Pauvre Londres sauvage, rétrograde! La
ville où les marchands de genièvre
promettaient à la foule de leurs clients,
sur leurs enseignes alléchantes, la simple
ivresse pour un penny, et pour deux pence
l'hébétude mortelle et
délicieuse qui fait oublier la souffrance.
Et de plus, ils leur offraient gratis une couche de
paille dans leur cave. Ville d'infortunes
extrêmes, de crimes particulièrement
horribles, de justices singulièrement
iniques. Que de patrons meurtriers de leurs
apprentis! En 1733, un pêcheur d'Hammersmith
tue un enfant placé, sous ses ordres et,
trois ans plus tard, un fabricant de rubans est
accusé d'un pareil forfait. Les juges les
acquittent l'un et l'autre, tandis qu'en 1735, une
fillette de neuf ans, la petite Mary Wotton,
coupable d'avoir dérobé la bourse de
sa maîtresse, se voit condamnée
à mort. Ville de brigandage et de gueuserie,
de faux estropiés pullulant à la
porte des églises. C'est dans ce Londres misérable
que
l'héroïne de Daniel De Foë, Moll
Flanders, courtisane vieillie, erre comme une louve
affamée, jusqu'au jour où devant la
boutique d'un drapier, la passion du vol envahit
brusquement son âme.
L'abandon des nouveau-nés sur la
voie publique apitoyait un marin, le Capitaine
Coram. Il lançait comme saint Vincent de
Paul, un siècle plus tôt, un appel aux
dames de qualité. Et la fondation de
l'hospice pour les enfants trouvés
coïncidait avec la venue à Londres de
Wesley le réformateur.
Si le dignitaire d'Oxford avait dû
surmonter les objections de son amour-propre
lorsqu'il s'était agi de prêcher en
plein air aux mineurs de Kingswood, plus vives ses
répugnances lorsque George Whitefield
l'entraîna sur les terrains vagues aux abords
de Londres, là où campaient les
Bohémiens, là où les
confédérations de mendiants tenaient
leur assises pouilleuses! « Me résigner
à paraître vil, encore plus vil.
» Wesley dut s'enfoncer dans le ferme propos
d'une humiliation trop consciente
d'elle-même, avant de prêcher sur la
lande de Blackheath, espace désert, ancien
rendez-vous des insurgés contre les lois.
Les carrosses ne s'y aventuraient que craintivement
à la tombée du jour, Wesley
évalua le nombre de ses auditeurs.
Les vit-il à travers le prisme de
son enthousiasme? Il les supposa de douze à
quatorze mille; il leur enseigna l'unique sagesse
et l'unique justification de l'homme : le Christ.
Des scélérats clamaient la joie de
leur pardon, mais la maladie du scrupule s'emparait
de gens honnêtes et jusqu'alors paisibles. La
foule se dispersait, un groupe demeurait, les
convertis, ceux qui affirmaient qu'avec la
soudaineté de l'éclair, le Christ
avait pris possession de leur coeur. Et l'attention
de Wesley se fixait sur ce petit groupe. Vers une
auberge qui s'élevait sur la lande, à
l'enseigne du Green Man, il entraîna ses
convertis pour les recenser et les diriger. Ce sont
les brebis de son bercail, il ne les perdra point
de vue. Sa mémoire exacte a
enregistré leurs noms.
Wesley instituait ainsi, partout
où il passait et selon le hasard des
circonstances, de nouvelles sociétés
religieuses. Son oeuvre dont le plan
déjà se dessine n'est qu'une vaste
congrégation formée de
cénacles restreints. Il se félicitait
de chaque conquête apostolique comme «
d'une incursion sur les domaines de Satan ».
Il désignait de cette façon les
quartiers mal famés qui bordaient la Tamise;
les halles de Billingsgate où les
poissonniers s'injuriaient avec une verdeur de
langage proverbiale; Wapping où habitaient
les ouvriers qui travaillaient au gréement
des navires : chaque maisonnette était une
taverne; les pieds dans la boue, des femmes ivres
se battaient.
