Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VII

TOUTE MAISON DIVISÉE CONTRE ELLE-MÊME...

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 « Les enfants de Dieu se sont beaucoup disputés les uns avec les autres », notait Wesley dans son Journal. Il quittait l'une de ses petites congrégations dans la douceur des agapes fraternelles. Quand il la retrouvait, personne ne s'accordait plus, ni au sujet de la Grâce, ni au sujet de la Prédestination. Wesley voulait-il recueillir sur les résultats de son oeuvre une opinion sincère? Il interrogeait, en gardant l'incognito, l'un ou l'autre compagnon de voyage :
- Hé, monsieur, - lui répondait-on, - oui, les moeurs changent. Moins de débauche et d'ivrognerie, les tripots se ferment et l'on observe mieux le dimanche. Mais les médisances et les calomnies sévissent davantage,

Wesley soupirait. Ce n'était pas « la religion du coeur », celle de son idéal. Un esprit sévère se réveillait avec la ferveur, et les rivalités personnelles se mêlaient aux polémiques religieuses. Derechef il se plaignait. « Notre société s'est réunie, mais froide, lasse, découragée... Ils se mordent et se dévorent les uns les autres... Satan a beaucoup progressé durant mon absence... » Toujours la même ombre le suivant, son ennemi le semeur d'ivraie! L'accord une fois rétabli, Wesley organisait un « meeting d'humiliation » pour expier tant de vaines querelles.

Le drame de Wesley, c'est peut-être celui du protestantisme lui-même, une recherche déçue d'unité. A peine une année s'était-elle écoulée depuis qu'il avait prêché pour la première fois en plein air aux mineurs que deux schismes menaçaient d'anéantir son oeuvre. Serait-elle vouée à l'émiettement?




C'est d'abord des Frères Moraves que Wesley se sépare. Insidieusement, le soupçon s'est glissé dans son âme. Le danger d'un mysticisme passif qui déprécie la valeur de l'action lui est apparu à lui, le chef, l'organisateur pratique, l'apôtre responsable de toutes ces âmes qui semblaient mortes et qu'il a su réveiller. Il se décide à interroger solennellement dans leur chapelle de Londres qu'il partage avec eux, ses amis, les Frères Moraves, ultimatum théologique et décisif,

- Est-il vrai, les Frères, que vous disiez ceci : les Écritures, la communion, la charité mutuelle, tout cela est bon pour celui qui est né de Dieu, mais pour les autres tout cela est très mauvais; pour ceux-là prière, communion, lecture de la Bible, bienfaisance extérieure, tout cela est poison? Qu'ils renaissent de Dieu, mais que jusqu'à ce jour ils s'abstiennent de ces choses! Est-il vrai, mes Frères, que j'interprète sans la défigurer votre pensée?

Tous acquiescèrent et convinrent que Wesley avait parfaitement exposé l'essentiel de leur doctrine.

- J'ai observé durant vingt ans les Commandements - renchérit un doux illuminé - et je niai pas trouvé Christ. Il m'a suffi de les négliger pendant quelques semaines pour que je sois uni au Christ comme mon bras l'est à mon corps.

Wesley accueillit ce discours d'un haussement d'épaules. Parce qu'il avait rencontré d'inquiétants mystiques, il dénigra dès lors le mysticisme, sa vocation manquée,
Aux prochaines agapes fraternelles - le 20 juin 1740 - la séparation se consomma. On chanta les hymnes de paix, on partagea le repas frugal, on confessa publiquement ses péchés selon l'usage, mais la discorde couvait. Et la voix émue de Wesley s'éleva :
- Longtemps j'ai patienté, mais maintenant je vous confie à Dieu. Que ceux qui sont de mon avis me suivent.

Les fidèles de Wesley se rangèrent à ses côtés. Il regarda douloureusement ceux qui restaient. Ses amis les plus chers se déclaraient infidèles : deux condisciples d'Oxford : Ingham et Gambold; Delamotte, le fervent jeune homme qui l'avait accompagné jusqu'en Amérique, désertait aussi.

