Jusqu'à l'âge de soixante-dix ans,
Wesley parcourut l'Angleterre à cheval, mais
une bête rétive l'ayant projeté
violemment sur le pommeau de sa selle, il dut, en
1774, subir une opération et renoncer
à son exercice préféré.
Quelques-uns de ses disciples se cotisèrent
pour lui offrir une voiture sans luxe. Ainsi
continua-t-il ses tournées apostoliques.
Dans le cadre de la portière apparaît
sa figure de vieillard, étrangement adoucie.
Jadis, lorsque Wesley voyait passer les chasseurs
et leur meute, il condamnait avec des paroles
fougueuses ce temps perdu pour
l'éternité. Au soir de son existence,
il se montre moins méprisant
qu'apitoyé - comme s'il avait sous les yeux
des enfants étourdis plutôt que des
coupables. Dans un sermon de sa vieillesse, la Voie
la meilleure, Wesley - s'il persiste à jeter
l'anathème sur ceux qui participent aux bals
et aux mascarades - témoigne beaucoup plus
d'indulgence envers « les
spectateurs des nobles tragédies ».
Lui, certes, ne se permettrait pas
d'entrer dans un théâtre - mais il
s'accorde quelques diversions, à la
façon d'un maître austère qui
récompense un élève studieux.
Il lui plaît de voir les figures de cire
modelées à la ressemblance des
personnages illustres, les automates, les horloges
curieuses. Il s'attache surtout à
l'observation des animaux. Comment subissent-ils
l'influence de la musique? Quand il visite la
ménagerie installée à la Tour
de Londres, Wesley s'applique à regarder les
lions, tandis qu'ils écoutent les sons de la
flûte allemande ou de la cornemuse. Il note
gravement ce qu'il a vu. Il consacre une demi-page
de son Journal à l'amitié d'un vieux
Terre-Neuve et d'un corbeau. Vignette sentimentale
: « L'oiseau imite l'aboiement du chien, en
sorte qu'on s'y méprend : inconsolable quand
son compagnon le quitte, il rassemble tous les os
et les morceaux qu'il peut trouver et les garde
pour son retour... » Âgé de
quatre-vingt-sept ans, Wesley s'arrête
à la foire de Bristol devant un monstre
inoffensif, qui tient de l'ours et du sanglier. Il
l'examine pour décrire avec l'exactitude la
plus consciencieuse son apparence bizarre. Ainsi
Wesley consentait-il à se distraire, dans
les dernières années de sa vie, sans
jamais s'abandonner à la faiblesse du rire.
Son âme et son teint conservaient pareille
fraîcheur. Le véhicule de Wesley qui
s'avançait cahin-caha sur
les routes, lentes à s'améliorer,
renfermait une petite bibliothèque. Sarah
Wesley - la fille de Charles - accompagnait souvent
son oncle et lui lisait durant les parcours
interminables quelque poème récemment
paru, comme Le Ménestrel de
l'Écossais James Beattie:
- Lorsque la rafale emporte le son du couvre-feu,
- Le jeune Edwin, aux lueurs de l'étoile vespérale,
- Parcourt la sombre vallée, rêvant de la mort et de la
- [tombe; Et lorsque rougit le disque de la lune,
- Le jeune Edwin descend vers le torrent
- Où les fées, autrefois, dansaient durant la nuit...
Médiocres ou géniales, les
musiques du romantisme à son aurore
berçaient la vieillesse de Wesley. Il
rejetait l'impertinence et la causticité du
dix-huitième siècle; il
exécrait le Voyage sentimental de Sterne,
mais il pensait que les poèmes du barde
Ossian n'étaient guère
inférieurs aux épopées
d'Homère et de Virgile.
L'Élégie dans un cimetière de
campagne, de Thomas Gray, le touchait
profondément. Il admirait surtout les Nuits
du Docteur Young : il en publiait une
édition succincte à l'usage de ses
disciples.
Ainsi, le vieux missionnaire
écoutait-il des strophes sur la
tempête, l'arc-en-ciel et les
sépulcres abandonnés lorsque le bruit
d'une ovation éclatait autour de sa voiture.
