Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IX

UN APÔTRE NOMADE

-------

Un missionnaire à cheval traversait l'Angleterre, l'homme le plus actif - sans doute le plus influent de son pays. Malgré pierres et libelles lancés contre lui, son dessein se réalisait : il instituait une congrégation d'apostolat populaire, des Rédemptoristes protestants. En 1744, John Wesley avait recruté quarante prédicateurs, - quinze ans plus tard le chiffre aura doublé. Fils de fermiers et d'artisans, pour la plupart Gallois, natifs de Cornouailles ou des provinces septentrionales, ce sont les convertis de Wesley qui s'en vont décrire leur chemin de Damas dans des cottages perdus, pendant les veillées. L'un - John Furz - raconte que l'éclair l'a frappé devant sa Bible poussiéreuse, abandonnée sur une étagère et témoin de sa longue indifférence. L'autre - John Thorp - évoque le jour où il parodiait les Méthodistes dans une taverne à la grande joie de ses compagnons, lorsque la grâce divine s'est servi de son sermon dérisoire pour le décider à changer d'existence. Un Gallois - Samuel Bradburn - parle des fleurs fanées qui lui révélèrent un soir d'automne la fragilité des joies terrestres. Parfois ils s'accusent avec une repentance analogue des pires débauches et d'avoir, malgré l'interdiction du recteur, joué le dimanche au football. Il y a parmi eux des névrosés qui ont subi l'obsession du suicide et que Wesley réussit à guérir par des régimes salutaires, mais en plus grand nombre, des hommes très simples et très graves qui cherchent près du réformateur l'accomplissement d'une vocation mystique. Ainsi d'un boulanger Alexandre Mather, détaché de tout au monde et que la sainteté semblait marquer de son signe. Entre deux prêches il revenait à son pétrin jusqu'au jour où il se voua complètement à l'oeuvre de Wesley. Ce boulanger s'était engagé en 1745 dans l'armée de Charles Edouard et avait bien failli payer de sa tête sa rébellion. N'échangeait-il pas une cause perdue pour une autre? Wesley promettait à ses acolytes tous les opprobres, toutes les privations, mais en même temps il leur communiquait la fierté de ces opprobres et de ces privations. Il suscitait le sacrifice. Avec trois shillings dans sa poche, l'un de ses premiers disciples - John Jane - s'embarque pour l'Irlande et meurt à la peine,

« Ne soyez pas trop aimables » - be not nice - conseillait Wesley à ses auxiliaires, lorsque le visage glabre, enveloppés d'un grand manteau, une bêche et une pioche dans leurs bagages ainsi que des explorateurs, ils partaient pour une mission. Be not nice! Ni concessions, ni faiblesse, la vérité qui délivre, mais qui frappe comme une épée. Qu'ils évitent toutefois les grands coups de poing sur la Bible, - geste vulgaire autant qu'inutile; - qu'ils n'acceptent jamais de breuvage alcoolisé, mais seulement pour se rafraîchir, après leurs sermons, de l'orangeade ou, à la rigueur, de la bière très légère. Et tout en les adjurant de ne jamais brutaliser leur cheval, Wesley bénissait ses disciples. Il pensait avoir rétabli les Écoles des Prophètes qui existaient sous la Primitive Église!

Wesley fixait aux prédicateurs placés sous ses ordres leur itinéraire. Mais sa tournée apostolique à lui, - son voyage recommencé sitôt que révolu - comprenait toute la Grande-Bretagne. Il allait d'Écosse en Cornouailles, et de l'embouchure de la Tamise à la presqu'île d'Anglesey d'où il s'embarquait pour l'Irlande. L'un de ses disciples l'accompagnait, obscur et ponctuel, comme son ombre. Il notait sur son Journal la longueur de ses étapes - simple relevé des distances parcourues. De loin en loin une plainte stoïque lui échappait un jour d'hiver, quand il lui fallait mener son cheval par la bride sur les routes coupées de fondrières et luisantes de verglas. Alors, pour se donner du coeur, il se récitait à lui-même des vers qui chantaient la fugacité de toute chose :

Douleur, désillusion, lutte et maladie,
Tout ce qui trouble notre vie,
Peines aiguës autant que brèves,
Tout ce qui secoue notre maison d'argile,
Quand c'est passé, ce n'est plus rien,
Souffrance et plaisir sont des rêves!