En août 1741, le comte Zinzendorf et Wesley se rencontrèrent une dernière fois dans un espoir de réconciliation. Les deux réformateurs s'étaient assigné une tâche parallèle : réagir contre le scepticisme de leur temps, par l'union des Églises protestantes. Ils lançaient à qui mieux mieux leurs appels de fraternité :
Ton coeur est-il plein de droiture devant Dieu? s'écriait Wesley dans son sermon sur l'Esprit du Christianisme universel, - S'il en est ainsi, donne-moi la main. Je ne te dirai pas: sois de mon opinion, et pas davantage : je serai de la tienne... Faisons taire les opinions de part et d'autre... Je crois à la nécessité du baptême et je reçois le pain et le vin en souvenir de la mort de mon Maître. Néanmoins, si tu n'es pas convaincu de ces obligations, agis suivant tes lumières... Laissons toutes ces choses et qu'elles n'élèvent jamais entre nous la barrière de la séparation. Si ton coeur est comme mon coeur, si tu aimes Dieu et tous les hommes, je ne te demande rien d'autre, donne-moi la main!


LE COMBAT DE COQS:
Gravure de Hogarth:
British Museum, Londres.

Et le Comte Zinzendorf invitait à pareil ralliement tous les chrétiens séparés de Rome. Il entrait en rapport avec les Jansénistes français, les encourageant à l'insubordination. A ses heures de condescendance il n'excluait pas les catholiques romains eux-mêmes, « Tant que le Pape adore le Christ crucifié - expliquait le comte Zinzendorf pour justifier sa largeur d'esprit - on ne Peut vraiment pas le regarder comme l'Antéchrist. »:
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Mais Zinzendorf et Wesley, si épris tous deux d'unité religieuse, ne parvinrent pas à s'accorder. A Londres, la promenade de Gray's Inn fut le théâtre de leur suprême controverse, Zinzendorf s'obstinait à rejeter toute notion de sacrifice, de perfectionnement par la souffrance. Il ne voulait entendre parler que du radieux bonheur dans l'Esprit-Saint que goûtent dès ici-bas les élus de Dieu, préservés du mal. Il alla jusqu'à dire ; « Nous nous gaussons de la pénitence, » Cette parole choqua Wesley comme un blasphème. Il se souvint de son éducation rigoriste, de la lutte sans trêve et sans merci contre le démon qui rôdait dans l'ombre. Il s'éloigna du comte Zinzendorf, et celui-ci pouvait annoncer officiellement en 1743 que tous les liens étaient tranchés entre la petite communauté allemande et les Méthodistes.:
Wesley énuméra ses griefs contre les Frères Moraves - car il employait ses rares loisirs à classer les motifs de ses actions, à les étiqueter, en sorte que chaque circonstance de sa vie devenait la pièce d'un procès. Pêle-mêle, il reprochait aux Frères Moraves de mépriser la croix quotidienne, de ne pas attacher une importance suffisante au culte extérieur, de pactiser avec l'esprit du monde, mais surtout de n'être pas de la même race que lui. « Aucun Anglais - écrivait-il en terminant son réquisitoire - ne, ressemble aux Frères Moraves. » Et C'était la principale raison de son désaccord. Wesley S'affranchissait de Luther et de Calvin moins peut-être parce qu'ils lui semblaient des hérétiques que parce qu'ils étaient des étrangers. Anglais avant tout, Wesley, malgré ses révoltes partielles, voulait s'en tenir au compromis anglican.
En même temps qu'il rompait avec les Frères Moraves, Wesley se séparait de son ami George Whitefield.


