Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XV

UNE ARDEUR QUI S'ÉTEINT

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Un jour, au temps où Wesley terminait ses missions, deux hommes, qui comptaient parmi les plus illustres de l'Angleterre politique - bien qu'ils n'eussent pas encore trente ans - conversaient, assis sous un arbre, dans la campagne du Yorkshire. Et soudain le jeune William Wilberforce s'agenouille, baisse la tête, s'absorbe dans la prière, puis déclare à son compagnon, William Pitt : « Voici que le Dieu Tout-Puissant me désigne deux grandes entreprises : la suppression de l'esclavage et la réforme des moeurs. »

Ce sont des gouvernants selon le coeur de Wesley, le rigoriste, - qui pourrait toutefois reprocher à William Pitt un usage immodéré du porto. Il les traite en alliés quand il ne leur dicte pas leur conduite, comme à des élèves placés sous sa férule. Les ancêtres puritains de Wesley lui transmirent leurs habitudes désinvoltes à l'égard des personnages haut placés; et le jeune ministre William Pitt ne pouvait, avec la meilleure volonté du monde, discerner la moindre flatterie dans la lettre qu'il reçut du réformateur le 6 septembre 1784, Wesley, après lui avoir recommandé l'un de ses disciples en vue d'une pension, lui donnait des conseils pour une répartition plus équitable des impôts et pour une répression plus sévère de la fraude. Puis, haussant le ton, il dénonçait un fléau qui ravageait l'Angleterre : la contagion du suicide. Féru de souvenirs antiques à l'instar de ses contemporains, Wesley mandait à William Pitt : « Rappelez-vous, Monsieur, de quelle manière en conjura cette rage du suicide qui sévissait chez les matrones de Sparte. On décida de traîner, tout nu, à travers la ville, le corps de chaque femme meurtrière d'elle-même, » Dans un semblable esprit, Wesley préconisait un nouvel acte du Parlement qui ordonnât que les cadavres des suicidés fussent accrochés aux chaînes des potences, comme ceux des assassins. Le messager du salut par le sang du Christ, lorsqu'il s'agissait d'extirper le désespoir, ne se confiait plus seulement à l'esprit d'amour. Le puritain réclamait une loi, - une loi sauvage et primitive, - punissant un cadavre.

Avec le jeune William Wilberforce, Wesley entretenait un commerce d'amitié. Il pouvait regarder, comme un partisan du réveil religieux l'homme d'État qui - brisant les résistances de son respect humain - conviait ses serviteurs aux prières du soir, selon la coutume rénovée par les Méthodistes. C'est à William Wilberforce que Wesley écrivit sa dernière lettre. Le vieillard l'adjurait de poursuivre, en dépit de tous les obstacles, son grand dessein : la suppression de l'esclavage,

Cher Monsieur,

À moins que la divine Providence ne vous ait suscité comme un nouvel Athanase pour livrer au monde la guerre, je ne puis comprendre comment vous viendrez à bout de votre glorieuse entreprise et mettrez fin à ce détestable trafic, scandale de la religion, de l'Angleterre, de l'humanité. À moins que Dieu, dis-je, ne vous ait envoyé spécialement pour accomplir cette oeuvre, vous serez accablé par l'opposition des hommes et des démons. Mais si Dieu est avec vous, qui sera contre vous? Sont-ils plus forts que Dieu? Ne vous lassez pas de bien faire. Avancez toujours au nom du Seigneur et protégé par sa Toute-Puissance jusqu'à ce que disparaisse l'esclavage américain - le plus ignominieux sous le soleil.
Lisant ce matin un opuscule écrit par un pauvre africain, j'étais indigné de songer qu'un homme à la peau noire, s'il vient à subir de la part d'un blanc quelque outrage, ne puisse obtenir justice. La loi de nos colonies n'attache, en effet, aucune valeur au témoignage que porte un noir contre un homme de race blanche. Affreuse perversité!
Que celui-là qui conduit votre jeunesse daigne vous fortifier pour cette oeuvre et pour toute chose! C'est la prière, cher Monsieur, de votre serviteur affectionné.

John Wesley.

Cette exhortation date du jeudi 24 février 1791, Wesley n'avait plus qu'une semaine à vivre.