C'est
parmi cette populace que se reproduisirent les
scènes terribles de Bristol. Et Wesley
derechef s'effraya à cause de l'ombre
sinistre qui accompagnait son oeuvre:
l'hystérie. L'ennemi semait une ivraie
parfois plus drue en apparence que le bon grain.
Wesley décrit en son Journal, ce qui se
passa durant l'été de 1739 dans
quelque masure de Wapping, alors qu'il expliquait
l'Épître aux Hébreux.
Plusieurs jetèrent vers le
Seigneur leur appel avec des cris et des larmes.
Quelques-uns s'affaissèrent, comme
privés de forces, d'autres tremblaient et
claquaient des dents, d'autres encore entraient en
convulsions en sorte que cinq ou six personnes ne
pouvaient les maîtriser. Je priai Dieu afin
qu'il empêchât le scandale des
faibles.
Ce sont les prélats qui
s'offusquent; au fond de leurs palais, ils
composent leurs pamphlets théologiques,
machines de guerre qu'ils s'apprêtent
à lancer contre le Méthodisme,
Gibson, l'évêque de Londres,
dénonce Wesley pour son orgueil, pour sa
présomption. Cependant les foules
s'accroissent. À Kennington Common,
où l'on apercevait - sinistre leçon
de choses - le gibet qui portait les cadavres des
derniers exécutés, Wesley rassembla
quinze mille auditeurs. Son frère Charles,
le musicien, lui prêtait un concours sans lequel
la
Réforme puritaine eût peut-être
échoué. Sur les multitudes
déferlait le chant des hymnes. Matelots,
soldats, portefaix reprenaient en choeur les
refrains et d'autant plus volontiers qu'ils
reconnaissaient les airs de leurs
mélopées, et même de leurs
chansonnettes grossières. Avec une
habileté, qui semblait tenir de la magie, le
poète Charles Wesley avait improvisé
de nouvelles paroles. Et c'étaient des
invocations au Christ, pèlerin
d'Emmaüs, berger qui ramène l'agneau
perdu, guerrier victorieux qui détruit le
mal dans ses derniers retranchements, consolateur
suprême :
- Jésus qui donne au fatigué
- Un durable et dernier repos,
- Médecin de l'âme malade
- Soulage et console mes maux,
- Et que mon coeur à toi se donne
- Jusqu'à ce qu'enfin se termine
- L'âpre cruauté de la vie...
Wesley commençait son apostolat une année de moisson mauvaise et de disette. L'hiver de 1740 fut particulièrement rigoureux. Des boutiques s'installaient sur la Tamise gelée, tandis que les mariniers, près de la barque inutile qui symbolisait leur détresse, mendiaient leur pain. Les hymnes de Charles Wesley montaient et se perdaient bien au-dessus des choses humaines. Entre tous les espaces livrés à la plèbe, Moorfields passait pour le royaume favori de la racaille. Dans les jardins populaires, une foire se tenait en permanence : lutteurs, montreurs d'ours, charlatans. Les étrangers qui visitaient Londres s'étonnaient de voir en cet endroit si méprisé un bâtiment magnifique, Bedlam, l'asile des aliénés, alors ouvert au public, tel un musée de la douleur. Deux statues qu'on admirait flanquaient le portique, représentant la folie furieuse et la mélancolie. L'ironie du sort voulut que John Wesley, qu'on accusait de troubler la raison des pauvres gens, vînt planter sa chaire devant Bedlam. Prêcher à Moorfields, en butte aux plaisanteries graveleuses des baladins! C'était le sacrifice suprême pour un personnage que rien ne pourra tuer : Wesley, l'aristocrate, celui qui jouait de la flûte, lisait les romans chevaleresques du dix-septième siècle français et fréquentait la meilleure compagnie. « Se résigner à paraître vil, encore plus vil... » Le missionnaire imposait silence à l'aristocrate et recrutait bientôt dans les rangs du peuple ses deux principaux disciples de la première heure : John Nelson et Silas Told.
