Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE X

LA VIE SENTIMENTALE DE WESLEY

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Les femmes qui entraient dans la congrégation de Wesley devaient abjurer la coquetterie. Ni dentelles, ni manchettes brodées, ni bonnets à la mode, ni satin, ni velours, ni colifichets d'aucune sorte : une robe de toile ou de laine, une simplicité qui s'accordait d'autant plus avec les Saintes Écritures qu'elle favorisait le commerce de la Grande-Bretagne. Un tissu sans luxe, une couleur sans joie : les teintes brunes ou grises conviennent à cette vallée de larmes. À la cathédrale de Winchester, Wesley s'arrêtait, surpris, devant le tableau d'un maître ancien qui représentait la résurrection de Lazare. Et sérieusement il affirmait que le Christ et ses apôtres ne portaient point ces draperies éclatantes. Peut-être se les imaginait-il comme un groupe de clergymen!

Autant que les étoffes coûteuses, le réformateur proscrivait les bijoux, et les femmes dociles à ses lois ne devaient pas plus porter de l'or que prendre un amant. Qui sait même s'il n'eût pas témoigné plus d'indulgence aux entraînements du coeur et de la chair qu'à la futilité? Ni boucles d'oreilles, ni bagues, ni perles, ni diamants. Alors à quoi servaient les pierres précieuses? Et Wesley de répondre à qui lui posait cette interrogation, qu'il ne voyait vraiment pas plus leur utilité que celle des serpents,

Tandis que Wesley se prononçait ainsi, le goût du luxe sévissait - fléau social dont le puritain mesurait les ravages - ; il s'insinuait jusque dans les masures, tentation coupable ou folie. Par ses règlements autoritaires, Wesley opposait une digue à la marée montante de la vanité. Et les Manon Lescaut d'outre-Manche que le scintillement d'un collier eût conduites à leur perdition devenaient, une fois évangélisées par Wesley, d'austères diaconesses; elles n'enviaient plus les toilettes des grandes dames, mais ces affranchies dédaigneuses plaignaient tout haut les esclaves d'une passion funeste.
Sur les ruines de la vanité s'épanouissait l'orgueil spirituel.




En ce mois d'août 1748, une femme inclina vers un malade, qu'elle soignait depuis plusieurs jours, son visage attentif, sous la coiffe blanche la plus simple, Wesley, s'éveillant, rassemblait ses souvenirs, La :fièvre l'avait encore une fois saisi, cette fièvre qui le guettait dans les taudis et les cachots. Les mains des femmes sont douces aux apôtres qui se fatiguent à semer le bon grain, La main de Wesley reposait dans celle de l'infirmière. Il venait de reconnaître Grace Murray et de se souvenir qu'il se trouvait à Newcastle. Grace Murray, de son métier une humble servante, dirigeait dans cette ville l'un des petits groupes fondés par Wesley où les femmes s'encourageaient à la ferveur et se confessaient leurs fautes les unes aux autres - ce qui ne les portait point toujours, hélas! à s'aimer davantage, Le mari de Grace Murray, un matelot, d'origine écossaise, avait-il voulu fuir la sévérité d'une épouse qui lui reprochait ses jurons? Il était parti aussi loin que voguaient les navires et avait disparu dans un naufrage.

Wesley savait que la jeune veuve avait été, l'objet de révélations, de privilèges et d'épreuves qu'il voulait croire surnaturels. Dans les loisirs de sa convalescence, il en écouta le récit détaillé et le consigna par écrit.

Tout enfant, Grace Murray lisait la Bible et contemplait avec les yeux de l'esprit Dieu lui-même apparaissant sur les nuées pour juger le monde, Les profondes impressions religieuses s'étaient ensuite effacées. Elle devenait une jeune femme qui raffolait de la danse, - elle s'en accusait comme d'un crime. Un jour, - en 1739, - Grace Murray avait entendu prêcher George Whitefield aux abords de Londres sur la lande de Blackheath et elle avait été l'une de ces converties expansives qui clamaient leur foi dans la Rédemption. Plus tard, tandis qu'elle vaquait aux travaux du ménage, elle s'était prosternée devant la vision qui venait d'illuminer sa vie : Dieu le Père lui pardonnait ses péchés.

