Wesley vécut sous le signe de
l'éloquence. Le 7 avril 1778, Lord Chatham,
pour la dernière fois, s'était rendu
à la Chambre des Lords. Il parut,
appuyé sur des béquilles, si
ravagé par la maladie, qu'il disparaissait
presque sous sa houppelande de velours. Les
Colonies Américaines proclamaient leur
indépendance et Lord Chatham exhalait sa
douleur patriotique : « Mes Lords, je me
réjouis de n'être pas encore dans la
tombe avant d'avoir protesté contre le
démembrement de cette très ancienne
et très noble monarchie... »
Tantôt, sa voix se perdait comme le souffle
d'un mourant, tantôt elle s'élevait,
par le suprême effort d'une énergie
qui ne consentait pas à périr :
« Verrons-nous ce royaume qui a survécu
aux pirateries des Danois, aux incursions des
Écossais, à la conquête
normande, verrons-nous ce royaume qui a brave la
menace de l'Invincible Armada, tomber a genoux,
comme un vassal, devant la Maison de Bourbon? » Le
jeune William Pitt soutint dans ses bras son
père qui défaillait. Ramené
chez lui, Lord Chatham ne tarda pas à
expirer.
L'événement qui avait
suscité cette flamme suprême
d'éloquence troublait le réformateur
Wesley à cause d'un dilemme douloureux qui
se posait devant lui. L'Amérique ne lui
avait-elle par réservé le plus grand
échec de son existence - sa mission
malencontreuse à Savannah? Et pourtant, par
une ironie de sa destinée, ses disciples
devenaient de plus en plus nombreux en
Amérique. On recensait près de quinze
mille méthodistes, en 1784, dans les
provinces lointaines, perdues pour l'Angleterre.
Or, Wesley, l'apôtre - car il l'était
jusqu'au fond de l'âme - veillait et
s'alarmait. Comment diriger ce troupeau
privé de pasteurs? Les Églises
nationales n'opposent qu'une faible
résistance aux bouleversements politiques;
le même orage qui détruisait la
domination anglaise ébranlait
l'Anglicanisme; des clergymen se voyaient
contraints de fuir; nombre de paroisses - et
surtout en Virginie - se trouvaient à
l'abandon. Bien qu'officiellement anglicanes, les
confréries de Wesley passaient pour
suspectes à l'Anglicanisme; elles
n'éveillaient aucune défiance; elles
attiraient les foules désemparées.
Mais à quel sacerdoce allaient-elles
recourir? Un missionnaire méthodiste
américain, Francis Ashbury, que les audaces n'effrayaient
pas, implora
de
Wesley qu'il lui fournît des ministres pour
le culte. L'Église Nationale demeurait
indifférente à la situation
religieuse d'un pays qui n'appartenait plus
à l'Angleterre. Alors, pourquoi Wesley, qui
cherchait à délier l'Anglicanisme des
entraves qui le paralysaient, ne profiterait-il pas
de la circonstance pour se créer son propre
clergé? Mais alors, ce serait la
consommation du schisme! Et c'est ce que Wesley
redoutait par-dessus tout. Il voyait se
déchaîner les ambitions des
évangélistes populaires instruits par
lui et qui, non contents de prêcher,
réclamaient le pouvoir de baptiser et celui
de célébrer la Cène du
Seigneur. Cela, Wesley le leur refusait
obstinément. Il guettait même les
symptômes du schisme pour les combattre
énergiquement. Ainsi se fâchait-il,
lorsque ses missionnaires usurpaient le nom de
ministres, et lorsque, par mégarde, on
appelait chapelles les foyers de son oeuvre -
vocable inexact, puisque le culte se
célébrait ailleurs. Le
Méthodisme n'était qu'une grande
famille religieuse fondée pour la
régénération de
l'Anglicanisme; - Wesley ne se lassait pas
d'insister sur ce point. Hors de cette
réforme intérieure, il pressentait
son échec. Il ne voulait que vivifier son
Église au moyen de la
sainteté.
