Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VIII

" SUS A L'ENTHOUSIASME "

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« Si nous allions attaquer Satan dans sa forteresse? » avait proposé à John Wesley son frère Charles. Il désignait ainsi Bath, la ville thermale, le paradis des mondains, l'espoir non seulement des malades, mais des ennuyés et des mélancoliques et de ceux qui rêvaient de reconquérir au pharaon une richesse évanouie. Malgré la périphrase de l'évangéliste puritain, on ne pouvait imaginer paysage moins démoniaque. Sur les rives verdoyantes de l'Avon, au creux d'une vallée, une cité neuve se développait autour d'une église médiévale, et le faste antique, mêlé de grâces italiennes, triomphait dans les architectures. « Ne perdez pas votre temps à souffrir, conseillait Samuel Johnson, plutôt allez à Bath... »

Quand arrivait un visiteur de marque, les cloches de l'abbaye sonnaient en son honneur; elles se turent quand John Wesley pénétra dans la petite capitale du plaisir. Un ennemi vint à sa rencontre, un aventurier fameux, Beau Nash. Les cors de chasse et les grelots accompagnaient d'un allègre vacarme le passage de son carrosse; pour affronter l'intrus Wesley. Beau Nash mit pied à terre. Sous son tricorne gris, son gros visage exprimait la réprobation. Plus sévèrement que Wesley ne condamnait les péchés. Beau Nash, choyé par la société polie, s'apprêtait à défendre les convenances. D'où lui venait la fortune qui lui permettait un tel luxe, en sorte qu'en ce foyer de prodigalité, il réussissait à éblouir tout le monde? Mieux valait bénéficier des résultats - car Beau Nash se montrait généreux de son or - et ne pas remonter jusqu'à la source troublée. On parlait d'escroqueries, d'extraordinaires chances aux cartes secondées par l'habileté d'une main cupide sans être avare; on racontait qu'il avait parié des choses folles, comme de se tenir nu, sous une maigre couverture, au seuil de la cathédrale d'York, un matin de fête. Il avait gagné tous les paris, raflé tous les enjeux. Souple, malgré sa forte corpulence, Beau Nash dansait à ravir et ce talent lui assurait la suprématie. On l'appelait le roi de Bath. Vers son royaume ne se dirigeaient pas seulement les princes et les grands seigneurs, mais les calèches cahotantes amenaient à Bath des marchands, des parvenus, des gentilshommes campagnards si mêlés aux paysans qu'ils ne se distinguaient d'eux que par l'ancienneté de leur manoir et le blason qui s'écaillait au manteau de leur cheminée. Ainsi les salles d'assemblées surchargées de dorures se remplissaient-elles de bons Anglais frustes, dociles aux leçons de Beau Nash. Il promulguait les lois d'un nouveau savoir-vivre : les dames abandonnaient leur tablier blanc de ménagères, les cavaliers se débottaient et s'interdisaient de paraître en public avec leur épée trop fidèle et trop prompte. Maître de la cérémonie, despote de la révérence. Beau Nash gouvernait sans pitié, accablant les maladroits de ses boutades cruelles. Il éduquait les foules d'une manière mesquine, désignait à l'élégance la voie du snobisme : il annonçait le Beau Brummell.

Deux hommes ne pouvaient s'opposer davantage que Beau Nash et Wesley. Beau Nash défendait son royaume, celui du jeu profitable et de l'amour facile. Il fallait arrêter net la marche du réformateur, empêcher l'ouragan du scrupule de se déchaîner sur Bath :
- Par quelle autorité prêchez-vous ainsi? cria, au milieu d'Avon Street. Beau Nash à John Wesley. Le chevalier d'industrie s'instituait le champion de l'Eglise Anglicane; il morigénait un insoumis.
- Par l'autorité de Jesus-Christ - clama Wesley - par ces pouvoirs qui me furent confiés le jour où le présent archevêque de Cantorbery m'imposa les mains en m'ordonnant de prêcher l'Évangile.

Beau Nash accusa Wesley de sédition, puis de troubler les cervelles.
- On dit que vous rendez les gens fous.
- Monsieur, m'avez-vous jamais entendu prêcher?
- Non, certes,
- Alors, comment pouvez-vous juger?
- Par l'opinion publique,
- L'opinion publique! Est-ce bien suffisant? Permettez-moi de vous demander si c'est bien à Monsieur Nash que j'ai l'honneur de parler?