On approchait d'une bourgade; des cavaliers venus
à sa rencontre lui formaient une escorte
d'honneur: et c'étaient les fils de ces
mécréants qui lui lançaient
des pierres quarante ans plus tôt! Alors
Wesley se tournait vers sa nièce : «
Vraiment - s'exclamait-il - serais-je devenu un
homme respectable? » La fierté du
lutteur qui a triomphé, l'emportait sur ses
désillusions secrètes. Il
n'était plus « le vagabond Wesley
». On le surnommait, comme Gladstone au
siècle suivant, « le grand vieillard
». Les peintres les plus illustres - Romney,
Reynolds (1)
-
travaillaient à son portrait. Patriarche
déjà touché par la
légende, il saisissait l'imagination des
enfants. L'armée 1784, dans un village
d'Écosse - Kelso - où il
séjournait chez une de ses parentes, un
petit garçon entendit Wesley prêcher
dans le cimetière. Il n'oublia jamais son
apparence vénérable, ni les vivants
récits qu'il contait pour illustrer sa
doctrine. Ce petit garçon s'appelait Walter
Scott.
Un tableau de Loutherbourg évoque non
sans une légère intention
caricaturale un prêche méthodiste dans
une prairie, à la fin du dix-huitième
siècle. Des paysans mêlés
à des gueux
écoutent l'orateur et les bestiaux
couchés sur l'herbe semblent
également attentifs. Du recueillement, de la
bonhomie surtout; nulle exaltation. A la
lisière d'un parc, surgit un groupe
aristocratique: la famille du châtelain, de
l'autre côté, le recteur au bras de
son épouse. Les anciens adversaires sont
réconciliés. Le clergyman rebelle -
Wesley - règne sur la religion nationale
à l'heure où ses disciples proclament
farouchement leur indépendance, où le
schisme provoqué par lui s'impose comme une
fatalité. On voit, certains jours, les
soldats du roi George monter la garde devant la
porte d'un logis où Wesley préside
une réunion. Hommage plus que
nécessité, précaution
superflue, car le temps des émeutes contre
le Méthodisme est bien fini. À peine
un ivrogne lance-t-il, par un reste d'habitude, un
mot injurieux, qu'il serait fort embarrassé
de définir : Papiste! Jésuite! Le
réformateur a remporté la victoire et
le drame de son oeuvre s'est réfugié
dans son âme. Prophète militant d'une
Église qui le vénère et qui
devra pourtant le désavouer, seul en esprit
parmi la foule de ses adeptes, Wesley poursuit sa
tâche, sans accorder à ses
quatre-vingts ans la moindre concession. Il ne se
dispensera jamais de visiter ni la moindre de ses
petites congrégations perdues sur les landes
de Cornouailles, ni les
déshérités des work-houses, ni
les prisonniers de Londres. Le lendemain de
Noël, en 1784, le vieillard prononce un sermon mémorable
dans les
cachots de Newgate. Quarante-sept condamnés
à mort viennent se ranger autour de lui, le
bruit de leurs fers rythmant leur marche
douloureuse. Et la voix du prédicateur
résonne sous les voûtes : Il y a plus
de joie au ciel pour un pécheur qui se
repent...
Quand le réformateur entrait dans
les villes industrielles, des êtres en
lambeaux assaillaient sa voiture. Un jour -
à Norwich - leur poussée fut si
forte, leurs plaintes si déchirantes que le
vieil aumônier traduisit par un geste
d'impatience sa consternation : « Croyez-vous
- leur cria-t-il - que je puisse nourrir tous les
pauvres d'Angleterre? » Ce disant, il glissa
en mettant pied à terre et, comme il voyait
l'ingérence divine dans les plus minimes
incidents, il se réprimanda lui-même :
« Bien mérité! Si tu ne pouvais
distribuer à ces pauvres de l'argent, tout
au moins devais-tu leur donner de bonnes paroles!
»
Les lettres et les opuscules de Wesley
gravent en traits aigus les spectacles de
détresse qu'il observa : familles
entassées dans les greniers ou les caves, se
précipitant sur la miche que le visiteur
apporte; mendiantes ramassant pour leur bouillon
les os laisses par les chiens. La plaie du
paupérisme s'aggravait sans espoir de
guérison. En vain les artisans,
privés de leur gagne-pain,
s'étaient-ils révoltés contre
les machines et contre leurs inventeurs, brisant
dans la région de Blackburn, les rouets
perfectionnés - les
jennies - de James Heargraves, menaçant de
mort Richard Arkwright, un ancien revendeur de
perruques, qui découvrit le premier
métier à filer mécanique; le
machinisme tout-puissant triomphait. En 1789,
Wesley pourra constater à Manchester,
à Liverpool, à Birmingham le
chômage et le marasme causés par un
développement industriel trop rapide. Dans
les quartiers ouvriers bâtis à la
hâte, les médecins diagnostiquaient
une épidémie nouvelle, la
fièvre des manufactures qui ressemblait
à la fièvre des prisons. Et il
arrivait que l'un ou l'autre enfant, mis au travail
dès l'âge le plus tendre, fut
broyé par la machine près de laquelle
il s'était endormi.