PORTRAIT DE GEORGE WHITEFIELD:
par John Wollaston national Portrait Gallery



Le mouvement religieux qui a changé l'Angleterre au dix-huitième siècle porte le nom de Wesley. Il est par excellence l'organisateur. Il rassemblera les groupes de pauvres et d'ignorants, que son éloquence aura bouleversés, en sorte qu'un levain nouveau pénétrera l'Angleterre. Le vieux puritanisme ressuscité remportera la victoire.

Mais c'est George Whitefield, l'homme du peuple, qui entraîne Wesley sur le chemin des hardiesses, c'est lui qui le précède chez les mineurs et les tisserands, et qui l'installe dans les foires de Londres sur l'estrade préparée pour les boxeurs, Whitefield - plus que Wesley - connut les ovations bruyantes et les sarcasmes. C'est lui que pamphlétaires et caricaturistes choisissent de préférence pour cible. L'histoire a consacré le renom de Wesley; Whitefield fut, de son temps, plus célèbre.

Quand Wesley avait terminé l'un de ses sermons, il bénissait les justes en Israël qui l'avaient écouté sans l'interrompre et s'éloignait tranquillement au trot de son cheval. Mais George Whitefield, lui, quand il avait fini de prêcher, épuisé par la dépense nerveuse, théâtrale, de son lyrisme, gisait prostré, plus effrayant par son immobilité pareille à la mort que par sa fougue. L'acteur Garrick lui enviait sa puissance dramatique et les intonations claires et mélodieuses de sa voix. Quelques-uns de ses effets oratoires sont restés fameux : la façon dont il racontait le reniement de saint Pierre, revivant chaque épisode de faiblesse et de repentir, s'identifiant au personnage évangélique et sanglotant avec lui; son cri déchirant lorsqu'il évoquait le Jardin des Oliviers : « Je vois mon Sauveur, mon Sauveur à l'agonie! » Et lorsqu'il représentait l'homme prive de Dieu ainsi qu'un aveugle que sa marche trébuchante conduit au précipice, l'auditoire retenait son souffle et quelques-uns, tels des enfants captivés par une histoire terrible, s'exclamaient « Il va tomber... Le voilà perdu! »

Le jeu de cet acteur terrible, qui ne mime ses enseignements qu'à force d'y croire, provoque des conversions brusques, souvent douteuses, secousses d'êtres impressionnables en un pays fiévreux d'où la sagesse s'est envolée, Wesley organise, légifère, essaie de guérir l'affolement des âmes par ses petites méthodes précises et tatillonnes, Whitefield sème l'effroi religieux. Le poète George Crabbe peindra les foules s'agitant sur son passage comme des roseaux dans la tempête. Certes, il ressemble moins aux doctes anglicans qui occupent la chaire des églises qu'à certains prédicateurs catholiques, ses contemporains. Ne pourrait-on le rapprocher du Père Brydaine, l'inspiré du Languedoc qui, debout sur les charrettes des vendanges, épouvantait ses auditeurs par sa seule manière de prononcer le mot : éternité! L'emphase règne partout et le rappel des fins dernières se pénètre de complaisance morbide. Sur les tombeaux, de grands squelettes se dressent avec leur faux et leur énorme sablier. Ce siècle est à la fois trop insoumis pour accepter les dogmes, trop inquiet pour les remplacer encore; il se contente de douter, d'attaquer, de rire, puis de s'apeurer en secret,

La curiosité d'un spectacle nouveau mêle au goût des émotions violentes conduit aux prêches de Whitefield les négateurs du surnaturel. L'historien David Hume, l'auteur de l'Essai sur les Miracles, recouvrait en l'entendant une sorte de candeur primitive. Lord Bolingbroke appelait Whitefield « l'homme le plus extraordinaire du siècle ». Lord Chesterfield qui enseignait à son fils, avec une élégance enjouée, l'art de plaire et de séduire, lui envoyait de l'argent pour ses chapelles, mais en le priant de taire son nom par crainte du ridicule. Et Lord Chatham, qui terrorisait le Parlement par ses colères majestueuses, vint écouter un frère en éloquence,