Le roi de Bath chamarré de broderies et de dentelles se pavana dans la gloire de son nom.
- Alors. Monsieur Nash, - continua Wesley, plus méprisant pour l'aventurier que celui-ci pour les hobereaux dont la balourdise rompait l'harmonie des bals, - Monsieur Nash, je n'ose vous juger d'après ce qu'on dit de vous.

Un saint ne se fût point permis la blessante allusion de Wesley, mais l'amertume puritaine, toujours latente au fond de son coeur, remontait à la surface quand il se trouvait en présence des ennemis qui avaient toujours combattu l'idéal rigide de sa race : mondains et courtisans. Cette dispute agita l'oisiveté de la ville. La société polie soutint Beau Nash, les pauvres se groupèrent autour de Wesley. Beau Nash les interpella :
- Que venez-vous chercher?
Une vieille femme répondit, avec l'humeur altière que Wesley communiquait à ses disciples :
- Monsieur Nash, nous venons chercher la nourriture de nos âmes!

La gravure a popularisé cet incident. C'est le prélude d'une petite guerre, la lutte contre les nouveaux puritains. Elle éclate violemment tandis que Sir Robert Walpole est au pouvoir : « Vous achetez tout le monde, dites-vous. Sir Robert, oui, ceux qui sont déjà vendus au démon_ » Ainsi, Wesley attaquait-il le ministre. Mais si quelqu'un répétait à Walpole, qui ne se souciait guère de Dieu ni du diable, les malédictions du petit puritain. Sir Robert les accueillait avec son rire gouailleur.




« Hardi, les gars, c'est pour l'Église! »
Un propriétaire rural, un Squire, apprenait-il au retour de la chasse que Wesley lui-même ou l'un de ses disciples prêchait en son propre village, debout sur le montoir, devant la principale auberge, il fonçait droit sur l'intrus, braconnier d'une espèce dangereuse. Il lançait contre lui sa meute et les trompes sonnaient comme pour le renard traqué ou le cerf aux abois : « Hardi les gars! C'est pour l'Église! » Le Squire poussait le cri de guerre contre le Méthodisme qu'on gravait alors sur les cloches nouvellement fondues : « Sus à l'enthousiasme! ». Il croyait défendre un culte qui était sa chose à lui autant que le sol de ses labours, l'apanage de sa race. Il ne raisonnait pas, mais sa colère sanguine explosait. Le romancier Fielding, dans ses tableaux truculents de la vie campagnarde, nous peint à merveille son état d'esprit : « Par religion, - dit un personnage de Tom Jones, - j'entends le Christianisme, par Christianisme, le protestantisme, par protestantisme, l'Église anglicane. » Parce qu'il pensait ainsi, le Squire se hâtait de mettre à la raison les prophètes d'une réforme. Le furieux galop de son cheval dispersait la congrégation méthodiste. La populace s'emparait du prédicant, lui arrachait ses habits, le jetait dans l'abreuvoir,

La malveillance se manifeste d'une façon puérile ou brutale. Parfois on se contente de louer des ménétriers afin qu'ils raclent de leurs instruments durant les prêches méthodistes, ou bien encore de lancer des pétards. Et Wesley de dire avec sa gravité coutumière : « Ceux qui ont l'habitude de glorifier le Seigneur au milieu des flammes ne doivent pas craindre ces fusées! » Plus mesuré, plus sensible au ridicule, Wesley n'eût peut-être pas fini par remporter la victoire. Il appartient à une époque qui préféra le sarcasme au rire et la bonhomie lui est étrangère. L'importance qu'il attache à son oeuvre est telle que nulle métaphore ne lui semble exagérée. Ces paysans, ces ouvriers ameutés contre lui, voici qu'ils figurent les tribus ennemies d'Israël, Amalécites, Philistins, fils de Bélial, ravisseurs de l'Arche Sainte. Et Charles Wesley verse encore davantage dans les abus d'une rhétorique inspirée tantôt de la Bible, tantôt de l'antiquité. Les deux frères ne savent à quelle comparaison recourir pour magnifier leur propre courage. Tandis que la populace assiège leurs maisons de prêche, ils songent à la tranquillité des Sénateurs romains, le jour où les barbares marchaient vers le Capitole!

