Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

PREMIÈRES EXPÉRIENCES

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 Voici comment Cécile Santschy fut amenée à recueillir chez elle des malheureux. Un soir de Noël, invitée chez des amis, elle entendit parler d'une personne infirme hospitalisée à l'Asile cantonal de Perreux et qui avait un vif désir d'en sortir. Dans la nuit qui suivit, elle s'endormit avec la préoccupation de ce qu'elle avait entendu. Elle rêva de cette malheureuse et quand, subitement, elle se réveilla, il lui sembla entendre une voix de reproche qui lui disait : « Que fais-tu de ta soeur ? »

Avec le consentement de son époux, elle se rendit à Perreux, mais on ne lui permit pas d'approcher la malade. « J'avoue, disait-elle, que j'éprouvai un réel soulagement, car je n'étais jamais entrée en contact avec des malades de ce genre et cette perspective m'angoissait. Rentrée à la maison, je ne demeurai pas longtemps tranquille. De nouveau, cette tâche s'imposait à moi. J'écrivis alors à l'Asile et j'obtins la permission de l'emmener. » Cette personne vécut chez les Santschy plus de vingt ans.

Mme Santschy souffrait toujours de ne pas avoir d'enfants ; elle s'efforçait de ne pas y penser, mais elle sentait parfois; en elle une sourde jalousie lorsqu'elle côtoyait des petits.

Un jour, la commune, sachant qu'elle était pauvre, lui offrit de prendre un enfant d'une dizaine d'années. Ce fut le commencement ; il en vint plusieurs autres ; enfants délaissés, souvent malades. Il fallait du temps parfois pour les rendre confiants, il fallait beaucoup d'amour. C'est ainsi que la ferme se remplissait et que Mme Santschy dut, à un certain moment, aller habiter au grenier avec son mari. Elle écrivait de temps en temps ce qui lui venait à l'esprit ou ce qui se passait à la ferme dans un petit carnet où nous lisons ces mots :

Un matin, oncle Louis, qui avait veillé un porc, vint dans notre grenier pour nom réveiller; c'était le 15 février. Le thermomètre marquait 31 degrés sous zéro. Notre duvet était gelé aux pieds ; sur la couverture devant mon nez, il y avait une bonne couche de givre... J'entraîne mon pauvre mari dans une voie mystérieuse. Il s'y engage à la lumière de mon bonheur, car je suis si heureuse que mon Maître me donne un grenier quand Lui n'avait pas même un lieu pour reposer sa tête. Je Lui ai demandé des chambres chauffées pour tous ! Je sais qu'Il m'a entendue.

Ailleurs encore : Je puis remercier Dieu de m'avoir donné un si bon mari; on ne peut pas dire que les bonnes femmes font les bons maris, ce n'est pas le cas chez nous.
J'ai beaucoup de peine à marcher sans orgueil dans ma position simple et pauvre. Que ferais-je si Dieu me mettait dans une belle position ? Quelles luttes j'aurais à soutenir contre mon orgueil !

Un soir elle écrit : On vient de me confier un enfant. Je suis troublée. Comment assumer une telle responsabilité ? Heureusement que je ne me sens aucune aptitude à la tâche, que je puis m'effacer, pour laisser ainsi au Seigneur toute liberté d'action.

Georges ne peut être sage. Je ne sais par quel moyen je pourrai conduire ce turbulent mais aimant petit garçon. Je lui dis que les mamans qui ne savent pas faire obéir leurs enfants devraient être mises en prison; alors j'écris une carte à l'adresse du gendarme afin que, si Georges n'est pas sage, on la mette à la poste. Enfin ce matin-là, l'enfant déclara qu'il avait demandé trois fois à Jésus de lui aider à être sage à l'école. Il paraît que c'est allé comme un charme.

Un certain jour, le mari rencontre, à la foire, des amis et des parents ; on lui dit que ce n'est pas ainsi qu'on conduit une ferme, qu'il se laisse dominer par sa femme, qu'il doit une bonne fois prendre la bourse en mains et renvoyer tous ces hôtes, qui ne paient rien ou si peu. M. Santschy est fortement ébranlé et explique à sa femme en rentrant que, dorénavant, cela se passera autrement. Mme Santschy avait justement une facture à payer pour un des enfants. Que faire ? « Donne-moi au moins cinq francs, dit-elle à son mari, et j'irai à la ville. » Elle comptait trouver de l'aide chez des amis.

