Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

BRISTOL

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Sur l'emplacement d'une ancienne chasse royale proche de Bristol s'élevait au dix-huitième siècle la bourgade minière de Kingswood, repaire de brigands. Ce n'est aujourd'hui qu'un faubourg pauvre, indéfiniment prolongé avec ses maisonnettes et ses masures, ses jardinets poussiéreux, ses petites chapelles méthodistes - chacune indépendante de sa voisine - qui portent sur leur façade quelque doux vocable des Livres Saints.

Le réformateur n'avait pas encore commencé son oeuvre que déjà l'on pouvait discerner les signes avant-coureurs d'une révolution industrielle. Les campagnes se dépeuplaient au profit des villes surgies d'un sol charbonneux. Mais, comme une grande dame gênée par ses atours et se refusant à compromettre sa dignité par des gestes prompts, l'Église d'Angleterre n'adaptait pas ses mouvements à ceux d'un siècle qui allait tout transformer. Aristocratique et rurale, châtelaine condescendante au vassal paysan, elle ignorait l'ouvrier. Et nulle influence civilisatrice ne s'exerçait sur les mineurs de Kingswood. Ce n'étaient que de noirs démons qui arrêtaient les voitures publiques, détroussaient les voyageurs, recelaient dans des tanières impénétrables à la police, les biens volés. Les habitants de Bristol s'épouvantaient des grèves provoquées par leur désespoir. En 1709, le coût du blé est tel qu'ils ne peuvent se procurer même le pain le plus grossier; les mineurs envahissent Bristol, maltraitent les passants, saccagent les boutiques. À partir de 1726, les insurrections se multiplient. C'est que, pour l'amélioration des routes détestables, des droits de péage viennent d'être établis, écrasants pour ces malheureux lorsqu'ils transportent leur charge de houille. En 1734, les hordes séditieuses se répandent entre Bristol et Gloucester, mettent au pillage les auberges, démolissent les barrières d'octroi. En 1738, les mineurs de Kingswood voient leurs gages abaissés de seize à douze pence. Encore un soulèvement et d'une particulière violence. Les insurgés brûlent leurs instruments de travail et s'en vont, détruisant les écluses, comblant les puits sur leur passage. Derechef, ils envahissent Bristol, associent leurs griefs à ceux des tisserands, se heurtent à la force armée qui les maîtrise à grand'peine.

Ainsi la révolte régnait-elle à l'état endémique parmi ces foules dont Wesley se proposait la conquête spirituelle : « Nos populaces deviennent tout à fait horribles, écrivait, en cette même année 1738, Lady Montagu... Il n'est besoin que d'une tête pour former un corps redoutable. » Le chef révolutionnaire allait paraître, John Wesley, un tribun malgré lui, qui répugnait aux coups de force dans l'Église comme dans l'État, un homme méticuleux et timoré. Évangéliser en plein air les mineurs de Kingswood! Il reculait devant une telle extravagance. Il savait que l'Église officielle ne sanctionnerait point cet apostolat populaire et qu'il passerait pour schismatique. Or, Wesley redoutait le schisme. Son respect des formes le gênait - il tiendra toujours à recouvrir d'un vernis de légalité ses hardiesses, plus effrayé quelquefois par les mots que par les choses. Le prêche en plein air, Field-preaching! comme cette expression l'offusquait! « J'étais si scrupuleux de tout ce qui touche l'ordre et les convenances - avouera-t-il dans son Journal - que j'inclinais à croire que c'était péché de sauver les âmes hors des églises. » Traditionnel, il cherchait dans le passé des exemples et les trouvait chez ses ancêtres, les puritains révoltés auxquels il ne voulait pas ressembler, et chez les moines du moyen âge qu'il se souciait encore moins d'imiter. Mais Wesley se rappela les enseignements du Christ au bord des lacs et sur les collines. Il n'hésita plus : il évangéliserait les mineurs de Kingswood.

À Londres, la petite société religieuse qui se réunissait à Fetter Lane s'émut de le voir partir. On consulta les oracles bibliques. C'était une grave et superstitieuse habitude; on ouvrait avec recueillement les Livres Saints et les versets indiqués par le hasard passaient pour des révélations divines, adaptées aux circonstances. La Bible consultée ne rassura point les amis de John Wesley, chaque texte rendait un son funèbre :

Gravis la montagne et meurs sur la montagne...
... Les enfants d'Israël pleurèrent Moïse dans la plaine de Moab trente jours durant
... Des hommes pieux portèrent Étienne à sa sépulture et firent de grandes lamentations sur lui

Ainsi Wesley écoutait-il les paroles de l'Ancien et du Nouveau Testament qui, d'un accord unanime, présageaient sa fin prochaine et il se sentait ébranlé. L'Éternel ne lui barrait-il pas la route, ne l'empêchait-il pas de courir à cette folie, le prêche en plein air?
Mais du Livre des Rois un texte se détacha; il retentissait comme une trompette victorieuse: il annonçait la domination:

Une longue guerre se livra donc entre la Maison de Saül et celle de David. David s'avançant et toujours plus fort que lui-même, mais la Maison de Saül décroissant chaque jour...

La Maison de David, cela signifiait, sans nul doute, cette poignée de jeunes hommes qui se proposaient de régénérer une Angleterre léthargique, frivole, glissant vers sa perdition!

Les amis de Wesley l'embrassèrent avec des pleurs. Une dernière fois, ils avaient ouvert la Bible et lu des paroles alarmantes.

Lorsque Wesley se dirigea de Londres à Bristol, il était persuadé que le trot de son cheval le conduisait vers un martyre, peut-être glorieux. Il était un hésitant : à chaque tournant de sa vie, on le voit dresser l'inventaire de ses motifs, s'absorber en de pesantes délibérations avec lui-même. Cet incertain d'esprit possédait une force de caractère indomptable. De vingt-cinq à quatre-vingt-cinq ans il sera toujours debout à quatre heures du matin et ne perdra pas une minute d'une journée si tôt commencée. De tels hommes peuvent être lents à discerner leur voie : quand ils l'ont trouvée, ils la suivent sans faiblir. Ils saluent comme une délivrance le devoir sûr que le hasard leur propose. Tout le long de son existence, Wesley, cet Hamlet ecclésiastique, poursuivra son monologue intérieur, mais l'action l'aura sauvé.

Le maître d'Oxford qui a laissé s'égailler ses disciples, le missionnaire malchanceux d'Amérique, n'a jamais cessé de se croire appelé à un grand destin. Sans cela. Dieu l'aurait-il préservé de l'incendie dans sa petite enfance? Pourquoi serait-il le brandon retiré par miracle du brasier? Les échecs les plus humiliants n'ont pu lui arracher la certitude d'une vocation exceptionnelle. Mais lorsqu'il ouvrait la Bible, il rencontrait ces mots : « Mon heure n'est pas encore venue, » Il s'inclinait et se recueillait dans son attente, disposant sa volonté afin qu'au moment propice elle ne manquât pas de frapper la cible désignée par le sort et par Dieu.

Le 2 avril 1739, Wesley consentit à prêcher en plein air sur un monticule dans le voisinage de Bristol. Et lorsqu'il vit la foule des tisserands et des mineurs - s'il faut en croire les statistiques boursouflées de son Journal, ils étaient près de trois mille - alors Wesley comprit que son heure était venue.
Ces abandonnés, qui ressemblaient à des brutes, ces ignorants, si maladroits dans leurs révoltes qu'ils n'obtenaient jamais justice, le missionnaire allait les instruire et les civiliser. Avec cette matière abjecte, cette populace qui s'enivrait de gin pour oublier l'horreur de l'existence, il façonnerait un nouveau peuple anglais, fier, probe, diligent, immensément orgueilleux, mais courbant devant l'Éternel son front régénéré.

Wesley choisit un texte d'Isaïe pour annoncer sa propre mission : L'Esprit du Seigneur repose sur moi parce qu'Il m'a consacré pour annoncer l'Évangile aux pauvres. Il m'a envoyé pour guérir les cœurs brisés, pour prêcher la délivrance aux captifs et la vue rendue aux aveugles, pour mettre en liberté les opprimés, pour proclamer l'année choisie du Seigneur.

À Baptist Mills, où il y avait une fonderie de cuivre, à Hannam Mount où se trouvait une zinguerie, Wesley paraît et conquiert les âmes. Les auditeurs poussent des hourras retentissants, ils félicitent leur apôtre en lui assenant de grandes tapes dans le dos. Le dignitaire d'Oxford, très offusqué, doit se répéter tout bas les résolutions qu'il a formulées dans son Journal : « Me résigner à l'abaissement, me résigner à l'avilissement, » La voix d'un ouvrier salue le réveil religieux qui commence : « Voici que la flamme est allumée! »

Une flamme qui n'est pas surveillée comme celle d'une lampe sur un autel, mais attisée par les souffles d'une exaltation soudaine, - et c'est l'incendie qui dévore. Un ecclésiastique désavoué par son Église, ardemment charitable et conscient d'être un homme prédestiné, a remué les puissances de ferveur assoupies chez des êtres primitifs. Il offre à de pauvres gens longtemps privés de Dieu, un Christianisme simplifié, réduit à la connaissance personnelle et expérimentale de la Rédemption. Sa doctrine consiste en un partage de ténèbres et de lumière, égal, absolu, sans demi-teinte. Wesley, qui jugera Jean-Jacques Rousseau « encore pire que Voltaire », proclame avant tout la dépravation de la nature humaine. Sa foi dans le péché originel envahit tout : elle dépasse et déforme l'orthodoxie. Selon Wesley, l'homme naturel était voué au démon; à s'acheminait vers un abîme, ses bonnes actions corrompues comme lui-même ne le sauveraient pas s'il ignorait son Rédempteur. Sur un fond de désespoir, Wesley traçait l'emblème éblouissant de la croix. Mais que l'homme sache son salut, qu'il en reçoive la révélation personnelle et sentimentale; qu'en son âme se brise l'image du démon! John Wesley posait aux foules la question qui avait troublé sa jeunesse : « Comment savons-nous que nos péchés sont pardonnés? » Le péché appartenait au domaine de la réalité la plus tangible; le pardon tenait du hasard et du miracle. L'enseignement de Wesley criait la nostalgie sacramentelle. Il exécrait, certes, et traitait de mômeries, les rites purificateurs disparus avec le catholicisme, mais sans y parvenir, il s'acharnait à les remplacer par un surcroît d'émotion et certains ébranlements nerveux passaient pour des coups de la Grâce.