Lorsque Wesley, fatigué de se
perdre dans le labyrinthe des doctrines, n'avait
plus cherché que des
exemples, l'attitude de ses disciples en face de la
mort lui avait paru l'argument suprême. Quand
ses ennemis attaquaient son oeuvre, il leur
répondait que les Méthodistes
savaient bien mourir. Toute sa vie, depuis
l'époque d'insolence où il
défiait les prélats, jusqu'au jour de
sa vieillesse où un évêque -
celui de saint David's - s'inclinera devant lui,
nous voyons John Wesley pénétrer dans
les pauvres chaumières afin d'assister l'un
ou l'autre de ses disciples moribonds. Tant de fois
ces artisans, ces mineurs avaient affirmé
dans les strophes de leurs cantiques leur
mépris du trépas! Ils abandonnaient
avec une face sereine et des Paroles bibliques un
monde où nul ne s'était
apitoyé sur eux, sauf ce Christ aux mains
sanglantes qu'un petit clergyman, différent
de tous les autres, rapprochait de leur
misère. Quelque fileuse de laine,
baptisée selon les Saintes Écritures,
Ruth, Rachel ou Judith, agonisait auprès de
son rouet. Elle proclamait son acte de foi.: «
Je sais que mon Rédempteur est vivant et que
je ressusciterai... » Quand elle avait rendu
le dernier soupir, les hymnes funéraires de
Charles Wesley célébraient la
délivrance d'une âme :
- Par la foi déjà nous contemplons
- La Céleste Jérusalem,
- Ses murs sont faits de jaspe et d'or,
- Ses édifices de cristal...
- Là se rencontreront tous les marins de l'équipage
- Qui naviguèrent avec leur Sauveur pour pilote,
- Ils chanteront leur joie et se tendront les bras,
- Eux, les triomphateurs de la souffrance et du trépas...
Et Wesley répétait , « Les
méthodistes savent bien mourir! »
Toutes les curiosités de la nature
attiraient son esprit, constamment en éveil,
et bourré de connaissances disparates comme
les musées de cette époque d'objets
hétéroclites. Il y avait en lui du
médecin empirique et du gentilhomme amateur
de jardinage. Il s'intéressait à la
croissance de deux aloès géants qui
poussaient, l'un à Rome, l'autre à
Madrid. Mais la sainteté, la fleur
miraculeuse, n'était-elle pas le
phénomène le plus digne d'attention?
Ses contemporains ne pensaient pas de la sorte.
Fanatisme! Crédulité! ils jetaient
ces paroles méprisantes et passaient outre.
Cependant Wesley, lorsque sa tournée de
missionnaire le ramenait au port de Saint-Ives en
Cornouailles, ne manquait pas d'observer le
rayonnement de la vie surnaturelle chez une femme
chargée d'épreuves; elle soignait une
fille malade, pleurait ses fils perdus en mer et
cependant goûtait dans sa plénitude la
paix de Dieu. Mais un rebut de l'humanité
l'intriguait encore davantage, quelqu'un dont il ne
dira ni le nom ni la patrie, une créature
difforme dont un chancre rongeait le visage,
mendiante sortie d'une ancienne cour de miracles.
Pour Wesley, elle incarnait le
miracle parce que sa volonté, sans
rébellion, s'unissait à celle de Dieu
et qu'elle se proclamait heureuse.
L'âme de Wesley planait
très au-dessus de son oeuvre, et ses
disciples, étrangers à son
éducation, s'éloignaient de son
idéal. Vainement il les adjurait de rester
fidèles à l'Église
d'Angleterre : « Je t'aime de tout mon coeur -
écrivait-il à John Nelson - et
toutefois je préférerais te voir
couché dans ton cercueil que ministre
dissident, » D'autres s'efforcent, sans y
réussir, de briser les cadres du
conformisme; Wesley, par la force de son ascendance
puritaine, fut le dissident malgré
lui.