Zèle insatiable - et mêlé d'hystérie - pour le salut des âmes, charité ardente qui volerait le bien d'autrui au profit des pauvres, paroles de la Bible entendues soudain et comme murmurées par un ange; consolations extraordinaires, évanouissements, ténèbres, abandons désespérés, chutes épouvantables des hauteurs aux abîmes : telles étaient les phases du récit troublant que recueillait John Wesley.
Être de discernement et de crédulité tout ensemble, Wesley s'avançait sur le terrain scientifique avec les plus éclairés de ses contemporains. Il reconnaissait le génie de Franklin avant même que la Société royale de Londres osât se prononcer en sa faveur, Lorsqu'il étudiait l'Histoire Naturelle de Buffon, c'était pour en dénoncer les erreurs; et son esprit critique devenait féroce s'il fallait discréditer l'Histoire philosophique des Indes par l'abbé Raynal « un ennemi de la religion et de la monarchie ». Qu'on feuillette le Journal de Wesley. Que de fois, sur un ton de jactance courroucée ne l'entendons-nous pas exprimer le souci de n'être point dupe! Libre aux incroyants de l'être, Lui n'accepte, les yeux fermés, que la Révélation divine et se targue de rejeter toute invraisemblance! Cette prétention lui suggère d'assez ridicules boutades. Après avoir lu les Voyages du Capitaine Cook, il s'écriera : « David Hume ou Voltaire pourrait croire ces choses; moi, je ne le puis, » Il s'impatiente contre l'irrationnel, faute d'en pénétrer le charme. Il ne goûte point les traditions poétiques, s'insurge contre la légende dorée, La vie prodigieuse de Saint Patrick, Saint Georges délivrant la princesse captive du dragon! Des fables! Peu lui chaut qu'elles soient belles! Et les contes héroïques de Tite-Live! Non, rien de tout cela ne mérite la moindre créance.

Mais voici que ce sceptique, au cours de ses voyages, prête la plus grave attention à des récits qui égalent au moins en étrangeté ceux de Tite-Live. Si, dans quelque village perdu, on lui apprend que le feu du ciel a consumé le cadavre d'un prévaricateur, Wesley, sans discuter, enregistre le fait. S'il s'agit d'un fantôme, d'un envoûtement, d'un présage de mort, son esprit critique l'abandonne, La foi, dans le pouvoir des sorcières, allait s'affaiblissant jusqu'à menacer de disparaître : Wesley s'efforça de la maintenir - il regardait le maléfice comme une preuve du monde invisible. Et s'il s'agissait d'un paysan pieux qui avait reçu le don de prophétie, d'un enfant prédestiné ou d'un fossoyeur de Glasgow qui prétendait avoir vu le Christ dans son cimetière, alors Wesley, de sceptique, devenait terriblement crédule. Combien de fois n'a-t-il pas pris pour des lueurs surnaturelles les mirages de la névrose, l'anomalie pour la sainteté!

Car c'était le mystère qu'il cherchait encore et toujours, et, entre tous les mystères, celui de la sainteté; non point simplement la sagesse et la vertu, mais la sainteté catholique glorifiant des âmes protestantes. Put-il vraiment croire qu'un rayon de cet astre mystérieux éclairait la servante de Newcastle, Grace Murray? Son illusion fut celle de l'amour.

Il y avait cinq ans que Wesley avait publié ses Pensées sur le Célibat. Il commençait par attaquer les disciplines de l'Église romaine. Protégé par ce préambule, il pouvait plus facilement adresser aux jeunes zélateurs de son oeuvre les conseils que l'abbé d'un monastère donnerait à ses novices. Il les engageait à l'ascétisme. Qu'ils ne se marient pas, non pour accomplir un voeu, mais pour se libérer de toute obligation temporelle, Le réformateur entreprenait de les guider sur la voie du sacrifice :

Refrénez les premiers mouvements du désir sensuel. Surveillez toute fantaisie de l'imagination... Évitez la recherche du bien-être dans vos vêtements, dans votre maison... Évitez la complaisance en vous-même autant que le luxe et le raffinement; ces choses nourrissent les passions auxquelles vous avez renoncé pour l'amour du Christ... Évitez toute paresse, toute oisiveté. Ne dormez pas plus que la nature ne l'exige. Ne restez jamais inactifs et prenez autant d'exercice que vos forces vous le permettent. Je n'ose aller aussi loin que Pascal et vous dire d'éviter tout plaisir. Il n'est point possible de priver, même les sens, de toute diversion sans détruire le corps. Je vous demande seulement d'éviter le plaisir qui ne vous prépare point à placer en Dieu votre joie... N'oubliez pas le devoir de progresser dans l'abnégation et de recharger votre croix chaque jour. Voici le chemin. N'en rêvez point d'un autre plus commode. A vos devoirs de piété, ajoutez celui du jeûne, prudent et régulier, et la droite du Seigneur vous conduira.