Tandis que Wesley intimait à ses
supérieurs ecclésiastiques avec des
révérences respectueuses, son refus
de leur obéir, un pauvre maçon du
comté d'York, John Nelson, cherchait
vainement la paix spirituelle. Au soir de ses
rudes journées, il
méditait seul à travers les champs -
et sa méditation l'élevait
très au-dessus de lui-même : «
Dieu n'a pas créé l'homme,
songeait-il, pour qu'il soit son propre
mystère, et la religion doit renfermer
quelque chose qui m'échappe, car si elle est
incapable de rassasier complètement le coeur
de l'homme, alors notre condition est pire que
celle des bêtes dont rien ne survit ».
Les médiocres sermons des clergymen
aggravaient sa mélancolie. Leur optimisme de
convention choquait cette âme que le sens du
péché troublait jusqu'au
déséquilibre. Le pauvre maçon
alla trouver les dissidents, et d'abord les plus
cachés de tous, les catholiques romains.
Mais quand il eut
pénétré, dans l'un de leurs
oratoires, la force de ses préventions
l'emporta sur son attirance secrète. Quoi!
ces chasubles, cet encens, ces prières
latines, ces génuflexions, mômeries
superstitieuses! La haine l'aveugla, une haine
tenace et tellement soudée à la
fierté nationale que rien ne
l'ébranlerait. Le maçon s'informa des
Quakers, et fréquenta leurs
assemblées. Il vit, assis sur des bancs, des
bourgeois vêtus de drap gris, appuyés
au pommeau de leur canne et leur large chapeau
rabattu sur leurs yeux, qui attendaient, parfois
durant des heures, l'inspiration de l'Esprit Saint.
Encore désillusionné, le maçon
poursuivit son enquête. Il allait trouver en
désespoir de cause les Juifs dans leurs
synagogues, lorsque les nécessités de
son métier l'ayant conduit
à Londres, il
aperçut un jour, sur la promenade de
Moorfields, un rassemblement inusité. Un
clergyman expulsé des églises, le
fameux Wesley, parlait. Il le vit, petit, sur son
estrade. Il remarqua son geste familier : sa main
rejetant en arrière sa chevelure noire. Un
homme d'apparence délicate, mais dont la
voix portait si loin que malgré toute la
rumeur répandue sur la place, on l'entendait
distinctement. Et le maçon s'étonna
de comprendre chacune de ses paroles: des mots, non
pour les savants, mais pour les ignorants comme
lui, « J'étais comme un oiseau
tombé du nid et perdu - relata le
maçon - jusqu'au jour où Mr. Wesley
prêcha son premier sermon à
Moorfields. » Et voici que le regard de Wesley
- le regard de ses yeux bleu sombre - parut se
fixer sur lui, Wesley lançait une apostrophe
que l'auditeur scrupuleux, enclin à se
croire abandonné du ciel, s'appropria
-
Qui es-tu, toi qui vois et qui
éprouves ton indignité? Oui, tu es
l'homme que je cherche. Tu te crois fait pour
l'Enfer tandis que tu es créé pour la
Gloire de Dieu. Tu es le triomphe de sa grâce
gratuite. Viens et crois. Crois en le Seigneur et
toi - oui même toi - tu seras
réconcilié avec Dieu. Toi le
pécheur, toi l'abandonné, je t'adjure
d'aller à Dieu sans te parer de ta propre
justice, mais tel que tu es avec ta misère,
coupable, impie, désespéré,
méritant le gouffre vers lequel tu glisses!
Et le Seigneur te relèvera et tu sauras
qu'il justifie les pareils et le sang versé
pour le salut te purifiera. Regarde l'Agneau de
Dieu. N'allègue ni tes efforts, ni tes
oeuvres, ni ton repentir, ni la droiture. Le sang
du pacte rédempteur suffit. C'est la
rançon qui fut payée pour cette
pécheresse orgueilleuse et obstinée :
ton âme...