Wesley demeura fidèle jusque dans l'extrême vieillesse aux disciplines qu'il avait adoptées jadis pour subjuguer ses passions. Il attribuait à son implacable règlement de vie sa vigueur et sa longévité. Levé à quatre heures, il prêchait à cinq heures, - et il parlait de ce sermon matinal comme un sportif de la performance qui le maintient en bonne forme : « Le plus salutaire exercice du monde. Cela soutient les nerfs mieux qu'aucune drogue. » Le jour de son quatre -vingt-cinquième anniversaire, Wesley glorifiait le Seigneur qui lui permettait de poursuivre ses voyages sans fatigue. À peine observait-il quelques commencements d'infirmités : il s'essoufflait en gravissant les côtes, son oeil gauche s'affaiblissait, une douleur le gênait à l'épaule droite, sa mémoire perdait sa précision. Qu'on tourne les pages de son Journal. Bientôt la lutte s'engage entre un corps qui s'épuise et une volonté qui se refuse à l'abdication : « La plus froide nuit dont je me souvienne, - note l'octogénaire, un matin de décembre. Une maison exposée au vent d'est sur le versant d'une colline. J'ai compté jusqu'à douze, puis je me suis habillé, ma crampe devenant de plus en plus violente; elle a fini par disparaître, »

L'année 1790, Wesley visite encore ses sociétés religieuses, de l'Écosse à l'île de Wight. Mais ses forces l'abandonnent; sa vue se brouille, de plus en plus, sa main tremble; presque chaque soir, il sent une montée de fièvre. Aux approches de l'hiver, il regagne Londres. Quittant son logement rudimentaire de la Fonderie, qui tombait en ruines, Wesley avait établi sa résidence depuis plusieurs années dans une maison de City Road. Là se trouvait le centre de ses oeuvres charitables. L'une d'elles, récemment instituée - la Société pour les pauvres malades étrangers sans amis, ni paroisse - devait son existence à l'initiative d'un soldat retraité, Mr Gartner, disciple du réformateur. Le vieillard organisait et gouvernait encore sa vaste congrégation. Miss Elisabeth Ritchie - la fille d'un chirurgien écossais - lui servait de secrétaire. Jamais Wesley ne s'était facilement passé d'une compagnie féminine; quand elle lui manquait, il la regrettait, la réclamait. L'amour l'avait trompé; une affection de nature filiale lui demeura fidèle jusqu'à la fin.

Un tableau qui évoque la mort de Wesley nous montre dans le groupe des pleurants Miss Elisabeth Ritchie : un visage sérieux et tendu que surmonte une coiffe blanche nouée sous le menton. Austère, mais harmonieuse, elle ne ressemble pas aux femmes converties par Wesley dans les débuts tumultueux de son apostolat; elle annonce les belles figures puritaines qui apparaîtront dans les romans anglais du dix-neuvième siècle, telle Dinah la Méthodiste de George Eliot. « Puissiez-vous m'assister dans mes derniers moments! - lui avait dit Wesley. - Puissiez-vous me fermer les yeux! » - « S'il plaît au Seigneur », avait répondu la pieuse demoiselle. Et voici qu'elle se trouvait tout près de lui, bien que le vieillard ne l'aperçût qu'à travers une brume, « Soyez les yeux de l'aveugle, Betsie! » Elle lui lisait à haute, voix la Reine des fées de Spencer, l'Histoire de Bélisaire par Marmontel ou les Réflexions sur la Révolution Française de Burke, parues en cet automne de 1790 :

Les Français, les plus experts architectes de ruines qui soient au monde... Ceux qui dans un temps si court réussirent à renverser Église, monarchie, noblesse, juridiction, finances, armée, marine, commerce, beaux-arts, industrie... Eussions-nous remporté sur ce peuple vingt batailles de Ramillies ou de Blenheim qu'il n'eût pas été vaincu davantage...

Le vieux réformateur écoutait et approuvait ce réquisitoire contre une nation saisie de la fureur dévastatrice. Comme il se félicitait d'avoir lui-même attaqué, de toutes ses forces, l'idole qui s'était couverte de sang : la République!

Pour témoigner à Miss Elisabeth Ritchie sa gratitude, Wesley lui avait légué par testament le cachet qui scellait ses ordonnances solennelles, autoritaires, - et pourtant incertaines. Il songea que ce n'était pas suffisant; il ajouta deux autres souvenirs : son épingle d'or et le couteau d'argent qui lui servait à peler les fruits.

