Un autre souci qui pesa lourdement sur son coeur lui vint des critiques malveillantes auxquelles il fut en butte tout le temps de son ministère de la part de personnes incapables de comprendre ce qu'étaient la vie et les difficultés d'un pionnier missionnaire en Afrique à cette époque. Sans intention de se justifier, mais pour tâcher d'éclairer leur jugement, il leur écrivit par l'intermédiaire d'un ami: "Depuis près d'un an que ma femme est absente, je dois vaquer en personne aux soins du ménage, enseigner à un jeune garçon à faire le pain - le cuisinier que Mme Saker avait avant son départ, sait tout juste faire bouillir mes ignames et un morceau de viande salée. Ces mets et, de loin en loin, "une poule au pot," constituent tout le prétendu "luxe gastronomique" de Bethel. Faut-il ajouter que je m'octroie une tasse de thé quand j'en possède, mais que récemment j'ai dû m'en passer pendant quatre mois ? Quand le thé manque, je bois de l'eau sucrée, et quand le sucre est fini, il me reste l'eau. Dieu merci, l'eau ne manque jamais, mais encore faut-il l'aller chercher en été à un kilomètre et demi de la station! L'école construite dans le village voisin l'a été de mes propres mains, car il est impossible de trouver de la main d'oeuvre ; et un bâtiment de 12 m. x 25 m. ne surgit pas du sol d'un simple coup de baguette ! À Bethel, les déprédations et destructions opérées par les indigènes la nuit doivent être réparées dès le lendemain matin. C'est une constante épreuve de patience qui absorbe beaucoup d'énergie. Pou; m'assister dans tous ces travaux manuels de la routine quotidienne, j'ai la bonne fortune d'avoir près de moi M. Johnson, qui est un brave homme et un bûcheur. Ai-je mérité, dites-moi, qu'on m'accuse d'indifférence, de négligence ou de paresse ?
Cette année-là se termina heureusement. Il reçut le 23 décembre la
visite de son bon ami, le Dr Prince, qui lui apporta une caisse
expédiée par Mme Saker, contenant des chaussures, du thé, du papier,
et surtout des lettres qui lui apprirent la naissance d'une petite
fille au mois d'août (1847).
Le 27 décembre il accompagne le Dr Prince à
Clarence pour présider la distribution de prix de l'école missionnaire
de cette station, et note tout le réconfort spirituel et physique
qu'il a reçu de ce séjour parmi des chrétiens européens.
Au début de 1848, une maison fut construite pour y
loger M. Johnson et sa famille, et, vers le milieu de la même année,
le Dr Prince dut quitter la station de Clarence à Fernando Po pour
raisons de santé. M. Saker se trouva donc seul pour desservir les deux
postes de Clarence et du Cameroun, que séparait un détroit de 30 km.
Il réclama des aides qui furent aussitôt acheminés par le Comité de
Londres. Le voyage devait durer trois mois.
Entre-temps, M. Saker s'acharnait à ses livres. Il
reçut une presse à imprimer, don de ses anciens amis de Devonport, et
put bientôt réaliser son ambition de préparer des manuels scolaires
pour Béthel. En plus de cela, il menait de front tout un programme
d'activité religieuse dont le résumé suivant donnera une faible idée :
Il prêchait deux fois le dimanche et une fois la semaine.
Lundi soir : |
réunion des moniteurs |
Mardi : |
réunion de prières |
Mercredi : |
grande assemblée de toutes les classes de l'école, enfants et adultes |
Jeudi : |
étude biblique dans la maison de M. Saker |
Vendredi : |
conférence publique |
Samedi : |
préparation des services du dimanche |
Trois fois par semaine : lundi, mardi et mercredi, de 10 heures à 1
heure, il recevait les âmes inquiètes qui cherchaient leur voie et
avaient des questions à élucider. Les mêmes jours, de 5 à 6, il
accueillait tous ceux qui n'avaient pu venir le matin.
Entre-temps, il faisait des visites pastorales à
domicile, se multipliait au chevet des malades, servait de docteur à
toute la région, surveillait et guidait les jeunes apprentis à
l'imprimerie, leur préparait des textes scolaires et bibliques,
continuait ses études de douala et ne pouvait s'asseoir à un repas
sans qu'on vînt le déranger.