La force de Wesley ce n'est plus le
raisonnement, il y a renoncé, ni la chaleur
de l'imagination, ni l'éclat du style :
c'est la puissance de l'appel. Il est le meneur
d'hommes qui sait dire « Viens et suis-moi
». Il excelle à susciter les
dévouements. John Nelson s'éloigne.
Il donne sa nourriture aux pauvres, il s'impose des
jeûnes et des austérités. Bien
que le prédicateur ait négligé
le mérite des bonnes oeuvres, le pauvre
maçon suit une logique instinctive,
irréfutable, qui cherche dans la
pénitence la purification. John Nelson sera
pour Wesley le disciple de choix. C'est avec lui
qu'il visitera la Cornouailles en un premier voyage
ingrat où ils se perdront dans un
désert caillouteux et ne trouveront pour
contenter leur faim et leur soif que les
mûres des buissons. Wesley initia John Nelson
à la prédication et l'artisan devenu
missionnaire obtint un tel succès qu'un jour
il toucha jusqu'aux larmes un jeune homme
soudoyé pour battre du tambour durant son
sermon.
Quelque temps après la conversion
de John Nelson, Wesley sut gagner à sa cause
un homme très malheureux,
qui s'éleva vers la sainteté : Silas
Told. Comme John Nelson, il a raconté, son
histoire et rien n'éclaire mieux l'âme
religieuse du peuple anglais avec ses penchants
poétiques et ses remous superstitieux, que
ces autobiographies sans
littérature.
Silas Told était matelot en un
temps où l'existence que menaient les hommes
d'équipage passait pour infernale et
préoccupait les philanthropes. « Un
navire est pire qu'une prison - pouvait assurer
Samuel Johnson. On trouve en prison meilleur air,
meilleure compagnie, plus de commodité. Et
de plus on est en danger sur un navire!
»
Silas Told avait navigué de
Bristol à la Jamaïque sous les ordres
de l'un de ces terribles capitaines qu'on
surnommait pour leur férocité «
les diables de la mer ». La peste et la famine
désolèrent la traversée, Silas
Told, ayant commis la faute de prendre plus de pain
que sa ration ne le comportait, fut par
châtiment fouetté de manière
impitoyable, « Non seulement - a-t-il
affirmé - mes habits étaient
réduits en lambeaux, mais on pouvait voir
mes os ». De plus, le capitaine ne le jugeant
pas suffisamment puni, ordonnait qu'on
l'attachât aux planches du pont et sautait,
comme par jeu, sur son corps. Le pauvre hère
avait survécu à semblables
sévices. Mais des visions le consolaient,
souvenirs des lectures méditées
durant son enfance. Les adeptes de Wesley
connaissaient tous le Voyage du
Pèlerin, bréviaire imagé de la
vie intérieure, allégorie à
l'usage des ignorants; Silas Told le savait quasi
par coeur. Son atavisme puritain et ses
épreuves l'avaient disposé, à
recevoir les enseignements de Wesley. Plus
âgé que la plupart des autres
convertis, il approchait de la quarantaine.
Le retour de l'hiver empêchait le
réformateur de prêcher en plein air,
À Moorfields, la Fonderie Royale
abandonnée par suite d'une explosion tombait
en ruines. Wesley acheta pour son oeuvre cette
bâtisse délabrée. Avec quel
argent? Le puritain fulminait contre le luxe; il se
gardait de maudire l'argent dont il avait besoin.
Il parlait comme un ascète
dépouillé de tout; il agissait comme
un homme d'affaires avisé. Les revenus de sa
Bibliothèque chrétienne - grande
entreprise de librairie moralisatrice,
déjà prospère -; un
système de cotisations habilement
organisé couvraient les dettes qu'il
contractait avec une haute insouciance, « De
l'argent, je n'en avais pas, notera-t-il
après quelque initiative imprudente, ni le
moindre espoir de m'en procurer. Mais la terre est
au Seigneur avec tout ce qu'elle renferme. C'est en
son nom que je m'avance, ne doutant de rien. »
Ce langage de parade lui plaisait.