La violence des persécutions s'aggrave. Les farces grossières dégénèrent en véritables batailles qui laissent des victimes. On commence par inonder avec les pompes à incendie les chapelles improvisées des Méthodistes - puis on se décide à les démolir. Les solives menacées craquent, les pioches s'activent; Wesley continue de prêcher : Bienheureux ceux qui souffrent persécution... Sauver la ferveur, porter aux désespérés le pardon du Christ, provoquer chez l'être le plus abject le tremblement du pécheur qui voit le gouffre ouvert sous ses pas, puis faire jaillir cette étincelle d'amour et de foi qui présage la conversion! Telle était la mission que Wesley croyait tenir du Ciel. Il l'accomplissait avec une fidélité indomptable. Son sourire dans l'épreuve défiait les puissances liguées contre sa force. Il gardait le pressentiment de sa victoire même lorsque la populace lui jetait de la boue, des oeufs pourris et la dépouille des chats crevés,

C'est à Wednesbury, parmi les potiers et les mineurs du Staffordshire qu'il courut le plus grave péril. L'émeute se prépara dans une auberge qui renfermait une petite arène pour les combats de coqs.

Lorsque l'Anglais affiche une vertu avec une ostentation particulière, on peut se demander si ce n'est pas une vertu difficilement acquise, car il n'est jamais plus sévère que pour les fautes dont il s'est corrigé. La sollicitude infinie envers les animaux résulte chez lui d'une réforme. Où furent-ils aussi maltraités qu'en cette Angleterre du dix-huitième siècle qui conservait les réjouissances traditionnelles en vogue sous la reine Elisabeth : combats d'ours, combats de taureaux? Ceux-ci ne revêtaient pas la majesté rituelle des courses espagnoles. Des paysans affrontaient les bêtes furieuses lâchées dans les prairies; une fois capturées, on les attachait à un poteau où elles succombaient sans défense. Les coqs étaient pareillement suppliciés. On choisissait une victime, on l'immobilisait; elle servait de cible aux vauriens qui la tuaient à coups de bâton. Ce divertissement datait du moyen âge; le pauvre volatile symbolisait la France! Un converti de Wesley, Christophe Hopper, s'accusait en sanglotant d'avoir pris « un plaisir diabolique à pendre des chiens, à tourmenter des chats, à lapider des grenouilles dans les marécages ». Une gravure de Hogarth représente une troupe enfantine qui se divertit de la sorte. La cruauté multipliait ses inventions; elle en trouvait d'atroces, comme de lier ensemble un canard et un hibou pour observer leurs tortures mutuelles.

Wesley parut, messager de pitié; il changea les moeurs. Mais comme il ne réussissait point à se départir de son amertume, même quand il enseignait la douceur, il proscrivait en bloc tous les amusements, les uns comme brutaux, les autres comme futiles. L'ombre du vieux puritanisme l'accompagnait, cette ombre qui semblait attrister la vie.

C'est pourquoi, dans l'auberge de Wednesbury, de forts gaillards applaudissaient chaleureusement le discours que prononçait contre le réformateur un garde-chasse :
- Je vous le dis, si nous n'empêchons les radotages de ce Maître Wesley, c'est la fin de nos jeux!

Advienne que pourra ! Il fallait s'emparer le soir même de celui qui détruisait toute la gaîté,
- Chez Francis Ward, commanda le garde-chasse,

Ainsi se nommait l'habitant de la bourgade qui avait invité John Wesley à prêcher en son logis. La troupe se mit en marche, tout en hurlant les couplets d'une chanson :

Maître Wesley n'est venu chez nous
Que pour abattre les églises...
Maître Wesley n'est venu chez nous
Que pour nous empêcher de rire...