L'année 1849 lui ramena sa femme. Sa solitude avait
pris fin. Avec allégresse, il nota l'événement sous la rubrique
'Grande bénédiction' Deux missionnaires, M. et Mme Newbegin, étaient
arrivés en même temps pour renforcer l'équipe de Fernando Po. Ce fut
l'occasion pour M. Saker de prendre un peu de repos bien gagné. Il
alla passer quinze jours en pleine mer, sur le bateau de la mission,
se refaire un peu au grand souffle des vivifiantes brises marines.
À son retour, il dut quitter pour un temps les
Doualas qu'il chérissait parce qu'il avait fait parmi eux ses
premières armes, et desservir l'église plus considérable de Clarence
jusqu'en mars 1850. Il y avait déjà sept ans qu'il peinait sans répit
sur ce rivage au climat si meurtrier qu'on l'a appelé « le tombeau des
Blancs. » La Mission Presbytérienne Unifiée lui offrit de le
transporter gratuitement en Angleterre. Il accepta et partit. À peine
de retour dans sa patrie, il apprit que son remplaçant au Cameroun, M.
Newbegin, était mort à la tâche le 17 avril.
Ainsi, il n'y avait plus un seul Européen sur les
champs de missions en Afrique. Les membres du Comité de Londres qui
les soutenaient de leurs prières et de leurs deniers, s'inquiétèrent
des sacrifices en vies humaines déjà consentis et de ceux à envisager
pour l'avenir et furent un moment tentés d'abandonner l'entreprise.
Mais . . . ils ont compté sans M. Saker. Lui, il s'est dévoué, exilé,
il a tout subi: la faim, le froid, la maladie, la solitude,
l'isolement, le dénûment, les dangers, tous les aléas des premiers
jalonnements d'une oeuvre à créer de toutes pièces, et c'est encore
lui qui les empoigne pour les remettre debout. Il leur adresse une
lettre puissante de foi indomptable, qui retentit comme une sonnerie
de clairon:
« Vous avez perdu du monde, écrit-il ; mais
gagne-t-on jamais des batailles sans effusion de sang ? Parfois les
résultats se font attendre. » Or, Dieu, dans sa providence, nous a
déjà donné environ cent quarante convertis éprouvés. Il y a huit
instituteurs indigènes qui, à l'occasion, s'efforcent aussi d'amener
des âmes à Dieu. L'instruction qui se donne aux enfants se répand
autour d'eux au plus grand profit de la masse. À Clarence, la
transformation opérée par l'Évangile est d'une valeur incalculable. Au
Cameroun, des âmes ont été sauvées, des églises se sont groupées et le
désert est en voie de devenir un véritable jardin du Seigneur. Et
c'est grâce à vous que tout ce travail s'accomplit ; vous en êtes la
source, vous en fournissez les moyens. Ces résultats ont coûté bien
des souffrances, bien des sacrifices, bien des vies, mais qui peut
dire que ce fut les payer trop cher ? Les vies étaient consacrées :
Dieu les avait acceptées et les a employées à sa manière et pour sa
gloire. Allons-nous donc nous décourager ? Si Dieu nous éprouve
aujourd'hui, humilions-nous devant Lui et efforçons-nous de mettre à
son service de nouveaux sacrifices plus purs et plus entiers. Vous
allez conclure que je devrais sans délai reprendre le chemin de
l'Afrique ? À cela, je n'ai qu'une réponse : je suis prêt ! »
Cet émouvant rappel, ce « Debout les Morts ! » ne
retentit pas en vain. Les membres du Comité vacillant se rallièrent
comme un seul homme à ce lutteur intrépide qui voulait rentrer dans la
lice parce que l'oeuvre conçue en lui comme un ensemble restait
inachevée, parce qu'il n'avait pas fini de donner ce qui lui restait
de forces, de ressources et de vie.