Dès les commencements de son
oeuvre, il avait craint que le réveil
religieux n'aboutit à un schisme. En 1758,
il publiait l'un de ses tracts les plus convaincus
: Nos raisons pour rester unis à
l'Église d'Angleterre; il invoquait douze
motifs qu'il exposait avec son habituelle
précision. Quand se réunissait
l'assemblée annuelle du Méthodisme,
Wesley rappelait à ses disciples leur devoir
de fidélité. Il désavouait ses
missionnaires indociles, qui prêchaient sans
veiller à ce que l'heure de leur sermon ne
coïncidât point avec celle du service
anglican. Non content d'infliger des blâmes,
il prononçait des excommunications,
dépassant ses pouvoirs
ecclésiastiques afin de corriger les présomptueux.
Mais
lorsque le pasteur parlait d'abandonner son
troupeau, s'il s'engageait dans les sentiers
périlleux du schisme, la voix de ses
contradicteurs s'élevait. Les
Méthodistes réclamaient comme un
affranchissement ce que lui, le chef, regardait
comme une catastrophe. Wesley prenait alors
conscience de sa solitude. L'Église
d'Angleterre signifiait pour lui tout simplement
l'Église - celle qu'il avait voulu
rapprocher du peuple anglais. Vaine tentative,
peut-être! La religion nationale
fondée sur les ruines des monastères
par les princes, les prélats, les grands
seigneurs ne serait jamais l'Église choisie
du peuple. Les foules miséreuses
d'Angleterre suivaient au dix-huitième
siècle Wesley, comme elles suivront, au
siècle suivant, le Cardinal Manning -
à cause de leur Non-Conformisme
essentiel.
Lorsque Wesley, le maître
d'Oxford, plaidait en faveur des respects
oubliés, des traditions anciennes, lorsqu'il
figurait le messager de l'Église Nationale,
il se sentait incompris de ses auditeurs. Ses vrais
disciples - ceux d'Oxford qui, sous les arches des
vieux cloîtres poursuivaient un idéal
mystique - n'étaient-ils pas morts ou
dispersés? Jadis, durant les lectures
à haute voix du Paradis Perdu qui
impressionnèrent son enfance, il y avait un
vers que John Wesley distinguait entre tous les
autres, comme s'il présageait son destin; le
cri de révolte poussé par Satan :
Mieux vaut régner dans les
Enfers qu'obéir au ciel!
Le clergyman audacieux régnait
sur l'enfer de la forge et de la mine, mais il
paraissait devenu l'esclave d'une suprématie
populaire désirée par son humeur
impérieuse. Et certains jours, une voix lui
soufflait : « Si tu n'avais fondé, en
fin de compte, qu'une secte aride, ennuyeuse,
désolée? » La voix de son
ennemi, de son double, du petit diable sceptique
qui lui inspirait la désillusion!
Wesley imposait silence à
l'Ennemi. Mais il voyait la pente qui
l'entraînerait fatalement vers le schisme. Du
moins ne prononcerait-il jamais ce mot terrible.
Son geste de schisme ne serait qu'un geste
apostolique déterminé, par des
circonstances exceptionnelles.
La détresse de ses disciples
américains, privés des secours
spirituels, semblait à John Wesley de plus
en plus émouvante. Les évêques
anglicans refusaient l'ordination à ceux qui
avaient cessé d'être les sujets du roi
George. Une heure propice sonnait pour Wesley. Il
vit une terre à conquérir, et sut la
conquérir d'un geste prompt. La
carrière du réformateur s'ouvre par
un coup d'État : chassé des temples,
il s'en va prêcher en plein air aux mineurs
abandonnés de Kingswood; elle
s'achève par un autre
coup d'État, bien autrement
téméraire : usurpant le rôle
d'un évêque, il ose conférer
des ordinations. Il crée d'un geste une
vaste communion protestante - l'Église
Méthodiste des États-Unis. Mais comme
cette audace lui pesa!
Jeune ministre anglican, Wesley se
dirigeait vers les tertres charbonneux de
Kingswood, d'un pas récalcitrant, l'esprit
troublé de scrupules; vieillard, il
observait la même attitude hésitante.
