Un missionnaire à cheval traversait
l'Angleterre, l'homme le plus actif - sans doute le
plus influent de son pays. Malgré pierres et
libelles lancés contre lui, son dessein se
réalisait : il instituait une
congrégation d'apostolat populaire, des
Rédemptoristes protestants. En 1744, John
Wesley avait recruté quarante
prédicateurs, - quinze ans plus tard le
chiffre aura doublé. Fils de fermiers et
d'artisans, pour la plupart Gallois, natifs de
Cornouailles ou des provinces septentrionales, ce
sont les convertis de Wesley qui s'en vont
décrire leur chemin de Damas dans des
cottages perdus, pendant les veillées. L'un
- John Furz - raconte que l'éclair l'a
frappé devant sa Bible poussiéreuse,
abandonnée sur une étagère et
témoin de sa longue indifférence.
L'autre - John Thorp - évoque le jour
où il parodiait les Méthodistes dans
une taverne à la grande joie de ses
compagnons, lorsque la grâce divine s'est servi de
son
sermon
dérisoire pour le décider à
changer d'existence. Un Gallois - Samuel Bradburn -
parle des fleurs fanées qui lui
révélèrent un soir d'automne
la fragilité des joies terrestres. Parfois
ils s'accusent avec une repentance analogue des
pires débauches et d'avoir, malgré
l'interdiction du recteur, joué le dimanche
au football. Il y a parmi eux des
névrosés qui ont subi l'obsession du
suicide et que Wesley réussit à
guérir par des régimes salutaires,
mais en plus grand nombre, des hommes très
simples et très graves qui cherchent
près du réformateur l'accomplissement
d'une vocation mystique. Ainsi d'un boulanger
Alexandre Mather, détaché de tout au
monde et que la sainteté semblait marquer de
son signe. Entre deux prêches il revenait
à son pétrin jusqu'au jour où
il se voua complètement à l'oeuvre de
Wesley. Ce boulanger s'était engagé
en 1745 dans l'armée de Charles Edouard et
avait bien failli payer de sa tête sa
rébellion. N'échangeait-il pas une
cause perdue pour une autre? Wesley promettait
à ses acolytes tous les opprobres, toutes
les privations, mais en même temps il leur
communiquait la fierté de ces opprobres et
de ces privations. Il suscitait le sacrifice. Avec
trois shillings dans sa poche, l'un de ses premiers
disciples - John Jane - s'embarque pour l'Irlande
et meurt à la peine,
« Ne soyez pas trop aimables »
- be not nice - conseillait Wesley à ses
auxiliaires, lorsque le visage
glabre, enveloppés d'un grand manteau, une
bêche et une pioche dans leurs bagages ainsi
que des explorateurs, ils partaient pour une
mission. Be not nice! Ni concessions, ni faiblesse,
la vérité qui délivre, mais
qui frappe comme une épée. Qu'ils
évitent toutefois les grands coups de poing
sur la Bible, - geste vulgaire autant qu'inutile; -
qu'ils n'acceptent jamais de breuvage
alcoolisé, mais seulement pour se
rafraîchir, après leurs sermons, de
l'orangeade ou, à la rigueur, de la
bière très légère. Et
tout en les adjurant de ne jamais brutaliser leur
cheval, Wesley bénissait ses disciples. Il
pensait avoir rétabli les Écoles des
Prophètes qui existaient sous la Primitive
Église!
Wesley fixait aux prédicateurs
placés sous ses ordres leur
itinéraire. Mais sa tournée
apostolique à lui, - son voyage
recommencé sitôt que révolu -
comprenait toute la Grande-Bretagne. Il allait
d'Écosse en Cornouailles, et de l'embouchure
de la Tamise à la presqu'île
d'Anglesey d'où il s'embarquait pour
l'Irlande. L'un de ses disciples l'accompagnait,
obscur et ponctuel, comme son ombre. Il notait sur
son Journal la longueur de ses étapes -
simple relevé des distances parcourues. De
loin en loin une plainte stoïque lui
échappait un jour d'hiver, quand il lui
fallait mener son cheval par la bride sur les
routes coupées de fondrières et
luisantes de verglas. Alors, pour se donner du
coeur, il se récitait
à lui-même des vers qui chantaient la
fugacité de toute chose :
- Douleur, désillusion, lutte et maladie,
- Tout ce qui trouble notre vie,
- Peines aiguës autant que brèves,
- Tout ce qui secoue notre maison d'argile,
- Quand c'est passé, ce n'est plus rien,
- Souffrance et plaisir sont des rêves!