Il emportait sa Bible et les Pensées de Marc Aurèle. On l'accueillit d'abord avec des boules de neige, comme un traînard abject, dans ces bourgades qui ne s'animaient qu'une fois la semaine pour le marché de drap - les futures métropoles industrielles où quarante ans plus tard Wesley recevra des honneurs quasi royaux.

Son influence ne s'exerçait point partout. À quoi bon? Qui le réclame dans les comtés purement agricoles, dociles à la loi du manoir et du presbytère et dont nul bouleversement économique ne dérangera les coutumes? Et les cités endormies autour de leur cathédrale, gardiennes d'un patrimoine spirituel qui dépérit faute de s'accroître, ne vont-elles pas fermer devant « le vagabond Wesley » leurs portes érigées pour la défense? S'il s'arrête à Cantorbery, c'est pour évangéliser un camp de soldats et poursuivre parmi les sépulcres sa méditation obstinée sur les fins dernières qui accompagne en sourdine l'activité perpétuelle de sa vie. Wesley est-il une fois autorisé à prononcer un sermon dans la cathédrale d'Exeter? La permission, certes, ne se renouvellera point. Péremptoire, poli, sage infiniment, un dignitaire ecclésiastique s'avance pour lui dire : « Monsieur, votre doctrine est peut-être orthodoxe, mais elle conduit les âmes au désespoir ou à l'enthousiasme. Monsieur, vous ne prêcherez plus ici. »

Et les cités savantes n'accableront-elles pas de leur réprobation cet aristocrate, ce dignitaire d'Oxford qui leur semble un transfuge? Wesley, le dialecticien touché par la Grâce, a pénétré mieux qu'un autre le désordre essentiel de son temps. La raison froide s'éloigne de la flamme qui la réchaufferait, et la flamme méprisée du coeur brûle, solitaire et folle. Dans ce désaccord Wesley a choisi la flamme et c'est au nom de l'intelligence qu'il se voit condamné. Quand on lui demande s'il recrute souvent des adeptes parmi les personnes instruites, sa réponse est négative. Ses disciples, ce sont les horlogers de Birmingham, les couteliers de Sheffield, les carriers de Portland et les fabricants de câbles qui s'épuisent à force de travail dans les docks de Portsmouth.

On peut raconter l'histoire de Wesley sans mentionner Cambridge. Et qu'importe qu'Oxford ait été, le berceau du Méthodisme? Les doyens ne parlent de Wesley qu'à mots couverts et avec une pitié dédaigneuse, comme d'un frère qui se serait retranché de leur famille par des excentricités indignes du pardon : « Ce pauvre Wesley! » On le méprise en attendant de persécuter ses disciples. En 1768, l'Université s'arrogera le droit d'expulser six jeunes gens soupçonnés de servir sa cause : « Leur place n'était point à Oxford, prononcera le docteur Samuel Johnson - l'oracle du siècle, - La vache convient dans une prairie, mais il faut la chasser si elle pénètre dans un jardin. »




C'est que l'Anglicanisme possède ses jardins de prédilection où le passage de Wesley paraîtrait un désastre. L'appel vient d'ailleurs : des montagnes et des landes, du pays de Galles, de Cornouailles et aussi de ces localités qui s'étonnent de grandir si vite et si douloureusement, les villes de la laine, du fer, du coton. L'influence de Wesley devient prépondérante là où s'élèvent des chaumières clairsemées au bord des grèves, et là où, de façon extraordinaire, la population s'accroît.

