« Les enfants de Dieu se sont
beaucoup disputés les uns avec les autres
», notait Wesley dans son Journal. Il quittait
l'une de ses petites congrégations dans la
douceur des agapes fraternelles. Quand il la
retrouvait, personne ne s'accordait plus, ni au
sujet de la Grâce, ni au sujet de la
Prédestination. Wesley voulait-il recueillir
sur les résultats de son oeuvre une opinion
sincère? Il interrogeait, en gardant
l'incognito, l'un ou l'autre compagnon de voyage
:
- Hé, monsieur, - lui
répondait-on, - oui, les moeurs changent.
Moins de débauche et d'ivrognerie, les
tripots se ferment et l'on observe mieux le
dimanche. Mais les médisances et les
calomnies sévissent davantage,
Wesley soupirait. Ce n'était pas
« la religion du coeur », celle de son
idéal. Un esprit sévère se
réveillait avec la ferveur, et les
rivalités personnelles se mêlaient aux
polémiques religieuses.
Derechef il se plaignait. « Notre
société s'est réunie, mais
froide, lasse, découragée... Ils se
mordent et se dévorent les uns les autres...
Satan a beaucoup progressé durant mon
absence... » Toujours la même ombre le
suivant, son ennemi le semeur d'ivraie! L'accord
une fois rétabli, Wesley organisait un
« meeting d'humiliation » pour expier
tant de vaines querelles.
Le drame de Wesley, c'est
peut-être celui du protestantisme
lui-même, une recherche déçue
d'unité. A peine une année
s'était-elle écoulée depuis
qu'il avait prêché pour la
première fois en plein air aux mineurs que
deux schismes menaçaient d'anéantir
son oeuvre. Serait-elle vouée à
l'émiettement?
C'est d'abord des Frères Moraves que
Wesley se sépare. Insidieusement, le
soupçon s'est glissé dans son
âme. Le danger d'un mysticisme passif qui
déprécie la valeur de l'action lui
est apparu à lui, le chef, l'organisateur
pratique, l'apôtre responsable de toutes ces
âmes qui semblaient mortes et qu'il a su
réveiller. Il se décide à
interroger solennellement dans leur chapelle de
Londres qu'il partage avec eux, ses amis, les
Frères Moraves, ultimatum théologique
et décisif,
- Est-il vrai, les Frères, que
vous disiez ceci : les Écritures, la
communion, la charité mutuelle, tout cela
est bon pour celui qui est né de Dieu, mais
pour les autres tout cela est très mauvais;
pour ceux-là prière, communion,
lecture de la Bible, bienfaisance
extérieure, tout cela est poison? Qu'ils
renaissent de Dieu, mais que jusqu'à ce jour
ils s'abstiennent de ces choses! Est-il vrai, mes
Frères, que j'interprète sans la
défigurer votre pensée?
Tous acquiescèrent et convinrent
que Wesley avait parfaitement exposé
l'essentiel de leur doctrine.
- J'ai observé durant vingt ans
les Commandements - renchérit un doux
illuminé - et je niai pas trouvé
Christ. Il m'a suffi de les négliger pendant
quelques semaines pour que je sois uni au Christ
comme mon bras l'est à mon corps.
Wesley accueillit ce discours d'un
haussement d'épaules. Parce qu'il avait
rencontré d'inquiétants mystiques, il
dénigra dès lors le mysticisme, sa
vocation manquée,
Aux prochaines agapes fraternelles - le
20 juin 1740 - la séparation se consomma. On
chanta les hymnes de paix, on partagea le repas
frugal, on confessa publiquement ses
péchés selon l'usage, mais la
discorde couvait. Et la voix émue de Wesley
s'éleva :
- Longtemps j'ai patienté, mais
maintenant je vous confie à Dieu. Que ceux
qui sont de mon avis me suivent.
Les fidèles de Wesley se
rangèrent à ses
côtés. Il regarda douloureusement ceux
qui restaient. Ses amis les plus chers se
déclaraient infidèles : deux
condisciples d'Oxford : Ingham et Gambold;
Delamotte, le fervent jeune homme qui l'avait
accompagné jusqu'en Amérique,
désertait aussi.