À Londres, le 4 janvier 1785,
Wesley s'en alla lui-même quêter, de
maison en maison, pour le soulagement des pauvres.
Cinq jours consécutifs on le vit marcher
avec peine dans la neige fondue. Le soir du
cinquième jour, il s'alitait, tremblant de
fièvre : il avait recueilli deux cents
guinées.
Évangéliser les pauvres,
leur aménager leur place dans l'institution
anglicane, fusionner les rangs sociaux sous le
regard de Dieu et selon les exemples de
l'Église primitive : tel avait
été le grand dessein de Wesley. Pour
le réaliser un prédicateur ne pouvait
suffire : il fallait un ascète en esprit.
Or, Wesley tenait de sa race puritaine, nourrie de
l'Ancien Testament, une mystique
de la richesse qu'il accordait tant bien que mal
avec sa mystique de la charité. Et ses
disciples jetaient sur leurs ballots de laine le
regard des patriarches bibliques sur leurs
troupeaux. Prospérité, signe visible
des faveurs célestes,
bénédiction temporelle de Dieu! Un
fameux sermon de Wesley sur l'Usage de la fortune,
qu'il avait prononcé vers l'âge de
quarante-cinq ans, renfermait ce triple conseil :
- Gagnez tout ce que vous pouvez,
- Épargnez tout ce que vous pouvez,
- Puis donnez tout ce que vous pouvez.
Il constatait, au soir de sa vie, que les deux
premiers de ces trois commandements avaient
été observés jusqu'au
scrupule. Combien de ses disciples étaient
devenus riches, beaucoup trop riches! Les gueux,
les matelots de la Tamise, les prostituées
repentantes, les apprentis qui fuyaient le fouet de
leur maître, tous ces parias
réfugiés sous l'égide de sa
miséricorde remplissaient autrefois ses
premiers cénacles. À la fin du
siècle, Wesley voyait, assis sur les bancs
de ses chapelles, des hommes qui, à force
d'économie, de frugalité, de labeur,
avaient conquis les biens de la terre. Ils avaient
tant invoqué le Dieu d'Israël qu'ils
avaient reçu la récompense des bons
Israélites.
Venu pour sauver les pauvres, Wesley
régnait sur une bourgeoisie de fraîche
date, sortie de la
Révolution industrielle et formée par
les disciplines morales du Méthodisme.
Vêtus de drap solide, les Justes en
Israël, préposés à la
prospérité commerciale de
l'Angleterre, chantaient un hymne de Charles
Wesley. La Prière d'un croyant engagé
dans les affaires temporelles :
- Que vers le cloître on le désert,
- D'autres aveuglément s'évadent.
- Moi je demeure en ce monde pervers.
- ... Je trouve ici ma maison de prière
- Où je me retire en moi-même,
- Je passe indifférent parmi les soucis,
- Et sans brûler à travers les flammes!
Tandis que s'élevait ce choeur de pharisiens recueillis, Wesley méditait un nouveau sermon sur l'usage de la fortune. Sa conscience puritaine traversait une crise. Il voyait les monceaux d'or et d'argent obstruer le chemin de perfection qu'il désignait à ses fidèles. De plus en plus se dissipait le rêve irréalisable, la vision d'une Église primitive restaurée. Les miséreux allaient-ils se sentir dépaysés dans les maisons de prêche méthodistes jadis ouvertes pour les accueillir? « J'aime les pauvres - disait le réformateur. Le rude et vieil Évangile ne doit être enseigne que dans la pauvreté, » Son ascension morale l'isolait. Il pressentait qu'on ne se place bien au niveau des pauvres qu'en devenant pauvre soi-même Il remania son ancien sermon sur l'Usage de la fortune
- Gagnez tout ce que vous pouvez!
