Voici comment Cécile Santschy fut
amenée à recueillir chez elle des
malheureux. Un soir de Noël, invitée
chez des amis, elle entendit parler d'une personne
infirme hospitalisée à l'Asile
cantonal de Perreux et qui avait un vif
désir d'en sortir. Dans la nuit qui suivit,
elle s'endormit avec la préoccupation de ce
qu'elle avait entendu. Elle rêva de cette
malheureuse et quand, subitement, elle se
réveilla, il lui sembla entendre une voix de
reproche qui lui disait : « Que fais-tu de ta
soeur ? »
Avec le consentement de son
époux, elle se rendit à Perreux, mais
on ne lui permit pas d'approcher la malade. «
J'avoue, disait-elle, que j'éprouvai un
réel soulagement, car je n'étais
jamais entrée en contact avec des malades de
ce genre et cette perspective m'angoissait.
Rentrée à la maison, je ne demeurai
pas longtemps tranquille. De nouveau, cette
tâche s'imposait à moi.
J'écrivis alors à l'Asile et j'obtins
la permission de l'emmener. » Cette personne
vécut chez les Santschy plus de vingt
ans.
Mme Santschy souffrait toujours
de
ne pas avoir d'enfants ; elle s'efforçait de
ne pas y penser, mais elle sentait parfois; en elle
une sourde jalousie lorsqu'elle côtoyait des
petits.
Un jour, la commune, sachant
qu'elle
était pauvre, lui offrit de prendre un
enfant d'une dizaine d'années. Ce fut le
commencement ; il en vint plusieurs autres ;
enfants délaissés, souvent malades.
Il fallait du temps parfois pour les rendre
confiants, il fallait beaucoup d'amour. C'est ainsi
que la ferme se remplissait et que Mme Santschy
dut, à un certain moment, aller habiter au
grenier avec son mari. Elle écrivait de
temps en temps ce qui lui venait à l'esprit
ou ce qui se passait à la ferme dans un
petit carnet où nous lisons ces mots
:
Un matin, oncle Louis,
qui avait
veillé un porc, vint dans notre grenier pour
nom réveiller; c'était le 15
février. Le thermomètre marquait 31
degrés sous zéro. Notre duvet
était gelé aux pieds ; sur la
couverture devant mon nez, il y avait une bonne
couche de givre... J'entraîne mon pauvre mari
dans une voie mystérieuse. Il s'y engage
à la lumière de mon bonheur, car je
suis si heureuse que mon Maître me donne un
grenier quand Lui n'avait pas même un lieu
pour reposer sa tête. Je Lui ai
demandé des chambres chauffées pour
tous ! Je sais qu'Il m'a entendue.
Ailleurs encore : Je
puis
remercier Dieu de m'avoir donné un si bon
mari; on ne peut pas dire que les bonnes femmes
font les bons maris, ce n'est pas le cas chez
nous.
J'ai beaucoup de peine
à
marcher sans orgueil dans ma position simple et
pauvre. Que ferais-je si Dieu me mettait dans une
belle position ? Quelles luttes j'aurais à
soutenir contre mon orgueil !
Un soir elle écrit : On
vient de me confier un enfant. Je suis
troublée. Comment assumer une telle
responsabilité ? Heureusement que je ne me
sens aucune aptitude à la tâche, que
je puis m'effacer, pour laisser ainsi au Seigneur
toute liberté d'action.
Georges ne peut être
sage.
Je ne sais par quel moyen je pourrai conduire ce
turbulent mais aimant petit garçon. Je lui
dis que les mamans qui ne savent pas faire
obéir leurs enfants devraient être
mises en prison; alors j'écris une carte à
l'adresse du gendarme afin que, si Georges n'est
pas sage, on la mette à la poste. Enfin ce
matin-là, l'enfant déclara qu'il
avait demandé trois fois à
Jésus de lui aider à être sage
à l'école. Il paraît que c'est
allé comme un charme.
Un certain jour, le mari
rencontre,
à la foire, des amis et des parents ; on lui
dit que ce n'est pas ainsi qu'on conduit une ferme,
qu'il se laisse dominer par sa femme, qu'il doit
une bonne fois prendre la bourse en mains et
renvoyer tous ces hôtes, qui ne paient rien
ou si peu. M. Santschy est fortement
ébranlé et explique à sa femme
en rentrant que, dorénavant, cela se passera
autrement. Mme Santschy avait justement une facture
à payer pour un des enfants. Que faire ?
« Donne-moi au moins cinq francs, dit-elle
à son mari, et j'irai à la ville.