La Fonderie n'était encore qu'une
baraque aménagée parmi les
décombres lorsque, durant l'hiver de 1740,
Silas Told y vint chercher la grâce de sa
conversion. Il vit une assemblée nombreuse et
tassée.
Rien que des bancs grossièrement
équarris. Aucun signe de prérogative
sociale comme dans les églises officielles.
Wesley donnait sur ce point - comme d'ailleurs sur
tous les autres - des ordres péremptoires.
« Que personne ici, - commandait-il aux
fidèles de la Fonderie - ne s'arroge le
droit d'appeler une place la sienne. Les
premières places aux premiers venus. Aucun
siège à dossier, mais des bancs
pareils pour les riches et pour les pauvres. »
Les pauvres - ils étaient la majorité
- chantaient les hymnes des frères Wesley;
ils appelaient la venue du Christ crucifié.
Et Silas Told, le matelot décharné,
joignit sa voix aux leurs :
- Mes souffrances, tu les connais,
- La tentation, tu la subis,
- Regarde les peines et les miennes,
- Du calvaire, souviens-toi,
- Et de tes prières ardentes,
- Et de ton agonie, de ta sueur sanglante,
- De tes plaintes amères et de tes larmes,
- Du cri que tu jetas avant d'expirer.
- Pourquoi as-tu supporté la croix?
- Et qui cloua ton corps à ce bois?
- Ta mort ne m'a-t-elle pas donné la vie?
- C'est à ton coeur de me répondre.
- N'es-tu pas touché de la douleur humaine
- Et la Pitié a-t-elle abandonné le Fils de Dieu?...
- ... As-tu oublié les jours de la terre?
- Ne peux-tu sentir nos misères?
- Ton coeur! Voilà qu'il saigne de nouveau
- Tu es encore Jésus...
Quand Wesley s'approcha de sa chaire
formée de quelques planches pour y
prêcher le salut par la foi dans le sacrifice
du Christ, thème exclusif de ses premiers
sermons, un émoi se propagea d'auditeur en
auditeur. « Il arrive, disait-on, le
voilà! » Sa domination spirituelle
participait du magnétisme. Le matelot Silas
Told entendit à son tour l'appel : Viens et
suis-moi. Le sermon fini, il prit cette
résolution : « Tant que je vivrai, je
ne me séparerai pas de lui. » Les
tortures endurées sur les navires avaient
disposé son coeur à la pitié.
Wesley le chargea d'évangéliser les
captifs et surtout d'assister les condamnés
à mort.
Les frères Wesley, en même
temps qu'ils prêchaient sur les places
publiques s'étaient institués les
aumôniers volontaires de Newgate, la prison
de Londres. Les moralistes en
dénonçaient les horreurs, mais le mal
était profond, les indignations
brèves, les routines enracinées. Dans
les souterrains de Newgate, où descendaient
John et Charles Wesley, les coupables qui se
refusaient aux aveux étaient couchés
presque nus, attachés au sol et le corps
chargé de chaînes et de pierres. L'air
contaminé provoquait une
épidémie : la fièvre des
prisons. Quand les accusés comparaissaient
devant les juges, ceux-ci reniflaient un flacon de
vinaigre ou des herbes odoriférantes.
Précautions vaines: en 1750, à la
session des Assises, trois juges, le Lord Maire et
un
alderman
contractent cette fièvre maligne et en
meurent! Les geôliers arrachaient à
leurs prisonniers des sommes considérables
avec la promesse de fers moins écrasants et
d'une couverture moins déchirée; ils
exhibaient au public pour un shilling les criminels
fameux - parfois des gentilshommes dépraves
devenus, à la suite d'un pari, un soir
d'ébriété, les brigands qui
assaillaient les voyageurs. Ainsi de James
Mac-Lean, le frère d'un ministre calviniste,
qu'en 1750, trois mille personnes visitèrent
en son cachot par curiosité. Newgate
était bien l'abîme que
décrivait un pamphlétaire dans une
brochure intitulée - Un regard sur l'Enfer.
