Cécile Santschy était dans
l'angoisse pour les enfants qu'elle avait
recueillis et qui étaient astreints à
se rendre en classe à Rochefort, le hameau
de La Tourne n'ayant plus d'école. Elle ne
pouvait accepter que ces petits, quelque peu
chétifs, fissent chaque jour une heure de
marche pour se rendre à l'école. Que
faire ? L'autorité avait déjà
bien patienté. Il fallait prendre une
décision : ou bien se séparer des
enfants, ou bien les accompagner chaque jour
à Rochefort. Elle en était là,
dans sa détresse, à se demander si
Dieu l'avait abandonnée, lorsqu'on lui
annonce quelqu'un.
« Je suis le pasteur
J., me
dit en entrant un visiteur. J'ai entendu parler de
votre oeuvre de foi, je viens la voir. » -
« Soyez le bienvenu, mais voyez ma malchance;
voilà des semaines que je prie pour avoir un
instituteur et Dieu m'envoie... un pasteur ! »
- « Rassurez-vous, madame, dit le visiteur.
Dieu répond peut-être à vos
prières; j'ai aussi mon diplôme
d'instituteur, j'ai enseigné avant de
prêcher ! »
Laissons ici parler ce nouveau
venu
:
« C'est au cours de
l'été 1936 que j'appris à
connaître Mme Santschy.
Diverses personnes m'avaient parlé d'elle.
je désirais voir de près cette femme
extraordinaire. je montai à La Tourne un
dimanche après-midi et fus reçu avec
cordialité. Il y avait là en vacances
une institutrice qui me raconta comment, atteinte
d'une dépression nerveuse qui l'avait
obligée à cesser toute
activité professionnelle, son état
allant en empirant malgré les soins
prodigués par les médecins, Mme
Santschy, qui avait entendu parler d'elle par sa
cousine, vint à Bienne la chercher, l'emmena
à La Tourne avec son mari et sa fillette et
les garda pendant toute une année. En
réponse aux prières de la foi, Mme
L... fut entièrement guérie de sa
neurasthénie. Elle put reprendre normalement
son activité, qu'elle exerce encore
actuellement. »
Ce ne fut pas facile pour le
nouvel
éducateur d'accepter cette tâche
inattendue, mais il vit là une direction de
Dieu et il ne se repentit jamais d'avoir
obéi de cette manière au Maître
qu'il servait. Et c'est ainsi que Mme Santschy put
compter, jusqu'à la fin de sa vie, sur
l'aide de ce précieux collaborateur.
Dès lors, tout fut fait dans les
règles, les enfants ne manquaient pas de
passer chaque année leurs examens à
Rochefort sous la conduite du nouveau maître
qui les préparait tout aussi bien que s'ils
avaient suivi l'enseignement officiel.
Avec un entier
désintéressement, M. J... accepta de
participer à la vie de foi de la maison, ne
demandant aucun salaire ; mais il avait
été décidé que chacun
garderait sa personnalité.
Voici ce qu'il raconte :
« Il était
inévitable qu'avec un caractère aussi
entier que celui de Mme Santschy des frottements et
des conflits ne tarderaient pas à se
produire. En voici un exemple : La maîtresse
de La Tourne devait rendre visite à une
personne malade aux Ponts-de-Martel. Elle comptait
le faire après avoir assisté à
une conférence qui se donnait le
soir.
C'était en hiver. Le temps
fut trop limité ; elle décida de
renvoyer sa visite au lendemain soir. Mais, le lendemain
matin, je
constatai que
le verglas rendait les chemins impraticables.
Immédiatement, j'avertis Mme Santschy qu'il
lui était impossible d'aller aux Ponts ce
soir-là, et lui conseillai de remettre sa
visite à un moment plus favorable. Elle me
répondit :
- J'irai ce soir.
- Mais, madame, soyez
raisonnable.