Le 17 février 1791, Wesley prit froid en allant prêcher à Lambeth. Les jours qui suivirent, ses amis s'inquiétèrent de sa faiblesse et de sa fièvre brûlante; puis, son état s'améliorant, il partit pour un court voyage. Le mercredi 22 février, il prononçait encore un sermon, - le dernier de tous - au village de Leatherhead chez un gentilhomme qui avait convié, pour l'entendre, les habitants du voisinage. Le prédicateur annonça le texte d'Isaïe qu'il avait le plus souvent commenté - une exhortation au repentir immédiat : « Cherchez le Seigneur pendant qu'Il se trouve. Invoquez-le tandis qu'Il est proche. » Le vendredi, devant la maison de City Road, Miss Elisabeth Ritchie vit le vieillard descendre de sa voiture, tellement exténué, qu'elle s'épouvanta. Plus d'espoir! Les oracles bibliques ne parlaient que de béatitude éternelle! Durant l'été de 1775, lorsque Wesley se trouvait gravement malade en Irlande et que ses disciples craignaient de le perdre, l'un d'eux, ouvrant l'Écriture Sainte au hasard, avait lu pour le réconfort des Méthodistes : Voici ce que dit le Seigneur Dieu de David, votre père : J'ai entendu ta prière et j'ai vu tes larmes; et voici que j'ajouterai à tes jours quinze années. Le Dieu de David avait accordé quinze années révolues et même quelques mois de grâce!

Wesley passait de la prostration au délire; délire d'un clergyman et d'un prédicateur qui répétait les gestes habituels de sa vie passée. Le 1" mars - par l'un de ces retours de vigueur qui se produisent parfois chez les agonisants, - Wesley se mit à chanter un hymne. Ainsi les pauvres artisans, évangélisés par lui, saluaient-ils la mort quand elle visitait leur chaumière. On reconnut la voix sonore et pénétrante qui dominait sur les places publiques la rumeur des foules :

Je louerai mon Maître tant que j'aurai le souffle,

Et lorsque ma voix sera perdue dans les ombres de la mort,

Mon être purifié ne servira qu'à sa louange.

Mon action de grâces, jamais ne finira...

 

Une ancienne loi, tombée en désuétude, ordonnait que, pour l'encouragement de l'industrie nationale, toute personne décédée sur le territoire anglais fut ensevelie dans un linceul de laine, Wesley, l'apôtre des ouvriers qui travaillaient la laine, réclama pour lui ce linceul d'Anglais. Il demanda qu'entre tous ses sermons, on répandit particulièrement celui qui traitait de l'amour divin. Puis il fit oraison : « Bénis, ô Seigneur, l'Église et le roi! Accorde-nous la paix et la vérité, » Le soir, il voulut recommencer son cantique :

Je louerai mon Maître tant que j'aurai le souffle

Et lorsque ma voix sera perdue dans les ombres de la mort...

Il ne put qu'articuler péniblement les premières syllabes, « les ombres de la mort » l'environnaient.


LA DÉPOUILLE DE WESLEY
vénérée par ses disciples
D'après une vieille gravure

Le matin du 2 mars 1791 - quelques instants après qu'il eut expiré, - Elisabeth Ritchie, dont l'âme et l'imagination se nourrissaient de la Bible, dit avec solennité : « Prions, maintenant, pour que le manteau d'Elie descende sur nous! » Le manteau du prophète Elie qui recouvrit les épaules d'Élisée, symbole de l'héritage spirituel! Celui de Wesley ne pouvait se transmettre intact. Il léguait à ses disciples un idéal de conduite, des lois et des préceptes. Il demeurait un solitaire dans ses désillusions et dans sa complexité; dans son attachement à l'Église nationale malgré son indiscipline, dans sa curiosité tenace du catholicisme qui se mélangeait à son aversion héréditaire.

Dix mille personnes vinrent honorer sa dépouille dans la chapelle de City Road, et, le jour de ses funérailles, une image fut distribuée qui le représentait avec le nimbe des saints proposés à la dévotion. L'ordre Méthodiste semblait canoniser son fondateur. Et telle gazette comme le Gentlemans Magazine, qui s'était gaussé du réveil religieux un demi-siècle auparavant, rendait hommage à Wesley, glorieux citoyen de la Grande-Bretagne.




TOMBE DE WESLEY
City Road. Londres.