Des êtres ravalés par
l'atrocité de leur sort au rang des brutes,
se lançaient les uns aux autres des ordures
avec des invectives. Nulle séparation entre
hommes et femmes. Dans son enquête
décisive à la fin du siècle,
le philanthrope Howard constate presque partout la
même promiscuité. Les malheureuses
vouées à la pendaison ou - ce qui
arrivait encore - au bûcher, plaçaient
leur suprême espoir dans la grossesse qui
différerait leur supplice. Une race
grevée de toutes les tares sortait des
prisons.
À l'acuité de la
détresse, nulle consolation religieuse
efficace n'était accordée. Le matin
d'une exécution, au son du glas qui tintait
à l'église du Saint Sauveur, le
bedeau de cette paroisse récitait une
exhortation dont les paroles étaient fixées par
un usage immémorial : 0 vous qui fûtes
enfermés pour votre
scélératesse... Il continuait sa
vieille antienne, en agitant sa clochette sur le
chemin menant au gibet et les appels des marchands
qui étalaient leurs éventaires sur le
parcours étouffaient sa voix :
Bon peuple, priez Dieu pour ces
pauvres pécheurs qui s'en vont à la
mort au son de cette cloche...
Le clergyman
délégué par l'Église
établie pour assister les condamnés,
s'acquittait de son office de la façon la
plus médiocre, quand elle n'était pas
la plus déplacée, parfois même
se contentant d'échanger des plaisanteries
gaillardes avec les malfaiteurs.
Une place était à prendre
et le réformateur, tel un abbé qui
s'efforce de distinguer les aptitudes de ses
novices, la confiait à Silas Told qu'il
créait chapelain officieux de Newgate. Toute
sa vie, ce disciple de Wesley ne cessa de consoler
la douleur et de s'opposer aux caprices d'une loi
archaïque selon laquelle les pauvres voleurs,
les plus excusables, étaient punis comme les
homicides, Silas Told sollicitait des grâces
que sa pitié obtenait quelquefois. Un
tableau de Hogarth évoque la marche vers la
potence de Tyburn. Sur la charrette des
condamnés qui s'avance à travers une
foire populaire, la silhouette d'un homme se
détache, les cheveux plats, le visage
émacié, un doigt levé vers le
ciel . c'est Silas Told, l'ancien matelot.
Lorsqu'il prêche sur les places publiques
de Londres, Wesley signale à ses
côtés la présence de sa
mère. Elle vivait péniblement des
secours accordés aux veuves des clergymen et
le réformateur l'hébergeait dans la
Maison de la Fonderie, qu'une gazette moqueuse (le
Gentleman's Magasine) appelait « une
espèce de couvent ». Des
évangélistes populaires en sortaient
pour se répandre à travers le pays.
Le plus éloquent était un fabricant
de jouets, nommé Maxfield. Tout d'abord, Mrs
Wesley avait blâmé leur apostolat
tumultueux, mais le réformateur sut la
rassurer et la convertir à son tour. Elle
comprit enfin pourquoi le Seigneur avait
préservé son fils de l'incendie
durant sa petite enfance. «Un brandon
sauvé des flammes! »...
Le 18 juillet 1742, Wesley fut
rappelé de Bristol à Londres
auprès de sa mère mourante. Il
écrivit en son Journal :
Je trouvai ma mère sur les
rivages de l'éternité sans doute, ni
crainte, ni d'autre volonté que d'être
avec le Christ... A trois heures de
l'après-midi, je vis que le grand changement
allait survenir. Privée de parole, mais non
de connaissance, elle levait les
yeux tandis que nous recommandions son âme au
Seigneur. Avant quatre heures, la corde d'argent se
brisa et la roue de la citerne se rompit. Sans
débats, ni soupirs, ni gémissements,
l'âme fut mise en liberté.
Rangés autour de son lit, nous nous
conformâmes à sa suprême
requête. Avant de perdre l'usage de la
parole, elle nous avait dit : Enfants, sitôt
que je serai délivrée, chantez
à Dieu un psaume de louange.