Les hardiesses de Wesley s'accompagnent de
tourments intérieurs comme les vengeances
d'Hamlet. Il s'effrayait moins d'un acte que d'un
mot. Le schisme! Non, il ne fallait pas que ce mot
fût prononcé! Le réformateur
éprouvait toujours le besoin de se justifier
vis-à-vis de Dieu, des autres et de
lui-même, et jamais il n'était
dépourvu d'arguments. Il se souvint fort
à propos d'un ouvrage sur la Primitive
Église qu'il avait lu près de
quarante ans auparavant (1);
et il
réussit à se persuader qu'il
n'outrepasserait point ses droits s'il osait, lui,
simple prêtre, agir en évêque.
Son empirisme rassurait sa conscience. Il adoptait
- faute d'en trouver une autre - la solution la
plus téméraire. L'Église
Anglicane dépérissait en
Amérique : il fallait la ressusciter sous
une forme rajeunie. Wesley s'entraînait
à son coup d'État; ce grand audacieux
fut un indécis qui lutta
victorieusement contre lui-même. Il
s'absorbait dans son monologue intérieur
:
« Oui - songeait-il - je puis
abjurer mes scrupules et m'octroyer pleine
liberté. Je n'enfreins aucune loi, mais
j'envoie des ouvriers à la moisson...
»
Le fameux geste du schisme - que Wesley
ne voulut jamais reconnaître pour tel -
s'accomplit à Bristol, le 1er septembre
1784. La scène ne manqua pas de grandeur :
elle se passa chez un obscur disciple de Wesley,
Mr. Castleman. Il était quatre heures du
matin. Dressé de toute sa petite taille -
n'ayant rien pris de la vieillesse sauf un
accroissement de prestige, - Wesley imposa les
mains à deux jeunes gens. Un simple
prêtre osait conférer le sacerdoce! Le
soir, le Réformateur enregistrait le fait
dans son Journal, d'une façon très
brève, et comme à regret :
Enfin décidé,
après de lentes réflexions, j'ai
consacré Mr Whalcoat et Mr
Vasey...
Le 2 septembre, à l'aurore,
pareille scène se reproduisit. Wesley
renchérissait cette fois sur les
témérités de la veille. Il ne
se contentait pas de décerner à des
laïcs la dignité dont il était
investi; il conférait à un
ecclésiastique, son ami, le Docteur Coke,
des pouvoirs supérieurs à ceux que
l'un et l'autre possédaient
également, L'indépendance religieuse
triomphait dans cette ordination d'un
évêque par un prêtre. Mais
Wesley - le traditionaliste devenu
révolutionnaire contre son gré -
officiait, son rituel posé devant lui,
d'autant plus soucieux des formes qu'il en avait
besoin pour draper son indiscipline. Tandis qu'il
imposait les mains au Docteur Coke, Wesley se
voyait agir, moins comme un prêtre ou comme
un évêque, que tel un Ancien de la
Primitive Église. Il se laissait absoudre
par son illusion magnifique: rêve
éternel d'une chrétienté qui
recommence...
La cérémonie
terminée, Wesley - sans prendre garde
à l'ironie de cette recommandation - adjura
le Docteur Coke de ne pas s'arroger le titre
d'évêque. La haute direction du
Méthodisme en Amérique lui
était confiée, ainsi qu'à
Francis Ashbury qui l'attendait là-bas. Ils
seraient des surintendants, jamais des
évêques.
Dans le port de Bristol, un navire
allait appareiller pour l'Amérique; le
Docteur Coke et ses compagnons
s'embarquèrent le 18 septembre. Le
surintendant se trouvait muni d'un certificat
signé de Wesley, le noble document que voici
:
À tous ceux qui liront
ces
lignes, moi John Wesley, ancien Fellow de Lincoln
College à Oxford et prêtre de
l'Église d'Angleterre, j'adresse mon
salut,
Parce qu'un peuple
nombreux dans
les provinces d'Amérique, soumis à
mes directions, et fidèle
aux doctrines et aux lois de l'Église
d'Angleterre n'a pas assez de ministres pour
administrer le baptême et la Cène du
Seigneur selon les rites de cette même
Église; et parce que je n'ai pas
trouvé d'autre moyen de lui en
donner.