Il atteignirent la maison de Francis Ward. Et Wesley, le trouble-fête, apparut. Son visage hâlé, celui d'un cavalier du matin au soir en voyage, se tourna vers le groupe hostile. Il y avait un tel contraste entre la petitesse de sa taille et l'autorité de sa personne, que ceux qui le voyaient pour la première fois se déconcertaient. Wesley reconnaissait ses ennemis : les défenseurs des vieux jeux d'Angleterre. N'avaient-ils pas déjà dirigé contre lui durant ses prêches les taureaux exaspérés? Le sang coulant de leurs blessures avait giclé sur ses manchettes impeccables, sur son rabat toujours soigné. Disgusting! Cette fois, qu'allaient-ils faire? Le garde-chasse donna le signal convenu de l'émeute. La maison de Francis Ward fut saccagée, Wesley séparé de ses amis et entraîné dans une sorte de marche au supplice. On voulut le livrer aux magistrats, mais ils congédièrent cette poignée d'exaltés qui troublaient leur sommeil. Pourquoi la populace ne se chargerait-elle pas d'exécuter cet hérétique, ce perturbateur? Tout en hurlant A Mort! elle poussa Wesley dans la direction de la rivière. Rien que des figures haineuses, des mains brandissant des massues. Wesley recommandait son âme à Dieu. L'une des traditions locales qui forment la légende dorée du Méthodisme rapporte qu'à cet instant précis, une forme blanche se dessina dans l'obscurité tandis qu'une voix caverneuse parvenait aux émeutiers : « Jusqu'à quand persécuterez-vous les saints? » La foule croyait aux apparitions; elle prit peur et se dispersa, libérant Wesley. Un pauvre mineur, surnommé l'honnête Muchin avait, dit-on, simulé le fantôme. Ce qui est sûr, c'est que sans le dévouement de ses adeptes, Wesley eût péri cette nuit-là, ne laissant que le souvenir d'un agitateur éphémère, victime de son enthousiasme.

La foule est versatile. Bientôt elle n'accusa plus Wesley de vouloir supprimer les combats de taureaux et de coqs, mais de vouloir restaurer sournoisement le Catholicisme romain.

La guerre de la succession d'Autriche opposait les nations catholiques aux nations protestantes alliées de la Prusse contre la France et l'Espagne, l'Angleterre connaissait la défaite. Le peuple épouvanté par la menace d'une invasion dénonçait avec un surcroît de fureur le papisme. Ce n'était plus pour lui qu'une notion vague, terrible légende, maléfice moins connu que ceux des vieilles sorcières. Deux anniversaires historiques au mois de novembre entretenaient cette haine. Le 5, on fêtait la Conspiration des Poudres déjouée. Douze jours plus tard, pour commémorer l'avènement de la reine Elisabeth, une procession se déroulait à Londres. On y voyait un prêtre couvert d'une chape brodée d'ossements qui promettait des indulgences aux meurtriers des hérétiques; puis six Jésuites avec des poignards ensanglantés; enfin, précédé de ses cardinaux et de son médecin, préparateur de poisons, le pape lui-même avec le diable juché sur son épaule, lui soufflant ses conseils. Ce carnaval passait dans les rues de la cité, salué par la rumeur de l'exécration.

Que sonne l'heure du péril, que des flottes étrangères apparaissent dans le détroit, et l'hostilité toujours latente de se raviver et de se confondre avec l'appréhension du péril. Ainsi se déchaîna-t-elle en cette année 1745, lorsque le prétendant Charles Edouard débarquant en Écosse, tenta de reconquérir le trône de ses ancêtres, magnifique audacieux, soulevant sur son passage les dans des montagnards, John Wesley visitait à travers les provinces septentrionales ses petites congrégations. Il notait dans son Journal les étapes de l'armée rebelle. Comme il voyageait sans cesse, il se trouvait parfois le premier informé. Quand il arrive à Leeds le 5 novembre, nul ne sait encore que Charles Edouard est entré d'Écosse en Angleterre. La ville insouciante célèbre justement une défaite du papisme criminel : l'arrestation de Guy Fawkes dans les caves du Parlement. A peine John Wesley a-t-il annoncé que le prétendant catholique et ses Highlanders ont franchi la Tweed et se dirigent vers le coeur du pays, qu'en un instant les mascarades s'arrêtent; seuls des enfants qui grelottent sous leurs guenilles s'approchent du feu qui devait brûler le pape en effigie.

Or, Wesley gardait au fond du coeur son ancienne croyance dans le droit divin des Stuarts, un respect dynastique sentimental qui le portait à rechercher, au cours de ses voyages, les souvenirs du « pauvre roi Charles 1er », et à s'attendrir devant les portraits de Marie Stuart, qu'il jugeait une victime innocente - et devant les tapisseries tissées par la reine captive.