En août 1741, le comte Zinzendorf
et Wesley se rencontrèrent une
dernière fois dans un espoir de
réconciliation. Les deux réformateurs
s'étaient assigné une tâche
parallèle : réagir contre le
scepticisme de leur temps, par l'union des
Églises protestantes. Ils lançaient
à qui mieux mieux leurs appels de
fraternité :
Ton coeur est-il plein de droiture
devant Dieu? s'écriait Wesley dans son
sermon sur l'Esprit du Christianisme universel, -
S'il en est ainsi, donne-moi la main. Je ne te
dirai pas: sois de mon opinion, et pas davantage :
je serai de la tienne... Faisons taire les opinions
de part et d'autre... Je crois à la
nécessité du baptême et je
reçois le pain et le vin en souvenir de la
mort de mon Maître. Néanmoins, si tu
n'es pas convaincu de ces obligations, agis suivant
tes lumières... Laissons toutes ces choses
et qu'elles n'élèvent jamais entre
nous la barrière de la séparation. Si
ton coeur est comme mon coeur, si tu aimes Dieu et
tous les hommes, je ne te demande rien d'autre,
donne-moi la main!
Et le Comte Zinzendorf invitait à pareil ralliement
tous les
chrétiens séparés de Rome. Il
entrait en rapport avec les Jansénistes
français, les encourageant à
l'insubordination. A ses heures de condescendance
il n'excluait pas les catholiques romains
eux-mêmes, « Tant que le Pape adore le
Christ crucifié - expliquait le comte
Zinzendorf pour justifier sa largeur d'esprit - on
ne Peut vraiment pas le regarder comme
l'Antéchrist. »:
:
Mais Zinzendorf et Wesley, si
épris tous deux d'unité religieuse,
ne parvinrent pas à s'accorder. A Londres,
la promenade de Gray's Inn fut le
théâtre de leur suprême
controverse, Zinzendorf s'obstinait à
rejeter toute notion de sacrifice, de
perfectionnement par la souffrance. Il ne voulait
entendre parler que du radieux bonheur dans
l'Esprit-Saint que goûtent dès ici-bas
les élus de Dieu, préservés du
mal. Il alla jusqu'à dire ; « Nous nous
gaussons de la pénitence, » Cette
parole choqua Wesley comme un blasphème. Il
se souvint de son éducation rigoriste, de la
lutte sans trêve et sans merci contre le
démon qui rôdait dans l'ombre. Il
s'éloigna du comte Zinzendorf, et celui-ci
pouvait annoncer officiellement en 1743 que tous
les liens étaient tranchés entre la
petite communauté allemande et les
Méthodistes.:
Wesley énuméra ses griefs
contre les Frères Moraves - car il employait
ses rares loisirs à classer les motifs de
ses actions, à les étiqueter, en
sorte que chaque circonstance de sa vie devenait
la pièce d'un
procès. Pêle-mêle, il reprochait
aux Frères Moraves de mépriser la
croix quotidienne, de ne pas attacher une
importance suffisante au culte extérieur, de
pactiser avec l'esprit du monde, mais surtout de
n'être pas de la même race que lui.
« Aucun Anglais - écrivait-il en
terminant son réquisitoire - ne, ressemble
aux Frères Moraves. » Et C'était
la principale raison de son désaccord.
Wesley S'affranchissait de Luther et de Calvin
moins peut-être parce qu'ils lui semblaient
des hérétiques que parce qu'ils
étaient des étrangers. Anglais avant
tout, Wesley, malgré ses révoltes
partielles, voulait s'en tenir au compromis
anglican.
En même temps qu'il rompait avec
les Frères Moraves, Wesley se
séparait de son ami George Whitefield.