- Épargnez tout ce que vous pouvez!
- Donnez tout ce que vous pouvez!
Wesley passa sous silence les deux
premières recommandations. Il n'exhorta plus
qu'à la charité. Il effraya par ses
anathèmes les fourmis entasseuses :
Donnez tout ce que vous pouvez ou
votre richesse vous dévorera comme le feu...
Donnez tout ce que vous pouvez ou votre salut me
semblera aussi désespéré que
celui de Judas l'Iscariote.
Il traitait ses disciples comme les
membres d'un ordre religieux liés par un
voeu de détachement; il grevait leur budget
d'aumônes ruineuses et magnifiques. Il usait
les suprêmes forces de son éloquence
à dénoncer le luxe de la toilette.
Savonarole ne tonna pas plus fort contre les
parures des belles Florentines que Wesley contre
les dentelles flamandes et les robes de soie
qu'exhibaient les dames enrichies de Birmingham et
de Manchester. Il insistait violemment sur
l'extérieur et l'accessoire, faute
peut-être de trouver l'essentiel, la perle
précieuse, la sainteté, telle qu'il
la voyait resplendir dans l'histoire du gentilhomme
français Gaston de Renty, du moine espagnol
Grégoire Lopez et d'une pauvre, servante
bretonne, Armelle Nicolas -
mystique obscure de notre dix-septième
siècle - dont il publiait une biographie (2).
Dans
l'espoir
de découvrir la sainteté, sa
vieillesse ne reculait pas devant les plus
fatigants pèlerinages.
Le 10 août 1787, Wesley -
âgé de quatre-vingt-quatre ans -
s'embarque à destination des îles
anglo-normandes, sur une petite corvette, The
Queen. Le bâtiment, surpris par l'orage, doit
mouiller au port de Yarmouth dans l'île de
Wight; - le missionnaire profite de l'escale pour
aller commenter sur la place du marché un
verset de Saint Luc : « Si tu connaissais toi
aussi, du moins en ce jour qui t'est donné,
les choses nécessaires à ta paix.
». Le 13, le voyage se poursuit mais une
tempête si violente s'élève
qu'avant d'atteindre, au coucher du soleil,
l'île d'Alderney, le bateau risque de se
briser contre les écueils. Le 15, le
réformateur aborde à Guernesey. La
population qui le voit pour la première fois
l'accueille ainsi qu'un vieil ami. Les notables le
reçoivent; il s'entretient cordialement avec
le gouverneur en se promenant avec lui le long de
la jetée. Le 20, il arrive à Jersey
où des interprètes l'accompagnent
afin de traduire ses sermons en français.
Depuis quelque temps Wesley correspondait avec une
femme malade de Saint-Hélier, - Jeanne Bisson -
qui
l'attirait
comme un prodige de la grâce. Il semble que
Wesley n'ait entrepris ce voyage que dans le
dessein de s'entretenir avec cette sainte
protestante, qu'il appelait familièrement
«sa chère Jenny», «Je viens
de voir Jeanne Bisson - relate-t-il en son Journal,
le 25 août. Entièrement vouée
à Dieu, elle vit en communion avec Lui. Elle
possède un jugement clair et solide et nul
ne peut la soupçonner d'enthousiasme. Je
crains qu'elle ne vive pas longtemps et je
m'émerveille de la Grâce divine
descendue sur elle. Je pense que pour la communion
avec Dieu, elle surpasse de beaucoup Mme
Guyon,»
Mais une appréhension trouble
Wesley au sujet de cette fervente Jeanne Bisson.
Dès son retour, il écrit à
« sa chère Jenny » pour la mettre
en garde contre un défaut dont il discerne
chez les autres toutes les ruses - en directeur de
conscience avisé -
« Je redoute l'obstacle qui
pourrait vous barrer la route. Je veux dire
l'orgueil. 0 ma soeur, qui vous sauvera de
l'orgueil, sinon la puissance de Dieu? Si vous
cédez à l'orgueil, vous perdrez la
Grâce. »
Les églises qui se fermaient au «
vagabond Wesley » ouvrent leurs portes pour
accueillir «le grand vieillard». À
Plymouth la foule se presse, si dense, que les
admirateurs de Wesley qui le
portent en triomphe jusqu'à sa chaire ont
peine à lui frayer un passage.