Les êtres doubles sont mystérieux, À l'heure d'un péril national, toute complexité paraît suspecte. Quand Wesley, expulsé des églises, trouvait un refuge dans les ruines des abbayes catholiques, ne semblait-il pas un moine d'autrefois? Ses sociétés religieuses tenaient de longues assemblées nocturnes : elles passèrent pour conspiratrices. Afin d'éviter les intrus, Wesley distribuait à ses fidèles des cartes d'admission. Une image les illustrait : l'ancre, symbole d'espérance, la couronne de gloire, la colombe rapportant le rameau d'olivier, l'ange sonnant la trompette du Jugement. On y voyait parfois une scène de l'Évangile : le Christ lavant les pieds de ses disciples, le Christ au Golgotha. Or, l'image de Jésus en croix offusquait comme un emblème catholique les susceptibilités protestantes. On accusa Wesley de rétablir la confession - et ce grief n'était pas sans motifs. Il devint un papiste, donc un traître, un Jésuite déguisé, stipendié par l'Espagne, un émissaire secret de Charles Edouard qui ne se servait de son immense influence parmi les pauvres que pour lui recruter des partisans. On prêta même aux hymnes composés par Charles Wesley une signification séditieuse. Des artisans chantaient en choeur :

Rappelle ô Seigneur les exilés...

N'imploraient-ils pas Dieu pour la restauration des Stuarts? Le poète dut se justifier devant les magistrats. Il ne s'agissait que de pécheurs, exilés de la béatitude, qui priaient pour leur conversion! Les ennemis de Wesley répandaient le bruit qu'il avait été élevé à Rome. Par l'ironie et le hasard de sa destinée, celui qui renforça le protestantisme anglo-saxon en lui infusant une ferveur nouvelle fut regardé comme « un autre Ignace de Loyola ».

Loyola! Injure que mille bouches baveuses lui jetaient à la face. Wesley le long de ses chemins lisait justement la vie de cet Ignace de Loyola, auquel on le comparait aveuglément; il s'écriait après avoir terminé sa lecture : « L'un des plus grands hommes enrôlés au service d'une mauvaise cause! » La haine véritablement efficace s'efforce de remplacer ce qu'elle détruit; elle fascine comme l'amour et elle peut inciter à l'esprit d'imitation. Afin d'enrichir le protestantisme, Wesley empruntait à l'Église de Rome quelques préceptes légués par les saints et des méthodes pour discipliner la volonté, Loyola! hurlait la foule.

En cette même année 1745, tandis que l'effroi national était tel qu'on évoquait le souvenir de Philippe II et de l'Invincible Armada - un personnage énigmatique nommé Adams vint trouver John Wesley qui inspectait son orphelinat de Newcastle. Cet Adams invitait le missionnaire à visiter au sud de Newcastle le village d'Osmotherley. Son insistance confinait à la supplication et Wesley dut accéder à sa requête. Il fut grandement surpris de trouver un foyer clandestin de catholicisme. Grâce à la protection d'une dame de haute naissance, des Franciscains, bravant secrètement les lois, avaient établi dans ce village l'une de leurs résidences. Ils gardaient à la dévotion obstinée de quelques fidèles un ancien pèlerinage, une chapelle croulante, dédiée à la Vierge et les vestiges d'une Chartreuse. Le 17 septembre 1745, Wesley erra parmi les ruines et confia ses impressions à son Journal:

Je vis sur la hauteur les pauvres débris de la chapelle et au pied de la colline ce qui reste du couvent appelé Mount Grace. Les murs de l'église, du cloître et quelques cellules sont encore intacts et on distingue encore les clôtures qui séparaient les petits jardins, chacun dépendant d'une cellule. Qui peut affirmer que certains de ces pauvres moines superstitieux qui servirent Dieu jadis selon leurs lumières, ne nous rencontreront pas dans la maison de Béatitude que l'homme n'a pas édifiée, que le temps ne détruira pas?

Ainsi rêvait John Wesley quand il se trouvait seul avec lui-même. La haine de Rome qu'il déployait devant les foules comme un drapeau s'évanouissait à la lecture d'un ouvrage ascétique, au toucher des pierres consacrées. Un sentiment nouveau, le romantisme religieux, s'emparait lentement de son âme,

Qu'était donc cet Adams qui avait introduit le réformateur dans ce village d'Osmotherley comme le loup dans la bergerie? Ses relations avec Wesley s'enveloppent de prudence et de mystère, comme s'il voulait dépister les recherches. Tantôt il s'appelle Adams, tantôt Watson. On a pu toutefois l'identifier avec un Franciscain, le Frère Pierre d'Alcantara, qui avait quitté son ordre, en attendant de rompre tout à fait avec l'Église par son mariage. À quelle poussée de révolte et d'inquiétude avait-il obéi lorsqu'il était allé chercher Wesley? Le religieux indiscipliné rejoignait le clergyman audacieux. L'un des amis de Wesley fut un moine qui jeta son froc aux orties.