» Elle comptait trouver de l'aide chez des
amis.
Le mari ne lui refusera pas
cela, il
la conduira même en char. En cheminant, elle
a le coeur gros ; devra-t-elle vraiment se
séparer de tous ses protégés ?
On arrive au prochain village ; le facteur
l'interpelle : « Hé ! J'ai quelque
chose pour vous !... » C'est un mandat de cent
francs ; le pasteur a reçu cette somme pour
elle et la lui envoie. Alors, la joie au coeur,
elle revient vers son mari, lui rend sa
pièce de cinq francs en lui disant
malicieusement :
« Tiens, mon Maître est
encore plus généreux que toi !
»
On nous dit que M. Santschy
aurait
alors conclu :
« Bon, nous allons de nouveau
« mêler » !
Comme beaucoup de paysans, les
Santschy distillaient de la gentiane, liqueur
très renommée, excellente pour
guérir les maux de ventre ; c'était
une petite source de gain qui venait souvent bien
à propos apporter du secours. Car ils
restaient pauvres, et quand le gérant venait
réclamer le fermage, il devait parfois
attendre, ce qui ne lui allait guère. Il
s'ensuivait des discussions plus ou moins aimables.
On a vu ce qu'était l'esprit combatif de Mme
Santschy. Le gérant avait affaire à
forte tête.
Un jour qu'il lui avait
reproché entre autres d'être une empoisonneuse avec
sa
gentiane,
elle lui dit : « Vous savez, monsieur,
Jésus est mort pour les gérants, pour
les distillateurs, pour les voleurs, pour les
brigands, donc, nous pouvons nous réjouir de
nous retrouver au ciel ensemble ! »
Il lui reprochait aussi de
manquer
d'hygiène, à quoi elle avait
répondu : « Ne sommes-nous pas libres,
vous, de mettre vos enfants dans le lysol et moi
entre les mains de Dieu ? »
Elle avait un certain mépris
pour les découvertes scientifiques
concernant la médecine. À quelqu'un
qui lui faisait remarquer que les enfants, tout en
jouant dans la terre, mettaient leurs doigts
à la bouche, elle avait
répliqué :
« Ah ! ces bons microbes !
»
« Nous ne sommes plus au temps
des miracles, lui disait-on, nous sommes au temps
de la science ; Dieu a donné l'intelligence
aux hommes pour s'en servir, mais malheureusement,
vous n'avez pas d'intelligence. » - «
Vous savez, pour avoir la foi,
répliqua-t-elle, il n'est pas
nécessaire d'être intelligent.
»
Quand elle était ainsi
accusée, elle disait: «J'ouvre mon
parapluie divin et je dis à Dieu : «
Toi aussi, ramasse ! »
Mais elle pleurait parfois, car
c'était dur.
Et pourtant, elle note un jour : Avant Noël, je
n'ai dormi, quatre jours de
suite, que deux heures et demie, sans la moindre
fatigue.
Je suis tout
étonnée quand on me dit: « Comme
vous avez à faire ! » Dieu ne me
donnerait-il pas l'intelligence de voir la grandeur
de ma tâche ? Ou plutôt, je suis si
persuadée que Christ agit! Et moi, je n'ai
qu'à rester calme en Lui, même lorsque
l'orage éclate, c'est-à-dire quand il
y a manque d'argent, manque de confort, jalousie...
bringue... et encore lorsque Lina me casse une
tasse qui avait coûté deux francs
!
Un homme que je savais
gravement
malade me fit part de sa mort prochaine. On parlait
avec crainte de cet homme qui vivait très
haut dans la montagne, en solitaire. Il n'avait
pour
tout
compagnon qu'un énorme chien qui partageait,
à coup sûr, la misanthropie de son
maître ; il ne laissait personne approcher,
il fallait l'assentiment du maître plusieurs
fois répété pour qu'il
cessât de montrer des crocs aigus,
prêts à déchirer. Il suivait
d'un oeil méchant les moindres mouvements du
visiteur importun.
Le vieil homme m'avait
connue
petite fille ; pourquoi me faisait-il part de cet
événement à venir ? Je ne
cherchai pas, Dieu m'envoyait à son chevet.
Je partis un soir, connaissant la direction de
l'habitation, mais non le chemin exact. Je profitai
d'allonger le pas tant qu'il y eut de la
clarté. Personne n'avait accepté de
m'accompagner et la peur me gagnait en escaladant
les barrières de nombreux pâturages.