Sachez donc, vous tous,
que moi,
John 'Wesley, me croyant appelé par la
Providence, j'ai choisi plusieurs personnes pour ce
ministère d'Amérique. Donc, sous
l'égide du Dieu Tout-Puissant et sans autre
considération que sa gloire, j'ai
nommé surintendant, par la prière et
l'imposition des mains, Thomas Coke, docteur de loi
civile et prêtre de l'Église
d'Angleterre, un homme que je juge bien
qualifié pour cette grande oeuvre. Aussi je
le recommande à tous ceux que regarde cette
élection, comme très digne de
conduire le troupeau du Christ.
En témoignage de quoi
j'appose ici ma signature et mon
sceau.
Fait le second jour de
septembre,
l'année du Seigneur mil sept cent
quatre-vingt-quatre.
John «Wesley.
Le délégué de Wesley, le
Docteur Coke, était un Gallois
âgé de trente-sept ans. Recteur d'une
paroisse dans le Devonshire, il avait souffert de
constater la décadence de l'Anglicanisme;
humaniste et poète à ses heures, il
fut l'un des clergymen instruits que leur
inquiétude religieuse guida vers John
Wesley. Un jour d'été, il
était venu de très loin entendre le réformateur
qui
prêchait dans la campagne, et celui-ci avait
su le gagner à sa cause. Sur le navire qui
le rapprochait de l'Amérique, le Docteur
Coke lisait la Vie de saint François Xavier.
« Une âme comme la sienne! -
implorait-il - Ô Seigneur accorde-moi une
âme pareille à la sienne! » Le
Docteur Coke s'était promis
d'évangéliser l'île de Ceylan :
Wesley lui ordonnait d'aller en Amérique.
Dans sa vieillesse seulement, le Docteur Coke
partira pour Ceylan, mais il mourra durant le
voyage et la dépouille de cet apôtre
qu'on a surnommé le François Xavier
du Méthodisme sera jetée à la
mer. Son zèle ne se purifiait pas
entièrement des ambitions humaines et,
lorsque Wesley l'avait adjuré de ne prendre
d'autre titre que celui de surintendant, il n'avait
répondu que d'une manière
évasive.
Au mois de mai 1789, le Docteur
Coke
et son collègue Ashbury, envoyèrent
à Washington, président de la
nouvelle république, leurs
félicitations et l'assurance de leur
fidélité. Ils s'exprimaient au nom
des confréries américaines dont
Wesley leur avait abandonné la direction. Le
réformateur ne reprocha pas à ses
disciples la promptitude de leur opportunisme. Mais
leur adresse était ainsi libellée :
Nous, les évêques de l'Église
épiscopale Méthodiste ». Quoi?
les surintendants osaient se nommer des
évêques! En vain le vieillard
commandait : l'indiscipline emportait toutes les
digues. Et Wesley d'écrire au Docteur Coke.
« Comment pouvez-vous, comment
osez-vous vous appeler un évêque?
Cette idée m'épouvante. Qu'on me
traite d'insensé, de gueux, de malfaiteur,
je ne protesterai pas, mais jamais avec mon
consentement, le titre d'évêque ne me
sera décerné! »
Ce traditionnel savait la
puissance
des mots; c'est pourquoi il évitait de
baptiser ses actions. Moins que jamais, il ne
fallait parler de schisme, « J'aime
l'Église d'Angleterre,
répétait obstinément le
vieillard à ses disciples rassemblés.
Si les Méthodistes devaient la quitter, je
les quitterais. »
Afin d'éviter une scission -
qu'il persistait à ne pas croire
inévitable - Wesley se reposait sur son ami
Guillaume de la Fléchère. Ce
descendant d'une noble famille savoisienne dont une
branche protestante s'était fixée en
Suisse, avait abandonné sa patrie parce que
la doctrine calviniste de la Prédestination
le rebutait. Devenu Anglais et Anglican, Guillaume
de la Fléchère s'appelait Fletcher,
Wesley avait espéré que cet homme
doux et ferme, instruit, charitable jusqu'à
la plus haute abnégation, saurait
empêcher son grand troupeau de
s'égailler vers le précipice. Ainsi
l'avait-il désigné, pour son
successeur. Théâtralement il l'avait
présenté à ses disciples
à l'assemblée générale
de 1784 : « Père, voici vos fils! -
Frères, voici votre père! » Mais
le 14 août 1785, Fletcher mourut de
consomption, tout en proférant avec son dernier
souffle sa haine du
Calvinisme qui niait l'Amour universel.