Wesley énumérait les outrages que lui infligeait la foule :

Par quels degrés insensibles Dieu lui-même ne nous prépare-t-il pas à l'accomplissement de sa volonté! Il y a deux ans, une brique lancée contre moi meurtrissait mon épaule. Un an après, une grosse pierre m'atteignait entre les yeux. Le mois dernier, je fus de nouveau blessé, et ce soir je reçus deux coups, le premier à mon arrivée dans la ville. Vautre à mon départ. Un homme m'a frappé si violemment que le sang a jailli. Et pourtant, je suis indemne comme si l'on ne m'avait touché qu'avec un brin de paille.

Le prétendant Charles Edouard recevait l'accueil chaleureux de Manchester, s'avançait jusqu'à Derby. Durant sa marche victorieuse, la petite révolution contre Wesley gagne les provinces méridionales. Sa tête est mise à prix. A Falmouth, en Cornouailles, il n'évite la mort que par son sang-froid. Il interpelle un par un les agitateurs les plus acharnés, les déconcerte par ses questions, leur prouve qu'il ne leur cause aucun tort. C'est le procédé dont il use avec le' plus de maîtrise : ses interrogatoires conjurent les colères et suscitent les repentirs. Et les hommes de force athlétique soudoyés pour exciter le peuple contre lui deviennent les bons géants qui le protègent. Si la maison où il prêche est sapée par les émeutiers, si on lui crie de s'échapper, il réplique qu'il tiendra bon, aussi longtemps que les murailles. Ses exhibitions de bravoure intimident. Les mains se lassent de lancer des pierres, les hurlements diminuent,

Ne craignez rien, petit troupeau... Wesley prêche à ses fidèles. Son frère Charles a composé des hymnes tout exprès pour les jours d'insurrection. Les enfants d'Israël chantent leur supériorité sur les Philistins qui les injurient :

Voici les pécheurs qui obéissent au diable,
Nous sommes plus heureux nous-mêmes et plus sages,
Nos prières sont plus puissantes que leurs blasphèmes
Et notre victoire sera de plus longue durée...

Quand l'imminence du péril obligeait le réformateur et ses disciples à quitter une maison prête à s'effondrer, leur départ n'était pas une fuite, mais un exode très fier, accompagné d'un cantique triomphal :

Ainsi que Pierre ton fidèle
Captif entre les soldats,
Nous étions un troupeau
Sans défense contre les loups;
Mais tu nous délivras,
Dieu de notre salut!...

Durant la guerre de la Succession d'Autriche, un moyen légal de persécution fut employé contre les Méthodistes : la Presse, c'est-à-dire la capture arbitraire des vagabonds et leur enrôlement forcé dans la marine et dans l'armée.

Cet abus de pouvoir servait aux vengeances privées et les personnages influents soudoyaient les sergents recruteurs - (la Press Gang) - pour être débarrassés de ceux qui les gênaient. Ainsi les ennemis du réformateur - du vagabond «Wesley comme on le surnommait - lâchèrent-ils à sa poursuite les limiers de la press-gang :
« Saisissez le prêcheur pour le service de Sa Majesté! » Au son des fifres et des tambours, la troupe fendait la foule des Méthodistes qui écoutaient un sermon. Elle ne put s'emparer de Wesley, mais elle captura plusieurs de ses acolytes, tel le fabricant de jouets, Maxfield, qui d'orateur improvisé devint un soldat malgré lui. Thomas Beard, une autre victime de la Presse, tomba malade dans le cachot où on l'avait jeté en attendant de rejoindre son régiment. On le saigna si maladroitement que la plaie s'infecta et qu'il en mourut. Les Méthodistes le vénérèrent comme un martyr. Ce n'était pas le premier; en 1742, dans le pays de Galles, William Seward avait été tué à coups de pierres et l'on avait évoqué la lapidation de saint Étienne.