C'est Whitefield, le plébéien, et non Wesley, qui préconise une réforme morale des hautes classes. Une jeune veuve, de nature sombre et scrupuleuse, la comtesse d'Huntington, s'instituait sa protectrice. Ses portraits nous montrent un profil coupant et sévère. Hantée par la pensée de la mort, née pour les commandements despotiques, charitable au point de se dépouiller de ses biens au profit des pauvres, la comtesse d'Huntington s'efforçait de recruter, à travers salons et châteaux, des adeptes pour Whitefield. Mais quoi! se mêleraient-ils à la foule sur les places publiques? Se laisseraient-ils coudoyer par leurs palefreniers? Selon sa coutume, la comtesse d'Huntington consulta sa Bible et elle se souvint que « Paul prêchait d'une façon privée à ceux qui étaient de qualité, ». Whitefield ne consentirait-il pas à suivre cet exemple de l'apôtre? Il accepta d'autant plus volontiers qu'il avait la piété de l'armorial, l'extase du blason; le bonheur d'être appelé « mon ami » par les grands de ce monde n'avait d'égal que l'âpre joie de leur dire crûment leurs vérités. Les groupes aristocratiques formés par la comtesse d'Huntington connurent des heures aussi troublées que les cénacles populaires. Un jour la comtesse de Suffolk, maîtresse de George II, provoquait un esclandre parce qu'elle se prétendait directement visée par le prédicateur.

Whitefield terminait ses sermons par l'annonce d'une quête : son orphelinat de Georgie avait besoin d'argent - et l'argent affluait. Ce visionnaire se doublait d'un comptable souvent en déficit. La Nouvelle Angleterre fut la vraie patrie de ses missions et Franklin s'émerveillait devant les multitudes rassemblées pour l'entendre. Treize fois Whitefield traversa l'Atlantique. Grelottant de fièvre, durant un pénible voyage, il écrivait - « Dieu m'a gracieusement accordé la maladie! »

Le Calvinisme de Whitefield, l'essence même de sa foi, s'imprégnait d'une soumission passionnée. Peu lui importait que l'anathème divin pesât sur une partie de la race humaine! Il célébrait en phrases musicales la joie de son élection :

J'ai un jardin tout proche où je rencontre mon Seigneur et m'entretiens avec Lui dans la fraîcheur du jour. Souvent je m'assieds en silence, offrant mon âme comme une poignée d'argile pour que le divin potier la modèle à sa guise, et tandis qu'ainsi je médite, j'éprouve la présence divine. Tantôt sur le Calvaire, tantôt sur le Thabor, je ne cesse de connaître l'éternel amour de mon Dieu.

Comment Wesley, chef improvisé, d'une religion, maintiendrait-il sous son obédience cet indépendant auquel Dieu Lui-même soufflait ses doctrines?
« Puisse l'harmonie régner entre nous, écrit en 1740 Whitefield à Wesley, et cependant la chose n'est pas possible tant que vous maintenez votre croyance à la Rédemption universelle. »
Tel est l'objet de leurs débats. Aux dernières agitations du Jansénisme correspond la controverse de Whitefield et de Wesley. Les esprits se perdent en conjectures sur les mystères de la Grâce et les conditions du salut. Dans leurs lettres, les deux amis se plaignent, se contredisent amèrement, s'injurient : « Un Espagnol serait plus doux envers des prisonniers anglais que vous ne l'êtes avec moi! » mande, le 17 avril 1741, Wesley à Whitefield. Dans la dispute qui les oppose. Wesley plaide pour le Christ aux bras largement étendus, n'exceptant personne de son élection; il plaide pour l'amour illimité. Il invoque surtout la concorde : « Mon frère, je vous en prie, n'attaquez en public aucune opinion.