La figure du réformateur s'ennoblit lorsque, bravant les sarcasmes d'un siècle qui dénigrait l'ascétisme, il parle de la sorte. L'aurore d'une religion éclaire des scènes qui ne manquent pas de grandeur, À Tetney - bourgade du Comté de Lincoln - les jeunes disciples de Wesley se consacrent tous d'un seul élan au célibat religieux et à la pratique de la charité. Ils mettent en commun leurs biens. Là du moins, Wesley constate que son rêve se réalise.
Les disciples surpasseront-ils les maîtres? Ceux-ci, les uns après les autres, annoncent leur mariage avec de faux airs détachés, comme s'ils abdiquaient leur premier idéal, « Il y a quelques semaines - explique en 1741 George Whitefield, âgé de vingt-six ans - j'épousai, dans la crainte de Dieu, une femme d'environ trente-six ans, ni riche, ni belle, mais une fidèle enfant de Dieu, » Vient le tour de Charles Wesley; tardivement - il était quadragénaire - il se décide à se marier. « Ce fut un jour solennel - écrit son frère - en accord avec la dignité des noces chrétiennes. Nous étions contents sans gaieté, sérieux sans tristesse. » Les Méthodistes s'interdisaient de se divertir aux épousailles et de pleurer aux enterrements en sorte que les deux cérémonies se ressemblaient. Toutefois, cette mélancolie, à peine souriante, pouvait dissimuler l'amour. Charles Wesley vécut très heureux avec la jeune Galloise, Sarah Gwynne, dont il s'était profondément épris.

Et John Wesley, lui qui, de sa propre autorité, ne tendait à rien moins qu'à restaurer dans l'Anglicanisme la sévère obligation périmée depuis la Réforme, allait-il détruire par son exemple ses enseignements? En 1748, il publiait ses Pensées sur le Mariage. Rien de changé. Il s'efforçait toujours d'élever ses disciples vers les mêmes renonciations. Cependant il avouait qu'il avait cherché le bonheur terrestre sans le trouver. Pourquoi cette confidence? Le bonheur terrestre! C'était pour cette bagatelle dont son éloquence grondeuse dénonçait le néant qu'il se sentait dévoré d'une telle soif! Au nom de la nature et davantage au nom du protestantisme certains missionnaires soumis aux ordres de Wesley s'étant insurgés contre ses conseils, Wesley les réunit à Londres. Il leur redit - en s'appuyant sur les textes de saint Paul - ses préférences pour le célibat religieux. Il ajoutait que toute règle générale souffrait des exceptions. Il se réservait ce droit d'exception.

Une puissance inemployée de dévouement devient pour certaines femmes une cause de déséquilibre. Quand elle veillait un malade, la servante visionnaire, Grace Murray, ne semblait que sérénité. Elle allait vers les souffrances des autres comme vers la guérison de ses nerfs surexcités. Si le typhus sévissait à Newcastle, à travers les logis infectés, elle passait comme une bénédiction. Et Wesley, tout en observant les mouvements de cette ombre très douce, son infirmière, pesait en son esprit les raisons pour et contre son mariage avec elle. Certes, il abdiquait la plus haute visée de sa jeunesse : la consécration totale du prêtre à Dieu - non point selon l'Eglise romaine, mais selon l'Eglise primitive - et sa défaite l'humiliait secrètement. D'autre part, saint Paul ne convenait-il pas « qu'il valait mieux se marier que de brûler »? Et Wesley rencontrait sur sa route ce Démon de Midi qui rôde dans l'Écriture Sainte et souffle son haleine de feu.

« Elle sera pour moi - songeait Wesley - une défense continuelle contre les désirs mauvais et les affections désordonnées, » Oui, le souci de sa réputation exigeait qu'il se mariât. Lorsqu'il s'entretenait avec les jeunes femmes de ses congrégations, ses paroles, ses gestes, les indices de ses préférences, les expressions parfois trop familières de ses amitiés, sitôt découverts, sitôt colportés, le livraient aux calomnies de ceux qui lui voulaient du mal et aux critiques de ceux qui lui voulaient du bien. Attaqué dans sa vie privée, John Wesley avait dû, le 8 février 1744, se justifier auprès de Sa Seigneurie l'évêque de Londres et, dans une lettre publique, affirmer sous la foi du serment, l'honnêteté de ses moeurs.

Grace Murray n'était qu'une servante, Wesley consentait à la mésalliance. Tout réformateur efficace doit partager certaines idéologies de son époque : Wesley rêvait d'égalité sociale. Et puis Grace Murray ne réunissait-elle pas toutes les qualités? Wesley se plaisait à les énumérer sans se perdre dans les nuages : « Elle est la ménagère frugale, économe et pourtant généreuse, brisée à toutes les besognes, aux plus grossières comme aux plus délicates. Elle est la nurse qui soignera ma pauvre carcasse; elle est l'amie qui comprendra toutes mes faiblesses; elle est la compagne de caractère facile et qui ne se plaindra jamais de rien. » Le puritain étalait les motifs les plus terre à terre : il taisait l'ardeur de sa passion.