Le plus fameux des apôtres populaires formés par Wesley, le maçon John Nelson fut enlevé par le sergent recruteur, tandis qu'il prêchait. Il a raconte son aventure. De Halifax, il est conduit à Bedford et là, enfermé dans un puant cachot, sous les abattoirs. Mais quoi! Son imagination fervente transforme ce lieu d'horreur. Il songe aux épreuves du prophète Jérémie, qu'il n'hésite pas à rapprocher des siennes :

Je m'écriai: ô glorieuse liberté des enfants de Dieu! Je tombai à genoux, remerciant Dieu qui me jugeait digne d'être jeté dans un donjon pour la cause de la vérité. Je priai pour que mes ennemis lussent préservés de la colère à venir avec autant d'ardeur que s'il se fût agi de mes propres frères et je leur souhaitai autant de bonheur dans leur foyer que j'en éprouvai dans mon cachot.

Vers dix heures du soir, quelques personnes vinrent à la porte du donjon et me tendirent par le guichet un peu de viande et d'eau. Quand j'eus mangé et bu, je rendis grâces. Presque toute la nuit nous chantâmes des hymnes, eux du dehors, moi du dedans.

À l'aurore, sa femme l'exhorta. Elle parlait comme parlent les femmes dans le Livre des Macchabées ou dans les Actes des Martyrs :

Ne crains point, ta cause est celle de Dieu. Lui-même la plaidera. Ne prends souci ni de moi, ni de tes enfants. Celui qui nourrit les jeunes corbeaux aura soin de nous. Il nous fortifiera et, par nos souffrances, nous donnera ce qui manque à nos âmes, puis il nous conduira là où le méchant cesse de nuire, où le fatigué trouve son repos.

Les religions se fondent, les peuples se transforment en des instants pareils, quand l'ironie n'existe plus et que la ferveur trouve sa libération. Ces pauvres gens qui joignent leurs voix à celle de leur apôtre interné dans la geôle immonde pouvaient songer à l'Église primitive, aux martyrs.

Escorté par ses amis, John Nelson est conduit à York. La marche est une procession. Lorsqu'on lui remet « un fusil et autres choses guerrières », il se résigne à les porter comme une croix. Revêtu de l'uniforme rouge, il ne trouve de consolation qu'en pensant à la robe écarlate du Christ. Comme les autres prédicants saisis de force, il finit par être racheté. La Comtesse d'Huntington qu'on appelait « la reine des Méthodistes » paya sa rançon.

Ces soldats par contrainte exerçaient dans les camps leur prosélytisme et groupaient leurs camarades en sociétés religieuses. Wesley enseignait à ses disciples, par-dessus toute chose, le mépris joyeux de la mort; brisés à toutes les disciplines, ils se distinguaient par leur bravoure. Déjà ils apparaissent à la bataille de Fontenoy, fraternellement unis et :fièrement séparés des autres, les ivrognes, les blasphémateurs. Ils clament leur confiance dans le Dieu de Jacob. Leurs blessures leur arrachent non des plaintes, mais des invocations mystiques : «Mon Rédempteur! Venez Ô mon Maître bien-aimé, Jésus! » Un jeune converti de Wesley, John Evans, meurt à Fontenoy. Les deux jambes broyées, couché sur l'affût d'un canon, il chante un hymne jusqu'à son dernier souffle,

Un an après la défaite de Fontenoy, le Duc de Cumberland remportait sur le prétendant Charles Edouard - le 16 avril 1746 - la victoire de Culloden. Une répression féroce suivit ce triomphe. Les gentilshommes qui s'étaient ralliés à la bannière des Stuarts furent décapités et leur tête exposée à la porte des villes. Un vieux clergyman de Manchester - le Docteur Deacon - saluait à genoux le chef sanglant de ses trois fils.

Les espérances des Jacobites se trouvaient anéanties. Ayant abdiqué les préférences politiques de sa jeunesse, Wesley servait la maison de Hanovre. Ses disciples glorifièrent dans leurs cantiques la victoire de Culloden et l'Angleterre préservée de l'épouvantail papiste :

Bretons, réjouissez-vous, le Seigneur est roi!
C'est Jéhovah qui retourna les plateaux de la balance,
C'est Jéhovah qui brisa leurs éperons et leurs épées,
L'armée rebelle répandait la terreur...
... Mais arrêtée par le souffle du Tout-Puissant,
Dans les bras de la mort, elle s'est précipitée...