Que voulait tout d'abord Wesley, sinon communiquer au protestantisme un élément surnaturel dont il semblait privé? Il va chercher les étincelles de la ferveur qu'il voudrait ranimer. Il les trouve dans les pays où persiste la mémoire du catholicisme. Au Pays de Galles, l'effervescence des Réveils religieux était une ancienne tradition. La soudaineté du choix divin, les triomphes de la Grâce, la délivrance du péché immédiate et radieuse ; tels étaient les aspects de la vie spirituelle qui répondaient le mieux aux aspirations de la race. Et les moines l'avaient compris, eux qui avaient, pendant des siècles, régné sur ces étendues de rochers et de bruyères,

Pour le Celte, la réforme Anglicane ne pouvait être qu'importation étrangère : il l'accepta de force comme la loi du vainqueur, mais sans désapprendre les gestes du culte officiellement supprimé. Longtemps il continua de faire le signe de la croix, de battre sa coulpe, d'invoquer la Vierge Marie. Longtemps sur les ruines des églises catholiques, des pèlerins s'en allèrent, conduits par des vieillards, écouter l'histoire de leurs saints et réciter leur chapelet.

Wesley put sembler un restaurateur du passé tandis qu'il n'était qu'un destructeur de survivances. Il se targuait d'enseigner avec une pureté intransigeante « la doctrine qui avait chassé le papisme de ces royaumes, la justification par la foi ». Mais lorsque, deux par deux, les missionnaires méthodistes entraient dans les logis qui leur donnaient l'hospitalité tout en disant : « La paix soit avec vous! », on les soupçonnait d'être des moines et quand ils enseignaient le salut par le sang du Christ, il semblait que le ciel, fermé aux imaginations, se rouvrît. C'est ainsi que des ignorants en quête de religion, confondaient la grande flamme rallumée par John Wesley, le réformateur, et celle qui avait illuminé la vie de leurs ancêtres.

Le patriotisme du Celte fut également touché. Un disciple de Wesley, Henry Lloyd, un jour qu'il affrontait l'hostilité de la foule, eut l'idée de réciter une prière en langue gaélique. Les mots de l'idiome sacré agirent à la manière d'une incantation. Les émeutiers s'écartèrent de celui qu'ils menaçaient, saisis de respect « comme si l'esprit des anciens dieux était venu se poser sur lui ». Le nationalisme ombrageux du Gallois s'accommoda d'un culte qui pactisait avec sa langue et son génie, et les harpistes, entre deux ballades, chantèrent les hymnes de Charles Wesley.

Un interprète accompagnait le réformateur afin de traduire ses sermons. Des vieilles femmes - peut-être celles-là mêmes qui gardaient précieusement un rosaire comme héritage des générations défuntes - s'écriaient en un transport « Mon Seigneur et mon Dieu! ». Elles acceptaient sans réserve les doctrines de celui qui savait réveiller leur âme. Ainsi s'implantait un protestantisme exclusif et fervent là ou depuis la Réforme le peuple n'avait vécu que de souvenirs et de nostalgies.

En Cornouailles, non plus, l'Anglicanisme ne s'était bien acclimaté. Au seizième siècle, une troupe de paysans insurgés marcha sur Exeter, parce qu'on arrachait à leur foi son expression la plus profonde : le Sacrifice de la Messe. Ils furent vaincus et les regrets qu'ils transmirent à leurs descendants devinrent de plus en plus vagues,

Le pays de Cornouailles, au dix-huitième siècle, était la région la plus arriérée d'Angleterre. Où trouvait-on pires chemins? Les chaises de poste circuleront partout ailleurs avant d'y pénétrer. On voyait passer la longue caravane des mules chargées de marchandises, parfois une soixantaine à la file, des femmes et des enfants les suivant, pieds nus, et maintenant en équilibre leur fardeau. Les autorités anglicanes - « les gardiens assoupis d'Israël », comme disait John Wesley - laissaient sans lieu de culte des villages qui paraissaient situés hors du monde civilisé. L'instinct religieux se subvenait à lui-même. Il y avait les fontaines saintes, les rites expiateurs déformés par des superstitions sauvages; il y avait la Bible, moins un livre qu'un talisman, puisque les habitants illettrés ne la comprenaient pas. On raconte qu'en une bourgade à l'Ouest de Truro, la population s'effraya d'une tempête déchaînée sur l'océan et comme il n'y avait pas d'église, les pauvres gens se rassemblèrent dans une auberge et s'agenouillèrent devant deux livres, sans bien les distinguer l'un de l'autre . le Nouveau Testament et Robinson Crusoé,

À travers ce pays rétrograde, Wesley put s'avancer, tel un conquérant spirituel. Dans le Pays de Galles son oeuvre ne tarda pas à se morceler en des sectes multiples. C'est vraiment en Cornouailles qu'il établit son règne : ici le portrait du réformateur se place au-dessus des cheminées paysannes et de tous les côtés les chapelles blanches de ses congrégations s'élèvent aux croisées des chemins.

