Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI

CHEMINS DE DAMAS

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Pauvre Londres sauvage, rétrograde! La ville où les marchands de genièvre promettaient à la foule de leurs clients, sur leurs enseignes alléchantes, la simple ivresse pour un penny, et pour deux pence l'hébétude mortelle et délicieuse qui fait oublier la souffrance. Et de plus, ils leur offraient gratis une couche de paille dans leur cave. Ville d'infortunes extrêmes, de crimes particulièrement horribles, de justices singulièrement iniques. Que de patrons meurtriers de leurs apprentis! En 1733, un pêcheur d'Hammersmith tue un enfant placé, sous ses ordres et, trois ans plus tard, un fabricant de rubans est accusé d'un pareil forfait. Les juges les acquittent l'un et l'autre, tandis qu'en 1735, une fillette de neuf ans, la petite Mary Wotton, coupable d'avoir dérobé la bourse de sa maîtresse, se voit condamnée à mort. Ville de brigandage et de gueuserie, de faux estropiés pullulant à la porte des églises. C'est dans ce Londres misérable que l'héroïne de Daniel De Foë, Moll Flanders, courtisane vieillie, erre comme une louve affamée, jusqu'au jour où devant la boutique d'un drapier, la passion du vol envahit brusquement son âme.
L'abandon des nouveau-nés sur la voie publique apitoyait un marin, le Capitaine Coram. Il lançait comme saint Vincent de Paul, un siècle plus tôt, un appel aux dames de qualité. Et la fondation de l'hospice pour les enfants trouvés coïncidait avec la venue à Londres de Wesley le réformateur.




Si le dignitaire d'Oxford avait dû surmonter les objections de son amour-propre lorsqu'il s'était agi de prêcher en plein air aux mineurs de Kingswood, plus vives ses répugnances lorsque George Whitefield l'entraîna sur les terrains vagues aux abords de Londres, là où campaient les Bohémiens, là où les confédérations de mendiants tenaient leur assises pouilleuses! « Me résigner à paraître vil, encore plus vil. » Wesley dut s'enfoncer dans le ferme propos d'une humiliation trop consciente d'elle-même, avant de prêcher sur la lande de Blackheath, espace désert, ancien rendez-vous des insurgés contre les lois. Les carrosses ne s'y aventuraient que craintivement à la tombée du jour, Wesley évalua le nombre de ses auditeurs.

Les vit-il à travers le prisme de son enthousiasme? Il les supposa de douze à quatorze mille; il leur enseigna l'unique sagesse et l'unique justification de l'homme : le Christ. Des scélérats clamaient la joie de leur pardon, mais la maladie du scrupule s'emparait de gens honnêtes et jusqu'alors paisibles. La foule se dispersait, un groupe demeurait, les convertis, ceux qui affirmaient qu'avec la soudaineté de l'éclair, le Christ avait pris possession de leur coeur. Et l'attention de Wesley se fixait sur ce petit groupe. Vers une auberge qui s'élevait sur la lande, à l'enseigne du Green Man, il entraîna ses convertis pour les recenser et les diriger. Ce sont les brebis de son bercail, il ne les perdra point de vue. Sa mémoire exacte a enregistré leurs noms.

Wesley instituait ainsi, partout où il passait et selon le hasard des circonstances, de nouvelles sociétés religieuses. Son oeuvre dont le plan déjà se dessine n'est qu'une vaste congrégation formée de cénacles restreints. Il se félicitait de chaque conquête apostolique comme « d'une incursion sur les domaines de Satan ». Il désignait de cette façon les quartiers mal famés qui bordaient la Tamise; les halles de Billingsgate où les poissonniers s'injuriaient avec une verdeur de langage proverbiale; Wapping où habitaient les ouvriers qui travaillaient au gréement des navires : chaque maisonnette était une taverne; les pieds dans la boue, des femmes ivres se battaient. C'est parmi cette populace que se reproduisirent les scènes terribles de Bristol. Et Wesley derechef s'effraya à cause de l'ombre sinistre qui accompagnait son oeuvre: l'hystérie. L'ennemi semait une ivraie parfois plus drue en apparence que le bon grain. Wesley décrit en son Journal, ce qui se passa durant l'été de 1739 dans quelque masure de Wapping, alors qu'il expliquait l'Épître aux Hébreux.