Le mari ne lui refusera pas cela, il la conduira même en char. En cheminant, elle a le coeur gros ; devra-t-elle vraiment se séparer de tous ses protégés ? On arrive au prochain village ; le facteur l'interpelle : « Hé ! J'ai quelque chose pour vous !... » C'est un mandat de cent francs ; le pasteur a reçu cette somme pour elle et la lui envoie. Alors, la joie au coeur, elle revient vers son mari, lui rend sa pièce de cinq francs en lui disant malicieusement :

« Tiens, mon Maître est encore plus généreux que toi ! »

On nous dit que M. Santschy aurait alors conclu :

« Bon, nous allons de nouveau « mêler » !

Comme beaucoup de paysans, les Santschy distillaient de la gentiane, liqueur très renommée, excellente pour guérir les maux de ventre ; c'était une petite source de gain qui venait souvent bien à propos apporter du secours. Car ils restaient pauvres, et quand le gérant venait réclamer le fermage, il devait parfois attendre, ce qui ne lui allait guère. Il s'ensuivait des discussions plus ou moins aimables. On a vu ce qu'était l'esprit combatif de Mme Santschy. Le gérant avait affaire à forte tête.

Un jour qu'il lui avait reproché entre autres d'être une empoisonneuse avec sa gentiane, elle lui dit : « Vous savez, monsieur, Jésus est mort pour les gérants, pour les distillateurs, pour les voleurs, pour les brigands, donc, nous pouvons nous réjouir de nous retrouver au ciel ensemble ! »

Il lui reprochait aussi de manquer d'hygiène, à quoi elle avait répondu : « Ne sommes-nous pas libres, vous, de mettre vos enfants dans le lysol et moi entre les mains de Dieu ? »

Elle avait un certain mépris pour les découvertes scientifiques concernant la médecine. À quelqu'un qui lui faisait remarquer que les enfants, tout en jouant dans la terre, mettaient leurs doigts à la bouche, elle avait répliqué :

« Ah ! ces bons microbes ! »
« Nous ne sommes plus au temps des miracles, lui disait-on, nous sommes au temps de la science ; Dieu a donné l'intelligence aux hommes pour s'en servir, mais malheureusement, vous n'avez pas d'intelligence. » - « Vous savez, pour avoir la foi, répliqua-t-elle, il n'est pas nécessaire d'être intelligent. »

Quand elle était ainsi accusée, elle disait: «J'ouvre mon parapluie divin et je dis à Dieu : « Toi aussi, ramasse ! »

Mais elle pleurait parfois, car c'était dur.
Et pourtant, elle note un jour : Avant Noël, je n'ai dormi, quatre jours de suite, que deux heures et demie, sans la moindre fatigue.

Je suis tout étonnée quand on me dit: « Comme vous avez à faire ! » Dieu ne me donnerait-il pas l'intelligence de voir la grandeur de ma tâche ? Ou plutôt, je suis si persuadée que Christ agit! Et moi, je n'ai qu'à rester calme en Lui, même lorsque l'orage éclate, c'est-à-dire quand il y a manque d'argent, manque de confort, jalousie... bringue... et encore lorsque Lina me casse une tasse qui avait coûté deux francs !

Un homme que je savais gravement malade me fit part de sa mort prochaine. On parlait avec crainte de cet homme qui vivait très haut dans la montagne, en solitaire. Il n'avait pour tout compagnon qu'un énorme chien qui partageait, à coup sûr, la misanthropie de son maître ; il ne laissait personne approcher, il fallait l'assentiment du maître plusieurs fois répété pour qu'il cessât de montrer des crocs aigus, prêts à déchirer. Il suivait d'un oeil méchant les moindres mouvements du visiteur importun.