Les disciples de Wesley s'étaient disputés au sujet de sa doctrine; ils ne s'accordèrent point quant à l'exécution de ses dernières volontés. Devant un exemplaire de Shakespeare qui avait appartenu au défunt, un missionnaire méthodiste, très pieux, mais sans littérature, - Pawson, fils d'un fermier du Yorkshire - demeura longtemps perplexe. Il feuilleta le volume, déchiffra quelques pages, et ne les jugea pas utiles à l'oeuvre du salut : « Non vraiment, dit-il, tout cela ne vise point à l'édification, » Aussi livra-t-il aux flammes le volume qu'un clergyman lettré lisait durant ses chevauchées à travers le royaume, tandis qu'un petit démon persifleur lui soufflait à l'oreille : « Si tu n'avais fondé, en fin de compte, qu'une secte - une secte aride, ennuyeuse, désolée! »

La fidélité que Wesley prétendait garder à l'aristocratique Église anglicane, ne parut pas à ses disciples chose nécessaire. Tranchant des liens de plus en plus lâches, ils proclamèrent le schisme que Wesley voulait par-dessus tout éviter. Ce qui ne devait être qu'une, congrégation devint une religion indépendante : le Méthodisme. Et comme le schisme ne s'arrête pas plus aisément que la vengeance, le Méthodisme ne tarda pas à se diviser lui-même en de multiples groupes : Méthodistes primitifs, Chrétiens de la Bible, Méthodistes indépendants et combien d'autres! Les Wesleyens revendiquèrent le nom du fondateur.

La postérité simplifie l'image des grands hommes. Wesley cessa d'être le dialecticien d'Oxford, le pèlerin d'une lumière surnaturelle qui le fuyait comme un mirage. On oublia l'ancienneté de sa race, l'étendue de sa science. On ne vit en lui que l'apôtre des mineurs qui savait parler leur langage, que l'ecclésiastique fervent et pauvre insurgé contre l'Église des prélats égoïstes et des grands seigneurs fastueux. C'est sous ce double aspect que le vénéra le plus illustre de ses disciples.

Cinquante ans après la mort de Wesley, un jeune homme - fils d'un spéculateur ruine par des entreprises hasardeuses - errait dans les rues de Nottingham. Il était grand et mince, son abondante chevelure noire rehaussait la pâleur de son visage, son nez recourbé trahissait l'origine israélite de sa mère. Il s'appelait William Booth. Devant la multitude des enfants couverts de guenilles qui mendiaient leur pain avec des larmes, il s'apitoyait d'autant plus qu'il avait passé de l'aisance au dénuement. Placé comme apprenti chez un prêteur sur gages, il haïssait son métier. Anglican, il assistait sans ferveur aux offices de sa paroisse et le Non-Conformisme devait le séduire. Le jour où mourut le père de William Booth, l'un de ses cousins - un cordonnier qui appartenait à la chapelle Wesleyenne - vint diriger la récitation des prières. Il parla du sacrifice rédempteur; il entonna l'hymne fameux :

Christ! rocher des âges, frappé pour moi,

Que je trouve en Toi mon refuge!

Le jeune William Booth, se laissant instruire par ce cordonnier, fréquenta dès lors la chapelle méthodiste. Une faute inavouée pesait sur sa conscience, - bien qu'elle parût légère. Il se reprochait d'avoir obtenu d'un camarade, au moyen d'une supercherie, un objet qui le tentait, un étui de crayon en argent. L'usage de la Confession publique rétabli par John Wesley selon la Primitive Église, se pratiquait chez ses descendants spirituels. Le jeune William Booth avoua sa faute, rendit à son possesseur l'étui d'argent, puis, à travers les misérables quartiers de Nottingham, s'en alla relater, de taudis en taudis, son remords et sa délivrance. Juché sur une chaise, dans les carrefours populeux, à l'heure où les ouvriers sortent des fabriques, il se mit à prêcher l'Évangile. Ardent, indomptable, sans souci de la hiérarchie ecclésiastique, William Booth commençait son oeuvre; - elle se détachera du Méthodisme, entraînée par sa propre force, comme le Méthodisme lui-même s'était affranchi de l'Église officielle. L'apprenti scrupuleux de Nottingham professait le culte de John Wesley; il prétendait suivre son exemple, rénover son idéal : William Booth fondait l'Armée du Salut.


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