Votre visite n'est pas si pressante, votre amie
n'est pas à la mort. Peut-être que
demain les conditions seront plus
favorables.
- J'irai ce soir.
- Vous rendez-vous compte que
vous
exposez votre vie ? je parle en connaissance de
cause ; j'ai failli une fois me tuer sur le
verglas.
- Le verglas ne m'arrêtera
pas, j'irai.
- Dans ce cas, si votre
résolution est irrévocable,
laissez-moi vous accompagner, je
considérerais comme une lâcheté
de ma part de laisser une femme s'aventurer ainsi
seule dans la nuit.
- Je ne veux pas de votre
société. je prendrai Anna avec
moi.
Anna était une petite idiote,
orpheline de mère ; son père qui
s'était remarié avait placé sa
fille à La Tourne, s'engageant à
payer pour elle une mensualité de 25 francs.
Il paya une seule fois et ne donna plus jamais
signe de vie. Mme Santschy garda Anna pendant de
nombreuses années.
- Madame, ma conscience ne me
permet
pas de vous abandonner dans ce terrible danger. Que
vous le vouliez ou non, j'irai avec
vous.
- Je vous ai dit que je ne
voulais
pas de vous. je trouverai bien moyen de vous
échapper. Vous savez, je suis Bernoise
!
- Et moi, je suis Bernois aussi
!
- Monsieur, vous êtes
insupportable... Souvenez-vous que, quand vous
êtes entré chez moi, vous vous
êtes engagé à respecter ma
personnalité !
- Je ne me suis jamais engagé
à respecter les caprices
d'une insensée, car c'est pure folie ce que
vous voulez tenter ce soir.
Des deux têtes bernoises qui
s'étaient entrechoquées, ce fut la
mienne qui dut céder. Cette femme partit
avec Anna, dans une nuit d'encre pour une
randonnée de sept kilomètres et demi
et autant pour le retour, sur une route où
à chaque pas on risquait de se casser le
cou. Inquiet, je n'arrivais pas à
m'endormir. Il était près de minuit
quand j'entendis s'ouvrir et se refermer la porte
de la maison. je compris que mes deux noctambules
étaient rentrées et je pus enfin me
livrer au repos.
L'indisciplinée ne souffla
mot de son exploit. je ne la questionnai pas non
plus, mais j'appris plus tard que leur escapade,
tant au retour qu'à l'aller, s'était
accomplie au prix d'innombrables chutes, ce qui
suscitait chez la petite idiote un fou-rire
inextinguible.
Autre incident. Quelques jours
avant
Noël, le gendarme d'une de nos communes
neuchâteloises amena un homme à La
Tourne, demandant qu'on voulût bien
l'accueillir. « Vous pouvez être tout
à fait rassurée sur son compte,
dit-il, il est propre, la commune l'a fait
nettoyer. » Se fiant à ce qu'on lui
disait, Cécile Santschy installa son nouveau
pensionnaire dans une grande chambre qu'il devait
partager avec six ou sept autres hommes. Le matin
de Noël, je me préparais à
prendre mon petit-déjeuner dans la grande
chambre du premier étage (Mme Santschy avait
désiré dès le début que
je prisse mes repas seul et non pas au
réfectoire du rez-de-chaussée,
craignant que je fusse effarouché par le peu
de raffinement de certains de ses
protégés), quand elle entra l'air
sombre et préoccupé
- Comment, un matin de Noël,
avoir une mine comme une porte de prison
?
- Oh, c'est qu'il m'arrive
quelque
chose de très désagréable. Cet
homme a de la vermine. Ses compagnons de chambre
s'en sont aperçus ce matin, quand il a
découvert son lit. Ils sont en bas avec lui,
en train de lui faire une scène affreuse.
- Madame, il n'y a qu'une chose
à faire. Ordonnez qu'on attelle
immédiatement et qu'on conduise cet homme
à l'hôpital de Neuchâtel. Ils
ont là toutes les installations
nécessaires pour des cas de ce
genre.