Le mouvement religieux qui a changé
l'Angleterre au dix-huitième siècle
porte le nom de Wesley. Il est par excellence
l'organisateur. Il rassemblera les groupes de
pauvres et d'ignorants, que son éloquence
aura bouleversés, en sorte qu'un levain
nouveau pénétrera l'Angleterre. Le
vieux puritanisme ressuscité remportera la
victoire.
Mais c'est George Whitefield, l'homme du peuple,
qui entraîne
Wesley sur le chemin des hardiesses, c'est lui qui
le précède chez les mineurs et les
tisserands, et qui l'installe dans les foires de
Londres sur l'estrade préparée pour
les boxeurs, Whitefield - plus que Wesley - connut
les ovations bruyantes et les sarcasmes. C'est lui
que pamphlétaires et caricaturistes
choisissent de préférence pour cible.
L'histoire a consacré le renom de Wesley;
Whitefield fut, de son temps, plus
célèbre.
Quand Wesley avait terminé l'un
de ses sermons, il bénissait les justes en
Israël qui l'avaient écouté sans
l'interrompre et s'éloignait tranquillement
au trot de son cheval. Mais George Whitefield, lui,
quand il avait fini de prêcher,
épuisé par la dépense
nerveuse, théâtrale, de son lyrisme,
gisait prostré, plus effrayant par son
immobilité pareille à la mort que par
sa fougue. L'acteur Garrick lui enviait sa
puissance dramatique et les intonations claires et
mélodieuses de sa voix. Quelques-uns de ses
effets oratoires sont restés fameux : la
façon dont il racontait le reniement de
saint Pierre, revivant chaque épisode de
faiblesse et de repentir, s'identifiant au
personnage évangélique et sanglotant
avec lui; son cri déchirant lorsqu'il
évoquait le Jardin des Oliviers : « Je
vois mon Sauveur, mon Sauveur à l'agonie!
» Et lorsqu'il représentait l'homme
prive de Dieu ainsi qu'un aveugle que sa marche
trébuchante conduit au précipice,
l'auditoire retenait son souffle et quelques-uns,
tels des
enfants
captivés par une histoire terrible,
s'exclamaient « Il va tomber... Le
voilà perdu! »
Le jeu de cet acteur terrible, qui ne
mime ses enseignements qu'à force d'y
croire, provoque des conversions brusques, souvent
douteuses, secousses d'êtres impressionnables
en un pays fiévreux d'où la sagesse
s'est envolée, Wesley organise,
légifère, essaie de guérir
l'affolement des âmes par ses petites
méthodes précises et tatillonnes,
Whitefield sème l'effroi religieux. Le
poète George Crabbe peindra les foules
s'agitant sur son passage comme des roseaux dans la
tempête. Certes, il ressemble moins aux
doctes anglicans qui occupent la chaire des
églises qu'à certains
prédicateurs catholiques, ses contemporains.
Ne pourrait-on le rapprocher du Père
Brydaine, l'inspiré du Languedoc qui, debout
sur les charrettes des vendanges,
épouvantait ses auditeurs par sa seule
manière de prononcer le mot :
éternité! L'emphase règne
partout et le rappel des fins dernières se
pénètre de complaisance morbide. Sur
les tombeaux, de grands squelettes se dressent avec
leur faux et leur énorme sablier. Ce
siècle est à la fois trop insoumis
pour accepter les dogmes, trop inquiet pour les
remplacer encore; il se contente de douter,
d'attaquer, de rire, puis de s'apeurer en
secret,
La curiosité d'un spectacle
nouveau mêle au goût des
émotions violentes conduit aux prêches de
Whitefield les
négateurs du surnaturel. L'historien David
Hume, l'auteur de l'Essai sur les Miracles,
recouvrait en l'entendant une sorte de candeur
primitive. Lord Bolingbroke appelait Whitefield
« l'homme le plus extraordinaire du
siècle ». Lord Chesterfield qui
enseignait à son fils, avec une
élégance enjouée, l'art de
plaire et de séduire, lui envoyait de
l'argent pour ses chapelles, mais en le priant de
taire son nom par crainte du ridicule. Et Lord
Chatham, qui terrorisait le Parlement par ses
colères majestueuses, vint écouter un
frère en éloquence,
C'est Whitefield, le
plébéien, et non Wesley, qui
préconise une réforme morale des
hautes classes. Une jeune veuve, de nature sombre
et scrupuleuse, la comtesse d'Huntington,
s'instituait sa protectrice. Ses portraits nous
montrent un profil coupant et sévère.