Le soir des funérailles, Wesley
prêcha. La foule se rassemblait - «
innombrable » - dans le
cimetière.
Je vis un grand trône blanc et
Celui qui était assis dessus devant la face
duquel le ciel et la terre s'enfuirent et il n'en
resta même pas la place.
Et je vis les morts
grands et
petits qui comparurent devant le trône; des
livres furent ouverts et un autre livre fut encore
ouvert, qui était le livre de vie et les
morts furent jugés sur ce qui était
écrit dans ces livres, selon leurs
oeuvres.
La voix puissante de Wesley
annonça le texte de l'Apocalypse. Son
éloquence s'épancha sur cette
multitude longtemps sevrée de mystère
qui se recueillait parmi les tombes. «
Jugés selon leurs oeuvres » : Wesley
insistait à dessein. Dans
l'évanouissement de toute apparence
terrestre, nos pauvres efforts, nos
précieuses bonnes actions demeureront
inscrits sur le livre de vie dont l'ange brisera
les sceaux. Le sermon de Wesley devant le cercueil
de sa mère, révélait un
changement doctrinal. Sa conversion au
Luthérianisme extrême avait
été trop violente pour être
durable. Des scandales ayant éclaté
dans ses petites sociétés
religieuses, il les avait attribués a une
dangereuse théologie qui donnait tout a
l'illumination de la foi et rien a l'exercice de la
volonté. « Selon nos oeuvres...
Jugés selon nos oeuvres- » Wesley
rendait publique sa rupture avec ses anciens
maîtres, les Frères Moraves. Où
va-t-il donc ce réformateur protestant qui
s'acharne contre Calvin et qui traite maintenant
Luther d'hérésiarque? Wesley ne le
sait pas, ne le saura jamais. Il n'est qu'un
Anglais journellement docile aux leçons de
l'expérience.
Sa mère avait rejoint dans la
mort les non-conformistes ses ancêtres. Elle
repose dans leur cimetière, non loin de John
Bunyan et de Daniel De Foë. On distingue sur
la dalle, qui porte son nom, l'épitaphe
composée par ses fils :
Dans l'espoir certain et ferme de
monter aux cieux - et d'y revendiquer sa demeure -
une chrétienne ici a laissé sa
dépouille - pour une couronne, elle
échangea sa croix.
L'année où mourut Suzanne Wesley,
le réformateur établit son oeuvre
à Newcastle. L'un de ses convertis, Taylor,
un apprenti drapier du Comté d'York,
l'accompagnait. Une grande animation régnait
dans le port où s'entrecroisaient de
nombreux bateaux. Les navigateurs
échangeaient contre les vins du Portugal les
raisins de Malaga, les bois de Norvège, du
charbon, du verre, du plomb. Durant tout le
dix-huitième siècle, Newcastle est un
foyer d'émeutes. En 1740, la cherté
et la carence du blé provoquèrent des
troubles si graves qu'on craignit la destruction de
la ville entière - la milice ne pouvant plus
contenir les insurgés qui pillaient les
greniers publics, saccageaient l'hôtel de
ville, détruisaient les archives. Une
atmosphère d'orage enveloppe l'oeuvre de
Wesley; les nuées s'amoncellent, la
révolution menace.