Décidément, les avantages l'emportaient! Wesley finit par dire à son infirmière : « Je suis convaincu que Dieu vous appelle à devenir ma compagne, afin de travailler avec moi dans le champ de l'Évangile. » La demande en mariage se formulait comme l'appel d'une vocation. Et Grace Murray, la servante extasiée, de répondre à son maître : « C'est une trop grande bénédiction pour moi, je n'y puis croire! C'est tout ce que j'avais désiré ici-bas! » Ainsi la jeune veuve de Newcastle et le fondateur du Méthodisme se trouvèrent-ils fiancés.

Mais un troisième personnage survint, brouillant cette idylle : un certain John Bennett. Il charriait des marchandises sur une route difficile, récemment frayée, qui traversait en sa largeur le comté montagneux de Derby. Un converti de Wesley, qui s'acquittait de son rude travail au chant des psaumes, et beaucoup plus instruit que sa condition ne permettait de le supposer, Wesley ne recommandait-il pas à ses auxiliaires la lecture de saint Augustin, de saint Cyprien, d'Érasme et de Pascal? Le charretier se jugeait assez versé dans les questions religieuses pour contredire Wesley lui-même et celui-ci reprochait à son catéchumène sa témérité d'esprit : « 0 mon frère, attention!... vous êtes en danger de passer d'un extrême à l'autre, du Calvinisme au Pélagianisme! » Le 7 septembre 1749, Wesley mettait son disciple en garde contre un tout autre péril : « Mon frère, prenez l'Écriture Sainte et la raison pour règle de vos actes, et non cette passion aveugle et désordonnée, »

Cette passion aveugle et désordonnée, c'était l'amour de John Bennett pour une femme de son âge et de son milieu, la servante de Newcastle choisie par le réformateur. Une rivalité sentimentale opposait le maître au disciple, et Grace Murray, énigmatique et faible, répondait tantôt à l'attachement que lui témoignait John Bennett, tantôt subissait la fascination du grand homme qui voulait lui conférer un nom déjà fameux. Une incertaine plutôt qu'une rouée. Quand l'un et l'autre se plaignaient, elle obtenait leur pardon avec des larmes. On en versa beaucoup dans ce petit roman vécu du dix-huitième siècle, qui s'ébaucha durant l'été de 1748, pour s'achever en octobre 1749 et que Wesley lui-même a transcrit dans un fragment confidentiel de son Journal publié plus d'un siècle après sa mort. Il a peint les hésitations de la jeune veuve :
« Quand elle recevait une de mes lettres, elle voulait vivre et mourir avec moi puis, quand elle entendait parler de lui, son affection pour lui renaissait, et elle lui écrivait de la façon la plus tendre. On ne peut excuser sa conduite. Elle aurait dû renoncer à l'un ou à l'autre. Mais ceux qui connaissent la nature humaine, la plaindront autant qu'ils la blâmeront. »

Parfois les trois personnages se trouvent en présence, et l'on songe à ces groupes éplorés sur les vignettes qui ornent les vieilles éditions de Pamela ou de Clarisse Harlowe. Un jour Wesley veut rompre des fiançailles si troublées, mais Grace Murray le supplie de ne pas l'abandonner:

« Elle courut à moi dans une agonie de larmes, me suppliant de ne pas parler ainsi, de peur de la tuer. Elle articula plusieurs expressions tendres qui me bouleversèrent. Mais à peine avais-je recouvré mes esprits que John Bennett, entrant, la réclama comme sienne. Stupéfait, je pensais : c'est lui qu'elle préfère. Si je proteste, je ne puis que les rendre tous deux malheureux. La compassion et l'amour me tiraillant, j'observai qu'elle était triste jusqu'à la mort, et je craignis que si chacun s'obstinât, elle ne mourut dans le conflit. De nouveau, je me proposai de renoncer à elle. »

Mais pourquoi ce sacrifice, s'il était le seul aimé - comme le lui affirmait, dans les premiers jours de septembre 1749, Grace Murray? «My dear sir, comment pouvez-vous croire que j'aime quelqu'un plus que vous? Je vous préfère mille fois à John Bennett, mais ce pauvre John me dit qu'il deviendrait fou si je refusais de le voir...»