Satan me tentait, me disant à chacune
d'elles: « Des taureaux sont là,
couchés dans l'ombre. »
Malgré mon origine
paysanne, j'ai une peur invincible des ruminants.
Je priai et la tentation s'éloigna, mais, en
approchant de la demeure, une nouvelle crainte vint
m'assaillir: qu'allait me faire le fameux gardien
à quatre pattes ? Je m'imaginais
déjà cet animal bondissant sur moi,
gueule ouverte. Aurais-je le courage d'entrer ? Les
jambes amollies de crainte, je m'approchai à
pas furtifs de la maisonnette. Le molosse
possédait une ouïe d'une finesse
extrême, il allait bondir... « Dieu,
secours-moi ! »
Les mains tendues en
avant
à la manière des aveugles,
j'approchai du mur, attendant, défaillante,
l'assaut de la bête. Je trouvai
l'entrée et pénétrai dans la
cuisine. Le bonhomme s'y trouvait seul,
allongé sur un grabat. Il grogna une sorte
de bienvenue en m'apercevant, puis se redressant
péniblement sur sa couche, en même
temps qu'un juron s'échappait de ses
lèvres pâlies, il demanda, farouche
:
« Le chien, où est le
chien, pourquoi ce cabot du diable n'aboie-t-il pas
pour m'annoncer les arrivants ?
»
Furibond, d'un souffle
exténué, il siffla en vain son
gardien. Sa fureur était extrême.
Enfin, je lui dis d'un ton paisible:
« Mon cher voisin, je
suis
venue pour prier avec vous, le chien ne peut vous
être utile. »
Sarcastique, il
répliqua
:
« Tu sais que le vieux
bonhomme va mourir; crois-tu faire bonne oeuvre en
priant ? »
« Dieu est près de
ceux qui l'invoquent. »
« Allons-y »,
acquiesça-t-il, sans plus
discuter.
J'ai récité
gravement la confession des péchés,
puis ai prié longuement avec ardeur. Le
vieux ne m'a pas interrompue une seule fois.
À la fin, de lui-même, il a
prononcé « Amen » d'un ton
respectueux, plein de foi.
Le solitaire ne
paraissait pas
souffrir, seule sa respiration se
précipitait. Il geignait de temps à
autre sans ouvrir la bouche.
J'arrangeai un lit de
fortune
avec une vieille paillasse trouvée dans la
pièce voisine et m'endormis aux lueurs
mourantes d'un feu qui dansait sur l'âtre. -
Au petit matin, je bondis hors de ma couche. Le
vieux dormait paisiblement; il s'éveilla
cependant en m'entendant.
« Au revoir, mon cher
voisin, je reviendrai vous voir dès que
possible. »
Il articula avec bien
des
peines
« Ne te dérange plus,
belle enfant. Mon fils va venir ce jour même
et je n'ai plus besoin de rien. Adieu !
»
Tout en cheminant d'un
pas alerte
vers ma demeure, je ne cessai de prier pour le
moribond. Je n'eus pas la sensation d'un parcours
long et pénible, je voyageais comme
portée par les anges.
Le jour même, le
solitaire
rendit son âme à Dieu.
Un jour, elle appelle une jeune
fille qui passait chez elle quelque temps et lui
était une aide précieuse. «
Regarde mes armoires, lui dit-elle, elles sont
vides, je n'ai vraiment plus rien. Veux-tu prier
avec moi ? » Toutes deux se mettent à
genoux et disent à Dieu leur
détresse. Là-dessus on s'endort
paisiblement et, le lendemain matin, panier au
bras, on s'en va pour prendre le train, sans
argent. Arrivées près de la petite
gare du village, ces deux femmes
voient arriver le pasteur de l'endroit, courant
au-devant d'elles : « Que je suis content de
vous voir, j'avais à vous remettre cinquante
francs et je ne savais trop comment vous les faire
parvenir. »
« Avant qu'ils aient
cessé de parler, j'exauce », dit
Dieu.
Ma mère était morte
chez nous en chrétienne véritable,
écrit Mme Santschy. Je souhaitais que sa
tombe fût convenablement arrangée. Mon
mari proposa de faire poser une simple plaque et
d'entourer la tombe d'une bordure de ciment. Il
nous serait ainsi facile de la fleurir. On demanda
un devis qui se montra modeste. Le tout fut mis en
place et je pus y planter des rosiers nains que ma
mère affectionnait.
La facture parvenue peu
après annonçait un montant exactement
double de celui du devis. Je n'ai cessé de
répéter que notre ménage
pauvre frisait souvent la misère. Le rural
rapportait juste de quoi payer l'indispensable. Et
j'aurais désiré payer de mon argent
la sépulture de ma chère maman. -
Bientôt, le négociant écrivit
qu'il allait me mettre aux poursuites, car je
n'avais encore rien versé. Je suppliai mon
Père céleste, riche et plein de
bonté.
Sur ces entrefaites,
mon mari dut
se rendre en ville pour affaires; je saisis
l'occasion pour faire une visite de remerciement
à une vieille demoiselle qui donnait chaque
année pour le Noël des enfants et que
je ne connaissais pas encore. - Nous voici, mon
époux et moi, installés sur le
siège avant d'une légère
voiture. Mon mari parle peu, je reste livrée
à mes seules pensées. Nous traversons
une forêt plantée de sapins et qui
sous le ciel gris et bas prenait des airs
menaçants. Un brouillard ténu comme
une écharpe de gaze voilait la perspective,
ou se déchirait par pans flottants. J'eus un
frisson d'effroi et le diable en profita pour me
tenter.
« Tes enfants laissés
sans surveillance suffisante pourraient tomber dans
le creux à purin. »
« Garde mes enfants,
mon
Dieu, je t'en supplie ardemment.
»
Le diable
poursuivit:
« La personne chez qui
tu te
rends a, de toi, une flatteuse opinion. Elle te
croit intelligente et bonne, mais en te voyant,
elle sera déçue.
»
Je répondis
mentalement:
« Je ne resterai pas
longtemps, elle n'aura pas le temps de s'en
apercevoir. »
Le tentateur passa d'un
sujet
à l'autre, flattant mon orgueil
indéracinable. Je joignis les
mains:
« Délivre-moi de
Satan! »
Immédiatement, l'esprit
mauvais s'enfuit; je fus délivrée et
apaisée.
J'arrivai en humble
visiteuse
chez la charitable demoiselle que des propos
entendus au hasard dépeignaient comme
originale. Son intérieur confortable
reluisait de propreté ; on s'y sentait
à l'abri des angoissants problèmes de
la faim. Elle me dit
d'emblée:
« Je vais vous
paraître bizarre, sans doute, en vous avouant
que je me laisse guider par des impulsions. Hier
soir, d'un mouvement brusque et surtout
involontaire, j'ai fait tomber mon poste de radio.
Il a rebondi de telle façon,
accompagné d'un bruit de tintamarre, que
j'étais persuadée qu'il ne
fonctionnerait plus. Ce matin, en le remettant
à sa place avec l'aide de la petite
servante, j'ai constaté avec un réel
plaisir qu'il n'a subi aucun dommage. Incontinent,
j'ai décidé de donner pour votre
oeuvre le prix approximatif de la réparation
qui semble inutile. Vous tombez ainsi à
point nommé. »
J'étais transportée
de reconnaissance. Cette somme inattendue me
permettait non pas de régler le marbrier
exigeant, mais d'amortir sensiblement ma dette
criarde. J'allais me retirer lorsque deux
visiteuses pénétrèrent ait
salon. Je cherchais à m'esquiver pour
éviter d'entendre les paroles
élogieuses que notre hôtesse
décernait à la « Maison des
exaucements ». Le résultat fut que deux
enveloppes contenant la somme qui parachevait, et
au delà, le total de mon
dû me furent remises. Je pourrais en
consacrer une partie pour les besoins de la
maisonnée. Gloire à Dieu
!
La salubrité publique
s'inquiétait parfois et venait à la
ferme, pensant que les enfants étaient trop
nombreux pour la place qui leur était
réservée. Mme Santschy note : Dieu
m'a aidée; les chambres que je devais
présenter étaient en ordre, merci
à Lui.
Mais il vint un moment où le
gérant posa un ultimatum : ou bien il
fallait renvoyer tous ceux qu'il jugeait être
de trop, ou bien partir.
Comme réponse, Dieu m'a
simplement permis de dire: « Nous ne pouvons,
mon mari et moi, servir qu'un Maître.
»
Ce n'est pas sans douleur que
Mme
Santschy quittera Combe-Villier : L'avenir ne
m'effraie pas, écrit-elle, non, mais c'est
le souvenir de toutes les joies, des exaucements,
des angoisses et des luttes. Ici j'ai appris
à connaître, dans la solitude, la voix
de Dieu qui a voulu cet isolement pour pouvoir
faire entendre ses desseins d'amour. - La source du
vrai bonheur: donner sa vie, son coeur à
Celui qui n'est que grâce, miséricorde
et amour pour nous. - Toute ma vie n'a
été ici que
bénédiction.
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