- Il faut que j'aille d'abord
consulter le Seigneur.
Elle se retira dans sa chambre
pour
prier et revint un peu plus tard.
- Dieu me demande une chose
difficile : c'est de procéder moi-même
à l'épouillement de cet homme. je le
prendrai ce soir dans la cuisine du
haut.
- je vous en prie, madame, ce
serait
si simple de l'envoyer à
l'hôpital.
- Apprenez, monsieur, que je ne
discute jamais les ordres de Dieu.
Je sentais que la partie
était perdue. J'essayai encore de discuter.
Mais c'était inutile.
Cette affaire me rendit
horriblement
malheureux. Un instant plus tard, je
célébrais le culte de Noël
devant la maisonnée réunie. Mais je
pense que jamais prédicateur n'eut à
commenter l'ineffable mystère de la
nativité avec une conscience aussi
chargée. Pendant tout le culte, une voix
accusatrice ne cessait de me tourmenter : « Tu
n'es qu'un lâche, ce n'est pas à elle
à faire cette » besogne, c'est à
toi. »
Aussi, le service terminé,
j'allai vers notre hôtesse :
- Madame, c'est moi qui ferai ce
travail. Veuillez seulement me dire comment je dois
m'y prendre.
- Rien du tout. Ne me prenez pas
ma
récompense.
- Oh ! s'il ne s'agit que de
récompense, je n'ai nullement l'intention de
vous la ravir. je ne réclame que les
poux.
- Pensez-vous que j'accepterai
la
récompense sans les poux ?
- Voyons, madame, acceptez que
je
fasse ce travail par procuration. C'est comme si
vous le faisiez vous-même.
- Je vous dis que je
veux...
- Je vous dis que...
Elle trépignait. je
trépignais. Le ton de la querelle montait de
plus en plus. Nous étions là à
nous chamailler depuis dix bonnes minutes quand,
tout à coup, la porte s'ouvre, un des gamins
paraît :
- Mamy, l'homme s'est
sauvé.
Houspillé par les autres, le
clochard avait pris la clef des champs. Le combat
cessait faute de combattants. je suis
persuadé que Mme Santschy aura reçu
de Dieu sa récompense ; quant à moi,
je ne tenais pas plus que ça aux poux!
J'étais, au fond, très content d'en
être quitte à si bon
compte.
Comment se fait-il que nous
ayons pu
continuer à travailler ensemble ? C'est que
nous n'étions pas à La Tourne pour
nous servir nous-mêmes ou pour chercher notre
propre gloire. L'un et l'autre nous voulions faire
la volonté de Dieu.
La règle d'or pour la
réussite du travail en commun nous est
donnée par saint Paul dans son
épître aux Ephésiens
:
Je vous exhorte donc, moi le
prisonnier dans le » Seigneur, à
marcher d'une manière digne de la vocation
qui vous a été adressée, en
toute humilité et douceur, vous
efforçant de conserver l'unité de
l'esprit par le lien de la paix. » (Eph. 4,
1-3.)
Dieu n'a pas affaire ici-bas
à des anges, mais à des
créatures pleines de défauts et
d'imperfections. Il se sert même de nos
défauts et de nos chutes pour faire notre
éducation.
Cécile Santschy savait se
mettre en colère ; elle avait la
répartie prompte et parfois mordante. Nature
forte, faite pour le commandement, elle
exerçait le gouvernement de sa maison avec
une autorité parfois un tantinet despotique.
Mais elle souffrait visiblement de son
tempérament violent. Aussi
considérait-elle l'asthme dont elle
était affligée depuis longtemps comme
une discipline imposée par Dieu. «
C'est mon écharde dans la chair, avait-elle
l'habitude de dire. Dieu sait bien pourquoi Il me
l'envoie.
J'ai
besoin de cette rude école pour être
mâtée. »
Dans son carnet, nous trouvons
ceci
:
Quel immense abîme il y
a
entre ce que je suis et ce que je voudrais
être. Je comprends que les autres aient des
défauts, mais je suis humiliée des
miens, car j'ai l'impression que c'est moi qui
reçois le plus de mon Père
céleste et que je devrais montrer ma
reconnaissance par ma conduite, c'est-à-dire
par une vie d'amour... et mon emportement me met
à un niveau plus bas que celui qui manque,
puisqu'il n'a pas reçu ce que j'ai
reçu.
Un matin : Je demande
à
Dieu de toute la force de mon coeur qu'il m'aide
à ne pas me fâcher; il est 9 heures,
j'ai risqué de le faire au moins vingt fois,
mais Dieu merci, j'ai vaincu. Quelle lutte,
seulement pour un défaut ! Faire une
observation dans un moment d'aigreur, de
colère, est une observation jetée au
vent. Prions avant de parler et Dieu nous inspirera
de nous taire, ce qui vaut encore mieux puisqu'il
agira lui-même.
Cette femme de foi n'avait
d'autre
médecin que Dieu. Et elle fit, tant pour
elle-même que pour d'autres, des
expériences remarquables de guérison
par l'intervention directe de Dieu. « J'ai un
tellement bon médecin », disait-elle un
jour, lorsque nous nous informions de sa
santé, après qu'elle eut
été bien malade. Mais elle n'est
jamais tombée dans l'erreur de ceux qui
s'imaginent qu'un chrétien ne doit jamais
être malade, parce que Jésus s'est
chargé de nos maladies comme de nos
péchés. « L'âme d'abord,
disait-elle. Il ne faut pas réclamer la
délivrance des maux physiques simplement
pour être débarrassé de l'ennui
de souffrir ; c'est la gloire de Dieu qu'il faut
chercher et non notre commodité. »
Mobs était
malade
Il a fallu prendre le
médecin, exigence de l'école pour
savoir s'il ne s'agissait pas des oreillons. Le
docteur dit : « Ce sont des glandes
tuberculeuses, il faut le mettre à
l'hôpital. »
« J'aimerais tant le garder et
le soigner moi-même une semaine.
»
Elle devait donner à l'enfant
de l'iode dans un liquide, mais le petit ne voulait
pas le prendre et elle voulait laisser Dieu agir.
Elle n'en donna qu'une cuillerée. Elle a
beaucoup prié et quand le médecin est
revenu huit jours après, il a dit : «
C'est vraiment miraculeux, cette guérison.
»
Je n'ai pas osé lui dire que
je ne lui avais pas donné de
médecine. J'ai été
lâche, car, disait-elle, il m'aurait
peut-être dit comme une autre fois : «
Faites votre remède. »
C'est un collègue de ce
médecin qui disait d'elle: « Elle est
« toquée », mais du bon
côté. »
Le grand-père
J. a une
pneumonie
On s'attend à sa fin.
Je
dis à Dieu : « Tu viens de me reprendre
Evodie, et maintenant tu me reprendrais ce
grand-papa ? Laisse-moi donc souffler!... » Le
docteur de R. fut extrêmement
étonné de la guérison survenue
dans l'intervalle. Il s'écria: « Quand
j'aurai des pneumonies, je vous les enverrai.
»
Guérisons
spirituelles
Ma « pouponnière de
rouspéteurs » s'agrandit. Un vieux
demande l'hospitalisation avec timidité.
J'apprends que, se trouvant
à l'asile des vieillards, il a presque
assommé un autre vieux. Il est violent, ne
mérite pas un morceau de pain. Je lui
transmets ce que je viens d'apprendre, il pleure et
m'assure :
« Madame, je vous ferai
plaisir. »
Cette bonne résolution
dura peu. Un jour, poussé par le
démon, il critiqua âprement notre
modeste train-train; il désirait un festin
avec des libations renouvelées ; il voulait
« vivre »... Sans être
aperçu, il saisit un sac, y jeta quatorze
lapins vivants qu'il alla vendre. Il rentra ivre,
criant :
« J'assomme la patronne
si
elle ouvre la bouche. Elle nous embête avec
son Jésus; qu'elle parle et je lui fais le
coup... »
Il repartit, fut absent
deux
jours et je le retrouvai inopinément au
dortoir. Il se leva à mon approche, disant,
piteux :
« J'ai été
partout; personne ne me veut, il n'y a que vous
pour me supporter. Est-ce que je puis rester dans
la maison ? »
« Ce n'est pas notre
maison.
Si nous étions riches, vous ne seriez pas
ici. Nous serions, comme d'autres, attentifs
à ne pas perdre d'argent et à ne pas
nous laisser voler... Vous pouvez donc rester dans
la maison de mon Maître; Dieu ne met personne
dehors. »
Il me remercia avec
chaleur et je
me hasardai à lui demander :
« Puisque je vous
autorise
à rester, vous pourriez Lui donner une
petite récompense, par exemple, vous
arrêter un peu dans la journée pour
venir au culte. »
« Pourquoi pas ?
»
En général, il
écoute le culte depuis le jardin. La
tranquillité de l'air lui apporte les
paroles d'amour. Et nous sommes devenus bons
amis.
Un grand-père, buveur
impénitent, tomba gravement malade. On le
crut même dans ses derniers moments et le
coeur flanchait. Je le soignai de mon mieux et
cependant m'irritais d'entendre une phrase en
ritournelle :
« J'aimerais avoir de
la
fine champagne, cela me remettrait.
»
J'objectais qu'il en
avait trop
bu, à quoi il rétorqua d'un ton
inusité, plein de douceur:
« Ma pauv' dame, je
suis au
bout de mon rouleau, censément. C'est mon
dernier désir. Si j'avais de l'argent, je me
serais procuré cet ultime plaisir, mais
voilà, je ne suis qu'un gueux et mourrai
tel. »
Sa demande se
renouvelant, j'en
fis un sujet de prière. Je possédais
peu d'argent, comment faire ? Je dis à Dieu:
« Montre la voie que je dois suivre. S'il y a
vingt francs dans le porte-monnaie du
ménage, je lui en achèterai. Si je
n'ai pas cette somme, c'est que tu réprouves
cette façon de le contenter. Donne-moi ta
lumière. »
Comme il continuait à
jouer au grand malade, criant: « Je vais
mourir, ranimez-moi », cela
m'émotionnait, quoique j'en aie. D'une main
hésitante, je saisis mon porte-monnaie qui
contenait exactement la somme demandée. En
réalité, je me voyais
déçue; j'aurais
préféré que Dieu me
refusât de dépenser ce précieux
argent pour satisfaire un homme empli de vices.
J'obéis néanmoins.
Le bonhomme but avec
avidité deux verres de suite, puis refusa de
nouvelles libations. Je l'invitais à boire
afin de soutenir ses forces défaillantes
quand il observa avec une gravité
inaccoutumée:
« Je crois qu'il est
plutôt temps de penser à autre chose.
»
Je frémis d'espoir,
Dieu
agissait manifestement. Ce vieux ne supportait pas
ce que j'appelais, par devers moi, une piqûre
spirituelle, soit, en réalité, une
prière auprès de son lit de mourant.
À portée de sa main se trouvait le
vieux bâton noueux qu'il avait emporté
lors de folles randonnées. Dès que je
prononçais le doux nom de Jésus,
Satan s'emparait de son esprit. Il saisissait son
gourdin, le dressait dans ma direction; je
l'esquivais parfois de justesse, mais j'en
ressentis de nombreuses fois la dure
résistance. Je lui faisais observer, sans
même penser à me frictionner
l'échine meurtrie :
« Grand-papa,
grand-papa, ce
n'est pas vous qui me donnez des coups. Le diable
vous dicte cette conduite
répréhensible. Dieu a placé
tant d'amour pour vous dans mon coeur que je vous
gagnerai à sa joie. »
Il est mort dans la
paix de son
Sauveur, heureux d'être délivré
des oeuvres du Malin. Il me demanda pardon, ainsi
qu'à ses compagnons rassemblés autour
de sa couche. Son départ pour le ciel fut
une leçon spirituelle pour le
voisinage.
Reconnaissance
Une femme de
quatre-vingt ans est
venue, demandant si je la prendrais comme servante.
Je l'ai engagée comme telle malgré sa
faiblesse et une totale surdité. Je l'ai
gardée cinq ans, la laissant accomplir de
légers travaux qui occupaient sa
pensée. Elle est morte en nous laissant un
legs d'amour: une, pièce de cinquante
centimes, neuve et reluisante, enveloppée
soigneusement dans un brin de papier de
soie.
Extrait d'une
lettre à
une amie
Huit jours avant Noël,
un de
nos petits se cassa la jambe en luge. J'avais
quelqu'un à ce moment et mon mari le porta
très délicatement chez une de nos
« tantes » en lui disant: « Priez
pour lui ». Elle dit tout simplement : «
Guéris ce petit, mon Dieu ». Quand je
vis qu'il avait la jambe cassée, je demandai
à Dieu si je devais faire monter le docteur.
Il répondit: « Non». Alors je lui
demandai simplement la force de supporter les
opinions des gens. Jugez de l'une d'elles: «
Elle est une brigande de scientiste ». Je ne
savais pas que j'étais scientiste. L'instituteur
seul
était de mon bord. Je dis à Dieu:
« Je vais voir comment tu vas te
débrouiller ». J'étais un peu
inquiète de l'effort que l'enfant devrait
faire lorsqu'il se mettrait à marcher, mais
trois semaines après l'accident, je trouve
mon gamin tout habillé, en train de marcher
seul avec deux cannes que ses camarades lui avaient
apportées. J'en étais à me
demander si je rêvais. Pourtant, ce n'est pas
plus extraordinaire pour Dieu de raccommoder une
jambe cassée que de créer le monde.
C'est triste de Lui faire si peu
confiance.
« Il ne faudrait pas croire,
explique M. J., que la maîtresse de La Tourne
fût une « virago ». Elle
était au contraire très
féminine ; la fine écriture que nous
trouvons dans ses notes en est une preuve ; mais la
délicatesse de ses sentiments s'alliait
à une volonté peu commune et à
un indomptable courage. C'était un
être d'exception. Un de nos officiers
supérieurs eut l'occasion de le constater.
Quand éclata la guerre de 1939, La Tourne,
ayant une importance stratégique, fut
occupée par la troupe. L'autorité
militaire fit évacuer de force à
Perreux la presque totalité des
protégés de la maison et occupa
jusqu'aux deux tiers de notre ferme. Le colonel
monta un jour à La Tourne pour passer les
soldats en revue. Il n'eut pas à converser
longtemps avec la maîtresse de maison pour se
rendre compte de la qualité de la femme
qu'il avait devant lui.
- Madame, dit-il, en s'inclinant
respectueusement, s'il y avait beaucoup de femmes
comme vous dans le monde, les choses iraient
autrement.
Elle avait le goût du risque.
Plus une chose paraissait humainement impossible,
plus elle était tentée de
l'entreprendre. Effrayé parfois de ses
audaces, je cherchais vainement à la retenir
; je lui criais casse-cou ! Allez retenir une femme
pareille ! Les premières années de
mon séjour à La Tourne, j'ai beaucoup
discuté et disputé avec elle ; plus tard, je
finis
par abandonner la partie. Quelques semaines avant
sa mort, en présence de deux dames de
Neuchâtel, venues pour la visiter, nous
parlions de sa fameuse escapade sur le
verglas.
- Jusque devant le trône du
jugement dernier, dis-je à la malade, je
soutiendrai que vous ne faisiez pas là la
volonté de Dieu, mais bel et bien votre
volonté propre ne confondons point
entêtement avec obéissance.
Je crois qu'elle avait fini par
en
convenir, sans l'avouer explicitement.
Ma tâche à La Tourne
n'était pas facile. J'étais loin de
posséder la force d'âme de cette
chrétienne vivante. Il m'arrivait de perdre
courage. Un jour même, je me laissai aller
à me plaindre, à murmurer. Elle me
lança un regard qui me guérit
radicalement de l'envie de murmurer... du moins en
sa présence. Un jour, je trouvai sur ma
table, parmi mes papiers, un petit livre qu'elle y
avait glissé. C'était un de ces
« pains quotidiens » avec texte biblique
et une courte méditation pour tous les jours
de l'année. je découvris qu'elle
avait souligné certains passages, qu'elle
avait même écrit des pensées
personnelles.
A la date du 29 janvier : Pour
sûr que si tu travailles pour Dieu, tu seras
haïe et persécutée; mais prends
courage : Jésus le vainqueur marche devant
toi et c'est en ce nom qu'on peut affronter
l'ennemi le plus redoutable.
A la date du 10 février, sous la méditation sur
le texte «
Toutes ces choses sont contre moi » (Gen. 42,
36), elle avait écrit : Sachez que votre
bonheur ne dépend que d'une vie
honnête, droite et pure. Vous êtes
libres de marcher à votre
malheur.
À la Tourne, on continua
à recevoir beaucoup d'enfants malheureux ;
outre les 22 garçons que Cécile
Santschy a élevés
complètement, elle en reçut beaucoup
d'autres pour un temps plus ou moins
long.
Un jour, un des enfants ayant
posé ses souliers devant le four à
pain, Jetty en lança un dans le feu en
même temps que le bois. L'enfant vint alors
en disant:
« Mamy, je n'ai plus de
souliers. » On lui en donna une autre paire,
mais aussitôt après un autre enfant
s'écria : « C'est à moi que tu
avais donné ces souliers ! » Dispute
entre les deux enfants. Aucun ne veut céder.
Il est alors décidé que celui qui
céderait aurait des souliers neufs. Le petit
Lulu céda. Le lendemain, Mme Santschy
reçoit une lettre : « L'année
dernière, nous sommes venus à trois
nous mettre à l'abri dans votre maison ;
elle m'a intéressée. Pourrais-je
répondre à un de vos désirs ?
» Elle écrivit immédiatement :
une paire de souliers pour un enfant de 11 ans.
Quinze jours après arrivaient de superbes
souliers de sport avec lacets blancs. On les mit
dans la belle chambre, afin que tout le monde les
admire. Le petit qui avait cédé
était rayonnant ; jamais Mme Santschy
n'avait acheté de si belles chaussures.
»
Les petits X. avaient
besoin de
sandales
Je leur dis: « Vous
allez
venir près de moi et chacun dira au Seigneur
Jésus qu'il a besoin de sandales pour
dimanche prochain. » Ils prièrent.
Chacun demanda des sandales pour dimanche.
Moi-même je dis à Dieu que j'attendais
un don pour cela ; je ne prendrais pas l'argent des
pensions. Deux jours après, je reçus
20 francs par la poste et fis venir de La
Chaux-de-Fonds trois paires de sandales. L'un des
petits les embrassait, disant: « Comme elles
sont belles, les sandales que Jésus m'a
données. »
« Un après-midi
d'automne, reprend M. J., j'étais avec elle
dans la grande chambre du premier étage,
quand une personne se présenta avec un
bébé d'un mois environ.