Et Wesley se sentit encore plus
isolé parmi ses adeptes populaires. Il
voyait certains de leurs défauts
qu'autrefois lui cachaient ses illusions : leur
manque de tact, l'étroitesse de leurs vues,
leur langage acerbe. Lui qui leur recommandait
jadis de ne pas se montrer trop aimables (Be not
nice!), devait les supplier de ne pas rabrouer
leurs adversaires « comme un archange
n'oserait parler au démon ». Le
disciple préféré de sa
vieillesse s'appelait Alexandre Knox - un jeune
homme très instruit, de santé
fragile, dont il avait fait la connaissance en
Irlande. Wesley entretenait avec lui une
correspondance assidue où les directives
spirituelles alternaient avec les conseils de
médecine. Alexandre Knox est regardé
comme un précurseur du Mouvement d'Oxford.
Par lui, un rapport mystérieux, paradoxal,
s'établit entre la réforme puritaine
et le renouveau catholique du dix-neuvième
siècle.
Seul survivant des jours
passés, Charles Wesley désapprouvait
les ordinations de Bristol et les deux
frères s'opposaient en des polémiques
insolubles au bord de la tombe.
Depuis son mariage, Charles Wesley avait
cessé de mener la vie d'apôtre nomade.
Il habitait aux portes de
Londres le village de Marylebone. Sur ses huit
enfants, il ne lui en restait plus que trois. Ses
fils, Charles et Samuel, avaient
émerveillé la société
de Londres par la précocité de leur
génie musical, en sorte que, devant ces
jeunes prodiges, les plus enthousiastes
prononçaient le nom de Mozart... La maison
de Marylebone se transformait en salle de concert.
Aux sons de la harpe, du violon et de l'orgue, le
visage des femmes se transformait comme par magie
sous les hautes coiffures poudrées; les
larmes montaient aux yeux : « 0 inspiration,
ô merveille de l'inspiration!»,
s'écriait un ardent mélomane, le
comte de Mornington, père de Wellington.
L'aristocratie appréciait autant ces
concerts qu'elle dédaignait les
prêches des Méthodistes.
De loin en loin, Wesley se
mêlait à cet auditoire sélect,
un peu désorienté par toutes ces
grâces mondaines dont il avait voulu perdre
l'habitude. Il tendait à réprouver
comme une perte de temps les curiosités
artistiques favorisées par les loisirs. Sur
les collections qui formaient le British Museum
rudimentaire du dix-huitième siècle,
il jetait un regard extrêmement
dédaigneux, et cherchait - en vain - la
justification d'une existence tout entière
employée à rassembler ces choses
mortes. Si quelque grand seigneur montrait à
John Wesley son château, ses terrasses et ses
grottes artificielles, le puritain murmurait son
éternel vanitas vanitatum! Pourquoi le
coeur
s'attacherait-il à ce que le feu du ciel
doit un jour consumer? Et pourtant, comme il aimait
les jardins! Il résistait d'autant plus
à l'enchantement d'une vie luxueuse et
facile qu'il l'éprouvait au fond de
lui-même, lorsqu'il se sentait las de ses
prêches en plein air et de ses voyages sans
fin. Quelque statue de Neptune ou de Junon se
mirait-elle dans l'eau d'un bassin? Wesley la
considérait avec méfiance pour
écrire ensuite dans son Journal : « Je
ne puis en conscience admirer les images des
démons. Or, nous savons que les dieux
païens ne sont que des démons, »
Et lorsque Wesley vit le carton de Raphaël
représentant saint Pierre et saint Paul
guérissant le boiteux, il s'offusqua d'une
fantaisie décorative : deux enfants nus sur
le piédestal d'une colonne, aussi beaux
qu'inutiles. Inconvenance! Aberration! « Quel
dommage - notait Wesley - qu'un semblable peintre
soit privé de raison! »
Par la musique sacrée, le
puritain se laissait émouvoir jusqu'au
transport. Charles Wesley - toujours lyrique -
plaçait Haendel parmi les élus qui
célèbrent le Seigneur avec les
étoiles du matin; John partageait ce culte
et le Messie de Haendel, quand il l'entendit
à la cathédrale de Bristol, le toucha
comme « la musique la mieux inspirée de
l'Évangile", Wesley daignait qualifier
« d'agréables » les concerts
donnés par ses neveux, et pourtant il les
condamnait comme une occasion de gloriole et de
futilité, se crut
même obligé de blâmer celui qui
les autorisait dans sa faiblesse paternelle. Mais
Charles Wesley se défendit :
- Mon frère John, je vous
assure que ces concerts trouvent leur place dans
les desseins de la Providence.