Il emportait sa Bible et les Pensées de
Marc Aurèle. On l'accueillit d'abord avec
des boules de neige, comme un traînard
abject, dans ces bourgades qui ne s'animaient
qu'une fois la semaine pour le marché de
drap - les futures métropoles industrielles
où quarante ans plus tard Wesley recevra des
honneurs quasi royaux.
Son influence ne s'exerçait point
partout. À quoi bon? Qui le réclame
dans les comtés purement agricoles, dociles
à la loi du manoir et du presbytère
et dont nul bouleversement économique ne
dérangera les coutumes? Et les cités
endormies autour de leur cathédrale,
gardiennes d'un patrimoine spirituel qui
dépérit faute de s'accroître,
ne vont-elles pas fermer devant « le vagabond
Wesley » leurs portes érigées
pour la défense? S'il s'arrête
à Cantorbery, c'est pour
évangéliser un camp de soldats et
poursuivre parmi les sépulcres sa
méditation obstinée sur les fins
dernières qui accompagne en sourdine
l'activité perpétuelle de sa vie.
Wesley est-il une fois autorisé à
prononcer un sermon dans la cathédrale d'Exeter?
La
permission, certes, ne se renouvellera point.
Péremptoire, poli, sage infiniment, un
dignitaire ecclésiastique s'avance pour lui
dire : « Monsieur, votre doctrine est
peut-être orthodoxe, mais elle conduit les
âmes au désespoir ou à
l'enthousiasme. Monsieur, vous ne prêcherez
plus ici. »
Et les cités savantes
n'accableront-elles pas de leur réprobation
cet aristocrate, ce dignitaire d'Oxford qui leur
semble un transfuge? Wesley, le dialecticien
touché par la Grâce, a
pénétré mieux qu'un autre le
désordre essentiel de son temps. La raison
froide s'éloigne de la flamme qui la
réchaufferait, et la flamme
méprisée du coeur brûle,
solitaire et folle. Dans ce désaccord Wesley
a choisi la flamme et c'est au nom de
l'intelligence qu'il se voit condamné. Quand
on lui demande s'il recrute souvent des adeptes
parmi les personnes instruites, sa réponse
est négative. Ses disciples, ce sont les
horlogers de Birmingham, les couteliers de
Sheffield, les carriers de Portland et les
fabricants de câbles qui s'épuisent
à force de travail dans les docks de
Portsmouth.
On peut raconter l'histoire de Wesley
sans mentionner Cambridge. Et qu'importe qu'Oxford
ait été, le berceau du
Méthodisme? Les doyens ne parlent de Wesley
qu'à mots couverts et avec une pitié
dédaigneuse, comme d'un frère qui se
serait retranché de leur famille par des
excentricités indignes du pardon : «
Ce pauvre Wesley! » On le
méprise en attendant de persécuter
ses disciples. En 1768, l'Université
s'arrogera le droit d'expulser six jeunes gens
soupçonnés de servir sa cause :
« Leur place n'était point à
Oxford, prononcera le docteur Samuel Johnson -
l'oracle du siècle, - La vache convient dans
une prairie, mais il faut la chasser si elle
pénètre dans un jardin. »
C'est que l'Anglicanisme possède ses
jardins de prédilection où le passage
de Wesley paraîtrait un désastre.
L'appel vient d'ailleurs : des montagnes et des
landes, du pays de Galles, de Cornouailles et aussi
de ces localités qui s'étonnent de
grandir si vite et si douloureusement, les villes
de la laine, du fer, du coton. L'influence de
Wesley devient prépondérante
là où s'élèvent des
chaumières clairsemées au bord des
grèves, et là où, de
façon extraordinaire, la population
s'accroît.
Que voulait tout d'abord Wesley, sinon
communiquer au protestantisme un
élément surnaturel dont il semblait
privé? Il va chercher les étincelles
de la ferveur qu'il voudrait ranimer. Il les trouve
dans les pays où persiste la mémoire
du catholicisme. Au Pays de Galles, l'effervescence
des Réveils religieux était une
ancienne tradition. La soudaineté du choix
divin, les triomphes de la Grâce, la
délivrance du péché immédiate et radieuse ;
tels étaient les aspects de la vie
spirituelle qui répondaient le mieux aux
aspirations de la race. Et les moines l'avaient
compris, eux qui avaient, pendant des
siècles, régné sur ces
étendues de rochers et de
bruyères,
Pour le Celte, la réforme
Anglicane ne pouvait être qu'importation
étrangère : il l'accepta de force
comme la loi du vainqueur, mais sans
désapprendre les gestes du culte
officiellement supprimé. Longtemps il
continua de faire le signe de la croix, de battre
sa coulpe, d'invoquer la Vierge Marie. Longtemps
sur les ruines des églises catholiques, des
pèlerins s'en allèrent, conduits par
des vieillards, écouter l'histoire de leurs
saints et réciter leur chapelet.
Wesley put sembler un restaurateur du
passé tandis qu'il n'était qu'un
destructeur de survivances. Il se targuait
d'enseigner avec une pureté intransigeante
« la doctrine qui avait chassé le
papisme de ces royaumes, la justification par la
foi ». Mais lorsque, deux par deux, les
missionnaires méthodistes entraient dans les
logis qui leur donnaient l'hospitalité tout
en disant : « La paix soit avec vous! »,
on les soupçonnait d'être des moines
et quand ils enseignaient le salut par le sang du
Christ, il semblait que le ciel, fermé aux
imaginations, se rouvrît. C'est ainsi que des
ignorants en quête de religion, confondaient
la grande flamme rallumée par John Wesley,
le réformateur, et celle qui avait
illuminé la vie de leurs ancêtres.
Le patriotisme du Celte fut
également touché. Un disciple de
Wesley, Henry Lloyd, un jour qu'il affrontait
l'hostilité de la foule, eut l'idée
de réciter une prière en langue
gaélique. Les mots de l'idiome sacré
agirent à la manière d'une
incantation. Les émeutiers
s'écartèrent de celui qu'ils
menaçaient, saisis de respect « comme
si l'esprit des anciens dieux était venu se
poser sur lui ». Le nationalisme ombrageux du
Gallois s'accommoda d'un culte qui pactisait avec
sa langue et son génie, et les harpistes,
entre deux ballades, chantèrent les hymnes
de Charles Wesley.
Un interprète accompagnait le
réformateur afin de traduire ses sermons.
Des vieilles femmes - peut-être
celles-là mêmes qui gardaient
précieusement un rosaire comme
héritage des générations
défuntes - s'écriaient en un
transport « Mon Seigneur et mon Dieu! ».
Elles acceptaient sans réserve les doctrines
de celui qui savait réveiller leur
âme. Ainsi s'implantait un protestantisme
exclusif et fervent là ou depuis la
Réforme le peuple n'avait vécu que de
souvenirs et de nostalgies.
En Cornouailles, non plus,
l'Anglicanisme ne s'était bien
acclimaté. Au seizième siècle,
une troupe de paysans insurgés marcha sur
Exeter, parce qu'on arrachait à leur foi son
expression la plus profonde : le Sacrifice de la
Messe. Ils furent vaincus et les regrets qu'ils
transmirent à leurs
descendants devinrent de plus en plus
vagues,
Le pays de Cornouailles, au
dix-huitième siècle, était la
région la plus arriérée
d'Angleterre. Où trouvait-on pires chemins?
Les chaises de poste circuleront partout ailleurs
avant d'y pénétrer. On voyait passer
la longue caravane des mules chargées de
marchandises, parfois une soixantaine à la
file, des femmes et des enfants les suivant, pieds
nus, et maintenant en équilibre leur
fardeau. Les autorités anglicanes - «
les gardiens assoupis d'Israël », comme
disait John Wesley - laissaient sans lieu de culte
des villages qui paraissaient situés hors du
monde civilisé. L'instinct religieux se
subvenait à lui-même. Il y avait les
fontaines saintes, les rites expiateurs
déformés par des superstitions
sauvages; il y avait la Bible, moins un livre qu'un
talisman, puisque les habitants illettrés ne
la comprenaient pas. On raconte qu'en une bourgade
à l'Ouest de Truro, la population s'effraya
d'une tempête déchaînée
sur l'océan et comme il n'y avait pas
d'église, les pauvres gens se
rassemblèrent dans une auberge et
s'agenouillèrent devant deux livres, sans
bien les distinguer l'un de l'autre . le Nouveau
Testament et Robinson Crusoé,
À travers ce pays
rétrograde, Wesley put s'avancer, tel un
conquérant spirituel. Dans le Pays de Galles
son oeuvre ne tarda pas à se morceler en des
sectes multiples. C'est vraiment en Cornouailles
qu'il
établit son règne : ici le portrait
du réformateur se place au-dessus des
cheminées paysannes et de tous les
côtés les chapelles blanches de ses
congrégations s'élèvent aux
croisées des chemins.
Sur les côtes
déchiquetées de Cornouailles, des
criminels erraient, les nuits propices, guidant par
de faux signaux les navires vers les écueils
afin de piller les épaves. Ce furent surtout
ces naufrageurs que Wesley voulut convertir parce
qu'ils déplaisaient à Dieu et que la
renommée de leur scélératesse
déshonorait la Grande-Bretagne. Le cavalier
missionnaire accourut leur porter la
réconciliation divine, qui détourne
l'homme de son péché. Parti d'Exeter
le 29 août 1743, pour sa première
mission en Cornouailles, il atteignit le lendemain
soir le port de Saint Ives. Quand il prêchait
sur une grève, il s'émerveillait que
sa voix fut assez sonore pour dominer le bruit des
vagues. Louange au Dieu d'Israël! Comme il
répandait sur son prophète la
munificence de ses dons! Était-ce à
dessein que Wesley cherchait à
conquérir les plus sauvages de ses auditeurs
par les versets les plus inaccessibles,
puisés en plein mystère biblique?
Pêcheurs de sardines et ouvriers des mines
d'étain écoutaient Wesley, moins
comme un prédicateur que tel un barde
scandant une mélopée, lorsqu'il
annonçait un texte d'Isaïe
chargé d'un lyrisme obscur :
La terre de Zabulon et la terre
de
Nephthali sur la voie de la mer.... Le peuple qui
demeurait dans les ténèbres vit une
grande lumière : pour ceux-là qui
vivaient dans les ténèbres et l'ombre
de la mort, la lumière
apparut,
Pour les auditeurs de Wesley la terre de
Zabulon et la crique où ils
étendaient leurs filets de pêche se
confondaient dans le même rayonnement de
l'élection divine. Ils chantaient la joie de
leur pardon.
Si quelque voyageur, au
dix-huitième siècle, visitait en
Cornouailles une mine d'étain - ou bien de
cuivre ou de plomb - s'il descendait par des
échelles glissantes jusqu'à ces
abîmes où la chaleur le suffoquait, il
en ressortait horrifié, et avec une
pensée qui tenait plus de la
curiosité que de la compassion pour les
« démons noirs » dont l'existence
s'usait parmi les fumées sulfureuses. Les
mineurs de Redruth vinrent en foule écouter
John Wesley. Il leur annonçait le Christ -
celui de l'Évangile qui avait accompli leur
Rédemption - mais peut-être davantage
le Messie des Prophètes, le
désiré des Nations. Celui qui allait
bientôt régner avec ses saints dans un
univers purifié. Machinalement, comme leurs
chevaux qui, même aveugles, exploraient sans
se tromper les dédales de la mine, ils
continuaient leur tâche mais soutenus par un
espoir éblouissant : le second
avènement du Christ, le millénaire qui
transformerait le monde. L'a d'un cantique
traversait leurs ténèbres :
- Que survienne le dernier triomphe
- Que s'achève le plan rédempteur,
- Que le millénaire commence;
- Et chaque enfant de l'homme racheté,
- Pliera devant Toi le genoux
- Et se relèvera pour régner avec Dieu!
Les mineurs, convertis par Wesley, juraient de
ne plus boire de gin et de ne plus battre leur
femme. Un jour que les « démons noirs
» étaient rassemblés, plus
nombreux que de coutume, le bruit du vent les
empêcha d'entendre la voix de Wesley.
Celui-ci, scrutant les alentours, découvrit
une profonde dépression de terrain
creusée par des travaux de mine
abandonnés, sorte
d'amphithéâtre. C'est là qu'il
groupa ses auditeurs, à l'abri des rafales;
ils ne perdirent pas un seul mot. Ce lieu que
vénèrent les Méthodistes,
s'appelle Gwennap Pit, sauvage sanctuaire de Wesley
où son éloquence attira les
foules.
Quand il visitait la Cornouailles,
Wesley se rendait jusqu'au promontoire abrupt de
Land's End. Tout d'abord il avait qualifié
d'affreux ce paysage de rochers et de houle. Mais
à mesure qu'il vieillira et se
pénétrera de romantisme, il le jugera
de plus en plus saisissant. Comme il comprenait mal
la vertu du silence, il se croyait obligé
d'accompagner d'un récitatif biblique le
tumulte des vagues!
Wesley ne cessait de lire durant ses
longues chevauchées. Myope, il haussait le
volume à la portée de ses yeux et
laissait flotter les rênes sur le cou de son
cheval.
L'étendue de ses connaissances,
ne surprend pas moins que les jugements brusques,
passionnés ou bizarres qu'il porte sur les
auteurs et sur leurs ouvrages. S'agit-il de la
Divine Comédie? Le dix-huitième
siècle ne l'appréciait guère
et pour Horace Walpole. Dante n'était «
qu'un prêcheur méthodiste devenu fou
». Il était naturel qu'un
prêcheur méthodiste se montrât
plus indulgent; mais « Hélas! soupire
Wesley, ne suffit-il Pas de croire aux flammes
éternelles? Pourquoi ces broderies de
l'imagination autour de ce terrible sujet? » -
Est-ce une version anglaise de la Jérusalem
Délivrée? Un chef d'oeuvre, certes,
« mais pourquoi le traducteur a-t-il
poussé la fidélité
jusqu'à garder, sans la moindre expurgation,
les fantaisies papistes du Tasse? » -
L'Histoire d'Alexandre le Grand provoque la
colère de Wesley contre le héros
païen. Juge suppléant de l'Eternel, il
lui trouve sa place dans l'autre vie, à
côté de Judas. Le livre ouvert entre
les mains du cavalier serait-il la Henriade? Wesley
constate triomphalement la médiocrité
poétique de Voltaire. « La langue
française - ajoute-t-il - ne saurait pas
plus se comparer à
l'Espagnole ou à l'Allemande que la
cornemuse à l'orgue d'une église,
» - Est-ce « le fameux
Télémaque »? Wesley
révère l'auteur « l'excellent
archevêque de Cambrai », un papiste,
mais digne comme François de Sales
d'être accueilli dans le sein d'Abraham. Sa
critique devient hésitante,
pondérée, exacte; elle se formule sur
le mode interrogatif : «La part de l'artifice
n'est-elle pas trop grande? Et les interventions
des dieux se justifient-elles toujours?
Et le récit ne traîne-t-il
pas en longueur? »
Quand Wesley relit dans le texte grec
l'Iliade ou l'Odyssée, il oublie qu'il est
l'envoyé du ciel chargé de
transformer la face de l'Angleterre; volontiers, il
redeviendrait un humaniste, comme autrefois sous
les ombrages d'Oxford. Mais voici qu'Ulysse
prononce un mensonge énorme et que Wesley se
reproche de s'être laissé charmer. Ce
n'était que musique païenne, un chant
d'avant la lumière! Le puritain se
réveille, l'humaniste s'enfuit.
Tout d'abord, les livres profanes ne
sont pour Wesley qu'une diversion. Dans la ferveur
de ses premiers voyages, il poursuit son
enquête religieuse. N'a-t-il pas
rêvé de restaurer la
chrétienté primitive? Les
chefs-d'oeuvre de l'imagination doivent être
sacrifiés à l'Histoire
Ecclésiastique d'Eusèbe, aux oeuvres
de Saint Cyprien et de Denys l'Aéropagite.
Lorsqu'en 1743 la foule ameutée contre
Wesley le traite de Papiste, peut-être ses
huées deviendraient elles
encore plus violentes si elle pouvait
connaître le titre du volume qu'il a
glissé dans son porte-manteau : Les
Fondements de l'ancienne religion, plaidoyer pour
le catholicisme, par Richard Challoner. L'auteur
est un contemporain de Wesley et
l'évêque ignoré d'une religion
mystérieuse. Une commune sollicitude envers
les prisonniers et les pauvres aurait pu rapprocher
du réformateur protestant le chef
vénéré des catholiques anglais
au dix-huitième siècle. Richard
Challoner remplissait avec sagesse et
piété sa mission difficile. Il
écrivait beaucoup pour la défense de
sa foi. C'est l'un de ses ouvrages qu'à
peine publié Wesley possède. Mais il
ne notera pas ce qu'il pense de cette apologie. Son
exécration officielle du catholicisme
contraste avec la curiosité intense,
secrète, obsédante qu'il lui
témoigne. A mesure que les années
s'écoulent, Wesley délaisse davantage
les livres de théologie et de mysticisme; le
jour vient où il les abandonne
complètement, des poèmes les
remplacent ou bien des traités scientifiques
: ceux de Franklin, ceux de Huyghens. La
quête du surnaturel s'achève par la
désespérance d'atteindre
l'inaccessible. Ce jour-là, Wesley n'est
plus que le médecin empirique des âmes
- et parfois des corps souffrants. Il cesse
d'être le pèlerin d'une
vérité.
Le cavalier, qui lisait toujours,
s'emportait-il contre la Fable des Abeilles
où le cynique Mandeville
s'efforçait de prouver que le vice sert
mieux la société que la vertu? ou
bien, feuilletant une Histoire des Conciles, se
prenait-il à invectiver « cette
compagnie scélérate qui, depuis le
temps de Saint Cyprien assuma le gouvernement de
l'Église »? Un incident ramenait
soudain vers le monde extérieur l'attention
du lecteur bouillonnant, du cavalier distrait. Un
bruit de sonnettes précédait une
caravane de marchands sur un chemin trop
étroit, ou bien un voyageur arrivait au
galop. Dans un écart brusque, le cheval de
Wesley se débarrassait de son petit
clergyman. Un instant de stupeur et la voix
biblique s'élevait : « Gloire au
Seigneur qui a sauvé le cheval et le
cavalier! » Rien que des contusions
légères. Le ciel le
protégeait.
Le réformateur cherchait
superstitieusement - et avec une candeur de vieil
enfant prédestiné - les signes d'une
vigilance divine, singulière à son
endroit. Prononce-t-il un sermon dans la plaine
où le soleil brûle? Le Seigneur et ses
anges étendront un voile d'ombre juste
au-dessus de sa tête. Les nuées d'un
orage se sont-elles amoncelées? Elles ne
crèveront pas avant que Wesley et son
compagnon ne soient parvenus à leur
prochaine étape : ainsi se reculèrent
les vagues de la Mer Rouge pour livrer passage aux
Israélites. Trop orgueilleux pour
accéder à la sainteté, Wesley
n'évite pas l'écueil de
l'illuminisme. Celui qui favorise sa marche
apostolique, c'est Jéhovah lui-même,
celui qui cherche à
l'entraver par les moyens les plus mesquins,
fût-ce en permettant à son cheval de
se déferrer, c'est l'Ennemi, le semeur
d'ivraie. Un jour, Wesley observe triomphalement
qu'il pleut dans la vallée tandis que - par
la volonté spéciale de Dieu - pas une
goutte d'eau ne tombe sur la colline où il
prêche! Et la même grâce
l'empêche de succomber aux maladies qui le
terrassent. L'étudiant d'Oxford, qui
crachait le sang, était devenu cet homme
dont l'endurance émerveillait son
siècle. Cependant plusieurs fois ses
disciples durent prier pour sa guérison,
John Wesley parlait de ses maladies comme il
décrivait les cyclones - avec une outrance
forcenée - « Dans mon corps -
écrit-il du Pays de Galles durant l'hiver de
1741 - rien que tempête, grêle,
charbons ardents... La fièvre
s'élança sur moi ainsi qu'un lion
prêt à briser mes os. » À
Lewisham, en 1753, il se crut si bien mourant qu'il
composa son épitaphe : il évoquait -
symbole de toutes les sauvegardes, - la nuit
sinistre de sa petite enfance où il avait
échappé miraculeusement à
l'incendie :
ley gît le corps de John Wesley
- un brandon sauvé des flammes - qui mourut
de consomption dans sa cinquante et unième
année...
L'épitaphe ne servit pas, le
malade guérissait toujours, mais dans la
langueur de la convalescence et le vague d'un
demi-sommeil, une ombre très douce apparaissait
à John Wesley, l'inconnue, la pitoyable, la
femme qui l'avait soigné. Le besoin d'amour
le trouvait alors sans défense. Il murmurait
des vers qui s'offraient à sa mémoire
:
She sat like Patience on a
monument
Smiling at grief... (1)
De qui donc ces vers? Ah! oui, de
Shakespeare «notre poète
païen», une réminiscence de la
Nuit des rois, Wesley inclinait à quelque
indulgence à l'égard de
Shakespeare.
Comme la Patience sur une
tombe...
Quel était le nom de cette
silencieuse qui se tenait à son chevet, qui
lui versait un bienfaisant breuvage?
Par deux fois, Wesley s'éprit de
son infirmière.
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