Le vieil homme m'avait connue petite fille ; pourquoi me faisait-il part de cet événement à venir ? Je ne cherchai pas, Dieu m'envoyait à son chevet. Je partis un soir, connaissant la direction de l'habitation, mais non le chemin exact. Je profitai d'allonger le pas tant qu'il y eut de la clarté. Personne n'avait accepté de m'accompagner et la peur me gagnait en escaladant les barrières de nombreux pâturages. Satan me tentait, me disant à chacune d'elles: « Des taureaux sont là, couchés dans l'ombre. »

Malgré mon origine paysanne, j'ai une peur invincible des ruminants. Je priai et la tentation s'éloigna, mais, en approchant de la demeure, une nouvelle crainte vint m'assaillir: qu'allait me faire le fameux gardien à quatre pattes ? Je m'imaginais déjà cet animal bondissant sur moi, gueule ouverte. Aurais-je le courage d'entrer ? Les jambes amollies de crainte, je m'approchai à pas furtifs de la maisonnette. Le molosse possédait une ouïe d'une finesse extrême, il allait bondir... « Dieu, secours-moi ! »

Les mains tendues en avant à la manière des aveugles, j'approchai du mur, attendant, défaillante, l'assaut de la bête. Je trouvai l'entrée et pénétrai dans la cuisine. Le bonhomme s'y trouvait seul, allongé sur un grabat. Il grogna une sorte de bienvenue en m'apercevant, puis se redressant péniblement sur sa couche, en même temps qu'un juron s'échappait de ses lèvres pâlies, il demanda, farouche :

« Le chien, où est le chien, pourquoi ce cabot du diable n'aboie-t-il pas pour m'annoncer les arrivants ? »

Furibond, d'un souffle exténué, il siffla en vain son gardien. Sa fureur était extrême. Enfin, je lui dis d'un ton paisible:

« Mon cher voisin, je suis venue pour prier avec vous, le chien ne peut vous être utile. »

Sarcastique, il répliqua :

« Tu sais que le vieux bonhomme va mourir; crois-tu faire bonne oeuvre en priant ? »
« Dieu est près de ceux qui l'invoquent. »
« Allons-y », acquiesça-t-il, sans plus discuter.

J'ai récité gravement la confession des péchés, puis ai prié longuement avec ardeur. Le vieux ne m'a pas interrompue une seule fois. À la fin, de lui-même, il a prononcé « Amen » d'un ton respectueux, plein de foi.

Le solitaire ne paraissait pas souffrir, seule sa respiration se précipitait. Il geignait de temps à autre sans ouvrir la bouche.

J'arrangeai un lit de fortune avec une vieille paillasse trouvée dans la pièce voisine et m'endormis aux lueurs mourantes d'un feu qui dansait sur l'âtre. - Au petit matin, je bondis hors de ma couche. Le vieux dormait paisiblement; il s'éveilla cependant en m'entendant.

« Au revoir, mon cher voisin, je reviendrai vous voir dès que possible. »

Il articula avec bien des peines

« Ne te dérange plus, belle enfant. Mon fils va venir ce jour même et je n'ai plus besoin de rien. Adieu ! »

Tout en cheminant d'un pas alerte vers ma demeure, je ne cessai de prier pour le moribond. Je n'eus pas la sensation d'un parcours long et pénible, je voyageais comme portée par les anges.

Le jour même, le solitaire rendit son âme à Dieu.

Un jour, elle appelle une jeune fille qui passait chez elle quelque temps et lui était une aide précieuse. « Regarde mes armoires, lui dit-elle, elles sont vides, je n'ai vraiment plus rien. Veux-tu prier avec moi ? » Toutes deux se mettent à genoux et disent à Dieu leur détresse. Là-dessus on s'endort paisiblement et, le lendemain matin, panier au bras, on s'en va pour prendre le train, sans argent. Arrivées près de la petite gare du village, ces deux femmes voient arriver le pasteur de l'endroit, courant au-devant d'elles : « Que je suis content de vous voir, j'avais à vous remettre cinquante francs et je ne savais trop comment vous les faire parvenir. »

« Avant qu'ils aient cessé de parler, j'exauce », dit Dieu.

Ma mère était morte chez nous en chrétienne véritable, écrit Mme Santschy. Je souhaitais que sa tombe fût convenablement arrangée. Mon mari proposa de faire poser une simple plaque et d'entourer la tombe d'une bordure de ciment. Il nous serait ainsi facile de la fleurir. On demanda un devis qui se montra modeste. Le tout fut mis en place et je pus y planter des rosiers nains que ma mère affectionnait.