À travers les rues de Newcastle
s'en vont les deux missionnaires. Ils constatent la
présence des fléaux qu'ils se sont
juré de détruire :
l'obscénité du langage et
l'ivrognerie. Comment conquérir cette ville
où chacun les ignore? Ils gagnent le pire
quartier - Sandhill où naguère
s'étaient rassemblés les
émeutiers - ils s'arrêtent à un
carrefour, chantent à trois ou quatre
curieux un psaume de David. Le groupe augmente;
bientôt ils sont une centaine. Le chant cesse;
Wesley prêche le
Christ prophétisé par Isaïe - A
cause de ses meurtrissures, nous avons
été guéris. Son
éloquence que la charité inspire
s'amplifie à mesure que les auditeurs
surviennent. Il prêche comme celui qui veut
vaincre. Ces pauvres gens
déguenillés, abandonnés
à leurs mauvais penchants; ces enfants qui
crient des blasphèmes, il faut les changer,
en Anglais sûrs de leur salut éternel
et de leur force temporelle. C'est un dimanche. Les
ouvriers libérés de leur tâche
accourent : peauciers, tanneurs, cordiers. Lorsque
le sermon s'achève, une foule de quinze
cents auditeurs regarde avec stupéfaction
l'étranger que le salut des âmes
préoccupe jusqu'à l'angoisse. Alors
celui-ci se nomme. « Je m'appelle John Wesley.
Avec l'aide de Dieu je prêcherai de nouveau
ce soir à cinq heures, » Le soir, sur
le versant d'une colline devant l'hospice des
navigateurs, les auditeurs se chiffrent par
milliers,
Wesley n'avait pas paru depuis un an
à Newcastle qu'un local devenait
nécessaire pour les besoins de soli oeuvre.
Qui fournirait les fonds? Les donateurs surgissent,
la manne tombe du ciel. Certains dissidents
fraternisent avec Wesley : les Baptistes qui
insistent comme lui sur la nécessité
du baptême par immersion; les Quakers qui
savent maintenir un équilibre entre leur
capacité matoise en affaires et leur
munificence : « Ami Wesley - écrit l'un
de ces excellents Quakers - j'ai fait un rêve
qui te concernait. Tu
étais entouré d'un grand troupeau et
tu lui cherchais un bercail. En m'éveillant,
je me souvins que tu n'avais pas de logis pour
recevoir ton troupeau de Newcastle. Voici, pour en
construire un, cent guinées. »
Ainsi fut créé
l'orphelinat de Newcastle. Avec la Fonderie de
Londres et l'École de Kingswood, il sera
l'un des foyers principaux d'où rayonnera
l'influence méthodiste.
Curieuse école de Kingswood,
fondation exclusive de Wesley jusque dans les
moindres détails! Il avait inscrit parmi les
classiques des livres inusités comme la Vie
de Monsieur Gaston de Renly, gentilhomme de France,
par le Père Jésuite Jean-Baptiste
Saint-Jure. Il avait décrété
le menu de chaque jour, répartissant avec
parcimonie et régularité le lard, le
mouton bouilli, le pudding aux pommes. Chaque
vendredi les enfants jeûnaient. Pas de
récréations pour eux, seulement des
promenades et encore celles-ci les
acheminaient-elles parfois vers quelque maison
mortuaire du voisinage pour leur remettre en
mémoire la fragilité de la vie. Dans
de petits couplets pharisaïques, ces
écoliers remerciaient le Seigneur de n'avoir
pas, comme les autres, le loisir de s'amuser :
Pauvres petits! Quand parut l'Émile, -
selon Wesley « l'ouvrage le plus inepte, le
plus stupide et le plus erroné qu'un
infidèle ait jamais écrit » le
réformateur se félicita d'avoir
fondé, semblable école et de
s'opposer à Jean-Jacques Rousseau qu'il
regardait comme un ennemi personnel. Wesley ne
consentit pas à modifier ses
règlements rigides, mais ils s'adoucirent
par la force des choses, et l'école se
perpétua malgré les dissensions qui
faillirent la ruiner.
L'oeuvre entière de Wesley ne
semblait-elle pas aussi précaire? En 1744 se
tint la première conférence du
Méthodisme. Wesley l'eût voulue
sereine et livrée à l'inspiration du
Saint-Esprit comme un cénacle de la
Primitive Église. Hélas! Voilà
que les disputes éclatent. Les
théologiens improvisés s'accusent
mutuellement de confondre la sanctification avec la
justification. Et dans leurs controverses
reparaît cette violence populaire que Wesley
se targue d'adoucir. Autour de la Bible que chacun
interprète à son gré, les
agneaux redeviennent des loups.
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