Sur les côtes déchiquetées de Cornouailles, des criminels erraient, les nuits propices, guidant par de faux signaux les navires vers les écueils afin de piller les épaves. Ce furent surtout ces naufrageurs que Wesley voulut convertir parce qu'ils déplaisaient à Dieu et que la renommée de leur scélératesse déshonorait la Grande-Bretagne. Le cavalier missionnaire accourut leur porter la réconciliation divine, qui détourne l'homme de son péché. Parti d'Exeter le 29 août 1743, pour sa première mission en Cornouailles, il atteignit le lendemain soir le port de Saint Ives. Quand il prêchait sur une grève, il s'émerveillait que sa voix fut assez sonore pour dominer le bruit des vagues. Louange au Dieu d'Israël! Comme il répandait sur son prophète la munificence de ses dons! Était-ce à dessein que Wesley cherchait à conquérir les plus sauvages de ses auditeurs par les versets les plus inaccessibles, puisés en plein mystère biblique? Pêcheurs de sardines et ouvriers des mines d'étain écoutaient Wesley, moins comme un prédicateur que tel un barde scandant une mélopée, lorsqu'il annonçait un texte d'Isaïe chargé d'un lyrisme obscur :

La terre de Zabulon et la terre de Nephthali sur la voie de la mer.... Le peuple qui demeurait dans les ténèbres vit une grande lumière : pour ceux-là qui vivaient dans les ténèbres et l'ombre de la mort, la lumière apparut,

Pour les auditeurs de Wesley la terre de Zabulon et la crique où ils étendaient leurs filets de pêche se confondaient dans le même rayonnement de l'élection divine. Ils chantaient la joie de leur pardon.

Si quelque voyageur, au dix-huitième siècle, visitait en Cornouailles une mine d'étain - ou bien de cuivre ou de plomb - s'il descendait par des échelles glissantes jusqu'à ces abîmes où la chaleur le suffoquait, il en ressortait horrifié, et avec une pensée qui tenait plus de la curiosité que de la compassion pour les « démons noirs » dont l'existence s'usait parmi les fumées sulfureuses. Les mineurs de Redruth vinrent en foule écouter John Wesley. Il leur annonçait le Christ - celui de l'Évangile qui avait accompli leur Rédemption - mais peut-être davantage le Messie des Prophètes, le désiré des Nations. Celui qui allait bientôt régner avec ses saints dans un univers purifié. Machinalement, comme leurs chevaux qui, même aveugles, exploraient sans se tromper les dédales de la mine, ils continuaient leur tâche mais soutenus par un espoir éblouissant : le second avènement du Christ, le millénaire qui transformerait le monde. L'a d'un cantique traversait leurs ténèbres :

Que survienne le dernier triomphe
Que s'achève le plan rédempteur,
Que le millénaire commence;
Et chaque enfant de l'homme racheté,
Pliera devant Toi le genoux
Et se relèvera pour régner avec Dieu!

Les mineurs, convertis par Wesley, juraient de ne plus boire de gin et de ne plus battre leur femme. Un jour que les « démons noirs » étaient rassemblés, plus nombreux que de coutume, le bruit du vent les empêcha d'entendre la voix de Wesley. Celui-ci, scrutant les alentours, découvrit une profonde dépression de terrain creusée par des travaux de mine abandonnés, sorte d'amphithéâtre. C'est là qu'il groupa ses auditeurs, à l'abri des rafales; ils ne perdirent pas un seul mot. Ce lieu que vénèrent les Méthodistes, s'appelle Gwennap Pit, sauvage sanctuaire de Wesley où son éloquence attira les foules.

Quand il visitait la Cornouailles, Wesley se rendait jusqu'au promontoire abrupt de Land's End. Tout d'abord il avait qualifié d'affreux ce paysage de rochers et de houle. Mais à mesure qu'il vieillira et se pénétrera de romantisme, il le jugera de plus en plus saisissant. Comme il comprenait mal la vertu du silence, il se croyait obligé d'accompagner d'un récitatif biblique le tumulte des vagues!