Wesley poursuivit cet automne-là ses voyages apostoliques emmenant avec lui, comme un trophée de victoire, Grace Murray, sa fiancée. Il visita ses sociétés dans les comtés du Nord, alla jusqu'à la frontière d'Écosse. Un dimanche après-midi, comme la jeune femme venait de le quitter, il ouvrit la Bible au hasard selon sa coutume et trembla devant un texte d'Ezéchiel qui présageait la souffrance : « Contemple, ô fils de l'homme, voici que je t'enlève d'un seul coup le désir de ton coeur, » Sous les cyprès de Georgie, douze ans auparavant, sa Bible lui avait présenté les mêmes paroles fatidiques et Sophy Hopkey, l'intrigante, la mensongère, se dérobait à son amour. Douze ans s'étaient écoulés pendant lesquels Wesley n'avait cesse de prêcher que la félicité de l'homme ne réside qu'en Dieu. Course vaine après des bonheurs illusoires! Il tenta de se rassurer : Grace Murray lui avait dit adieu sur une promesse de fidélité.

Wesley traversa le Cumberland, la région des lacs où les poètes qui ne sont pas nés encore, fuyant à l'aube du siècle suivant l'Angleterre industrielle, chercheront un refuge pour leurs songes. Un soir, le missionnaire ne retrouva plus sa route : le paysage disparaissait dans la brume, son cheval s'embourbait. Il médita les paroles de l'Apocalypse qu'il avait commentées sur la tombe de sa mère : « Je vis un grand trône blanc et Quelqu'un assis dessus et le ciel et la terre s'enfuirent devant sa face. » Lorsqu'il parvint péniblement au village où il était attendu, il prêcha de telle sorte que tous se crurent rassemblés devant le grand trône blanc et frémirent à cause de leurs péchés. Mais sur le livre de vie, la main transpercée du Christ effaçait les péchés. Wesley atteignit le port de Whitehead où des navires chargés de houille appareillaient en grand nombre pour l'Irlande, puis, redescendant vers le Yorkshire, gagna Leeds le 5 octobre. Là, George Whitefield son ami, malgré les polémiques injurieuses l'accueillit en l'embrassant avec des pleurs : Grace Murray venait d'épouser le charretier John Bennett.

Wesley, chevauchant de Leeds à Newcastle, raconta familièrement à Dieu, sous forme d'un hymne autobiographique, la petite tragédie où il jouait le rôle de victime. Elle s'était achevée dans les larmes et les gestes magnanimes. Les trois personnages s'étaient réunis pour la dernière scène. Les nouveaux mariés et Wesley se pardonnaient à qui mieux mieux, en sorte qu'on ne savait plus si c'était le charretier qui avait pris la fiancée de Wesley ou le réformateur qui avait failli lui ravir la sienne.
Cette histoire avait partagé en deux clans les petites congrégations de Wesley, - cénacles de la Pentecôte, - mais qui devenaient hélas! aux heures néfastes où l'Esprit Saint n'y descendait plus, un centre de bavardages pernicieux. Au mois de janvier 1750, une lettre de John Bennett, confidentielle et assez vile, indiscrètement copiée, circula de main en main. Le disciple justifiait sa conduite, il affirmait la priorité de ses droits. Wesley, disait-il, s'était montré « enflammé d'amour et de désir ». Quand ces lignes furent placées sous les yeux de celui qui instituait des disciplines pour que l'âme triomphât des sens, il poussa un hurlement de douleur et d'orgueil blessé. La servante de Newcastle - de quatorze ans plus jeune que lui - avait-elle osé tourner en dérision son amour? Et Wesley d'écrire, au disciple qui se révélait un Judas: « Vous nie frappez au coeur après m'avoir arraché mon bien. » Plus de réconciliation possible avec John Bennett. Le charretier puritain consomma sa vengeance par le schisme. Quittant la congrégation de Wesley, il devint pasteur d'une Église calviniste. Il mourut jeune, laissant Grace Murray veuve une seconde fois. Quand elle revit le réformateur, tous deux étaient des vieillards.

Le 10 février 1751, Wesley glissa sur la glace en traversant le pont de Londres et se meurtrit la cheville. Il réussit pourtant à gagner la chapelle de West Street, où les descendants des Huguenots chassés de France par Louis XIV l'avaient prié de prononcer un sermon. Quand Wesley eut terminé son prêche, il s'aperçut qu'il ne pouvait plus marcher. Ainsi dut-il accepter l'hospitalité de Mme Vazeille, la veuve d'un marchand d'origine française. Wesley employa ses loisirs forcés à la composition d'une Grammaire Hébraïque pour les élèves de son école de Kingswood. Son hôtesse avait quarante et un ans. Elle menait une existence très digne, se distinguait même par son rigorisme; elle se penchait pieusement sur les souffrances des pauvres et le plus malveillant n'aurait pu lui reprocher un souci frivole de la parure. Wesley vit dans le hasard de cette rencontre une indication de la Providence. Cette sérieuse personne serait sa femme - puisque le conseil de prudence donne par saint Paul dans l'Épître aux Corinthiens retenait obstinément son attention : « Il vaut mieux se marier que de brûler... » Et John Wesley épousa Mme Vazeille.