Il s'en retourna donc souffrir la disette, la
solitude, affronter les dangers, subir les maladies, les attaques des
éléments hostiles, se mesurer avec la superstition et les ténèbres, la
mauvaise foi et la cruauté, défricher la terre et les âmes, pleurer
des deuils aussi, car l'une de ses filles, Alice, mourut presque
subitement peu de temps après ; mais il s'en retourna avec sa foi
intacte, avec sa foi accrue d'un nouveau triomphe, et qui, d'avance,
faisait siennes toutes les victoires du Christ : « Prenez courage, car
j'ai vaincu . . . »
Il se rembarqua pour l'Afrique le 25 octobre de
cette année-là. Sa femme l'accompagnait. Ils laissaient en Angleterre
leurs trois filles ; l'aînée de 10 ans, la seconde de 3 ans, et un
bébé de onze mois. Cette séparation fut douloureuse, mais ils avaient
consacré leur vie au service du Seigneur et lui faisaient confiance
qu'il protégerait les enfants.
Pendant les trois années suivantes, M. Saker se
multiplia pour faire face à toutes les tâches, à tous les problèmes
que présentaient les trois stations de Clarence, de Bimbia et de
Bethel. C'est cette dernière qui était la plus prospère. Il note seize
baptêmes en une année et beaucoup de demandes d'admission dans
l'Église, quatre mariages chrétiens. Aussitôt convertis, les indigènes
manifestent un grand désir de s'instruire. Le petit temple est comble
à chaque service. L'école fonctionne bien ; les élèves et leurs
parents arrivent en foule avant cinq heures du matin pour entendre
expliquer la Parole de Dieu et pour prier. Les enfants restent jusqu'à
dix heures. À cinq heures après-midi, nouvelle réunion des adultes
pour la lecture et la prière. À sept heures, on se rassemble chez M.
Johnson souvent jusqu'à onze heures ou minuit. Parfois, il faut
renvoyer les gens chez eux ! … Labeur, leçons, chants et prières, ces
quatre mots résument toute notre vie au Cameroun, » écrit M. Saker.
Les tempêtes et tornades, les termites et
l'humidité avaient fortement endommagé les premiers bâtiments de la
mission et M. Saker dut envisager la nécessité de reconstruire avec
des matériaux plus durables. Le Cameroun, pauvre en pierre à bâtir,
est par contre riche en argile. À défaut de pierre, pouvait-on faire
des briques? Il en façonna quelques-unes, qui réussirent, puis
construisit un four où l'on pouvait en cuire quatre mille en une fois
; mais pour cela, il fallait de la main d'oeuvre. Or, depuis la
première installation au Cameroun, il n'avait pas été possible de se
faire aider par les Doualas moyennant salaire; ils prétendaient que
travailler était le sort réservé aux esclaves. M. Saker et Johnson
avaient donc dû abattre eux-mêmes toute la besogne autant par
nécessité que pour montrer l'exemple, mais n'avaient récolté que des
sarcasmes. D'autre part, dès que les villageois se décidaient pour
Dieu, leurs chefs les expulsaient de la communauté de crainte qu'ils
ne révolutionnent sa manière de vivre. Dans leur détresse, ils
venaient demander conseil à M. Saker. Tout d'abord, il ne put que les
diriger sur l'exploitation de la terre et la vente des récoltes. C'est
ainsi qu'il introduisit au Cameroun la culture du coton, de la canne à
sucre et des arbres fruitiers, ce qui ouvrit de nouveaux marchés. Or,
voici qu'il pouvait maintenant employer les bannis à faire des
briques. Bientôt cinq familles furent occupées à ce travail,
produisant 2000 briques par semaine. C'était un véritable triomphe
qu'il devait à Dieu et à l'influence de Sa Parole. Sans l'Évangile,
personne ne voulait travailler; grâce à l'Évangile, on pouvait
construire des maisons, des ponts, transformer le désert en champs
fertiles, parce que les indigènes chrétiens avaient répudié leurs
anciens préjugés. Le travail n'est pas le moindre facteur de
civilisation, et c'est une des gloires de M. Saker d'en avoir fait
reconnaître la dignité à des populations qui l'avaient jusque-là
considéré comme une opprobre.