Nous ne devons pas combattre des idées, mais des péchés. Surtout, je vous recommande de ne point ouvrir la bouche au sujet de la prédestination, »

Nous ne devons pas combattre des idées, mais des péchés. Parole décisive. Polémiste lassé, Wesley restreint sa mission : réformateur philanthrope, rien que cela. C'est beaucoup; quelque temps encore et le jour viendra où il semblera le maître de son pays, mais autrefois, dans les cloîtres d'Oxford, n'avait-il pas rêvé de n'être que le maître de son âme, à la façon des saints? Son oeuvre se fonde sur une abdication intellectuelle.

En 1741, une lettre privée de Whitefield renfermant une profession de foi calviniste fut indiscrètement copiée et répandue dans les petites sociétés religieuses, Wesley s'alarma. Dans la chapelle de la Fonderie, du haut de sa chaire, il déchira la lettre de Whitefield. Ce geste acheva la rupture. Séparé de Wesley, Whitefield créait sa propre communion religieuse : il édifiait, tout près de la Fonderie, son Tabernacle qui s'y trouve encore.

Contre le Calvinisme de Whitefield, Wesley prononça son sermon sur La libre Grâce, qui est resté fameux par son ironie violente et ses apostrophes tumultueuses.

Que l'Enfer chante et que se réjouissent ceux qui vivent sous la terre! Dieu, le Dieu puissant a parlé, consacrant à la mort des âmes par milliers depuis l'aurore jusqu'au couchant. Votez, Ô mort, ton aiguillon : nul salut pour elles! La bouche du Seigneur a parlé! Voici, Ô sépulcre, ton triomphe! Des nations qui ne sont pas nées encore, quelle que soit leur histoire, sont vouées à ne jamais contempler le Soleil de la Vie... Que toutes les étoiles chantent en choeur, ces étoiles qui furent précipitées du ciel avec Lucifer, fils du matin. Que tous les enfants des abîmes clament leur joie, car rien ne peut annuler le décret du Tout-Puissant!

Cependant, Whitefield persistait à dire : « Que trouvez-vous de si horrible, ô mon frère, dans la Prédestination? »

Un jour Wesley reverra Whitefield, tellement usé par les fatigues de ses missions qu'il s'attendrira sur son adversaire : « Il semble un vieillard qui s'est exténué au service de son maître, bien qu'il ait à peine cinquante ans, tandis que moi qui entre bientôt, comme il plaît à Dieu, dans ma soixante cinquième année, je suis indemne de toute infirmité et nul déclin ne me touche encore. Sauf quelques dents absentes et quelques cheveux gris, je suis demeuré tel qu'à vingt-cinq ans. » De telles comparaisons inclinent à l'indulgence, voire même à la gratitude.

En 1770, âgé de cinquante-cinq ans, White field mourait en Amérique. Une demi-heure, les cloches sonnèrent le glas et les vaisseaux de Newbury Port arborèrent les signes du deuil. Cependant l'acteur Foote - remarquable par ses pantomimes - ridiculisait en ce moment même sur la scène l'homme étrange qui venait de disparaître, moitié mystique, moitié tragédien, réclamant le martyre avec une phraséologie vaniteuse, intrépide, fanatique et borné tout ensemble, servile en ses flatteries, démesuré dans ses imprécations, mais qui rachetait ses fautes par de hautes nostalgies, « J'ai soif de sainteté - écrivait-il à Wesley -. Pourquoi resterions-nous en sainteté des avortons? »