Wesley ne cessait de lire durant ses longues chevauchées. Myope, il haussait le volume à la portée de ses yeux et laissait flotter les rênes sur le cou de son cheval.

L'étendue de ses connaissances, ne surprend pas moins que les jugements brusques, passionnés ou bizarres qu'il porte sur les auteurs et sur leurs ouvrages. S'agit-il de la Divine Comédie? Le dix-huitième siècle ne l'appréciait guère et pour Horace Walpole. Dante n'était « qu'un prêcheur méthodiste devenu fou ». Il était naturel qu'un prêcheur méthodiste se montrât plus indulgent; mais « Hélas! soupire Wesley, ne suffit-il Pas de croire aux flammes éternelles? Pourquoi ces broderies de l'imagination autour de ce terrible sujet? » - Est-ce une version anglaise de la Jérusalem Délivrée? Un chef d'oeuvre, certes, « mais pourquoi le traducteur a-t-il poussé la fidélité jusqu'à garder, sans la moindre expurgation, les fantaisies papistes du Tasse? » - L'Histoire d'Alexandre le Grand provoque la colère de Wesley contre le héros païen. Juge suppléant de l'Eternel, il lui trouve sa place dans l'autre vie, à côté de Judas. Le livre ouvert entre les mains du cavalier serait-il la Henriade? Wesley constate triomphalement la médiocrité poétique de Voltaire. « La langue française - ajoute-t-il - ne saurait pas plus se comparer à l'Espagnole ou à l'Allemande que la cornemuse à l'orgue d'une église, » - Est-ce « le fameux Télémaque »? Wesley révère l'auteur « l'excellent archevêque de Cambrai », un papiste, mais digne comme François de Sales d'être accueilli dans le sein d'Abraham. Sa critique devient hésitante, pondérée, exacte; elle se formule sur le mode interrogatif : «La part de l'artifice n'est-elle pas trop grande? Et les interventions des dieux se justifient-elles toujours?
Et le récit ne traîne-t-il pas en longueur? »
Quand Wesley relit dans le texte grec l'Iliade ou l'Odyssée, il oublie qu'il est l'envoyé du ciel chargé de transformer la face de l'Angleterre; volontiers, il redeviendrait un humaniste, comme autrefois sous les ombrages d'Oxford. Mais voici qu'Ulysse prononce un mensonge énorme et que Wesley se reproche de s'être laissé charmer. Ce n'était que musique païenne, un chant d'avant la lumière! Le puritain se réveille, l'humaniste s'enfuit.

Tout d'abord, les livres profanes ne sont pour Wesley qu'une diversion. Dans la ferveur de ses premiers voyages, il poursuit son enquête religieuse. N'a-t-il pas rêvé de restaurer la chrétienté primitive? Les chefs-d'oeuvre de l'imagination doivent être sacrifiés à l'Histoire Ecclésiastique d'Eusèbe, aux oeuvres de Saint Cyprien et de Denys l'Aéropagite. Lorsqu'en 1743 la foule ameutée contre Wesley le traite de Papiste, peut-être ses huées deviendraient elles encore plus violentes si elle pouvait connaître le titre du volume qu'il a glissé dans son porte-manteau : Les Fondements de l'ancienne religion, plaidoyer pour le catholicisme, par Richard Challoner. L'auteur est un contemporain de Wesley et l'évêque ignoré d'une religion mystérieuse. Une commune sollicitude envers les prisonniers et les pauvres aurait pu rapprocher du réformateur protestant le chef vénéré des catholiques anglais au dix-huitième siècle. Richard Challoner remplissait avec sagesse et piété sa mission difficile. Il écrivait beaucoup pour la défense de sa foi. C'est l'un de ses ouvrages qu'à peine publié Wesley possède. Mais il ne notera pas ce qu'il pense de cette apologie. Son exécration officielle du catholicisme contraste avec la curiosité intense, secrète, obsédante qu'il lui témoigne. A mesure que les années s'écoulent, Wesley délaisse davantage les livres de théologie et de mysticisme; le jour vient où il les abandonne complètement, des poèmes les remplacent ou bien des traités scientifiques : ceux de Franklin, ceux de Huyghens. La quête du surnaturel s'achève par la désespérance d'atteindre l'inaccessible. Ce jour-là, Wesley n'est plus que le médecin empirique des âmes - et parfois des corps souffrants. Il cesse d'être le pèlerin d'une vérité.