Maintenant qu'on avait des briques, il fallait du ciment pour les faire tenir ensemble. Pionnier jusqu'au bout, M. Saker se met à fouiller les environs en quête de quoi faire de la chaux ou du ciment. Il ne trouve que des déchets de coquillages. « Je vais envoyer le canot ramasser une cargaison d'écailles d'huîtres, écrit-il, et, après cela, qui peut entraver le travail ? Si le Seigneur me donne la santé, tout ira bien. » Et tout alla bien, car le Seigneur était avec lui. En quelques années, les maisons des missionnaires, la chapelle, les salles d'école, furent entièrement rebâties et demeurèrent longtemps un monument du savoir-faire, de l'ingéniosité inventive et de la foi profonde et agissante de cet éminent serviteur de Dieu.
La naissance d'un fils, en mai 1851, apporta aux Saker une rare joie
qui n'alla pourtant pas sans beaucoup d'inquiétudes, car ils ne purent
épargner au nouveau-né les fièvres et les maladies inhérentes à ce
climat hostile. D'autre part, le ravitaillement était souvent un grave
problème pour la station de Bethel. Les grandes personnes pouvaient, à
la rigueur, s'accommoder de quelques privations ; mais il vint un
temps, pendant l'année 1852, où il fut impossible de trouver aucun
aliment qui pût convenir au bébé. M. Saker alors se rendit en canot à
Fernando Po dans l'espoir d'y acheter quelque nourriture aux marins
qui parfois descendaient dans l'île. C'était un voyage long et
hasardeux, la mer étant mauvaise dans le détroit. Il en revint avec
une seule boîte de biscuits; c'est tout ce qu'il avait pu se procurer.
Pendant son absence, Mme Saker avait réussi à
endormir l'enfant tourmenté par la faim. Lorsqu'elle entendit le canot
aborder sur la plage, elle sortit sans bruit au-devant de son mari
pour lui parler dehors afin que le son des voix n'éveillât pas
l'enfant et sa faim inassouvie. Précaution vaine ! Le bébé fut bientôt
réveillé et se mit à dévorer force biscuits avec délices, tandis que
ses parents, de chaque côté du berceau, le contemplaient les larmes
aux yeux, encore tout secoués d'être passés brusquement de l'angoisse
la plus cruelle à la joie d'une nouvelle délivrance.
Une des difficultés, et non des moindres, était la
distance entre les principales stations à desservir et le fait
qu'elles étaient séparées par un détroit dangereux où se déchaînaient
de fréquentes et violentes tempêtes. M. Saker était obligé de tenir
toujours le gouvernail lui-même, et encore ici, ses études de jeunesse
sur la navigation lui furent d'un secours appréciable. Mais souvent il
lui arrivait d'être retardé en mer par vents et marées, de subir les
furieux assauts des éléments contraires, les averses tropicales,
d'être trempé jusqu'aux os pendant des heures. Une nuit même il fut
enlevé par un coup de vent et jeté à la mer. Ses compagnons de voyage
ne s'aperçurent pas tout de suite de sa disparition. Repêché, il dut
rester exposé aux vents de la nuit pendant huit heures, jusqu'à ce que
le soleil du lendemain ait fini par sécher ses vêtements sur son dos.
Il convient de noter ici que, pendant les absences
de son mari, Mme Saker était seule à Béthel pour veiller sur la
station au milieu d'une peuplade qui, à tout moment, et sous le
moindre prétexte, pouvait devenir agressive. À cette situation
précaire s'ajoutaient ses responsabilités envers sa propre famille,
celles de sa grande maisonnée d'enfants indigènes, orphelins et
autres, recueillis dans la maison missionnaire, et les inquiétudes que
lui causait le sort de son mari quand il tardait à rentrer de ses
expéditions qui, elle le savait trop bien, ne manquaient jamais de
redoutables imprévus. Heureusement, comme son mari, elle possédait
cette qualité de courage tenace qui ne s'épuise pas en une action
d'éclat, mais appuyé sur Dieu, tient bon jusqu'au bout pendant de
longues patiences et fait les vrais héros de la foi.
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