Plusieurs jetèrent vers le Seigneur leur appel avec des cris et des larmes. Quelques-uns s'affaissèrent, comme privés de forces, d'autres tremblaient et claquaient des dents, d'autres encore entraient en convulsions en sorte que cinq ou six personnes ne pouvaient les maîtriser. Je priai Dieu afin qu'il empêchât le scandale des faibles.

Ce sont les prélats qui s'offusquent; au fond de leurs palais, ils composent leurs pamphlets théologiques, machines de guerre qu'ils s'apprêtent à lancer contre le Méthodisme, Gibson, l'évêque de Londres, dénonce Wesley pour son orgueil, pour sa présomption. Cependant les foules s'accroissent. À Kennington Common, où l'on apercevait - sinistre leçon de choses - le gibet qui portait les cadavres des derniers exécutés, Wesley rassembla quinze mille auditeurs. Son frère Charles, le musicien, lui prêtait un concours sans lequel la Réforme puritaine eût peut-être échoué. Sur les multitudes déferlait le chant des hymnes. Matelots, soldats, portefaix reprenaient en choeur les refrains et d'autant plus volontiers qu'ils reconnaissaient les airs de leurs mélopées, et même de leurs chansonnettes grossières. Avec une habileté, qui semblait tenir de la magie, le poète Charles Wesley avait improvisé de nouvelles paroles. Et c'étaient des invocations au Christ, pèlerin d'Emmaüs, berger qui ramène l'agneau perdu, guerrier victorieux qui détruit le mal dans ses derniers retranchements, consolateur suprême :

Jésus qui donne au fatigué
Un durable et dernier repos,
Médecin de l'âme malade
Soulage et console mes maux,
Et que mon coeur à toi se donne
Jusqu'à ce qu'enfin se termine
L'âpre cruauté de la vie...

Wesley commençait son apostolat une année de moisson mauvaise et de disette. L'hiver de 1740 fut particulièrement rigoureux. Des boutiques s'installaient sur la Tamise gelée, tandis que les mariniers, près de la barque inutile qui symbolisait leur détresse, mendiaient leur pain. Les hymnes de Charles Wesley montaient et se perdaient bien au-dessus des choses humaines. Entre tous les espaces livrés à la plèbe, Moorfields passait pour le royaume favori de la racaille. Dans les jardins populaires, une foire se tenait en permanence : lutteurs, montreurs d'ours, charlatans. Les étrangers qui visitaient Londres s'étonnaient de voir en cet endroit si méprisé un bâtiment magnifique, Bedlam, l'asile des aliénés, alors ouvert au public, tel un musée de la douleur. Deux statues qu'on admirait flanquaient le portique, représentant la folie furieuse et la mélancolie. L'ironie du sort voulut que John Wesley, qu'on accusait de troubler la raison des pauvres gens, vînt planter sa chaire devant Bedlam. Prêcher à Moorfields, en butte aux plaisanteries graveleuses des baladins! C'était le sacrifice suprême pour un personnage que rien ne pourra tuer : Wesley, l'aristocrate, celui qui jouait de la flûte, lisait les romans chevaleresques du dix-septième siècle français et fréquentait la meilleure compagnie. « Se résigner à paraître vil, encore plus vil... » Le missionnaire imposait silence à l'aristocrate et recrutait bientôt dans les rangs du peuple ses deux principaux disciples de la première heure : John Nelson et Silas Told.




