Un jour, au temps où Wesley terminait ses
missions, deux hommes, qui comptaient parmi les
plus illustres de l'Angleterre politique - bien
qu'ils n'eussent pas encore trente ans -
conversaient, assis sous un arbre, dans la campagne
du Yorkshire. Et soudain le jeune William
Wilberforce s'agenouille, baisse la tête,
s'absorbe dans la prière, puis
déclare à son compagnon, William Pitt
: « Voici que le Dieu Tout-Puissant me
désigne deux grandes entreprises : la
suppression de l'esclavage et la réforme des
moeurs. »
Ce sont des gouvernants selon le coeur
de Wesley, le rigoriste, - qui pourrait toutefois
reprocher à William Pitt un usage
immodéré du porto. Il les traite en
alliés quand il ne leur dicte pas leur
conduite, comme à des élèves
placés sous sa férule. Les
ancêtres puritains de Wesley lui transmirent
leurs habitudes désinvoltes à
l'égard des personnages haut placés;
et le jeune ministre William
Pitt ne pouvait, avec la meilleure volonté
du monde, discerner la moindre flatterie dans la
lettre qu'il reçut du réformateur le
6 septembre 1784, Wesley, après lui avoir
recommandé l'un de ses disciples en vue
d'une pension, lui donnait des conseils pour une
répartition plus équitable des
impôts et pour une répression plus
sévère de la fraude. Puis, haussant
le ton, il dénonçait un fléau
qui ravageait l'Angleterre : la contagion du
suicide. Féru de souvenirs antiques à
l'instar de ses contemporains, Wesley mandait
à William Pitt : « Rappelez-vous,
Monsieur, de quelle manière en conjura cette
rage du suicide qui sévissait chez les
matrones de Sparte. On décida de
traîner, tout nu, à travers la ville,
le corps de chaque femme meurtrière
d'elle-même, » Dans un semblable esprit,
Wesley préconisait un nouvel acte du
Parlement qui ordonnât que les cadavres des
suicidés fussent accrochés aux
chaînes des potences, comme ceux des
assassins. Le messager du salut par le sang du
Christ, lorsqu'il s'agissait d'extirper le
désespoir, ne se confiait plus seulement
à l'esprit d'amour. Le puritain
réclamait une loi, - une loi sauvage et
primitive, - punissant un cadavre.
Avec le jeune William Wilberforce,
Wesley entretenait un commerce d'amitié. Il
pouvait regarder, comme un partisan du
réveil religieux l'homme d'État qui -
brisant les résistances
de son respect humain - conviait ses serviteurs aux
prières du soir, selon la coutume
rénovée par les Méthodistes.
C'est à William Wilberforce que Wesley
écrivit sa dernière lettre. Le
vieillard l'adjurait de poursuivre, en dépit
de tous les obstacles, son grand dessein : la
suppression de l'esclavage,
Cher Monsieur,
À moins que la divine Providence ne
vous ait suscité comme un nouvel Athanase
pour livrer au monde la guerre, je ne puis
comprendre comment vous viendrez à bout de
votre glorieuse entreprise et mettrez fin à
ce détestable trafic, scandale de la
religion, de l'Angleterre, de l'humanité.
À moins que Dieu, dis-je, ne vous ait
envoyé spécialement pour accomplir
cette oeuvre, vous serez accablé par
l'opposition des hommes et des démons. Mais
si Dieu est avec vous, qui sera contre vous?
Sont-ils plus forts que Dieu? Ne vous lassez pas de
bien faire. Avancez toujours au nom du Seigneur et
protégé par sa Toute-Puissance
jusqu'à ce que disparaisse l'esclavage
américain - le plus ignominieux sous le
soleil.
Lisant ce matin un
opuscule
écrit par un pauvre africain, j'étais
indigné de songer qu'un homme à la
peau noire, s'il vient à subir de la part
d'un blanc quelque outrage, ne puisse obtenir
justice. La loi de nos colonies n'attache, en
effet, aucune valeur au témoignage que porte un
noir contre un homme de
race
blanche. Affreuse perversité!
Que celui-là qui
conduit
votre jeunesse daigne vous fortifier pour cette
oeuvre et pour toute chose! C'est la prière,
cher Monsieur, de votre serviteur
affectionné.
John Wesley.
Cette exhortation date du jeudi 24 février 1791, Wesley n'avait plus qu'une semaine à vivre.
