différer sa visite ?
- Homme de peu de foi, vous êtes toujours le même raisonneur incorrigible. Que faites-vous de la déclaration si claire de l'Écriture « Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme ; car vous êtes tous un en Jésus-Christ » ? (Gal. 3, 28). La chère Mme M. viendra et vous verrez que tout ira bien.

Et, en effet, tout se passa au mieux. Ces Parisiens étaient de vrais chrétiens, la dame allemande aussi, et grâce à la maîtresse de maison qui nous entraînait le soir par la prière, nous réalisâmes une communion parfaite en Jésus-Christ.

Une grande dame monta un jour à La Tourne pour traiter avec la propriétaire de la ferme je ne sais plus quelle affaire. Elle trouva la patronne devant sa maison, dans son costume de tous les jours. La dame le prit de haut avec cette pauvresse, mise comme une servante. Elle lui parla avec une condescendance dédaigneuse et, jugeant sans doute au-dessous de sa dignité de franchir le seuil de cette humble demeure, elle la convoqua à l'hôtel. Celle-ci résolut de donner à sa visiteuse une petite leçon de savoir-vivre. Elle mit sur elle ce qu'elle avait de mieux : ses bas et ses souliers les plus fins, sa plus belle robe, son plus joli chapeau, sa fourrure, ses gants de peau. Puis elle alla s'annoncer à l'hôtel.

Quand elle vit s'avancer cette personne élégante - car elle pouvait être élégante - qui se présentait avec une majesté de reine, et pour lui parler usait des expressions les plus choisies, la grande dame fut sidérée ; elle perdit contenance et se mit à bafouiller piteusement devant la petite paysanne bien décidée à traiter avec elle d'égale à égale. »

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant