Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IV

ON A BESOIN D'UN INSTITUTEUR

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 Cécile Santschy était dans l'angoisse pour les enfants qu'elle avait recueillis et qui étaient astreints à se rendre en classe à Rochefort, le hameau de La Tourne n'ayant plus d'école. Elle ne pouvait accepter que ces petits, quelque peu chétifs, fissent chaque jour une heure de marche pour se rendre à l'école. Que faire ? L'autorité avait déjà bien patienté. Il fallait prendre une décision : ou bien se séparer des enfants, ou bien les accompagner chaque jour à Rochefort. Elle en était là, dans sa détresse, à se demander si Dieu l'avait abandonnée, lorsqu'on lui annonce quelqu'un.

« Je suis le pasteur J., me dit en entrant un visiteur. J'ai entendu parler de votre oeuvre de foi, je viens la voir. » - « Soyez le bienvenu, mais voyez ma malchance; voilà des semaines que je prie pour avoir un instituteur et Dieu m'envoie... un pasteur ! » - « Rassurez-vous, madame, dit le visiteur. Dieu répond peut-être à vos prières; j'ai aussi mon diplôme d'instituteur, j'ai enseigné avant de prêcher ! »

Laissons ici parler ce nouveau venu :

« C'est au cours de l'été 1936 que j'appris à connaître Mme Santschy. Diverses personnes m'avaient parlé d'elle. je désirais voir de près cette femme extraordinaire. je montai à La Tourne un dimanche après-midi et fus reçu avec cordialité. Il y avait là en vacances une institutrice qui me raconta comment, atteinte d'une dépression nerveuse qui l'avait obligée à cesser toute activité professionnelle, son état allant en empirant malgré les soins prodigués par les médecins, Mme Santschy, qui avait entendu parler d'elle par sa cousine, vint à Bienne la chercher, l'emmena à La Tourne avec son mari et sa fillette et les garda pendant toute une année. En réponse aux prières de la foi, Mme L... fut entièrement guérie de sa neurasthénie. Elle put reprendre normalement son activité, qu'elle exerce encore actuellement. »

Ce ne fut pas facile pour le nouvel éducateur d'accepter cette tâche inattendue, mais il vit là une direction de Dieu et il ne se repentit jamais d'avoir obéi de cette manière au Maître qu'il servait. Et c'est ainsi que Mme Santschy put compter, jusqu'à la fin de sa vie, sur l'aide de ce précieux collaborateur. Dès lors, tout fut fait dans les règles, les enfants ne manquaient pas de passer chaque année leurs examens à Rochefort sous la conduite du nouveau maître qui les préparait tout aussi bien que s'ils avaient suivi l'enseignement officiel.

Avec un entier désintéressement, M. J... accepta de participer à la vie de foi de la maison, ne demandant aucun salaire ; mais il avait été décidé que chacun garderait sa personnalité.

Voici ce qu'il raconte :

« Il était inévitable qu'avec un caractère aussi entier que celui de Mme Santschy des frottements et des conflits ne tarderaient pas à se produire. En voici un exemple : La maîtresse de La Tourne devait rendre visite à une personne malade aux Ponts-de-Martel. Elle comptait le faire après avoir assisté à une conférence qui se donnait le soir.
C'était en hiver. Le temps fut trop limité ; elle décida de renvoyer sa visite au lendemain soir. Mais, le lendemain matin, je constatai que le verglas rendait les chemins impraticables. Immédiatement, j'avertis Mme Santschy qu'il lui était impossible d'aller aux Ponts ce soir-là, et lui conseillai de remettre sa visite à un moment plus favorable. Elle me répondit :

- J'irai ce soir.
- Mais, madame, soyez raisonnable. Votre visite n'est pas si pressante, votre amie n'est pas à la mort. Peut-être que demain les conditions seront plus favorables.
- J'irai ce soir.
- Vous rendez-vous compte que vous exposez votre vie ? je parle en connaissance de cause ; j'ai failli une fois me tuer sur le verglas.

- Le verglas ne m'arrêtera pas, j'irai.
- Dans ce cas, si votre résolution est irrévocable, laissez-moi vous accompagner, je considérerais comme une lâcheté de ma part de laisser une femme s'aventurer ainsi seule dans la nuit.
- Je ne veux pas de votre société. je prendrai Anna avec moi.

Anna était une petite idiote, orpheline de mère ; son père qui s'était remarié avait placé sa fille à La Tourne, s'engageant à payer pour elle une mensualité de 25 francs. Il paya une seule fois et ne donna plus jamais signe de vie. Mme Santschy garda Anna pendant de nombreuses années.

- Madame, ma conscience ne me permet pas de vous abandonner dans ce terrible danger. Que vous le vouliez ou non, j'irai avec vous.
- Je vous ai dit que je ne voulais pas de vous. je trouverai bien moyen de vous échapper. Vous savez, je suis Bernoise !
- Et moi, je suis Bernois aussi !
- Monsieur, vous êtes insupportable... Souvenez-vous que, quand vous êtes entré chez moi, vous vous êtes engagé à respecter ma personnalité !
- Je ne me suis jamais engagé à respecter les caprices d'une insensée, car c'est pure folie ce que vous voulez tenter ce soir.

Des deux têtes bernoises qui s'étaient entrechoquées, ce fut la mienne qui dut céder. Cette femme partit avec Anna, dans une nuit d'encre pour une randonnée de sept kilomètres et demi et autant pour le retour, sur une route où à chaque pas on risquait de se casser le cou. Inquiet, je n'arrivais pas à m'endormir. Il était près de minuit quand j'entendis s'ouvrir et se refermer la porte de la maison. je compris que mes deux noctambules étaient rentrées et je pus enfin me livrer au repos.

L'indisciplinée ne souffla mot de son exploit. je ne la questionnai pas non plus, mais j'appris plus tard que leur escapade, tant au retour qu'à l'aller, s'était accomplie au prix d'innombrables chutes, ce qui suscitait chez la petite idiote un fou-rire inextinguible.

Autre incident. Quelques jours avant Noël, le gendarme d'une de nos communes neuchâteloises amena un homme à La Tourne, demandant qu'on voulût bien l'accueillir. « Vous pouvez être tout à fait rassurée sur son compte, dit-il, il est propre, la commune l'a fait nettoyer. » Se fiant à ce qu'on lui disait, Cécile Santschy installa son nouveau pensionnaire dans une grande chambre qu'il devait partager avec six ou sept autres hommes. Le matin de Noël, je me préparais à prendre mon petit-déjeuner dans la grande chambre du premier étage (Mme Santschy avait désiré dès le début que je prisse mes repas seul et non pas au réfectoire du rez-de-chaussée, craignant que je fusse effarouché par le peu de raffinement de certains de ses protégés), quand elle entra l'air sombre et préoccupé

- Comment, un matin de Noël, avoir une mine comme une porte de prison ?
- Oh, c'est qu'il m'arrive quelque chose de très désagréable. Cet homme a de la vermine. Ses compagnons de chambre s'en sont aperçus ce matin, quand il a découvert son lit. Ils sont en bas avec lui, en train de lui faire une scène affreuse.
- Madame, il n'y a qu'une chose à faire. Ordonnez qu'on attelle immédiatement et qu'on conduise cet homme à l'hôpital de Neuchâtel. Ils ont là toutes les installations nécessaires pour des cas de ce genre.
- Il faut que j'aille d'abord consulter le Seigneur.

Elle se retira dans sa chambre pour prier et revint un peu plus tard.

- Dieu me demande une chose difficile : c'est de procéder moi-même à l'épouillement de cet homme. je le prendrai ce soir dans la cuisine du haut.
- je vous en prie, madame, ce serait si simple de l'envoyer à l'hôpital.
- Apprenez, monsieur, que je ne discute jamais les ordres de Dieu.

Je sentais que la partie était perdue. J'essayai encore de discuter. Mais c'était inutile.

Cette affaire me rendit horriblement malheureux. Un instant plus tard, je célébrais le culte de Noël devant la maisonnée réunie. Mais je pense que jamais prédicateur n'eut à commenter l'ineffable mystère de la nativité avec une conscience aussi chargée. Pendant tout le culte, une voix accusatrice ne cessait de me tourmenter : « Tu n'es qu'un lâche, ce n'est pas à elle à faire cette » besogne, c'est à toi. »
Aussi, le service terminé, j'allai vers notre hôtesse :

- Madame, c'est moi qui ferai ce travail. Veuillez seulement me dire comment je dois m'y prendre.
- Rien du tout. Ne me prenez pas ma récompense.
- Oh ! s'il ne s'agit que de récompense, je n'ai nullement l'intention de vous la ravir. je ne réclame que les poux.
- Pensez-vous que j'accepterai la récompense sans les poux ?
- Voyons, madame, acceptez que je fasse ce travail par procuration. C'est comme si vous le faisiez vous-même.
- Je vous dis que je veux...
- Je vous dis que...

Elle trépignait. je trépignais. Le ton de la querelle montait de plus en plus. Nous étions là à nous chamailler depuis dix bonnes minutes quand, tout à coup, la porte s'ouvre, un des gamins paraît :

- Mamy, l'homme s'est sauvé.

Houspillé par les autres, le clochard avait pris la clef des champs. Le combat cessait faute de combattants. je suis persuadé que Mme Santschy aura reçu de Dieu sa récompense ; quant à moi, je ne tenais pas plus que ça aux poux! J'étais, au fond, très content d'en être quitte à si bon compte.

Comment se fait-il que nous ayons pu continuer à travailler ensemble ? C'est que nous n'étions pas à La Tourne pour nous servir nous-mêmes ou pour chercher notre propre gloire. L'un et l'autre nous voulions faire la volonté de Dieu.

La règle d'or pour la réussite du travail en commun nous est donnée par saint Paul dans son épître aux Ephésiens :

Je vous exhorte donc, moi le prisonnier dans le » Seigneur, à marcher d'une manière digne de la vocation qui vous a été adressée, en toute humilité et douceur, vous efforçant de conserver l'unité de l'esprit par le lien de la paix. » (Eph. 4, 1-3.)

Dieu n'a pas affaire ici-bas à des anges, mais à des créatures pleines de défauts et d'imperfections. Il se sert même de nos défauts et de nos chutes pour faire notre éducation.

Cécile Santschy savait se mettre en colère ; elle avait la répartie prompte et parfois mordante. Nature forte, faite pour le commandement, elle exerçait le gouvernement de sa maison avec une autorité parfois un tantinet despotique. Mais elle souffrait visiblement de son tempérament violent. Aussi considérait-elle l'asthme dont elle était affligée depuis longtemps comme une discipline imposée par Dieu. « C'est mon écharde dans la chair, avait-elle l'habitude de dire. Dieu sait bien pourquoi Il me l'envoie. J'ai besoin de cette rude école pour être mâtée. »

Dans son carnet, nous trouvons ceci :

Quel immense abîme il y a entre ce que je suis et ce que je voudrais être. Je comprends que les autres aient des défauts, mais je suis humiliée des miens, car j'ai l'impression que c'est moi qui reçois le plus de mon Père céleste et que je devrais montrer ma reconnaissance par ma conduite, c'est-à-dire par une vie d'amour... et mon emportement me met à un niveau plus bas que celui qui manque, puisqu'il n'a pas reçu ce que j'ai reçu.

Un matin : Je demande à Dieu de toute la force de mon coeur qu'il m'aide à ne pas me fâcher; il est 9 heures, j'ai risqué de le faire au moins vingt fois, mais Dieu merci, j'ai vaincu. Quelle lutte, seulement pour un défaut ! Faire une observation dans un moment d'aigreur, de colère, est une observation jetée au vent. Prions avant de parler et Dieu nous inspirera de nous taire, ce qui vaut encore mieux puisqu'il agira lui-même.

Cette femme de foi n'avait d'autre médecin que Dieu. Et elle fit, tant pour elle-même que pour d'autres, des expériences remarquables de guérison par l'intervention directe de Dieu. « J'ai un tellement bon médecin », disait-elle un jour, lorsque nous nous informions de sa santé, après qu'elle eut été bien malade. Mais elle n'est jamais tombée dans l'erreur de ceux qui s'imaginent qu'un chrétien ne doit jamais être malade, parce que Jésus s'est chargé de nos maladies comme de nos péchés. « L'âme d'abord, disait-elle. Il ne faut pas réclamer la délivrance des maux physiques simplement pour être débarrassé de l'ennui de souffrir ; c'est la gloire de Dieu qu'il faut chercher et non notre commodité. »

Mobs était malade

Il a fallu prendre le médecin, exigence de l'école pour savoir s'il ne s'agissait pas des oreillons. Le docteur dit : « Ce sont des glandes tuberculeuses, il faut le mettre à l'hôpital. »

« J'aimerais tant le garder et le soigner moi-même une semaine. »

Elle devait donner à l'enfant de l'iode dans un liquide, mais le petit ne voulait pas le prendre et elle voulait laisser Dieu agir. Elle n'en donna qu'une cuillerée. Elle a beaucoup prié et quand le médecin est revenu huit jours après, il a dit : « C'est vraiment miraculeux, cette guérison. »

Je n'ai pas osé lui dire que je ne lui avais pas donné de médecine. J'ai été lâche, car, disait-elle, il m'aurait peut-être dit comme une autre fois : « Faites votre remède. »

C'est un collègue de ce médecin qui disait d'elle: « Elle est « toquée », mais du bon côté. »

Le grand-père J. a une pneumonie

On s'attend à sa fin. Je dis à Dieu : « Tu viens de me reprendre Evodie, et maintenant tu me reprendrais ce grand-papa ? Laisse-moi donc souffler!... » Le docteur de R. fut extrêmement étonné de la guérison survenue dans l'intervalle. Il s'écria: « Quand j'aurai des pneumonies, je vous les enverrai. »

Guérisons spirituelles

Ma « pouponnière de rouspéteurs » s'agrandit. Un vieux demande l'hospitalisation avec timidité. J'apprends que, se trouvant à l'asile des vieillards, il a presque assommé un autre vieux. Il est violent, ne mérite pas un morceau de pain. Je lui transmets ce que je viens d'apprendre, il pleure et m'assure :

« Madame, je vous ferai plaisir. »

Cette bonne résolution dura peu. Un jour, poussé par le démon, il critiqua âprement notre modeste train-train; il désirait un festin avec des libations renouvelées ; il voulait « vivre »... Sans être aperçu, il saisit un sac, y jeta quatorze lapins vivants qu'il alla vendre. Il rentra ivre, criant :

« J'assomme la patronne si elle ouvre la bouche. Elle nous embête avec son Jésus; qu'elle parle et je lui fais le coup... »

Il repartit, fut absent deux jours et je le retrouvai inopinément au dortoir. Il se leva à mon approche, disant, piteux :

« J'ai été partout; personne ne me veut, il n'y a que vous pour me supporter. Est-ce que je puis rester dans la maison ? »
« Ce n'est pas notre maison. Si nous étions riches, vous ne seriez pas ici. Nous serions, comme d'autres, attentifs à ne pas perdre d'argent et à ne pas nous laisser voler... Vous pouvez donc rester dans la maison de mon Maître; Dieu ne met personne dehors. »

Il me remercia avec chaleur et je me hasardai à lui demander :

« Puisque je vous autorise à rester, vous pourriez Lui donner une petite récompense, par exemple, vous arrêter un peu dans la journée pour venir au culte. »
« Pourquoi pas ? »

En général, il écoute le culte depuis le jardin. La tranquillité de l'air lui apporte les paroles d'amour. Et nous sommes devenus bons amis.

Un grand-père, buveur impénitent, tomba gravement malade. On le crut même dans ses derniers moments et le coeur flanchait. Je le soignai de mon mieux et cependant m'irritais d'entendre une phrase en ritournelle :

« J'aimerais avoir de la fine champagne, cela me remettrait. »

J'objectais qu'il en avait trop bu, à quoi il rétorqua d'un ton inusité, plein de douceur:

« Ma pauv' dame, je suis au bout de mon rouleau, censément. C'est mon dernier désir. Si j'avais de l'argent, je me serais procuré cet ultime plaisir, mais voilà, je ne suis qu'un gueux et mourrai tel. »

Sa demande se renouvelant, j'en fis un sujet de prière. Je possédais peu d'argent, comment faire ? Je dis à Dieu: « Montre la voie que je dois suivre. S'il y a vingt francs dans le porte-monnaie du ménage, je lui en achèterai. Si je n'ai pas cette somme, c'est que tu réprouves cette façon de le contenter. Donne-moi ta lumière. »

Comme il continuait à jouer au grand malade, criant: « Je vais mourir, ranimez-moi », cela m'émotionnait, quoique j'en aie. D'une main hésitante, je saisis mon porte-monnaie qui contenait exactement la somme demandée. En réalité, je me voyais déçue; j'aurais préféré que Dieu me refusât de dépenser ce précieux argent pour satisfaire un homme empli de vices. J'obéis néanmoins.

Le bonhomme but avec avidité deux verres de suite, puis refusa de nouvelles libations. Je l'invitais à boire afin de soutenir ses forces défaillantes quand il observa avec une gravité inaccoutumée:

« Je crois qu'il est plutôt temps de penser à autre chose. »

Je frémis d'espoir, Dieu agissait manifestement. Ce vieux ne supportait pas ce que j'appelais, par devers moi, une piqûre spirituelle, soit, en réalité, une prière auprès de son lit de mourant. À portée de sa main se trouvait le vieux bâton noueux qu'il avait emporté lors de folles randonnées. Dès que je prononçais le doux nom de Jésus, Satan s'emparait de son esprit. Il saisissait son gourdin, le dressait dans ma direction; je l'esquivais parfois de justesse, mais j'en ressentis de nombreuses fois la dure résistance. Je lui faisais observer, sans même penser à me frictionner l'échine meurtrie :

« Grand-papa, grand-papa, ce n'est pas vous qui me donnez des coups. Le diable vous dicte cette conduite répréhensible. Dieu a placé tant d'amour pour vous dans mon coeur que je vous gagnerai à sa joie. »

Il est mort dans la paix de son Sauveur, heureux d'être délivré des oeuvres du Malin. Il me demanda pardon, ainsi qu'à ses compagnons rassemblés autour de sa couche. Son départ pour le ciel fut une leçon spirituelle pour le voisinage.

Reconnaissance

Une femme de quatre-vingt ans est venue, demandant si je la prendrais comme servante. Je l'ai engagée comme telle malgré sa faiblesse et une totale surdité. Je l'ai gardée cinq ans, la laissant accomplir de légers travaux qui occupaient sa pensée. Elle est morte en nous laissant un legs d'amour: une, pièce de cinquante centimes, neuve et reluisante, enveloppée soigneusement dans un brin de papier de soie.

Extrait d'une lettre à une amie

Huit jours avant Noël, un de nos petits se cassa la jambe en luge. J'avais quelqu'un à ce moment et mon mari le porta très délicatement chez une de nos « tantes » en lui disant: « Priez pour lui ». Elle dit tout simplement : « Guéris ce petit, mon Dieu ». Quand je vis qu'il avait la jambe cassée, je demandai à Dieu si je devais faire monter le docteur. Il répondit: « Non». Alors je lui demandai simplement la force de supporter les opinions des gens. Jugez de l'une d'elles: « Elle est une brigande de scientiste ». Je ne savais pas que j'étais scientiste. L'instituteur seul était de mon bord. Je dis à Dieu: « Je vais voir comment tu vas te débrouiller ». J'étais un peu inquiète de l'effort que l'enfant devrait faire lorsqu'il se mettrait à marcher, mais trois semaines après l'accident, je trouve mon gamin tout habillé, en train de marcher seul avec deux cannes que ses camarades lui avaient apportées. J'en étais à me demander si je rêvais. Pourtant, ce n'est pas plus extraordinaire pour Dieu de raccommoder une jambe cassée que de créer le monde. C'est triste de Lui faire si peu confiance.

« Il ne faudrait pas croire, explique M. J., que la maîtresse de La Tourne fût une « virago ». Elle était au contraire très féminine ; la fine écriture que nous trouvons dans ses notes en est une preuve ; mais la délicatesse de ses sentiments s'alliait à une volonté peu commune et à un indomptable courage. C'était un être d'exception. Un de nos officiers supérieurs eut l'occasion de le constater. Quand éclata la guerre de 1939, La Tourne, ayant une importance stratégique, fut occupée par la troupe. L'autorité militaire fit évacuer de force à Perreux la presque totalité des protégés de la maison et occupa jusqu'aux deux tiers de notre ferme. Le colonel monta un jour à La Tourne pour passer les soldats en revue. Il n'eut pas à converser longtemps avec la maîtresse de maison pour se rendre compte de la qualité de la femme qu'il avait devant lui.

- Madame, dit-il, en s'inclinant respectueusement, s'il y avait beaucoup de femmes comme vous dans le monde, les choses iraient autrement.

Elle avait le goût du risque. Plus une chose paraissait humainement impossible, plus elle était tentée de l'entreprendre. Effrayé parfois de ses audaces, je cherchais vainement à la retenir ; je lui criais casse-cou ! Allez retenir une femme pareille ! Les premières années de mon séjour à La Tourne, j'ai beaucoup discuté et disputé avec elle ; plus tard, je finis par abandonner la partie. Quelques semaines avant sa mort, en présence de deux dames de Neuchâtel, venues pour la visiter, nous parlions de sa fameuse escapade sur le verglas.

- Jusque devant le trône du jugement dernier, dis-je à la malade, je soutiendrai que vous ne faisiez pas là la volonté de Dieu, mais bel et bien votre volonté propre ne confondons point entêtement avec obéissance.
Je crois qu'elle avait fini par en convenir, sans l'avouer explicitement.

Ma tâche à La Tourne n'était pas facile. J'étais loin de posséder la force d'âme de cette chrétienne vivante. Il m'arrivait de perdre courage. Un jour même, je me laissai aller à me plaindre, à murmurer. Elle me lança un regard qui me guérit radicalement de l'envie de murmurer... du moins en sa présence. Un jour, je trouvai sur ma table, parmi mes papiers, un petit livre qu'elle y avait glissé. C'était un de ces « pains quotidiens » avec texte biblique et une courte méditation pour tous les jours de l'année. je découvris qu'elle avait souligné certains passages, qu'elle avait même écrit des pensées personnelles.

A la date du 29 janvier : Pour sûr que si tu travailles pour Dieu, tu seras haïe et persécutée; mais prends courage : Jésus le vainqueur marche devant toi et c'est en ce nom qu'on peut affronter l'ennemi le plus redoutable.

A la date du 10 février, sous la méditation sur le texte « Toutes ces choses sont contre moi » (Gen. 42, 36), elle avait écrit : Sachez que votre bonheur ne dépend que d'une vie honnête, droite et pure. Vous êtes libres de marcher à votre malheur.

À la Tourne, on continua à recevoir beaucoup d'enfants malheureux ; outre les 22 garçons que Cécile Santschy a élevés complètement, elle en reçut beaucoup d'autres pour un temps plus ou moins long.

Un jour, un des enfants ayant posé ses souliers devant le four à pain, Jetty en lança un dans le feu en même temps que le bois. L'enfant vint alors en disant:

« Mamy, je n'ai plus de souliers. » On lui en donna une autre paire, mais aussitôt après un autre enfant s'écria : « C'est à moi que tu avais donné ces souliers ! » Dispute entre les deux enfants. Aucun ne veut céder. Il est alors décidé que celui qui céderait aurait des souliers neufs. Le petit Lulu céda. Le lendemain, Mme Santschy reçoit une lettre : « L'année dernière, nous sommes venus à trois nous mettre à l'abri dans votre maison ; elle m'a intéressée. Pourrais-je répondre à un de vos désirs ? » Elle écrivit immédiatement : une paire de souliers pour un enfant de 11 ans. Quinze jours après arrivaient de superbes souliers de sport avec lacets blancs. On les mit dans la belle chambre, afin que tout le monde les admire. Le petit qui avait cédé était rayonnant ; jamais Mme Santschy n'avait acheté de si belles chaussures. »

Les petits X. avaient besoin de sandales

Je leur dis: « Vous allez venir près de moi et chacun dira au Seigneur Jésus qu'il a besoin de sandales pour dimanche prochain. » Ils prièrent. Chacun demanda des sandales pour dimanche. Moi-même je dis à Dieu que j'attendais un don pour cela ; je ne prendrais pas l'argent des pensions. Deux jours après, je reçus 20 francs par la poste et fis venir de La Chaux-de-Fonds trois paires de sandales. L'un des petits les embrassait, disant: « Comme elles sont belles, les sandales que Jésus m'a données. »