L'enthousiasme des matelots, des ouvriers
métallurgistes et des mineurs a fini par
gagner l'aristocratie. Bath -
l'élégante ville thermale - honore
à présent le missionnaire. Avec
Wesley, se réconcilient les cités
historiques, les cathédrales et les
personnages traditionnels qui évoluent
autour des cathédrales.
L'évêque de Gloucester reçoit
le réformateur en son palais, et lorsque
Wesley revient à l'Université
d'Oxford et qu'il prêche devant les
étudiants, ceux-ci lui ménagent une
ovation tellement exubérante que l'ancien
fellow de Lincoln College doit les rappeler
à l'ordre d'un geste paternel.
La victoire de Wesley se confond avec
celle de l'idéal puritain qui s'adapte aux
temps nouveaux. La fin des siècles devance
ou suit la date chronologique de leur mort. Le
dix-neuvième siècle anglais
commence.
L'année 1788 dans le hall de
Westminster, la voix de Burke, qui dénoncera
les principes de la Révolution
Française, accuse de malversations Warren
Hastings, le gouverneur des Indes Orientales. Fox,
à son tour, mène l'attaque, puis le
jeune orateur Sheridan qui, son discours
achevé, tombe entre les bras de Burke,
épuisé par sa merveilleuse
éloquence. La Réforme de Wesley
atteint son apogée tandis que se juge, dans
un déploiement théâtral
d'honneur et de vertu, le procès de Warren
Hastings.
Cette Angleterre intègre et
dressée contre l'afflux de sa richesse
impériale acquise par quelque fraude, c'est
celle des Dimanches puritains recueillis dans la
lecture de la Bible. A travers les campagnes, des
prosélytes intransigeants et doux s'en vont
déclamer contre les divertissements brutaux
en voie de disparaître : combats de coqs,
combats de taureaux.
Wesley triomphe! Et toutes les initiatives philanthropiques qui s'épanouiront au dix-neuvième siècle doivent quelque chose à son impulsion. La réforme des prisons d'abord : un charitable Quaker, Howard, l'avait entreprise. Il visita l'Europe pour ne voir que des geôles, des lazarets, des hôpitaux : il enregistra des faits horribles. Il mourut au cours de ses voyages aventureux et bienfaisants, laissant un livre qui provoqua la pitié : Howard attribuait à l'influence de Wesley sa vocation. Un jour, racontait-il, à la chapelle de la Fonderie, il l'avait entendu commenter ces paroles de l'Ecclésiaste : « Faites promptement tout ce que votre main pourra faire, parce qu'il n'y aura plus ni oeuvre, ni raison, ni sagesse, ni science dans le tombeau où vous courez. » L'urgence de l'action, la brièveté de la vie s'étaient imposées de telle sorte à l'auditeur qu'il était parti sans surseoir pour accomplir la tâche que Dieu lui prescrivait.
Puis, il y a la régénération de l'enfance par les Écoles du Dimanche. On montre à Gloucester, près de la cathédrale, le cottage couvert de chaume où le fils d'un imprimeur, Robert Raikes, établit en 1783 la première Sunday School : il groupait les petits vagabonds, les arrachait à la misère matérielle et morale. Les Méthodistes disputent à Robert Raikes la priorité de cette fondation pour l'attribuer à Miss Hannah Ball, une adepte de Wesley. Le réformateur patronne les écoles du Dimanche avec tant d'autorité qu'elles essaiment partout où il passe et surtout dans les villes manufacturières. À Bolton, en 1787, quatre-vingts maîtres bénévoles ou modiquement salariés, enseignent à huit cents enfants pauvres la lecture, l'écriture, les rudiments de la religion. « Nurseries de chrétiens! - la plus haute forme de la charité depuis Guillaume le Conquérant! », s'exclame Wesley qui emploie volontiers le mode superlatif - le meilleur pour la propagande et la réclame. Le 27 juillet 1787, il visite les écoliers de Bolton, et leur explique le premier commandement du Décalogue : « Tu n'auras point d'autres dieux que moi. » Avec la fierté d'avoir marqué de son signe la génération grandissante, Wesley considère ces petits Anglais selon son coeur; propres, soignés et simples, ils reçoivent sa parole, et quelques-uns pleurent en silence. Si jeunes et si graves! Par groupes de huit ou de dix, leurs maîtres les envoient distribuer des aumônes aux indigents. Ils ne connaissent guère d'autres distractions que la musique religieuse. Wesley vient de terminer son prêche; les écoliers chantent un hymne de Pope :
Étincelle vitale de la flamme céleste...