Dans ses controverses avec les Frères Moraves, puis avec son ami George Whitefield, Wesley a pris le parti de l'effort, contre la passivité; il a réagi contre l'abandon fataliste au Tout-Puissant, le Juge arbitraire; il a réclamé une collaboration plus active de l'homme dans l'oeuvre divine. Ennemi de Calvin, il lui arrivait de sympathiser avec d'autres ennemis de Calvin, avec le plus illustre, saint François de Sales. Il méditait ses ouvrages dans ses chevauchées à travers la campagne. Nul papiste, certes, ne serait sauvé, songeait Wesley. L'Église de Rome ne figurait à ses yeux que la rouge prostituée de l'Apocalypse. Quand il voulait être laconique, il l'appelait simplement la Bête. Mais quoi! ces Papistes n'étaient-ils pas capables de s'élever jusqu'à la sainteté? « Je fus surpris - écrivait Wesley dans son Journal, après avoir lu des récits édifiants sur les religieux de la Trappe -, véritablement émerveillé, des concessions que le Seigneur accorde à l'ignorance invincible. Malgré l'alliage superstitieux, quelle expérience profonde de la vie intérieure, de la paix, de la joie, de la justice dans l'Esprit-Saint! » Pourquoi Wesley serait-il plus sévère que Dieu lui-même envers cette Église qui avait produit François de Sales et Gaston de Renty? D'où leur venait cette lumière et cette mesure que Wesley enviait à son insu? Il songeait au sort éternel de François de Sales et il en venait à espérer que lui tout au moins, exceptionnellement, malgré ses erreurs, reposait dans le sein d'Abraham. Ces rêveries de tolérance duraient peu : elles appartenaient au monologue intérieur de Wesley; la foule n'entendait que ses anathèmes contre « Turcs, païens et papistes ».

Au cours des batailles théologiques, le réformateur avait perdu quelques-uns de ses meilleurs amis. Charles Wesley lui-même s'était montre vacillant. Mais John l'avait détourné des faux prophètes qui ne pensaient pas comme lui : « Les Philistins t'attaquent, ô Samson, cependant le Seigneur ne t'abandonnera pas ». C'est en ce langage que s'entretenaient d'habitude les deux frères. Unis dans leurs travaux et leur pensée, ils pérégrinaient ensemble afin d'établir - jusque dans les hameaux reculés - leurs sociétés religieuses. Un brigand surgissait-il, leur criait-il : « La bourse ou la vie », ils n'opposaient pas la moindre résistance. « Voici ma bourse, disait John au brigand, mais le temps viendra où vous regretterez votre mauvaise manière de vivre et vous saurez alors que Christ vous a pardonné vos péchés,» Chemin faisant, ils corrigeaient ivrognes et blasphémateurs, et il leur arrivait de prendre en croupe quelque femme infidèle pour la ramener à son époux.

Au mois de juin 1742, Wesley revenant de Newcastle gagna son village natal, Epworth, dans le comté de Lincoln. Et le pasteur lui refusa l'accès de l'église - l'église de son baptême. Wesley releva cet affront. Il fit annoncer qu'il prêcherait le soir dans le cimetière, sur la tombe de son père. Ses véritables sermons n'ont pas été conservés. La postérité n'a gardé que d'ennuyeux discours qui paraissent plus propres à bercer le sommeil d'un auditoire clairsemé qu'à réveiller tout un pays. Ses improvisations se sont perdues. Il accordait ses enseignements aux aspects de la nature. La lune éclairait les dalles funèbres; Wesley se souvint de la vision d'Ezéchiel. Il lança d'une voix forte : Penses-tu ô fils de l'homme que ces ossements puissent revivre? À la même heure, dans un autre cimetière anglais, un ecclésiastique, le Docteur Young, sous le coup d'une douleur familiale, contemplait le néant de la vie et ajoutait quelques vers à l'un des plus grands poèmes du siècle. Les Nuits. Les sermons de Wesley, comme les strophes d'Edward Young, préparaient le romantisme religieux. L'estampe populaire a retenu cette scène : Wesley prêchant sur la tombe de son père. Certains auditeurs sanglotent, se tordent les mains, d'autres paraissent plongés dans la consternation qui changera leur vie.