C'était une fille-mère qui venait la
prier d'accepter sa fillette pour quelque temps. La
mère des pauvres ne refusait jamais les
enfants que Dieu lui envoyait ; elle ne fixait
jamais de prix de
pension. Le dimanche entre Noël et Nouvel-An,
cette femme revint avec un homme. Elle expliqua que
sa mère était restée dans
l'auto sur la route à 300 mètres de
« La Confiance » et qu'elle aimerait lui
montrer sa petite fille en passant. On lui remit le
bébé, mais elle disparut avec lui et
son compagnon. Mme Santschy se borna à lui
écrire : Souvenez-vous, madame, qu'il
n'est pas possible de trouver le bonheur dans le
mensonge.
Un dimanche soir, aux environs
de
Noël, un groupe de jeunes hommes et de jeunes
femmes arriva chez nous. On servit à souper.
Ces jeunes gens étaient très joyeux ;
ils chantaient gaîment. Une des jeunes femmes
avait sa fille avec elle, une mignonne enfant de
trois ans. Elle demanda si elle pouvait la laisser.
Ce fut accepté, comme toujours. La joyeuse
bande partit sans même s'informer si elle
devait quelque chose pour le repas qu'on lui avait
servi. Quatre mois plus tard, la jeune mère
réclama sa fillette. Mme Santschy la lui
conduisit. J'ignore si on lui remboursa le prix de
son billet de chemin de fer, mais on lui promit de
payer plus tard la pension de l'enfant. Ce plus
tard ne vint jamais. À quelques mois de
là, dans un train bondé de voyageurs,
cette jeune femme se mit tout à coup
à parler de cette « sale maison de La
Tourne » et de « cette Mme Santschy qui
n'est qu'une exploiteuse ». Mais Dieu
veillait. Parmi les voyageurs se trouvait une amie
de la maison. Indignée, elle cria plus fort
que l'autre: « Madame, vous n'êtes
qu'une effrontée menteuse. je connais la
femme dont vous parlez et sa maison, il n'y a pas
un mot de vrai dans ce que vous dites.
»
Un jour, Cécile Santschy se
rendit à Bienne, pour y recevoir un petit
garçon qu'on voulait lui confier. On lui en
remit deux. Dans le train qui la ramenait à
Neuchâtel, elle était un peu
inquiète : « Que va dire mon mari ?
Nous avons déjà la maison pleine.
» Selon son habitude, elle eut recours
à la prière. Arrivée à
La Tourne le coeur battant, dans l'incertitude de
l'accueil qui lui serait
réservé, elle aborda timidement son
mari, cherchant à cacher les deux petits
garçons derrière elle.
- Il y en a deux !
- Oh ! S'il y a du pain pour un,
il
y en aura pour deux, dit le mari.
Un jour, elle fut appelée au
chevet d'un malade à La Chaux-de-Fonds. Au
moment où elle s'éloignait de la
maison, son mari lui cria : « Surtout n'aie
pas le malheur de « ramener » un gamin !
» Elle « ramena » un gamin. Du plus
loin qu'il le vit, le cher homme
s'écria
« Oh ! le bel enfant !
»
Un couple de bergers fribourgeois avait été engagé par le propriétaire d'un chalet voisin pour la garde du bétail qui passe l'été à la montagne. Ces gens, très pauvres, avaient trois fillettes en âge scolaire. Ils demandèrent à M. J. de les accepter dans sa classe, ce qu'il fit avec plaisir. Avec ses élèves, il participa, comme chaque année, à la course annuelle de Rochefort. Les petites Fribourgeoises ne purent y aller parce qu'elles n'avaient ni habits ni chaussures convenables. Celle qui devinait tout se rendit compte de leur déception. La charité rend ingénieux. Le coeur compatissant de cette chère chrétienne trouva moyen d'arranger les choses. En fouillant dans son « P. K. Z. », comme elle appelait son grenier, elle dénicha quelques morceaux d'étoffe légère. Avec l'aide bénévole d'une dame en séjour à « La Confiance», elle confectionna de jolies petites robes, acheta des sandalettes et, un beau matin, partit avec les trois fillettes et le plus petit des garçons pour une course à l'île de Saint-Pierre.
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