Hantée par la pensée de la mort,
née pour les commandements despotiques,
charitable au point de se dépouiller de ses
biens au profit des pauvres, la comtesse
d'Huntington s'efforçait de recruter,
à travers salons et châteaux, des
adeptes pour Whitefield. Mais quoi! se
mêleraient-ils à la foule sur les
places publiques? Se laisseraient-ils coudoyer par
leurs palefreniers? Selon sa coutume, la comtesse
d'Huntington consulta sa Bible et elle se souvint
que « Paul prêchait d'une façon
privée à ceux qui étaient de
qualité, ». Whitefield ne
consentirait-il pas à suivre cet exemple de
l'apôtre? Il accepta d'autant plus volontiers
qu'il avait
la
piété de l'armorial, l'extase du
blason; le bonheur d'être appelé
« mon ami » par les grands de ce monde
n'avait d'égal que l'âpre joie de leur
dire crûment leurs vérités. Les
groupes aristocratiques formés par la
comtesse d'Huntington connurent des heures aussi
troublées que les cénacles
populaires. Un jour la comtesse de Suffolk,
maîtresse de George II, provoquait un
esclandre parce qu'elle se prétendait
directement visée par le
prédicateur.
Whitefield terminait ses sermons par
l'annonce d'une quête : son orphelinat de
Georgie avait besoin d'argent - et l'argent
affluait. Ce visionnaire se doublait d'un comptable
souvent en déficit. La Nouvelle Angleterre
fut la vraie patrie de ses missions et Franklin
s'émerveillait devant les multitudes
rassemblées pour l'entendre. Treize fois
Whitefield traversa l'Atlantique. Grelottant de
fièvre, durant un pénible voyage, il
écrivait - « Dieu m'a gracieusement
accordé la maladie! »
Le Calvinisme de Whitefield, l'essence
même de sa foi, s'imprégnait d'une
soumission passionnée. Peu lui importait que
l'anathème divin pesât sur une partie
de la race humaine! Il célébrait en
phrases musicales la joie de son élection
:
J'ai un jardin tout proche où
je rencontre mon Seigneur et m'entretiens avec Lui
dans la fraîcheur du jour.
Souvent je m'assieds en silence, offrant mon
âme comme une poignée d'argile pour
que le divin potier la modèle à sa
guise, et tandis qu'ainsi je médite,
j'éprouve la présence divine.
Tantôt sur le Calvaire, tantôt sur le
Thabor, je ne cesse de connaître
l'éternel amour de mon Dieu.
Comment Wesley, chef improvisé,
d'une religion, maintiendrait-il sous son
obédience cet indépendant auquel Dieu
Lui-même soufflait ses doctrines?
« Puisse l'harmonie régner
entre nous, écrit en 1740 Whitefield
à Wesley, et cependant la chose n'est pas
possible tant que vous maintenez votre croyance
à la Rédemption universelle.
»
Tel est l'objet de leurs débats.
Aux dernières agitations du
Jansénisme correspond la controverse de
Whitefield et de Wesley. Les esprits se perdent en
conjectures sur les mystères de la
Grâce et les conditions du salut. Dans leurs
lettres, les deux amis se plaignent, se
contredisent amèrement, s'injurient : «
Un Espagnol serait plus doux envers des prisonniers
anglais que vous ne l'êtes avec moi! »
mande, le 17 avril 1741, Wesley à
Whitefield. Dans la dispute qui les oppose. Wesley
plaide pour le Christ aux bras largement
étendus, n'exceptant personne de son
élection; il plaide pour l'amour
illimité. Il invoque surtout la concorde :
« Mon frère, je vous en prie, n'attaquez en
public
aucune opinion.