Le 27 mars 1751, il célébrait. son bonheur sur un air de cantique : « Comme nous devons remercier Dieu qui a permis notre union! Que nos vies chantent sa louange! » L'accord dura peu, et la grande épreuve de Wesley commença; il en sortit transformé.
Il avait annoncé, d'un ton péremptoire, que ses labeurs de missionnaire, son oeuvre - c'est-à-dire l'oeuvre de Dieu - ne souffrirait en rien de son mariage. Ainsi l'épouse de Wesley se vit-elle condamnée trop souvent à la solitude. Hélas! deux furies accoururent des enfers pour lui tenir compagnie : la Curiosité, terrible passion des femmes mûrissantes, et sa soeur inséparable, la Jalousie. Durant sa brève lune de miel, Wesley avait dit à sa femme : « Si quelque lettre arrive en mon absence pour le Révérend John Wesley, ouvrez-la : elle est pour vous. » La solitaire se repaissait de cette correspondance; elle échafaudait intrigue sur intrigue. Mythomane fourbe et silencieuse à la façon de ces ombres effacées qui brouillent des provinces entières par leurs billets anonymes, elle accusait sournoisement. Elle n'attaquait pas encore son mari : elle prétendait le défendre contre les manigances de son entourage; elle envoyait à son beau-frère Charles Wesley de longues épîtres qui semblent rédigées par une folle, Wesley constatait que son épouse manquait d'intelligence. Il l'avait supposée d'humeur douce. Cruelle illusion.
La Mégère apprivoisée de Shakespeare est une jeune fille indépendante et sauvage, qui parle trop haut et dont les gestes sont brusques comme les paroles. Les hommes, effrayés, s'éloignent, en ignorant la soumission passionnée qu'ils pourraient obtenir. La véritable mégère qui ne s'apprivoise pas séduit tout d'abord par sa douceur et son calme. Lorsque la femme de Wesley révéla son caractère, Wesley, si despote qu'il fût, comprit qu'il serait plus facile d'imposer une discipline au vent du Nord. En avril 1757, il hasardait les premières remontrances : « Mon amour, gardez-vous de l'âpreté d'esprit. Ne vous agitez pas à cause du mal. Maîtrisez-vous en toute patience, en toute quiétude. » Peines d'indulgences perdues! Mais à l'école de son malheur conjugal, Wesley s'entraînait à des vertus qui ne lui étaient pas habituelles. Lorsque naguère il énumérait les motifs qui le poussaient au mariage, il alléguait le soin de sa bonne renommée. Voici que son épouse l'accusait d'être l'amant de sa belle-soeur! Et non seulement de sa belle-soeur! Elle saisissait les lettres que Wesley adressait aux jeunes femmes de ses congrégations « Chère Nancy... Chère Betsy... Chère Hetty... » Des surnoms familiers, une courtoisie exagérément affectueuse. Le réformateur avait trop lu les oeuvres de Mme Guyon pour ne pas mêler parfois avec quelque ambiguïté le sentimental et le mystique. Devant son écritoire, il se retrouvait le gentilhomme. Il offrait aux femmes ses préceptes austères avec des fleurs. L'épouse, d'esprit inculte, de conduite impeccable, mais dont la pensée s'arrêtait si complaisamment à ces défaillances de la chair qu'elle condamnait sans merci, en vint à conclure que son mari avait plus de maîtresses qu'elle n'en pouvait découvrir. Bref, le réformateur, ambitieux d'ascétisme, et dont le mariage n'avait été qu'une capitulation de la nature, expiait cette faiblesse ou cette sagesse. Et dans les mythes créés par son épouse, il prenait figure de Don Juan.

La curiosité ne se contente pas d'écouter aux portes : elle force les serrures pour les besoins de sa cause. Plus d'une fois, Wesley, réintégrant après une mission sa résidence de Londres a trouvé ses papiers mis au pillage. Il sait par quelles mains. Toutes ses lettres ont disparu. Comme un animal rongeur recèle en son terrier ses provisions, sa femme les a cachées. Mais où? Dans quel dessein? Wesley s'inquiète. L'excès de son infortune l'inclinerait à l'humilité, il convient que la mesure n'est pas sa qualité dominante, ni la mesure, ni la discrétion. Certaines lettres imprudentes serviront de pâture à la calomnie, il supplie sa femme de les lui restituer mais elle refuse avec un mauvais sourire, et Wesley n'a d'autres ressources que de regarder vers le ciel : « J'ai confiance en Celui qui commande au tombeau lui-même de rendre sa proie! » s'exclame le prédicant, toujours oratoire et biblique, même durant la scène conjugale la plus pitoyable.