Tandis que Wesley intimait à ses supérieurs ecclésiastiques avec des révérences respectueuses, son refus de leur obéir, un pauvre maçon du comté d'York, John Nelson, cherchait vainement la paix spirituelle. Au soir de ses rudes journées, il méditait seul à travers les champs - et sa méditation l'élevait très au-dessus de lui-même : « Dieu n'a pas créé l'homme, songeait-il, pour qu'il soit son propre mystère, et la religion doit renfermer quelque chose qui m'échappe, car si elle est incapable de rassasier complètement le coeur de l'homme, alors notre condition est pire que celle des bêtes dont rien ne survit ». Les médiocres sermons des clergymen aggravaient sa mélancolie. Leur optimisme de convention choquait cette âme que le sens du péché troublait jusqu'au déséquilibre. Le pauvre maçon alla trouver les dissidents, et d'abord les plus cachés de tous, les catholiques romains.
Mais quand il eut pénétré, dans l'un de leurs oratoires, la force de ses préventions l'emporta sur son attirance secrète. Quoi! ces chasubles, cet encens, ces prières latines, ces génuflexions, mômeries superstitieuses! La haine l'aveugla, une haine tenace et tellement soudée à la fierté nationale que rien ne l'ébranlerait. Le maçon s'informa des Quakers, et fréquenta leurs assemblées. Il vit, assis sur des bancs, des bourgeois vêtus de drap gris, appuyés au pommeau de leur canne et leur large chapeau rabattu sur leurs yeux, qui attendaient, parfois durant des heures, l'inspiration de l'Esprit Saint. Encore désillusionné, le maçon poursuivit son enquête. Il allait trouver en désespoir de cause les Juifs dans leurs synagogues, lorsque les nécessités de son métier l'ayant conduit à Londres, il aperçut un jour, sur la promenade de Moorfields, un rassemblement inusité. Un clergyman expulsé des églises, le fameux Wesley, parlait. Il le vit, petit, sur son estrade. Il remarqua son geste familier : sa main rejetant en arrière sa chevelure noire. Un homme d'apparence délicate, mais dont la voix portait si loin que malgré toute la rumeur répandue sur la place, on l'entendait distinctement. Et le maçon s'étonna de comprendre chacune de ses paroles: des mots, non pour les savants, mais pour les ignorants comme lui, « J'étais comme un oiseau tombé du nid et perdu - relata le maçon - jusqu'au jour où Mr. Wesley prêcha son premier sermon à Moorfields. » Et voici que le regard de Wesley - le regard de ses yeux bleu sombre - parut se fixer sur lui, Wesley lançait une apostrophe que l'auditeur scrupuleux, enclin à se croire abandonné du ciel, s'appropria -

Qui es-tu, toi qui vois et qui éprouves ton indignité? Oui, tu es l'homme que je cherche. Tu te crois fait pour l'Enfer tandis que tu es créé pour la Gloire de Dieu. Tu es le triomphe de sa grâce gratuite. Viens et crois. Crois en le Seigneur et toi - oui même toi - tu seras réconcilié avec Dieu. Toi le pécheur, toi l'abandonné, je t'adjure d'aller à Dieu sans te parer de ta propre justice, mais tel que tu es avec ta misère, coupable, impie, désespéré, méritant le gouffre vers lequel tu glisses! Et le Seigneur te relèvera et tu sauras qu'il justifie les pareils et le sang versé pour le salut te purifiera. Regarde l'Agneau de Dieu. N'allègue ni tes efforts, ni tes oeuvres, ni ton repentir, ni la droiture. Le sang du pacte rédempteur suffit. C'est la rançon qui fut payée pour cette pécheresse orgueilleuse et obstinée : ton âme...

La force de Wesley ce n'est plus le raisonnement, il y a renoncé, ni la chaleur de l'imagination, ni l'éclat du style : c'est la puissance de l'appel. Il est le meneur d'hommes qui sait dire « Viens et suis-moi ». Il excelle à susciter les dévouements. John Nelson s'éloigne. Il donne sa nourriture aux pauvres, il s'impose des jeûnes et des austérités. Bien que le prédicateur ait négligé le mérite des bonnes oeuvres, le pauvre maçon suit une logique instinctive, irréfutable, qui cherche dans la pénitence la purification. John Nelson sera pour Wesley le disciple de choix. C'est avec lui qu'il visitera la Cornouailles en un premier voyage ingrat où ils se perdront dans un désert caillouteux et ne trouveront pour contenter leur faim et leur soif que les mûres des buissons. Wesley initia John Nelson à la prédication et l'artisan devenu missionnaire obtint un tel succès qu'un jour il toucha jusqu'aux larmes un jeune homme soudoyé pour battre du tambour durant son sermon.

Quelque temps après la conversion de John Nelson, Wesley sut gagner à sa cause un homme très malheureux, qui s'éleva vers la sainteté : Silas Told. Comme John Nelson, il a raconté, son histoire et rien n'éclaire mieux l'âme religieuse du peuple anglais avec ses penchants poétiques et ses remous superstitieux, que ces autobiographies sans littérature.