« Un après-midi d'automne, reprend M. J., j'étais avec elle dans la grande chambre du premier étage, quand une personne se présenta avec un bébé d'un mois environ. C'était une fille-mère qui venait la prier d'accepter sa fillette pour quelque temps. La mère des pauvres ne refusait jamais les enfants que Dieu lui envoyait ; elle ne fixait jamais de prix de pension. Le dimanche entre Noël et Nouvel-An, cette femme revint avec un homme. Elle expliqua que sa mère était restée dans l'auto sur la route à 300 mètres de « La Confiance » et qu'elle aimerait lui montrer sa petite fille en passant. On lui remit le bébé, mais elle disparut avec lui et son compagnon. Mme Santschy se borna à lui écrire : Souvenez-vous, madame, qu'il n'est pas possible de trouver le bonheur dans le mensonge.

Un dimanche soir, aux environs de Noël, un groupe de jeunes hommes et de jeunes femmes arriva chez nous. On servit à souper. Ces jeunes gens étaient très joyeux ; ils chantaient gaîment. Une des jeunes femmes avait sa fille avec elle, une mignonne enfant de trois ans. Elle demanda si elle pouvait la laisser. Ce fut accepté, comme toujours. La joyeuse bande partit sans même s'informer si elle devait quelque chose pour le repas qu'on lui avait servi. Quatre mois plus tard, la jeune mère réclama sa fillette. Mme Santschy la lui conduisit. J'ignore si on lui remboursa le prix de son billet de chemin de fer, mais on lui promit de payer plus tard la pension de l'enfant. Ce plus tard ne vint jamais. À quelques mois de là, dans un train bondé de voyageurs, cette jeune femme se mit tout à coup à parler de cette « sale maison de La Tourne » et de « cette Mme Santschy qui n'est qu'une exploiteuse ». Mais Dieu veillait. Parmi les voyageurs se trouvait une amie de la maison. Indignée, elle cria plus fort que l'autre: « Madame, vous n'êtes qu'une effrontée menteuse. je connais la femme dont vous parlez et sa maison, il n'y a pas un mot de vrai dans ce que vous dites. »

Un jour, Cécile Santschy se rendit à Bienne, pour y recevoir un petit garçon qu'on voulait lui confier. On lui en remit deux. Dans le train qui la ramenait à Neuchâtel, elle était un peu inquiète : « Que va dire mon mari ? Nous avons déjà la maison pleine. » Selon son habitude, elle eut recours à la prière. Arrivée à La Tourne le coeur battant, dans l'incertitude de l'accueil qui lui serait réservé, elle aborda timidement son mari, cherchant à cacher les deux petits garçons derrière elle.

- Il y en a deux !
- Oh ! S'il y a du pain pour un, il y en aura pour deux, dit le mari.

Un jour, elle fut appelée au chevet d'un malade à La Chaux-de-Fonds. Au moment où elle s'éloignait de la maison, son mari lui cria : « Surtout n'aie pas le malheur de « ramener » un gamin ! » Elle « ramena » un gamin. Du plus loin qu'il le vit, le cher homme s'écria

« Oh ! le bel enfant ! »



Un couple de bergers fribourgeois avait été engagé par le propriétaire d'un chalet voisin pour la garde du bétail qui passe l'été à la montagne. Ces gens, très pauvres, avaient trois fillettes en âge scolaire. Ils demandèrent à M. J. de les accepter dans sa classe, ce qu'il fit avec plaisir. Avec ses élèves, il participa, comme chaque année, à la course annuelle de Rochefort. Les petites Fribourgeoises ne purent y aller parce qu'elles n'avaient ni habits ni chaussures convenables. Celle qui devinait tout se rendit compte de leur déception. La charité rend ingénieux. Le coeur compatissant de cette chère chrétienne trouva moyen d'arranger les choses. En fouillant dans son « P. K. Z. », comme elle appelait son grenier, elle dénicha quelques morceaux d'étoffe légère. Avec l'aide bénévole d'une dame en séjour à « La Confiance», elle confectionna de jolies petites robes, acheta des sandalettes et, un beau matin, partit avec les trois fillettes et le plus petit des garçons pour une course à l'île de Saint-Pierre.

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