Nulle séparation définitive, bien qu'à partir de 1758, la brouille du ménage semble consommée, La jalousie s'attache à sa victime, Wesley croit-il sa femme éloignée de cent lieues, qu'il aperçoit soudain son visage inquisiteur à la fenêtre d'une auberge. Elle est là, tout près, le surveillant et captant ses discours. Le 23 octobre 1759, Wesley étale ses griefs, réclame sa liberté. Il cite le proverbe cher au citoyen britannique : «La maison de chaque homme est son château fort» (Every man's house is his castle).

Non, ma maison n'est pas mon château fort. Je ne suis pas libre d'inviter mes proches parents à boire une tasse de thé sans vous désobliger... Mon bureau ne m'appartient pas, il est saccagé chaque jour. Vous dites : je ne prends que des papiers. En suis-je sûr? Comment en serais-je sûr puisqu'il me manque de l'argent. Celui qui est capable de voler une aiguille, peut dérober une guinée. Et ne toucheriez-vous qu'à mes papiers, ignorez-vous qu'ils sont le trésor d'un homme d'étude?... Et que dire de votre façon de traiter les domestiques? Vous les méprisez, vous les harassez, vous les injuriez comme s'ils étaient des chiens... Et que dire de voire langage? Il ne devrait pas souiller les lèvres d'une femme bien élevée, même si elle ne croyait pas un mot de la Bible...

Lourdes accusations. Sous prétexte d'empêcher qu'il distribuât son argent à des courtisanes, Mrs John Wesley se croyait en droit de vider la cassette de son mari. Mais sur les torts les plus graves, Wesley se taisait. À peine une allusion qui semble un badinage : « Croyez-moi - mande-t-il à son épouse un jour d'accalmie, - les méthodes violentes sont mauvaises, la douceur vaut mieux et, s'il faut y renoncer exceptionnellement, si le gourdin convient au dos d'un incorrigible, ce n'est pas la femme qui doit s'en servir à l'égard de son mari, »

Or, Mrs John Wesley battait son mari. D'une voix brisée d'indignation, l'un des missionnaires qui accompagnait Wesley dans ses voyages - son premier biographe, Hampson - racontait à son fils une scène dont il avait été le témoin :

« Mon fils, je fus une fois tenté de commettre un meurtre. C'était dans le nord de l'Irlande. J'entrai dans une chambre où Mrs Wesley écumait de rage. Son mari était sur le plancher et elle le saisissait par les cheveux. Oui, mon fils, elle le traînait par les cheveux, comme si elle voulait arracher ses vénérables boucles blanchies par les années. Et moi, j'aurais voulu tuer cette femme! »

Quand Wesley jeune ascète d'Oxford renonçait à porter perruque, il ne prévoyait pas les conséquences de son voeu. Il tenait certes moins à sa tête périssable qu'à son oeuvre fondée pour les générations futures. Tant que sa femme ne nuit pas à sa réforme religieuse, il la supporte - et même avec une longanimité surprenante. Ne la croit-il qu'à demi responsable? Il essaie de la guérir des chimères qui la supplicient :

« Vous m'avez fait grand mal : rien n'est au-delà du pardon. Je vous aime encore et suis aussi libre de toute autre femme que le jour où je suis né. Apprenez à me connaître et à vous connaître. Deviendrais-je votre ennemi? Que je sois plutôt votre ami! Ne me soupçonnez plus, ne me calomniez plus, ne me provoquez plus. » Dans une lettre du 12 juillet 1760, il passe sous silence ses défauts; il met en relief ses qualités; il en découvre trois ou quatre qu'on peut lui attribuer sans contestation : elle est frugale, bonne ménagère, très propre, patiente à l'égard des malades. Avec tout cela ne pourrait-on sauver le bonheur? Et Wesley, volontairement optimiste, chante à l'acariâtre épouse un hymne de réconciliation

Marchons donc, la main dans la main
Vers le pays de l'Emmanuel!

Plus de pardon toutefois, lorsque Mrs Wesley tentera de porter un coup mortel à la réforme religieuse.