Les insurrections contre Wesley trouvent un prolongement dans l'hostilité que lui témoignent acteurs, romanciers, théologiens. Le Méthodisme, exalté au dix-neuvième siècle comme une floraison du Christianisme social, est vilipendé par les littérateurs du dix-huitième siècle, par Fielding, par Smolett, par Sterne. Quant aux comédiens, ils se croient en état de légitime défense. Les disciples de Wesley ne déclament-ils pas à pleins poumons contre la profession qu'ils exercent? Qu'une de leurs compagnies ambulantes rencontre en un village les prêcheurs méthodistes et la collision de se produire. Les acteurs déposent leurs armes de carton pour fondre avec de véritables épées sur les nouveaux puritains.

Dès 1743, le théâtre s'attache à ridiculiser le Réveil religieux. Au cours de ses durs voyages apostoliques, Wesley apercevait l'annonce de quelque spectacle piquant, par exemple Ruse sur ruse ou le Méthodisme dévoilé. Que de tartufes entraient en scène! D'énormes satires détruisaient la confiance et le reproche d'hypocrisie se propageait. Si le réformateur apprenait que l'estrade, où l'on se permettait d'avilir son oeuvre, s'était effondrée, ou que la maladie avait empêché l'un des acteurs de tenir son rôle de persiflage, il triomphait naïvement comme un Juste dont le Seigneur gardait la bonne renommée!

Sans défense contre les gens du théâtre, Wesley répondait aux pamphlets des théologiens. Ils émanaient le plus souvent d'obscurs ecclésiastiques; deux prélats toutefois entrèrent en lice, Warburton, évêque de Gloucester réfuta les doctrines de Wesley. C'était un lettré, fameux pour ses explications savantes de l'Enéide, mais qui choquait ses diocésains par la tiédeur de sa piété. Plus sensationnelles, les attaques de Lavington, évêque d'Exeter. L'épitaphe gravée sur son tombeau dans sa cathédrale, le définit comme

Un ennemi résolu de l'intolérance et de la persécution. Un dénonciateur de l'imposture et de l'enthousiasme.

Contre Wesley, l'évêque d'Exeter publia L'Enthousiasme des Méthodistes et des papistes. Ce n'était que le commentaire diffus, parfois divertissant, des injures hurlées par la foule. En dépit de son épitaphe qui loue sa tolérance, l'évêque ne se montrait point particulièrement indulgent pour les saints de l'Église de Rome. Qu'était saint Dominique? « Un être d'orgueil et de férocité ». Saint Ignace de Loyola? « Un visionnaire fanatique à la tête fêlée ». Saint François d'Assise? « Un pauvre enthousiaste d'abord bien intentionné, puis simple hypocrite et charlatan ». L'évêque Lavington s'appliquait à prouver que John Wesley ressemblait trait pour trait à ces gens-là!

On prit au sérieux le pamphlet de l'évêque. Une caricature de Hogarth représente un disciple de Wesley qui s'agite dans sa chaire : sa perruque en glissant découvre la tonsure d'un prêtre.

Tout au moins, dans cet amas de diatribes, découvrons-nous un récit doucement ironique et de tournure alerte : Le Pieux Don Quichotte ou le vagabondage d'un été. L'auteur est un ministre anglican, du comté de Somerset, le Révérend Richard Graves. Son héros, Geoffroy Wildgoose, parcourt l'Angleterre en apôtre chimérique, suivi d'un Sancho Pança nommé Jerry Tugwell. De village en village, Geoffroy Wildgoose, méthodiste burlesque, s'en va prêcher sa doctrine.

Tous ces détracteurs de John Wesley ne connaissaient qu'une portion de leur pays. Certaines détresses et certains abandons spirituels leur demeuraient inconnus. Gardiens des traditions, ils croyaient combattre un révolutionnaire. Mais Wesley, qui n'ignorait rien des ateliers, des mines et des forges, déchiffrait les signes des temps. Le règne de la grande misère commençait. Il fallait sauver la vie spirituelle, l'organiser dans le travail et la souffrance. La flamme que dévorait l'âme de Wesley fut jugée par ses contemporains le comble du ridicule. C'est elle qui le rachète de toutes ses fautes; c'est elle qui consume son arrogance et son orgueil. Lorsque les dignitaires ecclésiastiques réfutaient ses erreurs, ils pensaient détruire son oeuvre. Mais parce qu'ils manquaient de zèle, ils lui laissaient le champ libre.

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