Silas Told était matelot en un temps où l'existence que menaient les hommes d'équipage passait pour infernale et préoccupait les philanthropes. « Un navire est pire qu'une prison - pouvait assurer Samuel Johnson. On trouve en prison meilleur air, meilleure compagnie, plus de commodité. Et de plus on est en danger sur un navire! »
Silas Told avait navigué de Bristol à la Jamaïque sous les ordres de l'un de ces terribles capitaines qu'on surnommait pour leur férocité « les diables de la mer ». La peste et la famine désolèrent la traversée, Silas Told, ayant commis la faute de prendre plus de pain que sa ration ne le comportait, fut par châtiment fouetté de manière impitoyable, « Non seulement - a-t-il affirmé - mes habits étaient réduits en lambeaux, mais on pouvait voir mes os ». De plus, le capitaine ne le jugeant pas suffisamment puni, ordonnait qu'on l'attachât aux planches du pont et sautait, comme par jeu, sur son corps. Le pauvre hère avait survécu à semblables sévices. Mais des visions le consolaient, souvenirs des lectures méditées durant son enfance. Les adeptes de Wesley connaissaient tous le Voyage du Pèlerin, bréviaire imagé de la vie intérieure, allégorie à l'usage des ignorants; Silas Told le savait quasi par coeur. Son atavisme puritain et ses épreuves l'avaient disposé, à recevoir les enseignements de Wesley. Plus âgé que la plupart des autres convertis, il approchait de la quarantaine.

Le retour de l'hiver empêchait le réformateur de prêcher en plein air, À Moorfields, la Fonderie Royale abandonnée par suite d'une explosion tombait en ruines. Wesley acheta pour son oeuvre cette bâtisse délabrée. Avec quel argent? Le puritain fulminait contre le luxe; il se gardait de maudire l'argent dont il avait besoin. Il parlait comme un ascète dépouillé de tout; il agissait comme un homme d'affaires avisé. Les revenus de sa Bibliothèque chrétienne - grande entreprise de librairie moralisatrice, déjà prospère -; un système de cotisations habilement organisé couvraient les dettes qu'il contractait avec une haute insouciance, « De l'argent, je n'en avais pas, notera-t-il après quelque initiative imprudente, ni le moindre espoir de m'en procurer. Mais la terre est au Seigneur avec tout ce qu'elle renferme. C'est en son nom que je m'avance, ne doutant de rien. » Ce langage de parade lui plaisait.

La Fonderie n'était encore qu'une baraque aménagée parmi les décombres lorsque, durant l'hiver de 1740, Silas Told y vint chercher la grâce de sa conversion. Il vit une assemblée nombreuse et tassée. Rien que des bancs grossièrement équarris. Aucun signe de prérogative sociale comme dans les églises officielles. Wesley donnait sur ce point - comme d'ailleurs sur tous les autres - des ordres péremptoires. « Que personne ici, - commandait-il aux fidèles de la Fonderie - ne s'arroge le droit d'appeler une place la sienne. Les premières places aux premiers venus. Aucun siège à dossier, mais des bancs pareils pour les riches et pour les pauvres. » Les pauvres - ils étaient la majorité - chantaient les hymnes des frères Wesley; ils appelaient la venue du Christ crucifié. Et Silas Told, le matelot décharné, joignit sa voix aux leurs :

Mes souffrances, tu les connais,
La tentation, tu la subis,
Regarde les peines et les miennes,
Du calvaire, souviens-toi,
Et de tes prières ardentes,
Et de ton agonie, de ta sueur sanglante,
De tes plaintes amères et de tes larmes,
Du cri que tu jetas avant d'expirer.
Pourquoi as-tu supporté la croix?
Et qui cloua ton corps à ce bois?
Ta mort ne m'a-t-elle pas donné la vie?
C'est à ton coeur de me répondre.
N'es-tu pas touché de la douleur humaine
Et la Pitié a-t-elle abandonné le Fils de Dieu?...
... As-tu oublié les jours de la terre?
Ne peux-tu sentir nos misères?
Ton coeur! Voilà qu'il saigne de nouveau
Tu es encore Jésus...

Quand Wesley s'approcha de sa chaire formée de quelques planches pour y prêcher le salut par la foi dans le sacrifice du Christ, thème exclusif de ses premiers sermons, un émoi se propagea d'auditeur en auditeur. « Il arrive, disait-on, le voilà! » Sa domination spirituelle participait du magnétisme. Le matelot Silas Told entendit à son tour l'appel : Viens et suis-moi. Le sermon fini, il prit cette résolution : « Tant que je vivrai, je ne me séparerai pas de lui. » Les tortures endurées sur les navires avaient disposé son coeur à la pitié. Wesley le chargea d'évangéliser les captifs et surtout d'assister les condamnés à mort.

Les frères Wesley, en même temps qu'ils prêchaient sur les places publiques s'étaient institués les aumôniers volontaires de Newgate, la prison de Londres. Les moralistes en dénonçaient les horreurs, mais le mal était profond, les indignations brèves, les routines enracinées. Dans les souterrains de Newgate, où descendaient John et Charles Wesley, les coupables qui se refusaient aux aveux étaient couchés presque nus, attachés au sol et le corps chargé de chaînes et de pierres. L'air contaminé provoquait une épidémie : la fièvre des prisons. Quand les accusés comparaissaient devant les juges, ceux-ci reniflaient un flacon de vinaigre ou des herbes odoriférantes. Précautions vaines: en 1750, à la session des Assises, trois juges, le Lord Maire et un alderman contractent cette fièvre maligne et en meurent! Les geôliers arrachaient à leurs prisonniers des sommes considérables avec la promesse de fers moins écrasants et d'une couverture moins déchirée; ils exhibaient au public pour un shilling les criminels fameux - parfois des gentilshommes dépraves devenus, à la suite d'un pari, un soir d'ébriété, les brigands qui assaillaient les voyageurs. Ainsi de James Mac-Lean, le frère d'un ministre calviniste, qu'en 1750, trois mille personnes visitèrent en son cachot par curiosité. Newgate était bien l'abîme que décrivait un pamphlétaire dans une brochure intitulée - Un regard sur l'Enfer. Des êtres ravalés par l'atrocité de leur sort au rang des brutes, se lançaient les uns aux autres des ordures avec des invectives. Nulle séparation entre hommes et femmes. Dans son enquête décisive à la fin du siècle, le philanthrope Howard constate presque partout la même promiscuité. Les malheureuses vouées à la pendaison ou - ce qui arrivait encore - au bûcher, plaçaient leur suprême espoir dans la grossesse qui différerait leur supplice. Une race grevée de toutes les tares sortait des prisons.

À l'acuité de la détresse, nulle consolation religieuse efficace n'était accordée. Le matin d'une exécution, au son du glas qui tintait à l'église du Saint Sauveur, le bedeau de cette paroisse récitait une exhortation dont les paroles étaient fixées par un usage immémorial : 0 vous qui fûtes enfermés pour votre scélératesse... Il continuait sa vieille antienne, en agitant sa clochette sur le chemin menant au gibet et les appels des marchands qui étalaient leurs éventaires sur le parcours étouffaient sa voix :

Bon peuple, priez Dieu pour ces pauvres pécheurs qui s'en vont à la mort au son de cette cloche...

Le clergyman délégué par l'Église établie pour assister les condamnés, s'acquittait de son office de la façon la plus médiocre, quand elle n'était pas la plus déplacée, parfois même se contentant d'échanger des plaisanteries gaillardes avec les malfaiteurs.

Une place était à prendre et le réformateur, tel un abbé qui s'efforce de distinguer les aptitudes de ses novices, la confiait à Silas Told qu'il créait chapelain officieux de Newgate. Toute sa vie, ce disciple de Wesley ne cessa de consoler la douleur et de s'opposer aux caprices d'une loi archaïque selon laquelle les pauvres voleurs, les plus excusables, étaient punis comme les homicides, Silas Told sollicitait des grâces que sa pitié obtenait quelquefois. Un tableau de Hogarth évoque la marche vers la potence de Tyburn. Sur la charrette des condamnés qui s'avance à travers une foire populaire, la silhouette d'un homme se détache, les cheveux plats, le visage émacié, un doigt levé vers le ciel . c'est Silas Told, l'ancien matelot.




Lorsqu'il prêche sur les places publiques de Londres, Wesley signale à ses côtés la présence de sa mère. Elle vivait péniblement des secours accordés aux veuves des clergymen et le réformateur l'hébergeait dans la Maison de la Fonderie, qu'une gazette moqueuse (le Gentleman's Magasine) appelait « une espèce de couvent ». Des évangélistes populaires en sortaient pour se répandre à travers le pays. Le plus éloquent était un fabricant de jouets, nommé Maxfield. Tout d'abord, Mrs Wesley avait blâmé leur apostolat tumultueux, mais le réformateur sut la rassurer et la convertir à son tour. Elle comprit enfin pourquoi le Seigneur avait préservé son fils de l'incendie durant sa petite enfance. «Un brandon sauvé des flammes! »...

Le 18 juillet 1742, Wesley fut rappelé de Bristol à Londres auprès de sa mère mourante. Il écrivit en son Journal :

Je trouvai ma mère sur les rivages de l'éternité sans doute, ni crainte, ni d'autre volonté que d'être avec le Christ... A trois heures de l'après-midi, je vis que le grand changement allait survenir. Privée de parole, mais non de connaissance, elle levait les yeux tandis que nous recommandions son âme au Seigneur. Avant quatre heures, la corde d'argent se brisa et la roue de la citerne se rompit. Sans débats, ni soupirs, ni gémissements, l'âme fut mise en liberté. Rangés autour de son lit, nous nous conformâmes à sa suprême requête. Avant de perdre l'usage de la parole, elle nous avait dit : Enfants, sitôt que je serai délivrée, chantez à Dieu un psaume de louange.

Le soir des funérailles, Wesley prêcha. La foule se rassemblait - « innombrable » - dans le cimetière.

Je vis un grand trône blanc et Celui qui était assis dessus devant la face duquel le ciel et la terre s'enfuirent et il n'en resta même pas la place.
Et je vis les morts grands et petits qui comparurent devant le trône; des livres furent ouverts et un autre livre fut encore ouvert, qui était le livre de vie et les morts furent jugés sur ce qui était écrit dans ces livres, selon leurs oeuvres.

La voix puissante de Wesley annonça le texte de l'Apocalypse. Son éloquence s'épancha sur cette multitude longtemps sevrée de mystère qui se recueillait parmi les tombes. « Jugés selon leurs oeuvres » : Wesley insistait à dessein. Dans l'évanouissement de toute apparence terrestre, nos pauvres efforts, nos précieuses bonnes actions demeureront inscrits sur le livre de vie dont l'ange brisera les sceaux. Le sermon de Wesley devant le cercueil de sa mère, révélait un changement doctrinal. Sa conversion au Luthérianisme extrême avait été trop violente pour être durable. Des scandales ayant éclaté dans ses petites sociétés religieuses, il les avait attribués a une dangereuse théologie qui donnait tout a l'illumination de la foi et rien a l'exercice de la volonté. « Selon nos oeuvres... Jugés selon nos oeuvres- » Wesley rendait publique sa rupture avec ses anciens maîtres, les Frères Moraves. Où va-t-il donc ce réformateur protestant qui s'acharne contre Calvin et qui traite maintenant Luther d'hérésiarque? Wesley ne le sait pas, ne le saura jamais. Il n'est qu'un Anglais journellement docile aux leçons de l'expérience.
Sa mère avait rejoint dans la mort les non-conformistes ses ancêtres. Elle repose dans leur cimetière, non loin de John Bunyan et de Daniel De Foë. On distingue sur la dalle, qui porte son nom, l'épitaphe composée par ses fils :

Dans l'espoir certain et ferme de monter aux cieux - et d'y revendiquer sa demeure - une chrétienne ici a laissé sa dépouille - pour une couronne, elle échangea sa croix.




L'année où mourut Suzanne Wesley, le réformateur établit son oeuvre à Newcastle. L'un de ses convertis, Taylor, un apprenti drapier du Comté d'York, l'accompagnait. Une grande animation régnait dans le port où s'entrecroisaient de nombreux bateaux. Les navigateurs échangeaient contre les vins du Portugal les raisins de Malaga, les bois de Norvège, du charbon, du verre, du plomb. Durant tout le dix-huitième siècle, Newcastle est un foyer d'émeutes. En 1740, la cherté et la carence du blé provoquèrent des troubles si graves qu'on craignit la destruction de la ville entière - la milice ne pouvant plus contenir les insurgés qui pillaient les greniers publics, saccageaient l'hôtel de ville, détruisaient les archives. Une atmosphère d'orage enveloppe l'oeuvre de Wesley; les nuées s'amoncellent, la révolution menace.

À travers les rues de Newcastle s'en vont les deux missionnaires. Ils constatent la présence des fléaux qu'ils se sont juré de détruire : l'obscénité du langage et l'ivrognerie. Comment conquérir cette ville où chacun les ignore? Ils gagnent le pire quartier - Sandhill où naguère s'étaient rassemblés les émeutiers - ils s'arrêtent à un carrefour, chantent à trois ou quatre curieux un psaume de David. Le groupe augmente; bientôt ils sont une centaine. Le chant cesse; Wesley prêche le Christ prophétisé par Isaïe - A cause de ses meurtrissures, nous avons été guéris. Son éloquence que la charité inspire s'amplifie à mesure que les auditeurs surviennent. Il prêche comme celui qui veut vaincre. Ces pauvres gens déguenillés, abandonnés à leurs mauvais penchants; ces enfants qui crient des blasphèmes, il faut les changer, en Anglais sûrs de leur salut éternel et de leur force temporelle. C'est un dimanche. Les ouvriers libérés de leur tâche accourent : peauciers, tanneurs, cordiers. Lorsque le sermon s'achève, une foule de quinze cents auditeurs regarde avec stupéfaction l'étranger que le salut des âmes préoccupe jusqu'à l'angoisse. Alors celui-ci se nomme. « Je m'appelle John Wesley. Avec l'aide de Dieu je prêcherai de nouveau ce soir à cinq heures, » Le soir, sur le versant d'une colline devant l'hospice des navigateurs, les auditeurs se chiffrent par milliers,

Wesley n'avait pas paru depuis un an à Newcastle qu'un local devenait nécessaire pour les besoins de soli oeuvre. Qui fournirait les fonds? Les donateurs surgissent, la manne tombe du ciel. Certains dissidents fraternisent avec Wesley : les Baptistes qui insistent comme lui sur la nécessité du baptême par immersion; les Quakers qui savent maintenir un équilibre entre leur capacité matoise en affaires et leur munificence : « Ami Wesley - écrit l'un de ces excellents Quakers - j'ai fait un rêve qui te concernait. Tu étais entouré d'un grand troupeau et tu lui cherchais un bercail. En m'éveillant, je me souvins que tu n'avais pas de logis pour recevoir ton troupeau de Newcastle. Voici, pour en construire un, cent guinées. »
Ainsi fut créé l'orphelinat de Newcastle. Avec la Fonderie de Londres et l'École de Kingswood, il sera l'un des foyers principaux d'où rayonnera l'influence méthodiste.
Curieuse école de Kingswood, fondation exclusive de Wesley jusque dans les moindres détails! Il avait inscrit parmi les classiques des livres inusités comme la Vie de Monsieur Gaston de Renly, gentilhomme de France, par le Père Jésuite Jean-Baptiste Saint-Jure. Il avait décrété le menu de chaque jour, répartissant avec parcimonie et régularité le lard, le mouton bouilli, le pudding aux pommes. Chaque vendredi les enfants jeûnaient. Pas de récréations pour eux, seulement des promenades et encore celles-ci les acheminaient-elles parfois vers quelque maison mortuaire du voisinage pour leur remettre en mémoire la fragilité de la vie. Dans de petits couplets pharisaïques, ces écoliers remerciaient le Seigneur de n'avoir pas, comme les autres, le loisir de s'amuser :

Que les petits garçons païens
S'en aillent jouer à leur guise,
Nous n'avons pas un instant à perdre...

Pauvres petits! Quand parut l'Émile, - selon Wesley « l'ouvrage le plus inepte, le plus stupide et le plus erroné qu'un infidèle ait jamais écrit » le réformateur se félicita d'avoir fondé, semblable école et de s'opposer à Jean-Jacques Rousseau qu'il regardait comme un ennemi personnel. Wesley ne consentit pas à modifier ses règlements rigides, mais ils s'adoucirent par la force des choses, et l'école se perpétua malgré les dissensions qui faillirent la ruiner.

L'oeuvre entière de Wesley ne semblait-elle pas aussi précaire? En 1744 se tint la première conférence du Méthodisme. Wesley l'eût voulue sereine et livrée à l'inspiration du Saint-Esprit comme un cénacle de la Primitive Église. Hélas! Voilà que les disputes éclatent. Les théologiens improvisés s'accusent mutuellement de confondre la sanctification avec la justification. Et dans leurs controverses reparaît cette violence populaire que Wesley se targue d'adoucir. Autour de la Bible que chacun interprète à son gré, les agneaux redeviennent des loups.

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