Nous ne devons pas combattre des
idées, mais des péchés.
Surtout, je vous recommande de ne point ouvrir la
bouche au sujet de la prédestination,
»
Nous ne devons pas combattre des
idées, mais des péchés. Parole
décisive. Polémiste lassé,
Wesley restreint sa mission : réformateur
philanthrope, rien que cela. C'est beaucoup;
quelque temps encore et le jour viendra où
il semblera le maître de son pays, mais
autrefois, dans les cloîtres d'Oxford,
n'avait-il pas rêvé de n'être
que le maître de son âme, à la
façon des saints? Son oeuvre se fonde sur
une abdication intellectuelle.
En 1741, une lettre privée de
Whitefield renfermant une profession de foi
calviniste fut indiscrètement copiée
et répandue dans les petites
sociétés religieuses, Wesley
s'alarma. Dans la chapelle de la Fonderie, du haut
de sa chaire, il déchira la lettre de
Whitefield. Ce geste acheva la rupture.
Séparé de Wesley, Whitefield
créait sa propre communion religieuse : il
édifiait, tout près de la Fonderie,
son Tabernacle qui s'y trouve encore.
Contre le Calvinisme de Whitefield,
Wesley prononça son sermon sur La libre
Grâce, qui est resté fameux par son
ironie violente et ses apostrophes tumultueuses.
Que l'Enfer chante et que se
réjouissent ceux qui vivent sous la terre!
Dieu, le Dieu puissant a parlé, consacrant
à la mort des âmes par milliers depuis
l'aurore jusqu'au couchant. Votez, Ô mort,
ton aiguillon : nul salut pour elles! La bouche du
Seigneur a parlé! Voici, Ô
sépulcre, ton triomphe! Des nations qui ne
sont pas nées encore, quelle que soit leur
histoire, sont vouées à ne jamais
contempler le Soleil de la Vie... Que toutes les
étoiles chantent en choeur, ces
étoiles qui furent précipitées
du ciel avec Lucifer, fils du matin. Que tous les
enfants des abîmes clament leur joie, car
rien ne peut annuler le décret du
Tout-Puissant!
Cependant, Whitefield persistait
à dire : « Que trouvez-vous de si
horrible, ô mon frère, dans la
Prédestination? »
Un jour Wesley reverra Whitefield,
tellement usé par les fatigues de ses
missions qu'il s'attendrira sur son adversaire :
« Il semble un vieillard qui s'est
exténué au service de son
maître, bien qu'il ait à peine
cinquante ans, tandis que moi qui entre
bientôt, comme il plaît à Dieu,
dans ma soixante cinquième année, je
suis indemne de toute infirmité et nul
déclin ne me touche encore. Sauf quelques
dents absentes et quelques cheveux gris, je suis
demeuré tel qu'à vingt-cinq ans.
» De telles comparaisons inclinent à
l'indulgence, voire même à la
gratitude.
En 1770, âgé de
cinquante-cinq ans, White field
mourait en Amérique. Une demi-heure, les
cloches sonnèrent le glas et les vaisseaux
de Newbury Port arborèrent les signes du
deuil. Cependant l'acteur Foote - remarquable par
ses pantomimes - ridiculisait en ce moment
même sur la scène l'homme
étrange qui venait de disparaître,
moitié mystique, moitié
tragédien, réclamant le martyre avec
une phraséologie vaniteuse,
intrépide, fanatique et borné tout
ensemble, servile en ses flatteries,
démesuré dans ses
imprécations, mais qui rachetait ses fautes
par de hautes nostalgies, « J'ai soif de
sainteté - écrivait-il à
Wesley -. Pourquoi resterions-nous en
sainteté des avortons? »
Dans ses controverses avec les Frères
Moraves, puis avec son ami George Whitefield,
Wesley a pris le parti de l'effort, contre la
passivité; il a réagi contre
l'abandon fataliste au Tout-Puissant, le Juge
arbitraire; il a réclamé une
collaboration plus active de l'homme dans l'oeuvre
divine. Ennemi de Calvin, il lui arrivait de
sympathiser avec d'autres ennemis de Calvin, avec
le plus illustre, saint François de Sales.