De plus en plus ravi, le vieillard
écoute. Derechef, l'emploi du superlatif
s'impose, et Wesley note dans son Journal que rien
n'égale les mélodies chantées
par les petits Anglais qui fréquentent les
écoles du Dimanche créées par
les Méthodistes, rien « sinon les
choeurs des anges, dans la maison de Notre
Père »!
La réforme des prisons et les
Écoles du Dimanche occupent toutefois moins
l'attention de Wesley que la croisade
commencée contre l'esclavage. Grâce au
zèle d'un certain Mr Baxter - de son
état constructeur de navires - le mouvement
religieux qui transformait l'Angleterre
pénétrait aux Antilles. Et les
nègres des plantations connurent les
mêmes ferveurs et les mêmes transes que
les mineurs Gallois et les tisserands du
Lancashire. Les membres d'une société
méthodiste composée de nègres
reçurent le sobriquet d'Alleluias, à
cause de la joie tumultueuse avec laquelle ils
accueillaient la nouvelle de leur salut. Parce que
tant d'esclaves devenaient ses disciples, Wesley
plaida plus ardemment la cause de leur
liberté. Aujourd'hui les nègres des
États-Unis adhèrent en masse au
Méthodisme. Une brochure de Wesley, les Pensées
sur
l'Esclavage - son «tract utile »
sensationnel entre tous - avait paru en 1774. C'est
d'abord un précis géographique, puis
le ton change et le réquisitoire
éclate, Wesley s'adresse aux
négriers. Comment osent-ils traiter les
créatures de Dieu?
Vous avez séparé les
enfants des parents, les maris des femmes, les
frères des soeurs. Vous les avez
arrachés de leur rivage natal et
chargés de chaînes, - eux les
innocents...
Vous les avez embarqués
de
force et entassés comme des pourceaux sur
vos navires, - eux qui possédaient une
âme immortelle comme la vôtre - et
quelques-uns ont sauté dans la mer pour fuir
les souffrances infligées par vous. Vous les
avez parqués tous ensemble, ne vous laissant
arrêter par aucune considération de
décence ou d'humanité.
Et quand un grand
nombre d'entre
eux ont péri, empoisonnés par l'air
fétide ou succombant à vos mauvais
traitements, vous avez confié leur
dépouille à l'abîme, jusqu'au
jour où l'océan vomira tous ses
morts!
Le tract s'achève par une
prière pour les parias de l'humanité.
C'était le cri d'un éclaireur - la
cause servie par Wesley ne triomphera qu'au
siècle suivant.
Le 6 mars 1788, le Lord Maire de Bristol
invita John Wesley à prêcher dans sa
chapelle, et le
réformateur profita de cette circonstance
pour condamner fougueusement la traite des noirs.
Armateurs, capitaines et marchands de Bristol qui
devaient à ce trafic leur richesse,
l'écoutèrent avec componction. Mais
tandis que Wesley parlait, un orage éclata,
d'une violence exceptionnelle. Et Wesley, le
superstitieux, reconnut la puissance de son Ennemi.
Satan, le prince des ténèbres et de
l'oppression, s'agitait en faveur de l'esclavage il
manifestait son courroux!
En juillet 1789, deux jours avant la prise de la
Bastille, une foule s'assemblait à Dublin
sur le quai. Les mères soulevaient leurs
enfants dans leurs bras pour qu'ils vissent bien
celui qui allait les bénir : Wesley, le
grand vieillard, s'embarquait pour l'Angleterre,
après son vingt et unième et dernier
voyage en Irlande. Beaucoup pleuraient lorsque le
bateau démarra, et les Méthodistes
qui ne redoutaient pas les comparaisons les plus
avantageuses songeaient à Saint Paul
quittant les Ephésiens. Aussi longtemps
qu'ils se dessinèrent à l'horizon,
Wesley contempla les rivages de l'Irlande. Il se
plaisait à dire qu'on trouvait dans une
cabane irlandaise une courtoisie plus
raffinée qu'au palais de Saint-James,
«Ce n'est pas étonnant - avait-il
écrit, non sans un remarquable esprit
d'équité - qu'en
Irlande, ceux qui sont nés Papistes vivent
et meurent tels, lorsque les Protestants
n'emploient pour les convertir d'autres moyens que
les lois pénales et les Actes du Parlement.