- Et moi, mon frère Charles,
j'en suis beaucoup moins certain que vous,
»
Les fils de Charles Wesley
n'inclinaient guère au Méthodisme, et
le réformateur craignait pour eux « les
pièges de Satan »,
Un jour - en 1785 - la Duchesse
de
Norfolk, dont la famille était restée
fidèle à la foi catholique, vint
trouver Charles Wesley. Elle usa de
précautions infinies pour lui annoncer une
nouvelle qui le frapperait au coeur, Samuel - le
plus jeune des deux musiciens - s'était
soumis à l'Église de Rome. Le
vieillard s'effondra. Et la compassion que lui
témoigna la Duchesse de Norfolk fut d'autant
plus vive, que son fils à elle était
devenu protestant! Charles Wesley exhala sa douleur
dans un hymne : Prière d'un Père pour
son enfant que l'Église de Babylone tient
captif. Il injuriait copieusement les papes, comme
s'ils ne s'étaient succédé sur
leur trône d'iniquité que pour lui
ravir l'âme du jeune Samuel.
On s'attend à ce que la
colère du réformateur éclate,
mais non! Est-il à tout jamais
fatigué des discussions? Ou sa haine se
serait-elle vainement dépensée? Il
traite le transfuge avec une
largeur d'esprit qui surprend : Que vous
apparteniez à telle Église ou
à telle autre - lui écrit-il - peu
m'importe! Dans l'une ou dans l'autre vous pourrez
vous sauver ou vous perdre. Ce qu'il faut, c'est
que vous renaissiez de l'Esprit.
Au moment où la secte, qu'il
a témérairement fondée, se
détache de lui, Wesley paraît abjurer
tout sectarisme. Et dans une autre lettre à
son neveu Samuel, il le supplie de se conformer
à « la religion du coeur », la
seule véritable : Soyez à votre guise
papiste ou protestant, pourvu que vous embrassiez
la religion de Thomas A. Kempis, de Pascal, de
Fénelon. La religion du coeur! Wesley
n'avait jamais cessé de la contempler douce
et lointaine, par-delà toutes les
controverses acrimonieuses. S'il cherchait des
modèles à proposer, toujours la
même fatalité s'obstinait à lui
montrer des personnages étrangers au
protestantisme.
Charles Wesley mourut le 29 mars
1788. Quelques jours plus tard, le
réformateur, présidant un service
religieux, entonna l'hymne de son frère,
Jacob luttant avec l'ange :
- Viens, ô toi, voyageur inconnu...
- ... Mes compagnons s'en sont allés,
- Je sais resté, seul avec Toi...
La voix sonore qui sur les grèves de Cornouailles luttait avec le bruit des vagues, se brisa dans un sanglot, Wesley songeait à celui qui venait de disparaître - son dernier compagnon, voué comme lui à un idéal qui, malgré le développement extraordinaire du Méthodisme, ne parviendrait point à se réaliser. L'émotion du vieillard gagna les fidèles. Les prêches de Wesley provoquaient les larmes, mais jamais on ne l'avait vu pleurer.
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