Le cavalier, qui lisait toujours, s'emportait-il contre la Fable des Abeilles où le cynique Mandeville s'efforçait de prouver que le vice sert mieux la société que la vertu? ou bien, feuilletant une Histoire des Conciles, se prenait-il à invectiver « cette compagnie scélérate qui, depuis le temps de Saint Cyprien assuma le gouvernement de l'Église »? Un incident ramenait soudain vers le monde extérieur l'attention du lecteur bouillonnant, du cavalier distrait. Un bruit de sonnettes précédait une caravane de marchands sur un chemin trop étroit, ou bien un voyageur arrivait au galop. Dans un écart brusque, le cheval de Wesley se débarrassait de son petit clergyman. Un instant de stupeur et la voix biblique s'élevait : « Gloire au Seigneur qui a sauvé le cheval et le cavalier! » Rien que des contusions légères. Le ciel le protégeait.

Le réformateur cherchait superstitieusement - et avec une candeur de vieil enfant prédestiné - les signes d'une vigilance divine, singulière à son endroit. Prononce-t-il un sermon dans la plaine où le soleil brûle? Le Seigneur et ses anges étendront un voile d'ombre juste au-dessus de sa tête. Les nuées d'un orage se sont-elles amoncelées? Elles ne crèveront pas avant que Wesley et son compagnon ne soient parvenus à leur prochaine étape : ainsi se reculèrent les vagues de la Mer Rouge pour livrer passage aux Israélites. Trop orgueilleux pour accéder à la sainteté, Wesley n'évite pas l'écueil de l'illuminisme. Celui qui favorise sa marche apostolique, c'est Jéhovah lui-même, celui qui cherche à l'entraver par les moyens les plus mesquins, fût-ce en permettant à son cheval de se déferrer, c'est l'Ennemi, le semeur d'ivraie. Un jour, Wesley observe triomphalement qu'il pleut dans la vallée tandis que - par la volonté spéciale de Dieu - pas une goutte d'eau ne tombe sur la colline où il prêche! Et la même grâce l'empêche de succomber aux maladies qui le terrassent. L'étudiant d'Oxford, qui crachait le sang, était devenu cet homme dont l'endurance émerveillait son siècle. Cependant plusieurs fois ses disciples durent prier pour sa guérison, John Wesley parlait de ses maladies comme il décrivait les cyclones - avec une outrance forcenée - « Dans mon corps - écrit-il du Pays de Galles durant l'hiver de 1741 - rien que tempête, grêle, charbons ardents... La fièvre s'élança sur moi ainsi qu'un lion prêt à briser mes os. » À Lewisham, en 1753, il se crut si bien mourant qu'il composa son épitaphe : il évoquait - symbole de toutes les sauvegardes, - la nuit sinistre de sa petite enfance où il avait échappé miraculeusement à l'incendie :

ley gît le corps de John Wesley - un brandon sauvé des flammes - qui mourut de consomption dans sa cinquante et unième année...

L'épitaphe ne servit pas, le malade guérissait toujours, mais dans la langueur de la convalescence et le vague d'un demi-sommeil, une ombre très douce apparaissait à John Wesley, l'inconnue, la pitoyable, la femme qui l'avait soigné. Le besoin d'amour le trouvait alors sans défense. Il murmurait des vers qui s'offraient à sa mémoire :

She sat like Patience on a monument Smiling at grief... (1)

De qui donc ces vers? Ah! oui, de Shakespeare «notre poète païen», une réminiscence de la Nuit des rois, Wesley inclinait à quelque indulgence à l'égard de Shakespeare.

Comme la Patience sur une tombe...

Quel était le nom de cette silencieuse qui se tenait à son chevet, qui lui versait un bienfaisant breuvage?
Par deux fois, Wesley s'éprit de son infirmière.

. (1) Elle était comme la Patience sur un tombeau Souriant à la douleur... 
Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant