« Si nous allions attaquer Satan dans sa
forteresse? » avait proposé à
John Wesley son frère Charles. Il
désignait ainsi Bath, la ville thermale, le
paradis des mondains, l'espoir non seulement des
malades, mais des ennuyés et des
mélancoliques et de ceux qui rêvaient
de reconquérir au pharaon une richesse
évanouie. Malgré la périphrase
de l'évangéliste puritain, on ne
pouvait imaginer paysage moins démoniaque.
Sur les rives verdoyantes de l'Avon, au creux d'une
vallée, une cité neuve se
développait autour d'une église
médiévale, et le faste antique,
mêlé de grâces italiennes,
triomphait dans les architectures. « Ne perdez
pas votre temps à souffrir, conseillait
Samuel Johnson, plutôt allez à Bath...
»
Quand arrivait un visiteur de marque,
les cloches de l'abbaye sonnaient en son honneur;
elles se turent quand John Wesley
pénétra dans la petite capitale du
plaisir. Un ennemi vint à sa rencontre, un
aventurier
fameux,
Beau Nash. Les cors de chasse et les grelots
accompagnaient d'un allègre vacarme le
passage de son carrosse; pour affronter l'intrus
Wesley. Beau Nash mit pied à terre. Sous son
tricorne gris, son gros visage exprimait la
réprobation. Plus sévèrement
que Wesley ne condamnait les péchés.
Beau Nash, choyé par la
société polie, s'apprêtait
à défendre les convenances.
D'où lui venait la fortune qui lui
permettait un tel luxe, en sorte qu'en ce foyer de
prodigalité, il réussissait à
éblouir tout le monde? Mieux valait
bénéficier des résultats - car
Beau Nash se montrait généreux de son
or - et ne pas remonter jusqu'à la source
troublée. On parlait d'escroqueries,
d'extraordinaires chances aux cartes
secondées par l'habileté d'une main
cupide sans être avare; on racontait qu'il
avait parié des choses folles, comme de se
tenir nu, sous une maigre couverture, au seuil de
la cathédrale d'York, un matin de
fête. Il avait gagné tous les paris,
raflé tous les enjeux. Souple, malgré
sa forte corpulence, Beau Nash dansait à
ravir et ce talent lui assurait la
suprématie. On l'appelait le roi de Bath.
Vers son royaume ne se dirigeaient pas seulement
les princes et les grands seigneurs, mais les
calèches cahotantes amenaient à Bath
des marchands, des parvenus, des gentilshommes
campagnards si mêlés aux paysans
qu'ils ne se distinguaient d'eux que par
l'ancienneté de leur manoir et le blason qui s'écaillait
au manteau de
leur cheminée. Ainsi les salles
d'assemblées surchargées de dorures
se remplissaient-elles de bons Anglais frustes,
dociles aux leçons de Beau Nash. Il
promulguait les lois d'un nouveau savoir-vivre :
les dames abandonnaient leur tablier blanc de
ménagères, les cavaliers se
débottaient et s'interdisaient de
paraître en public avec leur
épée trop fidèle et trop
prompte. Maître de la
cérémonie, despote de la
révérence. Beau Nash gouvernait sans
pitié, accablant les maladroits de ses
boutades cruelles. Il éduquait les foules
d'une manière mesquine, désignait
à l'élégance la voie du
snobisme : il annonçait le Beau
Brummell.
Deux hommes ne pouvaient s'opposer
davantage que Beau Nash et Wesley. Beau Nash
défendait son royaume, celui du jeu
profitable et de l'amour facile. Il fallait
arrêter net la marche du réformateur,
empêcher l'ouragan du scrupule de se
déchaîner sur Bath :
- Par quelle autorité
prêchez-vous ainsi? cria, au milieu d'Avon
Street. Beau Nash à John Wesley. Le
chevalier d'industrie s'instituait le champion de
l'Eglise Anglicane; il morigénait un
insoumis.
- Par l'autorité de Jesus-Christ
- clama Wesley - par ces pouvoirs qui me furent
confiés le jour où le présent
archevêque de Cantorbery m'imposa les mains
en m'ordonnant de prêcher l'Évangile.
Beau Nash accusa Wesley de
sédition, puis de troubler les
cervelles.
- On dit que vous rendez les gens
fous.
- Monsieur, m'avez-vous jamais entendu
prêcher?
- Non, certes,
- Alors, comment pouvez-vous
juger?
- Par l'opinion publique,
- L'opinion publique! Est-ce bien
suffisant? Permettez-moi de vous demander si c'est
bien à Monsieur Nash que j'ai l'honneur de
parler?
Le roi de Bath chamarré de
broderies et de dentelles se pavana dans la gloire
de son nom.
- Alors. Monsieur Nash, - continua
Wesley, plus méprisant pour l'aventurier que
celui-ci pour les hobereaux dont la balourdise
rompait l'harmonie des bals, - Monsieur Nash, je
n'ose vous juger d'après ce qu'on dit de
vous.
Un saint ne se fût point permis la
blessante allusion de Wesley, mais l'amertume
puritaine, toujours latente au fond de son coeur,
remontait à la surface quand il se trouvait
en présence des ennemis qui avaient toujours
combattu l'idéal rigide de sa race :
mondains et courtisans. Cette dispute agita
l'oisiveté de la ville. La
société polie soutint Beau Nash, les
pauvres se groupèrent autour de Wesley. Beau
Nash les interpella :
- Que venez-vous chercher?
Une vieille femme répondit, avec
l'humeur altière que
Wesley communiquait à ses disciples
:
- Monsieur Nash, nous venons chercher la
nourriture de nos âmes!
La gravure a popularisé cet
incident. C'est le prélude d'une petite
guerre, la lutte contre les nouveaux puritains.
Elle éclate violemment tandis que Sir Robert
Walpole est au pouvoir : « Vous achetez tout
le monde, dites-vous. Sir Robert, oui, ceux qui
sont déjà vendus au démon_
» Ainsi, Wesley attaquait-il le ministre. Mais
si quelqu'un répétait à
Walpole, qui ne se souciait guère de Dieu ni
du diable, les malédictions du petit
puritain. Sir Robert les accueillait avec son rire
gouailleur.
« Hardi, les gars, c'est pour
l'Église! »
Un propriétaire rural, un Squire,
apprenait-il au retour de la chasse que Wesley
lui-même ou l'un de ses disciples
prêchait en son propre village, debout sur le
montoir, devant la principale auberge, il
fonçait droit sur l'intrus, braconnier d'une
espèce dangereuse. Il lançait contre
lui sa meute et les trompes sonnaient comme pour le
renard traqué ou le cerf aux abois : «
Hardi les gars! C'est pour l'Église! »
Le Squire poussait le cri de guerre contre le
Méthodisme qu'on gravait alors sur les
cloches nouvellement fondues : « Sus à
l'enthousiasme! ». Il croyait défendre
un culte qui était sa
chose à lui autant que le sol de ses
labours, l'apanage de sa race. Il ne raisonnait
pas, mais sa colère sanguine explosait. Le
romancier Fielding, dans ses tableaux truculents de
la vie campagnarde, nous peint à merveille
son état d'esprit : « Par religion, -
dit un personnage de Tom Jones, - j'entends le
Christianisme, par Christianisme, le
protestantisme, par protestantisme, l'Église
anglicane. » Parce qu'il pensait ainsi, le
Squire se hâtait de mettre à la raison
les prophètes d'une réforme. Le
furieux galop de son cheval dispersait la
congrégation méthodiste. La populace
s'emparait du prédicant, lui arrachait ses
habits, le jetait dans l'abreuvoir,
La malveillance se manifeste d'une
façon puérile ou brutale. Parfois on
se contente de louer des ménétriers
afin qu'ils raclent de leurs instruments durant les
prêches méthodistes, ou bien encore de
lancer des pétards. Et Wesley de dire avec
sa gravité coutumière : « Ceux
qui ont l'habitude de glorifier le Seigneur au
milieu des flammes ne doivent pas craindre ces
fusées! » Plus mesuré, plus
sensible au ridicule, Wesley n'eût
peut-être pas fini par remporter la victoire.
Il appartient à une époque qui
préféra le sarcasme au rire et la
bonhomie lui est étrangère.
L'importance qu'il attache à son oeuvre est
telle que nulle métaphore ne lui semble
exagérée. Ces paysans, ces ouvriers
ameutés contre lui, voici qu'ils figurent
les tribus ennemies
d'Israël, Amalécites, Philistins, fils
de Bélial, ravisseurs de l'Arche Sainte. Et
Charles Wesley verse encore davantage dans les abus
d'une rhétorique inspirée
tantôt de la Bible, tantôt de
l'antiquité. Les deux frères ne
savent à quelle comparaison recourir pour
magnifier leur propre courage. Tandis que la
populace assiège leurs maisons de
prêche, ils songent à la
tranquillité des Sénateurs romains,
le jour où les barbares marchaient vers le
Capitole!
La violence des persécutions
s'aggrave. Les farces grossières
dégénèrent en
véritables batailles qui laissent des
victimes. On commence par inonder avec les pompes
à incendie les chapelles improvisées
des Méthodistes - puis on se décide
à les démolir. Les solives
menacées craquent, les pioches s'activent;
Wesley continue de prêcher : Bienheureux ceux
qui souffrent persécution... Sauver la
ferveur, porter aux désespérés
le pardon du Christ, provoquer chez l'être le
plus abject le tremblement du pécheur qui
voit le gouffre ouvert sous ses pas, puis faire
jaillir cette étincelle d'amour et de foi
qui présage la conversion! Telle
était la mission que Wesley croyait tenir du
Ciel. Il l'accomplissait avec une
fidélité indomptable. Son sourire
dans l'épreuve défiait les puissances
liguées contre sa force. Il gardait le
pressentiment de sa victoire même lorsque la
populace lui jetait de la boue, des oeufs pourris
et la dépouille des chats crevés,
C'est à Wednesbury, parmi les
potiers et les mineurs du Staffordshire qu'il
courut le plus grave péril. L'émeute
se prépara dans une auberge qui renfermait
une petite arène pour les combats de
coqs.
Lorsque l'Anglais affiche une vertu avec
une ostentation particulière, on peut se
demander si ce n'est pas une vertu difficilement
acquise, car il n'est jamais plus
sévère que pour les fautes dont il
s'est corrigé. La sollicitude infinie envers
les animaux résulte chez lui d'une
réforme. Où furent-ils aussi
maltraités qu'en cette Angleterre du
dix-huitième siècle qui conservait
les réjouissances traditionnelles en vogue
sous la reine Elisabeth : combats d'ours, combats
de taureaux? Ceux-ci ne revêtaient pas la
majesté rituelle des courses espagnoles. Des
paysans affrontaient les bêtes furieuses
lâchées dans les prairies; une fois
capturées, on les attachait à un
poteau où elles succombaient sans
défense. Les coqs étaient
pareillement suppliciés. On choisissait une
victime, on l'immobilisait; elle servait de cible
aux vauriens qui la tuaient à coups de
bâton. Ce divertissement datait du moyen
âge; le pauvre volatile symbolisait la
France! Un converti de Wesley, Christophe Hopper,
s'accusait en sanglotant d'avoir pris « un
plaisir diabolique à pendre des chiens,
à tourmenter des chats, à lapider des
grenouilles dans les marécages ». Une
gravure de Hogarth représente une troupe
enfantine qui se divertit de la
sorte. La cruauté multipliait ses
inventions; elle en trouvait d'atroces, comme de
lier ensemble un canard et un hibou pour observer
leurs tortures mutuelles.
Wesley parut, messager de pitié;
il changea les moeurs. Mais comme il ne
réussissait point à se
départir de son amertume, même quand
il enseignait la douceur, il proscrivait en bloc
tous les amusements, les uns comme brutaux, les
autres comme futiles. L'ombre du vieux puritanisme
l'accompagnait, cette ombre qui semblait attrister
la vie.
C'est pourquoi, dans l'auberge de
Wednesbury, de forts gaillards applaudissaient
chaleureusement le discours que prononçait
contre le réformateur un garde-chasse
:
- Je vous le dis, si nous
n'empêchons les radotages de ce Maître
Wesley, c'est la fin de nos jeux!
Advienne que pourra ! Il fallait
s'emparer le soir même de celui qui
détruisait toute la
gaîté,
- Chez Francis Ward, commanda le
garde-chasse,
Ainsi se nommait l'habitant de la
bourgade qui avait invité John Wesley
à prêcher en son logis. La troupe se
mit en marche, tout en hurlant les couplets d'une
chanson :
Il atteignirent la maison de Francis Ward. Et
Wesley, le trouble-fête, apparut. Son visage
hâlé, celui d'un cavalier du matin au
soir en voyage, se tourna vers le groupe hostile.
Il y avait un tel contraste entre la petitesse de
sa taille et l'autorité de sa personne, que
ceux qui le voyaient pour la première fois
se déconcertaient. Wesley reconnaissait ses
ennemis : les défenseurs des vieux jeux
d'Angleterre. N'avaient-ils pas déjà
dirigé contre lui durant ses prêches
les taureaux exaspérés? Le sang
coulant de leurs blessures avait giclé sur
ses manchettes impeccables, sur son rabat toujours
soigné. Disgusting! Cette fois,
qu'allaient-ils faire? Le garde-chasse donna le
signal convenu de l'émeute. La maison de
Francis Ward fut saccagée, Wesley
séparé de ses amis et
entraîné dans une sorte de marche au
supplice. On voulut le livrer aux magistrats, mais
ils congédièrent cette poignée
d'exaltés qui troublaient leur sommeil.
Pourquoi la populace ne se chargerait-elle pas
d'exécuter cet hérétique, ce
perturbateur? Tout en hurlant A Mort! elle poussa
Wesley dans la direction de la rivière. Rien
que des figures haineuses, des mains brandissant
des massues. Wesley recommandait son âme
à Dieu. L'une des traditions locales qui
forment la légende dorée du
Méthodisme rapporte qu'à cet instant
précis, une forme blanche se dessina dans
l'obscurité tandis qu'une voix caverneuse
parvenait aux émeutiers : «
Jusqu'à quand
persécuterez-vous les saints? » La
foule croyait aux apparitions; elle prit peur et se
dispersa, libérant Wesley. Un pauvre mineur,
surnommé l'honnête Muchin avait,
dit-on, simulé le fantôme. Ce qui est
sûr, c'est que sans le dévouement de
ses adeptes, Wesley eût péri cette
nuit-là, ne laissant que le souvenir d'un
agitateur éphémère, victime de
son enthousiasme.
La foule est versatile. Bientôt
elle n'accusa plus Wesley de vouloir supprimer les
combats de taureaux et de coqs, mais de vouloir
restaurer sournoisement le Catholicisme
romain.
La guerre de la succession d'Autriche
opposait les nations catholiques aux nations
protestantes alliées de la Prusse contre la
France et l'Espagne, l'Angleterre connaissait la
défaite. Le peuple épouvanté
par la menace d'une invasion
dénonçait avec un surcroît de
fureur le papisme. Ce n'était plus pour lui
qu'une notion vague, terrible légende,
maléfice moins connu que ceux des vieilles
sorcières. Deux anniversaires historiques au
mois de novembre entretenaient cette haine. Le 5,
on fêtait la Conspiration des Poudres
déjouée. Douze jours plus tard, pour
commémorer l'avènement de la reine
Elisabeth, une procession se déroulait
à Londres. On y voyait un prêtre
couvert d'une chape brodée d'ossements qui
promettait des indulgences aux meurtriers des
hérétiques; puis six Jésuites avec des
poignards ensanglantés; enfin,
précédé de ses cardinaux et de
son médecin, préparateur de poisons,
le pape lui-même avec le diable juché
sur son épaule, lui soufflant ses conseils.
Ce carnaval passait dans les rues de la
cité, salué par la rumeur de
l'exécration.
Que sonne l'heure du péril, que
des flottes étrangères apparaissent
dans le détroit, et l'hostilité
toujours latente de se raviver et de se confondre
avec l'appréhension du péril. Ainsi
se déchaîna-t-elle en cette
année 1745, lorsque le prétendant
Charles Edouard débarquant en Écosse,
tenta de reconquérir le trône de ses
ancêtres, magnifique audacieux, soulevant sur
son passage les dans des montagnards, John Wesley
visitait à travers les provinces
septentrionales ses petites congrégations.
Il notait dans son Journal les étapes de
l'armée rebelle. Comme il voyageait sans
cesse, il se trouvait parfois le premier
informé. Quand il arrive à Leeds le 5
novembre, nul ne sait encore que Charles Edouard
est entré d'Écosse en Angleterre. La
ville insouciante célèbre justement
une défaite du papisme criminel :
l'arrestation de Guy Fawkes dans les caves du
Parlement. A peine John Wesley a-t-il
annoncé que le prétendant catholique
et ses Highlanders ont franchi la Tweed et se
dirigent vers le coeur du pays, qu'en un instant
les mascarades s'arrêtent; seuls des enfants
qui grelottent sous leurs guenilles s'approchent
du
feu
qui devait brûler le pape en effigie.
Or, Wesley gardait au fond du coeur son
ancienne croyance dans le droit divin des Stuarts,
un respect dynastique sentimental qui le portait
à rechercher, au cours de ses voyages, les
souvenirs du « pauvre roi Charles 1er »,
et à s'attendrir devant les portraits de
Marie Stuart, qu'il jugeait une victime innocente -
et devant les tapisseries tissées par la
reine captive.
Les êtres doubles sont
mystérieux, À l'heure d'un
péril national, toute complexité
paraît suspecte. Quand Wesley, expulsé
des églises, trouvait un refuge dans les
ruines des abbayes catholiques, ne semblait-il pas
un moine d'autrefois? Ses sociétés
religieuses tenaient de longues assemblées
nocturnes : elles passèrent pour
conspiratrices. Afin d'éviter les intrus,
Wesley distribuait à ses fidèles des
cartes d'admission. Une image les illustrait :
l'ancre, symbole d'espérance, la couronne de
gloire, la colombe rapportant le rameau d'olivier,
l'ange sonnant la trompette du Jugement. On y
voyait parfois une scène de
l'Évangile : le Christ lavant les pieds de
ses disciples, le Christ au Golgotha. Or, l'image
de Jésus en croix offusquait comme un
emblème catholique les
susceptibilités protestantes. On accusa
Wesley de rétablir la confession - et ce
grief n'était pas sans motifs. Il devint un
papiste, donc un traître, un Jésuite déguisé,
stipendié par l'Espagne, un émissaire
secret de Charles Edouard qui ne se servait de son
immense influence parmi les pauvres que pour lui
recruter des partisans. On prêta même
aux hymnes composés par Charles Wesley une
signification séditieuse. Des artisans
chantaient en choeur :
Rappelle ô Seigneur les exilés...
N'imploraient-ils pas Dieu pour la restauration
des Stuarts? Le poète dut se justifier
devant les magistrats. Il ne s'agissait que de
pécheurs, exilés de la
béatitude, qui priaient pour leur
conversion! Les ennemis de Wesley
répandaient le bruit qu'il avait
été élevé à
Rome. Par l'ironie et le hasard de sa
destinée, celui qui renforça le
protestantisme anglo-saxon en lui infusant une
ferveur nouvelle fut regardé comme « un
autre Ignace de Loyola ».
Loyola! Injure que mille bouches
baveuses lui jetaient à la face. Wesley le
long de ses chemins lisait justement la vie de cet
Ignace de Loyola, auquel on le comparait
aveuglément; il s'écriait
après avoir terminé sa lecture :
« L'un des plus grands hommes
enrôlés au service d'une mauvaise
cause! » La haine véritablement
efficace s'efforce de remplacer ce qu'elle
détruit; elle fascine comme l'amour et elle
peut inciter à l'esprit d'imitation. Afin
d'enrichir le protestantisme, Wesley empruntait
à l'Église de Rome quelques préceptes
légués par les saints et des
méthodes pour discipliner la volonté,
Loyola! hurlait la foule.
En cette même année 1745,
tandis que l'effroi national était tel qu'on
évoquait le souvenir de Philippe II et de
l'Invincible Armada - un personnage
énigmatique nommé Adams vint trouver
John Wesley qui inspectait son orphelinat de
Newcastle. Cet Adams invitait le missionnaire
à visiter au sud de Newcastle le village
d'Osmotherley. Son insistance confinait à la
supplication et Wesley dut accéder à
sa requête. Il fut grandement surpris de
trouver un foyer clandestin de catholicisme.
Grâce à la protection d'une dame de
haute naissance, des Franciscains, bravant
secrètement les lois, avaient établi
dans ce village l'une de leurs résidences.
Ils gardaient à la dévotion
obstinée de quelques fidèles un
ancien pèlerinage, une chapelle croulante,
dédiée à la Vierge et les
vestiges d'une Chartreuse. Le 17 septembre 1745,
Wesley erra parmi les ruines et confia ses
impressions à son Journal:
Je vis sur la hauteur les pauvres
débris de la chapelle et au pied de la
colline ce qui reste du couvent appelé Mount
Grace. Les murs de l'église, du
cloître et quelques cellules sont encore
intacts et on distingue encore les clôtures
qui séparaient les petits jardins, chacun
dépendant d'une cellule. Qui peut affirmer
que certains de ces pauvres
moines superstitieux qui servirent Dieu jadis selon
leurs lumières, ne nous rencontreront pas
dans la maison de Béatitude que l'homme n'a
pas édifiée, que le temps ne
détruira pas?
Ainsi rêvait John Wesley quand il
se trouvait seul avec lui-même. La haine de
Rome qu'il déployait devant les foules comme
un drapeau s'évanouissait à la
lecture d'un ouvrage ascétique, au toucher
des pierres consacrées. Un sentiment
nouveau, le romantisme religieux, s'emparait
lentement de son âme,
Qu'était donc cet Adams qui avait
introduit le réformateur dans ce village
d'Osmotherley comme le loup dans la bergerie? Ses
relations avec Wesley s'enveloppent de prudence et
de mystère, comme s'il voulait
dépister les recherches. Tantôt il
s'appelle Adams, tantôt Watson. On a pu
toutefois l'identifier avec un Franciscain, le
Frère Pierre d'Alcantara, qui avait
quitté son ordre, en attendant de rompre
tout à fait avec l'Église par son
mariage. À quelle poussée de
révolte et d'inquiétude avait-il
obéi lorsqu'il était allé
chercher Wesley? Le religieux indiscipliné
rejoignait le clergyman audacieux. L'un des amis de
Wesley fut un moine qui jeta son froc aux
orties.
Wesley énumérait les
outrages que lui infligeait la foule :
Par quels degrés insensibles
Dieu lui-même ne nous prépare-t-il pas
à l'accomplissement de sa volonté! Il
y a deux ans, une brique lancée contre moi
meurtrissait mon épaule. Un an après,
une grosse pierre m'atteignait entre les yeux. Le
mois dernier, je fus de nouveau blessé, et
ce soir je reçus deux coups, le premier
à mon arrivée dans la ville. Vautre
à mon départ. Un homme m'a
frappé si violemment que le sang a jailli.
Et pourtant, je suis indemne comme si l'on ne
m'avait touché qu'avec un brin de
paille.
Le prétendant Charles Edouard
recevait l'accueil chaleureux de Manchester,
s'avançait jusqu'à Derby. Durant sa
marche victorieuse, la petite révolution
contre Wesley gagne les provinces
méridionales. Sa tête est mise
à prix. A Falmouth, en Cornouailles, il
n'évite la mort que par son sang-froid. Il
interpelle un par un les agitateurs les plus
acharnés, les déconcerte par ses
questions, leur prouve qu'il ne leur cause aucun
tort. C'est le procédé dont il use
avec le' plus de maîtrise : ses
interrogatoires conjurent les colères et
suscitent les repentirs. Et les hommes de force
athlétique soudoyés pour exciter le
peuple contre lui deviennent les bons géants
qui le protègent. Si la maison où il
prêche est sapée par les
émeutiers, si on lui crie de
s'échapper, il réplique qu'il tiendra
bon, aussi longtemps que les murailles. Ses exhibitions
de bravoure
intimident. Les mains se lassent de lancer des
pierres, les hurlements diminuent,
Ne craignez rien, petit troupeau...
Wesley prêche à ses fidèles.
Son frère Charles a composé des
hymnes tout exprès pour les jours
d'insurrection. Les enfants d'Israël chantent
leur supériorité sur les Philistins
qui les injurient :
- Voici les pécheurs qui obéissent au diable,
- Nous sommes plus heureux nous-mêmes et plus sages,
- Nos prières sont plus puissantes que leurs blasphèmes
- Et notre victoire sera de plus longue durée...
Quand l'imminence du péril obligeait le réformateur et ses disciples à quitter une maison prête à s'effondrer, leur départ n'était pas une fuite, mais un exode très fier, accompagné d'un cantique triomphal :
- Ainsi que Pierre ton fidèle
- Captif entre les soldats,
- Nous étions un troupeau
- Sans défense contre les loups;
- Mais tu nous délivras,
- Dieu de notre salut!...
Durant la guerre de la Succession d'Autriche, un
moyen légal de persécution fut
employé contre les Méthodistes : la
Presse, c'est-à-dire la capture arbitraire
des vagabonds et leur enrôlement forcé
dans la marine et dans l'armée.
Cet abus de pouvoir servait aux
vengeances privées et les personnages
influents soudoyaient les sergents recruteurs - (la
Press Gang) - pour être
débarrassés de ceux qui les
gênaient. Ainsi les ennemis du
réformateur - du vagabond «Wesley comme
on le surnommait - lâchèrent-ils
à sa poursuite les limiers de la press-gang
:
« Saisissez le prêcheur pour
le service de Sa Majesté! » Au son des
fifres et des tambours, la troupe fendait la foule
des Méthodistes qui écoutaient un
sermon. Elle ne put s'emparer de Wesley, mais elle
captura plusieurs de ses acolytes, tel le fabricant
de jouets, Maxfield, qui d'orateur improvisé
devint un soldat malgré lui. Thomas Beard,
une autre victime de la Presse, tomba malade dans
le cachot où on l'avait jeté en
attendant de rejoindre son régiment. On le
saigna si maladroitement que la plaie s'infecta et
qu'il en mourut. Les Méthodistes le
vénérèrent comme un martyr. Ce
n'était pas le premier; en 1742, dans le
pays de Galles, William Seward avait
été tué à coups de
pierres et l'on avait évoqué la
lapidation de saint Étienne.
Le plus fameux des apôtres
populaires formés par Wesley, le
maçon John Nelson fut enlevé par le
sergent recruteur, tandis qu'il prêchait. Il
a raconte son aventure. De Halifax, il est conduit
à Bedford et là, enfermé dans
un puant cachot, sous les abattoirs. Mais quoi! Son
imagination fervente transforme ce lieu d'horreur.
Il songe aux
épreuves du prophète
Jérémie, qu'il n'hésite pas
à rapprocher des siennes :
Je m'écriai: ô glorieuse
liberté des enfants de Dieu! Je tombai
à genoux, remerciant Dieu qui me jugeait
digne d'être jeté dans un donjon pour
la cause de la vérité. Je priai pour
que mes ennemis lussent préservés de
la colère à venir avec autant
d'ardeur que s'il se fût agi de mes propres
frères et je leur souhaitai autant de
bonheur dans leur foyer que j'en éprouvai
dans mon cachot.
Vers dix heures du soir, quelques
personnes vinrent à la porte du donjon et me
tendirent par le guichet un peu de viande et d'eau.
Quand j'eus mangé et bu, je rendis
grâces. Presque toute la nuit nous
chantâmes des hymnes, eux du dehors, moi du
dedans.
À l'aurore, sa femme l'exhorta.
Elle parlait comme parlent les femmes dans le Livre
des Macchabées ou dans les Actes des Martyrs
:
Ne crains point, ta cause est
celle
de Dieu. Lui-même la plaidera. Ne prends
souci ni de moi, ni de tes enfants. Celui qui
nourrit les jeunes corbeaux aura soin de nous. Il
nous fortifiera et, par nos souffrances, nous
donnera ce qui manque à nos âmes, puis
il nous conduira là
où le méchant cesse de nuire,
où le fatigué trouve son
repos.
Les religions se fondent, les peuples se
transforment en des instants pareils, quand
l'ironie n'existe plus et que la ferveur trouve sa
libération. Ces pauvres gens qui joignent
leurs voix à celle de leur apôtre
interné dans la geôle immonde
pouvaient songer à l'Église
primitive, aux martyrs.
Escorté par ses amis, John Nelson
est conduit à York. La marche est une
procession. Lorsqu'on lui remet « un fusil et
autres choses guerrières », il se
résigne à les porter comme une croix.
Revêtu de l'uniforme rouge, il ne trouve de
consolation qu'en pensant à la robe
écarlate du Christ. Comme les autres
prédicants saisis de force, il finit par
être racheté. La Comtesse d'Huntington
qu'on appelait « la reine des
Méthodistes » paya sa
rançon.
Ces soldats par contrainte
exerçaient dans les camps leur
prosélytisme et groupaient leurs camarades
en sociétés religieuses. Wesley
enseignait à ses disciples, par-dessus toute
chose, le mépris joyeux de la mort;
brisés à toutes les disciplines, ils
se distinguaient par leur bravoure.
Déjà ils apparaissent à la
bataille de Fontenoy, fraternellement unis et
:fièrement séparés des autres,
les ivrognes, les blasphémateurs. Ils
clament leur confiance dans le Dieu de Jacob. Leurs
blessures leur arrachent non des plaintes, mais des
invocations mystiques : «Mon Rédempteur! Venez Ô
mon Maître bien-aimé, Jésus!
» Un jeune converti de Wesley, John Evans,
meurt à Fontenoy. Les deux jambes
broyées, couché sur l'affût
d'un canon, il chante un hymne jusqu'à son
dernier souffle,
Un an après la défaite de
Fontenoy, le Duc de Cumberland remportait sur le
prétendant Charles Edouard - le 16 avril
1746 - la victoire de Culloden. Une
répression féroce suivit ce triomphe.
Les gentilshommes qui s'étaient
ralliés à la bannière des
Stuarts furent décapités et leur
tête exposée à la porte des
villes. Un vieux clergyman de Manchester - le
Docteur Deacon - saluait à genoux le chef
sanglant de ses trois fils.
Les espérances des Jacobites se
trouvaient anéanties. Ayant abdiqué
les préférences politiques de sa
jeunesse, Wesley servait la maison de Hanovre. Ses
disciples glorifièrent dans leurs cantiques
la victoire de Culloden et l'Angleterre
préservée de l'épouvantail
papiste :
- Bretons, réjouissez-vous, le Seigneur est roi!
- C'est Jéhovah qui retourna les plateaux de la balance,
- C'est Jéhovah qui brisa leurs éperons et leurs épées,
- L'armée rebelle répandait la terreur...
- ... Mais arrêtée par le souffle du Tout-Puissant,
- Dans les bras de la mort, elle s'est précipitée...
Les insurrections contre Wesley trouvent un
prolongement dans l'hostilité que lui
témoignent acteurs,
romanciers, théologiens. Le
Méthodisme, exalté au
dix-neuvième siècle comme une
floraison du Christianisme social, est
vilipendé par les littérateurs du
dix-huitième siècle, par Fielding,
par Smolett, par Sterne. Quant aux
comédiens, ils se croient en état de
légitime défense. Les disciples de
Wesley ne déclament-ils pas à pleins
poumons contre la profession qu'ils exercent?
Qu'une de leurs compagnies ambulantes rencontre en
un village les prêcheurs méthodistes
et la collision de se produire. Les acteurs
déposent leurs armes de carton pour fondre
avec de véritables épées sur
les nouveaux puritains.
Dès 1743, le théâtre
s'attache à ridiculiser le Réveil
religieux. Au cours de ses durs voyages
apostoliques, Wesley apercevait l'annonce de
quelque spectacle piquant, par exemple Ruse sur
ruse ou le Méthodisme dévoilé.
Que de tartufes entraient en scène!
D'énormes satires détruisaient la
confiance et le reproche d'hypocrisie se
propageait. Si le réformateur apprenait que
l'estrade, où l'on se permettait d'avilir
son oeuvre, s'était effondrée, ou que
la maladie avait empêché l'un des
acteurs de tenir son rôle de persiflage, il
triomphait naïvement comme un Juste dont le
Seigneur gardait la bonne renommée!
Sans défense contre les gens du
théâtre, Wesley répondait aux
pamphlets des théologiens. Ils
émanaient le plus souvent d'obscurs ecclésiastiques;
deux
prélats toutefois entrèrent en lice,
Warburton, évêque de Gloucester
réfuta les doctrines de Wesley.
C'était un lettré, fameux pour ses
explications savantes de l'Enéide, mais qui
choquait ses diocésains par la
tiédeur de sa piété. Plus
sensationnelles, les attaques de Lavington,
évêque d'Exeter. L'épitaphe
gravée sur son tombeau dans sa
cathédrale, le définit comme
Un ennemi résolu de
l'intolérance et de la persécution.
Un dénonciateur de l'imposture et de
l'enthousiasme.
Contre Wesley, l'évêque
d'Exeter publia L'Enthousiasme des
Méthodistes et des papistes. Ce
n'était que le commentaire diffus, parfois
divertissant, des injures hurlées par la
foule. En dépit de son épitaphe qui
loue sa tolérance, l'évêque ne
se montrait point particulièrement indulgent
pour les saints de l'Église de Rome.
Qu'était saint Dominique? « Un
être d'orgueil et de férocité
». Saint Ignace de Loyola? « Un
visionnaire fanatique à la tête
fêlée ». Saint François
d'Assise? « Un pauvre enthousiaste d'abord
bien intentionné, puis simple hypocrite et
charlatan ». L'évêque Lavington
s'appliquait à prouver que John Wesley
ressemblait trait pour trait à ces
gens-là!
On prit au sérieux le pamphlet de
l'évêque. Une caricature de Hogarth
représente un disciple de Wesley qui s'agite
dans sa chaire : sa perruque en
glissant découvre la tonsure d'un
prêtre.
Tout au moins, dans cet amas de
diatribes, découvrons-nous un récit
doucement ironique et de tournure alerte : Le Pieux
Don Quichotte ou le vagabondage d'un
été. L'auteur est un ministre
anglican, du comté de Somerset, le
Révérend Richard Graves. Son
héros, Geoffroy Wildgoose, parcourt
l'Angleterre en apôtre chimérique,
suivi d'un Sancho Pança nommé Jerry
Tugwell. De village en village, Geoffroy Wildgoose,
méthodiste burlesque, s'en va prêcher
sa doctrine.
Tous ces détracteurs de John
Wesley ne connaissaient qu'une portion de leur
pays. Certaines détresses et certains
abandons spirituels leur demeuraient inconnus.
Gardiens des traditions, ils croyaient combattre un
révolutionnaire. Mais Wesley, qui n'ignorait
rien des ateliers, des mines et des forges,
déchiffrait les signes des temps. Le
règne de la grande misère
commençait. Il fallait sauver la vie
spirituelle, l'organiser dans le travail et la
souffrance. La flamme que dévorait
l'âme de Wesley fut jugée par ses
contemporains le comble du ridicule. C'est elle qui
le rachète de toutes ses fautes; c'est elle
qui consume son arrogance et son orgueil. Lorsque
les dignitaires ecclésiastiques
réfutaient ses erreurs, ils pensaient
détruire son oeuvre. Mais parce qu'ils
manquaient de zèle, ils lui laissaient le
champ libre.
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