Chaque année se tenait l'Assemblée générale du Méthodisme. Celle de 1770 revêtit une importance capitale. « Attention, mes frères, nous penchons vers le Calvinisme, » Depuis longtemps, Wesley mettait ses disciples en garde contre une erreur qu'il jugeait inhumaine. L'expérience - le seul guide qu'il crût infaillible - dirigeait les évolutions de sa pensée. C'était elle qui lui révélait au jour le jour la valeur mystique de l'effort et de l'épreuve bien acceptée; c'était elle qui lui indiquait les dangers du Calvinisme; c'était elle qui attirait son attention vers les saints de l'Église romaine, vers leurs ouvrages, vers leurs exemples. « On dit que je suis un demi-papiste - mandait-il à un ami le 9 avril 1765, - Eh! quoi, quand même il serait prouvé, que j'en suis un tout entier? Un papiste n'est-il pas l'enfant de Dieu? Thomas A. Kempis, M. de Renty, Grégoire Lopez sont-ils allés en enfer? Si quelqu'un peut le croire, qu'il le croie. Pour moi, je regarde ces papistes-là comme mes frères. » Au temps où son épouse lui inflige les plus violentes querelles, Wesley, repris par une vieille nostalgie jamais satisfaite d'héroïsme, de sainteté, contemple une gravure qui ne sort pas d'une presse protestante : « Rien ne m'a plus frappé - confiera-t-il à l'une de ses correspondantes, le 30 mai 1772 - que l'image d'un homme couché sur la paille avec cette inscription : portrait véridique de saint François Xavier, apôtre des Indiens, abandonné de tous les hommes et mourant dans sa hutte. Voilà un martyre qui me semble presque plus glorieux que celui de saint Pierre. »
Sans l'idée du mérite qui pose sur toute action humaine le sceau de l'éternité, la sainteté répandrait-elle cette lumière?

À la Conférence méthodiste de 1770, Wesley résolut de frapper un grand coup. Il s'efforcerait d'arracher les âmes au déterminisme de Calvin. Ses disciples - hommes du peuple pour la plupart - guettaient avec un intérêt passionné les paroles qui allaient sortir de sa bouche. Et l'on aurait dit que ces abstractions théologiques - choses de l'âme, choses du salut - leur paraissaient plus importantes que la disette, le chômage, tous les problèmes de misère où se débattait leur pauvre existence. Ils détournaient leurs camarades des émeutes, mais s'il s'agissait du Mérite ou de la Prédestination, ils fonçaient comme des taureaux. Ils écoutaient le discours de Wesley, bien osé pour un réformateur protestant :

Que le mot «Mérite » dont nous avons eu si peur cesse de nous épouvanter. Ne coupons plus les cheveux en quatre. Si nous sommes récompensés selon nos oeuvres, nous le sommes à cause de nos oeuvres, donc par le mérite de nos oeuvres.

Un murmure désapprobateur accueillit ces subtilités, L'oeuvre de Wesley subissait sa crise la plus grave. Ceux qui se sentaient quelque propension au Calvinisme l'abandonnèrent, avec des injures, pour fonder leur propre chapelle. On comparait aux animaux les plus fuyants cet indécis qui tantôt plaçait les catholiques romains sur le même rang que les païens et les Turcs et tantôt parlait exactement leur langage : Écrevisse! singe! renard! écureuil! - d'autres ajoutaient monstre, menteur, suppôt du diable. Dans le Pays de Galles surtout, l'influence de Wesley se trouva compromise, les Calvinistes l'emportant sur lui. Les polémiques acerbes durèrent plusieurs années.
La femme de Wesley comprit que l'heure était venue de sortir de son arsenal les armes qu'elle fourbissait en secret : les papiers confidentiels dérobés à son mari, lettres authentiques avec des interpolations habiles, ou bien lettres forgées par une main qui contrefaisait l'écriture de Wesley. Elle ne se souciait pas de théologie, mais cette lutte acrimonieuse l'attirait comme son élément. Elle alla soumettre ses archives à l'adversaire le plus acharné de son mari - le polémiste Toplady qui n'eut pas la dignité de refuser un tel appui. Pamphlets et gazettes se couvrirent d'attaques contre le réformateur. Mais, encore une fois, l'énergie de Wesley triompha. Il ne se laissait pas vaincre,
Dans les derniers billets qu'il adresse à sa femme, Wesley ne peut que lui signifier ses adieux outragés et mélancoliques :

Il est probable que nous ne nous reverrons plus ici-bas. Je vais vous dire ce que je pense sans amertume ni colère
Vous avez révélé mes fautes - vraies ou fausses - non à deux ou trois intimes, mais à tout Bristol, à tout Londres, à toute l'Angleterre, à toute l'Irlande, vous les auriez criées au monde entier... Vous avec placé une épée entre les mains de mes ennemis. Dussiez-vous vivre cent ans, vous ne pourriez réparer vos torts envers moi.

Au mois d'octobre 1781, la femme de Wesley mourut. Elle léguait à son mari, selon la coutume de l'époque, une bague de deuil, qui pesa plus légèrement à son doigt que l'anneau nuptial.

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