La facture parvenue peu après annonçait un montant exactement double de celui du devis. Je n'ai cessé de répéter que notre ménage pauvre frisait souvent la misère. Le rural rapportait juste de quoi payer l'indispensable. Et j'aurais désiré payer de mon argent la sépulture de ma chère maman. - Bientôt, le négociant écrivit qu'il allait me mettre aux poursuites, car je n'avais encore rien versé. Je suppliai mon Père céleste, riche et plein de bonté.

Sur ces entrefaites, mon mari dut se rendre en ville pour affaires; je saisis l'occasion pour faire une visite de remerciement à une vieille demoiselle qui donnait chaque année pour le Noël des enfants et que je ne connaissais pas encore. - Nous voici, mon époux et moi, installés sur le siège avant d'une légère voiture. Mon mari parle peu, je reste livrée à mes seules pensées. Nous traversons une forêt plantée de sapins et qui sous le ciel gris et bas prenait des airs menaçants. Un brouillard ténu comme une écharpe de gaze voilait la perspective, ou se déchirait par pans flottants. J'eus un frisson d'effroi et le diable en profita pour me tenter.

« Tes enfants laissés sans surveillance suffisante pourraient tomber dans le creux à purin. »
« Garde mes enfants, mon Dieu, je t'en supplie ardemment. »

Le diable poursuivit:

« La personne chez qui tu te rends a, de toi, une flatteuse opinion. Elle te croit intelligente et bonne, mais en te voyant, elle sera déçue. »

Je répondis mentalement:

« Je ne resterai pas longtemps, elle n'aura pas le temps de s'en apercevoir. »

Le tentateur passa d'un sujet à l'autre, flattant mon orgueil indéracinable. Je joignis les mains:

« Délivre-moi de Satan! »

Immédiatement, l'esprit mauvais s'enfuit; je fus délivrée et apaisée.

J'arrivai en humble visiteuse chez la charitable demoiselle que des propos entendus au hasard dépeignaient comme originale. Son intérieur confortable reluisait de propreté ; on s'y sentait à l'abri des angoissants problèmes de la faim. Elle me dit d'emblée:

« Je vais vous paraître bizarre, sans doute, en vous avouant que je me laisse guider par des impulsions. Hier soir, d'un mouvement brusque et surtout involontaire, j'ai fait tomber mon poste de radio. Il a rebondi de telle façon, accompagné d'un bruit de tintamarre, que j'étais persuadée qu'il ne fonctionnerait plus. Ce matin, en le remettant à sa place avec l'aide de la petite servante, j'ai constaté avec un réel plaisir qu'il n'a subi aucun dommage. Incontinent, j'ai décidé de donner pour votre oeuvre le prix approximatif de la réparation qui semble inutile. Vous tombez ainsi à point nommé. »

J'étais transportée de reconnaissance. Cette somme inattendue me permettait non pas de régler le marbrier exigeant, mais d'amortir sensiblement ma dette criarde. J'allais me retirer lorsque deux visiteuses pénétrèrent ait salon. Je cherchais à m'esquiver pour éviter d'entendre les paroles élogieuses que notre hôtesse décernait à la « Maison des exaucements ». Le résultat fut que deux enveloppes contenant la somme qui parachevait, et au delà, le total de mon dû me furent remises. Je pourrais en consacrer une partie pour les besoins de la maisonnée. Gloire à Dieu !

La salubrité publique s'inquiétait parfois et venait à la ferme, pensant que les enfants étaient trop nombreux pour la place qui leur était réservée. Mme Santschy note : Dieu m'a aidée; les chambres que je devais présenter étaient en ordre, merci à Lui.

Mais il vint un moment où le gérant posa un ultimatum : ou bien il fallait renvoyer tous ceux qu'il jugeait être de trop, ou bien partir.

Comme réponse, Dieu m'a simplement permis de dire: « Nous ne pouvons, mon mari et moi, servir qu'un Maître. »

Ce n'est pas sans douleur que Mme Santschy quittera Combe-Villier : L'avenir ne m'effraie pas, écrit-elle, non, mais c'est le souvenir de toutes les joies, des exaucements, des angoisses et des luttes. Ici j'ai appris à connaître, dans la solitude, la voix de Dieu qui a voulu cet isolement pour pouvoir faire entendre ses desseins d'amour. - La source du vrai bonheur: donner sa vie, son coeur à Celui qui n'est que grâce, miséricorde et amour pour nous. - Toute ma vie n'a été ici que bénédiction.

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