Wesley demeura fidèle jusque dans
l'extrême vieillesse aux disciplines qu'il
avait adoptées jadis pour subjuguer ses
passions. Il attribuait à son implacable
règlement de vie sa vigueur et sa
longévité. Levé à
quatre heures, il prêchait à cinq
heures, - et il parlait de ce sermon matinal comme
un sportif de la performance qui le maintient en
bonne forme : « Le plus salutaire exercice du
monde. Cela soutient les nerfs mieux qu'aucune
drogue. » Le jour de son quatre
-vingt-cinquième anniversaire, Wesley
glorifiait le Seigneur qui lui permettait de
poursuivre ses voyages sans fatigue. À peine
observait-il quelques commencements
d'infirmités : il s'essoufflait en
gravissant les côtes, son oeil gauche
s'affaiblissait, une douleur le gênait
à l'épaule droite, sa mémoire
perdait sa précision. Qu'on tourne les pages
de son Journal. Bientôt la
lutte s'engage entre un corps qui s'épuise
et une volonté qui se refuse à
l'abdication : « La plus froide nuit dont je
me souvienne, - note l'octogénaire, un matin
de décembre. Une maison exposée au
vent d'est sur le versant d'une colline. J'ai
compté jusqu'à douze, puis je me suis
habillé, ma crampe devenant de plus en plus
violente; elle a fini par disparaître,
»
L'année 1790, Wesley visite
encore ses sociétés religieuses, de
l'Écosse à l'île de Wight. Mais
ses forces l'abandonnent; sa vue se brouille, de
plus en plus, sa main tremble; presque chaque soir,
il sent une montée de fièvre. Aux
approches de l'hiver, il regagne Londres. Quittant
son logement rudimentaire de la Fonderie, qui
tombait en ruines, Wesley avait établi sa
résidence depuis plusieurs années
dans une maison de City Road. Là se trouvait
le centre de ses oeuvres charitables. L'une
d'elles, récemment instituée - la
Société pour les pauvres malades
étrangers sans amis, ni paroisse - devait
son existence à l'initiative d'un soldat
retraité, Mr Gartner, disciple du
réformateur. Le vieillard organisait et
gouvernait encore sa vaste congrégation.
Miss Elisabeth Ritchie - la fille d'un chirurgien
écossais - lui servait de secrétaire.
Jamais Wesley ne s'était facilement
passé d'une compagnie féminine; quand
elle lui manquait, il la regrettait, la
réclamait. L'amour l'avait trompé;
une affection de nature filiale lui demeura
fidèle jusqu'à la fin.
Un tableau qui évoque la mort
de Wesley nous montre dans le groupe des pleurants
Miss Elisabeth Ritchie : un visage sérieux
et tendu que surmonte une coiffe blanche
nouée sous le menton. Austère, mais
harmonieuse, elle ne ressemble pas aux femmes
converties par Wesley dans les débuts
tumultueux de son apostolat; elle annonce les
belles figures puritaines qui apparaîtront
dans les romans anglais du dix-neuvième
siècle, telle Dinah la Méthodiste de
George Eliot. « Puissiez-vous m'assister dans
mes derniers moments! - lui avait dit Wesley. -
Puissiez-vous me fermer les yeux! » - «
S'il plaît au Seigneur », avait
répondu la pieuse demoiselle. Et voici
qu'elle se trouvait tout près de lui, bien
que le vieillard ne l'aperçût
qu'à travers une brume, « Soyez les
yeux de l'aveugle, Betsie! » Elle lui lisait
à haute, voix la Reine des fées de
Spencer, l'Histoire de Bélisaire par
Marmontel ou les Réflexions sur la
Révolution Française de Burke, parues
en cet automne de 1790 :
Les Français, les plus experts architectes de ruines qui soient au monde... Ceux qui dans un temps si court réussirent à renverser Église, monarchie, noblesse, juridiction, finances, armée, marine, commerce, beaux-arts, industrie... Eussions-nous remporté sur ce peuple vingt batailles de Ramillies ou de Blenheim qu'il n'eût pas été vaincu davantage...
Le vieux réformateur écoutait et
approuvait ce réquisitoire contre une nation
saisie de la fureur dévastatrice. Comme il
se félicitait d'avoir lui-même
attaqué, de toutes ses forces, l'idole qui
s'était couverte de sang : la
République!
Pour témoigner à Miss
Elisabeth Ritchie sa gratitude, Wesley lui avait
légué par testament le cachet qui
scellait ses ordonnances solennelles, autoritaires,
- et pourtant incertaines. Il songea que ce
n'était pas suffisant; il ajouta deux autres
souvenirs : son épingle d'or et le couteau
d'argent qui lui servait à peler les
fruits.
Le 17 février 1791, Wesley
prit froid en allant prêcher à
Lambeth. Les jours qui suivirent, ses amis
s'inquiétèrent de sa faiblesse et de
sa fièvre brûlante; puis, son
état s'améliorant, il partit pour un
court voyage. Le mercredi 22 février, il
prononçait encore un sermon, - le dernier de
tous - au village de Leatherhead chez un
gentilhomme qui avait convié, pour
l'entendre, les habitants du voisinage. Le
prédicateur annonça le texte
d'Isaïe qu'il avait le plus souvent
commenté - une exhortation au repentir
immédiat : « Cherchez le Seigneur
pendant qu'Il se trouve. Invoquez-le tandis qu'Il
est proche. » Le vendredi, devant la maison de
City Road, Miss Elisabeth Ritchie vit le vieillard descendre
de sa voiture,
tellement exténué, qu'elle
s'épouvanta. Plus d'espoir! Les oracles
bibliques ne parlaient que de béatitude
éternelle! Durant l'été de
1775, lorsque Wesley se trouvait gravement malade
en Irlande et que ses disciples craignaient de le
perdre, l'un d'eux, ouvrant l'Écriture
Sainte au hasard, avait lu pour le réconfort
des Méthodistes : Voici ce que dit le
Seigneur Dieu de David, votre père : J'ai
entendu ta prière et j'ai vu tes larmes; et
voici que j'ajouterai à tes jours quinze
années. Le Dieu de David avait
accordé quinze années révolues
et même quelques mois de
grâce!
Wesley passait de la prostration
au
délire; délire d'un clergyman et d'un
prédicateur qui répétait les
gestes habituels de sa vie passée. Le 1"
mars - par l'un de ces retours de vigueur qui se
produisent parfois chez les agonisants, - Wesley se
mit à chanter un hymne. Ainsi les pauvres
artisans, évangélisés par lui,
saluaient-ils la mort quand elle visitait leur
chaumière. On reconnut la voix sonore et
pénétrante qui dominait sur les
places publiques la rumeur des foules :
Je louerai mon Maître tant que j'aurai le souffle,
Et lorsque ma voix sera perdue dans les ombres de la mort,
Mon être purifié ne servira qu'à sa louange.
Mon action de grâces, jamais ne finira...
Une ancienne loi, tombée en désuétude, ordonnait que, pour l'encouragement de l'industrie nationale, toute personne décédée sur le territoire anglais fut ensevelie dans un linceul de laine, Wesley, l'apôtre des ouvriers qui travaillaient la laine, réclama pour lui ce linceul d'Anglais. Il demanda qu'entre tous ses sermons, on répandit particulièrement celui qui traitait de l'amour divin. Puis il fit oraison : « Bénis, ô Seigneur, l'Église et le roi! Accorde-nous la paix et la vérité, » Le soir, il voulut recommencer son cantique :
Je louerai mon Maître tant que j'aurai le souffle
Et lorsque ma voix sera perdue dans les ombres de la mort...
Il ne put qu'articuler péniblement les premières syllabes, « les ombres de la mort » l'environnaient.
Le matin du 2 mars 1791 - quelques instants
après qu'il eut expiré, - Elisabeth
Ritchie, dont l'âme et l'imagination se
nourrissaient de la Bible, dit avec
solennité : « Prions, maintenant, pour
que le manteau d'Elie descende sur nous! » Le
manteau du prophète Elie qui recouvrit les
épaules d'Élisée, symbole de
l'héritage spirituel! Celui de Wesley ne
pouvait se transmettre intact. Il léguait
à ses disciples un idéal de conduite,
des lois et des préceptes. Il demeurait un
solitaire dans ses désillusions et dans sa
complexité; dans son attachement à
l'Église nationale malgré son
indiscipline, dans sa curiosité tenace du
catholicisme qui se mélangeait à son
aversion héréditaire.
Dix mille personnes vinrent
honorer
sa dépouille dans la chapelle de City Road,
et, le jour de ses funérailles, une image
fut distribuée qui le représentait
avec le nimbe des saints proposés à
la dévotion. L'ordre Méthodiste
semblait canoniser son fondateur. Et telle gazette
comme le Gentlemans Magazine, qui s'était
gaussé du réveil religieux un
demi-siècle auparavant, rendait hommage
à Wesley, glorieux citoyen de la
Grande-Bretagne.
Les disciples de Wesley s'étaient
disputés au sujet de sa doctrine; ils ne
s'accordèrent point quant à
l'exécution de ses dernières
volontés. Devant un exemplaire de
Shakespeare qui avait appartenu au défunt,
un missionnaire méthodiste, très
pieux, mais sans littérature, - Pawson, fils
d'un fermier du Yorkshire - demeura longtemps
perplexe. Il feuilleta le volume, déchiffra
quelques pages, et ne les jugea pas utiles à
l'oeuvre du salut : « Non vraiment, dit-il,
tout cela ne vise point à
l'édification, » Aussi livra-t-il aux
flammes le volume qu'un clergyman lettré
lisait durant ses chevauchées à
travers le royaume, tandis qu'un petit démon
persifleur lui soufflait à l'oreille :
« Si tu n'avais fondé, en fin de compte, qu'une
secte -
une secte aride, ennuyeuse, désolée!
»
La fidélité que Wesley
prétendait garder à l'aristocratique
Église anglicane, ne parut pas à ses
disciples chose nécessaire. Tranchant des
liens de plus en plus lâches, ils
proclamèrent le schisme que Wesley voulait
par-dessus tout éviter. Ce qui ne devait
être qu'une, congrégation devint une
religion indépendante : le
Méthodisme. Et comme le schisme ne
s'arrête pas plus aisément que la
vengeance, le Méthodisme ne tarda pas
à se diviser lui-même en de multiples
groupes : Méthodistes primitifs,
Chrétiens de la Bible, Méthodistes
indépendants et combien d'autres! Les
Wesleyens revendiquèrent le nom du
fondateur.
La postérité simplifie
l'image des grands hommes. Wesley cessa
d'être le dialecticien d'Oxford, le
pèlerin d'une lumière surnaturelle
qui le fuyait comme un mirage. On oublia
l'ancienneté de sa race, l'étendue de
sa science. On ne vit en lui que l'apôtre des
mineurs qui savait parler leur langage, que
l'ecclésiastique fervent et pauvre
insurgé contre l'Église des
prélats égoïstes et des grands
seigneurs fastueux. C'est sous ce double aspect que
le vénéra le plus illustre de ses
disciples.
Cinquante ans après la mort
de Wesley, un jeune homme - fils d'un
spéculateur ruine par des entreprises
hasardeuses - errait dans les rues de Nottingham.
Il était grand et mince, son abondante chevelure
noire
rehaussait la pâleur de son visage, son nez
recourbé trahissait l'origine
israélite de sa mère. Il s'appelait
William Booth. Devant la multitude des enfants
couverts de guenilles qui mendiaient leur pain avec
des larmes, il s'apitoyait d'autant plus qu'il
avait passé de l'aisance au
dénuement. Placé comme apprenti chez
un prêteur sur gages, il haïssait son
métier. Anglican, il assistait sans ferveur
aux offices de sa paroisse et le Non-Conformisme
devait le séduire. Le jour où mourut
le père de William Booth, l'un de ses
cousins - un cordonnier qui appartenait à la
chapelle Wesleyenne - vint diriger la
récitation des prières. Il parla du
sacrifice rédempteur; il entonna l'hymne
fameux :
Christ! rocher des âges, frappé pour moi,
Que je trouve en Toi mon refuge!
Le jeune William Booth, se laissant instruire par ce cordonnier, fréquenta dès lors la chapelle méthodiste. Une faute inavouée pesait sur sa conscience, - bien qu'elle parût légère. Il se reprochait d'avoir obtenu d'un camarade, au moyen d'une supercherie, un objet qui le tentait, un étui de crayon en argent. L'usage de la Confession publique rétabli par John Wesley selon la Primitive Église, se pratiquait chez ses descendants spirituels. Le jeune William Booth avoua sa faute, rendit à son possesseur l'étui d'argent, puis, à travers les misérables quartiers de Nottingham, s'en alla relater, de taudis en taudis, son remords et sa délivrance. Juché sur une chaise, dans les carrefours populeux, à l'heure où les ouvriers sortent des fabriques, il se mit à prêcher l'Évangile. Ardent, indomptable, sans souci de la hiérarchie ecclésiastique, William Booth commençait son oeuvre; - elle se détachera du Méthodisme, entraînée par sa propre force, comme le Méthodisme lui-même s'était affranchi de l'Église officielle. L'apprenti scrupuleux de Nottingham professait le culte de John Wesley; il prétendait suivre son exemple, rénover son idéal : William Booth fondait l'Armée du Salut.
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