» Osa-t-il espérer que ses
méthodes plus douces détruiraient
l'ancien culte? À travers le pays docile
à l'Église de Rome - sa fascination,
sa haine, quelquefois son exemple - Wesley
multiplia ses voyages. On le brûlait en
effigie; on le lapidait; à Cork, un chanteur
de ballades ameutait la ville contre lui :
n'importe, il revenait obstinément. S'il ne
convertissait pas les catholiques irlandais, du
moins retenait-il leur attention. Malgré les
défenses de leurs prêtres, ils
venaient écouter sa parole, attirés
par ses grands appels à la
sensibilité religieuse, par les ombres et
les reflets de leurs croyances.
Singulière emprise de Wesley sur
les populations de race celtique! Quand,
après ses adieux à l'Irlande, il
visite la Cornouailles, sa mission n'est qu'un
triomphe continuel. A Falmouth, la foule fait la
haie sur son passage, comme s'il s'agissait du roi
lui-même; à Redruth, chez les ouvriers
des mines d'étain, telle est la cohue des
auditeurs sur la place du marché que
plusieurs doivent grimper sur les toits. Et le
puits de mine abandonné de Gwennap -
l'amphithéâtre de fortune choisi par
le prédicateur un jour où la
tempête étouffait sa voix, -
rassembla, le 23 août 1789, selon les évaluations
grandioses de
Wesley lui-même, plus de vingt-cinq mille
personnes!
Le 5 octobre 1790, Wesley
prononça son dernier sermon en plein air.
C'était dans le cimetière de
Winchelsea, près d'une église
gothique ruinée, à l'ombre d'un
sycomore qu'on nomma « l'arbre de Wesley
». Comme les pèlerins friands de
reliques, les fidèles Méthodistes s'y
taillèrent de pieux souvenirs, Wesley
continua toutefois de prêcher dans les salles
de ses confréries. George Crabbe
poète amer et réaliste des classes
pauvres vint l'entendre à Yarmouth. Debout,
mais tellement exténué que deux de
ses fidèles le soutenaient par les
épaules, Wesley parlait abondamment; il
s'épanchait en digressions et en
réminiscences. Le poète George Crabbe
ne percevait qu'un murmure, presque un souffle; un
instant toutefois, la voix fameuse recouvra sa
force. Wesley citait - en la scandant à
merveille - une strophe d'Anacréon sur la
vieillesse, qu'il appliquait à
lui-même. Il était de nouveau
l'humaniste d'Oxford, personnage d'autrefois que le
puritain n'avait jamais réussi à
tuer.
En cette année 1790, comme
d'usage, le ré. formateur avait
présidé, l'assemblée
générale du Méthodisme qui
s'était réunie à Bristol. Ses
yeux s'éteignaient; on s'émut de le
voir, penché sur son livre d'hymnes, sans
pouvoir à la lueur des chandelles,
distinguer les versets. Mais la main qui tremblait
s'efforçait de retenir le sceptre d'une
royauté religieuse. On recensa les membres
de toutes les confréries qu'il avait
suscitées; on en comptait cent trente-quatre
mille. Pour le service de l'Église
anglicane, Wesley avait formé cette milice
fervente, mais audacieuse, insubordonnée et
qui chaque jour davantage imposait sa
volonté de désertion. Et Wesley
tournait vers ses disciples le visage de sa
très ancienne inquiétude; il leur
rappelait désespérément son
idéal : la Réforme, non pas le
schisme. « Notre force, - leur
répétait-il, - c'est de ne pas former
un groupe séparé. Ne rejetez pas la
mission particulière que Dieu vous a
confiée. Si les Méthodistes
abandonnent l'Église d'Angleterre. Dieu les
abandonnera. » Ainsi le réformateur, de
plus en plus solitaire en esprit, se
détachait-il par avance de cette vaste
communion protestante qui n'attendait plus que sa
mort pour rompre avec l'Anglicanisme et qui
pourtant devait se réclamer de lui.
Les Méthodistes, avec leur Bible
pour pierre d'angle, fondaient leurs chapelles
séparées. Celui qui sème le
vent récolte la tempête! Malgré
John Wesley - pourtant à cause de lui - se
divisait l'Église nationale qu'il avait
voulu fortifier dans la ferveur.
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