En août 1744, c'est l'Université d'Oxford qui expulse Wesley - il n'y reviendra qu'en vieillard triomphant. Il avait opposé dans un prêche audacieux l'ancien Oxford, la sainte abbesse du moyen âge à la ville dégénérée du dix-huitième siècle. Qui savait l'hébreu? Qui pouvait même se vanter de savoir le grec? Il dénonçait l'indolence, l'ivrognerie, la débauche. Deux jeunes étudiants de cette époque, Edward Gibbon, le futur historien, Adam Smith, le futur économiste ont corroboré son témoignage. Oxford méritait les foudres de John Wesley. Il ne paraissait jamais plus révolutionnaire que lorsqu'il parlait en faveur d'une tradition. Il osait dire qu'Oxford n'était plus une cité chrétienne; il ne mâchait point suffisamment les mots. Et c'était surtout cela que les doyens ne pouvaient lui pardonner, cet oubli du bon ton. Leur procession passa, courroucée. Il fallait congédier cet enthousiaste : « Monsieur, vous ne prêcherez plus ici. » Et Wesley songea que c'était la Saint-Barthélemy, l'anniversaire du jour où ses ancêtres, les puritains, avaient refusé de souscrire à l'Acte d'Uniformité. Il répétait leurs gestes. Sa volonté de loyalisme se brisait à son ardente indiscipline héréditaire. Et le banni d'Oxford s'en alla rejoindre les pauvres, ses vrais disciples. Lorsqu'il visita pour la première fois les villages miniers dans le Northumberland et le comté de Durham, des bandes d'enfants vêtus de guenilles coururent à sa rencontre. Des populations opprimées par le nouvel état social, si dur, qui s'organisait contre elles, recevaient Wesley comme le héraut d'une joie surpassant toutes celles que le monde leur arrachait. La bourgade de Placey n'était habitée que par des mineurs aussi brutaux que ceux de Kingswood, Wesley s'apitoya sur leur abandon. Il arriva chez eux un Vendredi Saint et prêcha dehors, tandis que la bise mêlée de grésil fouettait les visages. « N'ayant aucune espèce de religion - relata Wesley dans son Journal - ils furent d'autant plus disposés à jeter comme de simples pécheurs leur appel vers Dieu, a cause de la Rédemption gratuite qui est en Jésus. »

Il était, en ces contrées négligées par les ministres de l'Église Anglicane, le premier prophète de la Réforme, deux siècles après la Réforme. Il apportait le protestantisme là où les croyances et les usages catholiques s'étaient conservés très longtemps, là où rien n'avait pu les remplacer quand ils avaient fini par disparaître. Des miséreux cherchaient le Christ comme l'achèvement des plus profondes aspirations humaines. Wesley leur rendait la connaissance du Christ. Mais peut-être existait-il tout un trésor spirituel perdu qu'il ne pouvait leur restituer? Les âmes étaient-elles rassasiées à leur faim?

Les mineurs convertis par Wesley se distinguaient entre tous les autres. Ils évangélisaient à leur tour leurs compagnons, les réconfortaient dans les périls. De leur vie intérieure naissait leur courage.

Parmi « les diversions brutales », les plus chères au peuple anglais, les combats de coqs tenaient la première place. Comme le réformateur les condamnait vigoureusement et que son influence tendait même à les supprimer, il s'attira des ennemis implacables. Ecclésiastiques et gentilshommes saisirent ce prétexte futile pour fomenter contre Wesley de véritables émeutes. Il avait à peine commencé son oeuvre qu'un mouvement d'opposition se dessinait. C'est tout d'abord à Bath - ville de plaisirs - qu'il fut dénoncé comme un perturbateur public.


WESLEY PRÊCHANT A LA PORTE D'UNE ÉGLISE
D'après une gravure de J.-H Hunt (Peinture de Alfred Hunt).

WESLEY PRÊCHANT A GWENNAP PIT EN CORNOUAILLES
D'après une gravure de Geller

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