Il méditait ses ouvrages dans ses
chevauchées à travers la campagne.
Nul papiste, certes, ne serait sauvé,
songeait Wesley. L'Église de Rome ne
figurait à ses yeux que la rouge
prostituée de l'Apocalypse. Quand il voulait
être laconique, il
l'appelait simplement la Bête. Mais quoi! ces
Papistes n'étaient-ils pas capables de
s'élever jusqu'à la sainteté?
« Je fus surpris - écrivait Wesley dans
son Journal, après avoir lu des
récits édifiants sur les religieux de
la Trappe -, véritablement
émerveillé, des concessions que le
Seigneur accorde à l'ignorance invincible.
Malgré l'alliage superstitieux, quelle
expérience profonde de la vie
intérieure, de la paix, de la joie, de la
justice dans l'Esprit-Saint! » Pourquoi Wesley
serait-il plus sévère que Dieu
lui-même envers cette Église qui avait
produit François de Sales et Gaston de
Renty? D'où leur venait cette lumière
et cette mesure que Wesley enviait à son
insu? Il songeait au sort éternel de
François de Sales et il en venait à
espérer que lui tout au moins,
exceptionnellement, malgré ses erreurs,
reposait dans le sein d'Abraham. Ces rêveries
de tolérance duraient peu : elles
appartenaient au monologue intérieur de
Wesley; la foule n'entendait que ses
anathèmes contre « Turcs, païens
et papistes ».
Au cours des batailles
théologiques, le réformateur avait
perdu quelques-uns de ses meilleurs amis. Charles
Wesley lui-même s'était montre
vacillant. Mais John l'avait détourné
des faux prophètes qui ne pensaient pas
comme lui : « Les Philistins t'attaquent,
ô Samson, cependant le Seigneur ne
t'abandonnera pas ». C'est en ce langage que
s'entretenaient d'habitude les deux frères.
Unis dans leurs travaux et leur
pensée, ils pérégrinaient
ensemble afin d'établir - jusque dans les
hameaux reculés - leurs
sociétés religieuses. Un brigand
surgissait-il, leur criait-il : « La bourse ou
la vie », ils n'opposaient pas la moindre
résistance. « Voici ma bourse, disait
John au brigand, mais le temps viendra où
vous regretterez votre mauvaise manière de
vivre et vous saurez alors que Christ vous a
pardonné vos péchés,»
Chemin faisant, ils corrigeaient ivrognes et
blasphémateurs, et il leur arrivait de
prendre en croupe quelque femme infidèle
pour la ramener à son époux.
Au mois de juin 1742, Wesley revenant de
Newcastle gagna son village natal, Epworth, dans le
comté de Lincoln. Et le pasteur lui refusa
l'accès de l'église - l'église
de son baptême. Wesley releva cet affront. Il
fit annoncer qu'il prêcherait le soir dans le
cimetière, sur la tombe de son père.
Ses véritables sermons n'ont pas
été conservés. La
postérité n'a gardé que
d'ennuyeux discours qui paraissent plus propres
à bercer le sommeil d'un auditoire
clairsemé qu'à réveiller tout
un pays. Ses improvisations se sont perdues. Il
accordait ses enseignements aux aspects de la
nature. La lune éclairait les dalles
funèbres; Wesley se souvint de la vision
d'Ezéchiel. Il lança d'une voix forte
: Penses-tu ô fils de l'homme que ces
ossements puissent revivre? À la même
heure, dans un autre cimetière anglais, un
ecclésiastique, le Docteur Young, sous le
coup d'une douleur familiale,
contemplait le néant de la vie et ajoutait
quelques vers à l'un des plus grands
poèmes du siècle. Les Nuits. Les
sermons de Wesley, comme les strophes d'Edward
Young, préparaient le romantisme religieux.
L'estampe populaire a retenu cette scène :
Wesley prêchant sur la tombe de son
père. Certains auditeurs sanglotent, se
tordent les mains, d'autres paraissent
plongés dans la consternation qui changera
leur vie.
En août 1744, c'est
l'Université d'Oxford qui expulse Wesley -
il n'y reviendra qu'en vieillard triomphant. Il
avait opposé dans un prêche audacieux
l'ancien Oxford, la sainte abbesse du moyen
âge à la ville
dégénérée du
dix-huitième siècle. Qui savait
l'hébreu? Qui pouvait même se vanter
de savoir le grec? Il dénonçait
l'indolence, l'ivrognerie, la débauche. Deux
jeunes étudiants de cette époque,
Edward Gibbon, le futur historien, Adam Smith, le
futur économiste ont corroboré son
témoignage. Oxford méritait les
foudres de John Wesley. Il ne paraissait jamais
plus révolutionnaire que lorsqu'il parlait
en faveur d'une tradition. Il osait dire qu'Oxford
n'était plus une cité
chrétienne; il ne mâchait point
suffisamment les mots. Et c'était surtout
cela que les doyens ne pouvaient lui pardonner, cet
oubli du bon ton. Leur procession passa,
courroucée. Il fallait congédier cet
enthousiaste : « Monsieur, vous ne
prêcherez plus ici. » Et Wesley songea
que c'était la Saint-Barthélemy,
l'anniversaire du jour où ses
ancêtres, les puritains, avaient
refusé de souscrire à l'Acte
d'Uniformité. Il répétait
leurs gestes. Sa volonté de loyalisme se
brisait à son ardente indiscipline
héréditaire. Et le banni d'Oxford
s'en alla rejoindre les pauvres, ses vrais
disciples. Lorsqu'il visita pour la première
fois les villages miniers dans le Northumberland et
le comté de Durham, des bandes d'enfants
vêtus de guenilles coururent à sa
rencontre. Des populations opprimées par le
nouvel état social, si dur, qui s'organisait
contre elles, recevaient Wesley comme le
héraut d'une joie surpassant toutes celles
que le monde leur arrachait. La bourgade de Placey
n'était habitée que par des mineurs
aussi brutaux que ceux de Kingswood, Wesley
s'apitoya sur leur abandon. Il arriva chez eux un
Vendredi Saint et prêcha dehors, tandis que
la bise mêlée de grésil
fouettait les visages. « N'ayant aucune
espèce de religion - relata Wesley dans son
Journal - ils furent d'autant plus disposés
à jeter comme de simples pécheurs
leur appel vers Dieu, a cause de la
Rédemption gratuite qui est en Jésus.
»
Il était, en ces contrées
négligées par les ministres de
l'Église Anglicane, le premier
prophète de la Réforme, deux
siècles après la Réforme. Il
apportait le protestantisme là où les
croyances et les usages catholiques
s'étaient conservés très
longtemps, là où rien n'avait pu les remplacer
quand ils
avaient
fini par disparaître. Des miséreux
cherchaient le Christ comme l'achèvement des
plus profondes aspirations humaines. Wesley leur
rendait la connaissance du Christ. Mais
peut-être existait-il tout un trésor
spirituel perdu qu'il ne pouvait leur restituer?
Les âmes étaient-elles
rassasiées à leur faim?
Les mineurs convertis par Wesley se
distinguaient entre tous les autres. Ils
évangélisaient à leur tour
leurs compagnons, les réconfortaient dans
les périls. De leur vie intérieure
naissait leur courage.
Parmi « les diversions brutales
», les plus chères au peuple anglais,
les combats de coqs tenaient la première
place. Comme le réformateur les condamnait
vigoureusement et que son influence tendait
même à les supprimer, il s'attira des
ennemis implacables. Ecclésiastiques et
gentilshommes saisirent ce prétexte futile
pour fomenter contre Wesley de véritables
émeutes. Il avait à peine
commencé son oeuvre qu'un mouvement
d'opposition se dessinait. C'est tout d'abord
à Bath - ville de plaisirs - qu'il fut
dénoncé comme un perturbateur public.
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