Un grand médecin philanthrope de ce temps, le Docteur Cheyne, se penchait avec une pitié, sagace sur les nombreuses maladies qui sévissaient alors en Angleterre. Il diagnostiquait la fréquence des désordres nerveux et, en particulier, « d'une sorte de mélancolie à forme religieuse ». John Wesley, lecteur et ami du Docteur Cheyne, désireux comme lui d'opérer des guérisons, déchaîna moins par son éloquence que par le magnétisme de sa personnalité des crises qui le saisirent d'effroi. Sept ans après les faits étranges survenus à Paris dans le petit cimetière Saint-Médard, Bristol eut ses convulsionnaires.

Au temps où Wesley commença son oeuvre, Bristol était, après Londres, la ville la plus importante du royaume : un centre commercial très actif, une cité sans hygiène et sans charme: des rues étroites où les troupeaux de cochons s'engouffraient. Mais dans les bassins du port, que de navires! Ils portaient les noms des patriarches et des prophètes bibliques; ils semblaient voués à quelque sainte croisade tandis qu'ils servaient seulement à la traite des nègres qui enrichissait Bristol comme Liverpool. Les capitaines de ces vaisseaux devenaient de fastueux personnages. Plusieurs fois ils avaient transporté de la Côte d'Ivoire aux Indes Occidentales deux cents esclaves marqués au fer rouge, entassés de telle sorte que pas un n'avait la place de s'étendre, bétail humain qu'ils achetaient à vil prix. Leur carrière terminée, revenus chez eux, ils se pavanaient sur les places de Bristol, suivis d'un petit esclave exotique, récompense de leurs travaux et parure supplémentaire de leur vanité.

Les hommes de lettres, au dix-huitième siècle, dénigrent Bristol à qui mieux mieux, Horace Walpole l'appelle « une sale grande boutique ». Pope et David Hume se plaignent de n'y point rencontrer de compagnie civilisée, et Bristol rend aux hommes de lettres mépris sur mépris. C'est ici que le poète Richard Savage succombe en 1743, délaissé, de tous, au fond d'une prison, pour dettes. Plus tard, dans la tour de Saint Mary Redcliff, le jeune Chatterton déchiffre de vieux parchemins et nourrit de rancœur son ambition désespérée.

Ville impitoyable au rêve, à la beauté. Sur un fonds d'ennui flamboyait le fanatisme. Rien ne tempérait l'ardeur des passions politiques et religieuses. Au dix-septième siècle, les Quakers persécutés étaient morts de la fièvre ou de la peste sur le fumier des cachots. De loin en loin au dix-huitième siècle, un supplice terrible attestait la persistance de la haine contre Rome. Le 22 juin 1728, un soldat catholique Irlandais, parce qu'il refusait de fréquenter l'église anglicane, fut fouetté deux jours consécutifs de façon si cruelle qu'il réclamait à grands cris d'être pendu ou fusillé. Pas une mascarade où l'on ne brûlât le pape en effigie. De vieilles superstitions sauvages régnaient encore. Il arrivait que dans l'âpreté de la concurrence commerciale, l'envie cherchât le maléfice et qu'un constructeur de diligence recourût à la sorcellerie pour arrêter les entreprises d'un rival.

Ville dure, précise et rangée, fidèle étroitement aux observances puritaines. Dès qu'à la paroisse de Saint-Nicolas sonnait le couvre-feu, toute vie cessait. On exposait au pilori les barbiers qui rasaient leurs clients le dimanche et la licence des comédies importées de Londres scandalisait les vertueux marchands d'esclaves et leur épouse.

Quand Wesley parut à Bristol, des êtres taciturnes, grossiers et violents affluèrent à ses prêches tragiques.

Le soir, dans les salles des corporations ou dans les ateliers, parmi les métiers des tisserands, Wesley plonge ses auditeurs dans l'effroi religieux qu'il croit salutaire et précurseur de la conversion. Il évoque la vallée où règne l'ombre de la mort, la détresse de l'homme naturel privé de Dieu; on l'écoute dans un silence consterné. La cohue est telle que les auditeurs grimpent à l'échelle, entrent par la lucarne. Le plancher craque sous le poids de tous ces corps. Un accident survient. Mais Wesley constate avec la joie provocante de sa victoire que l'Éternel protège ses enfants choisis, « son petit Israël Britannique ». Ni morts, ni blessés, à peine une interruption.

Les pauvres qui étouffent dans ces greniers se sont fatigués d'entrer dans les spacieuses cathédrales édifiées pour la misère de leurs aïeux, mais où plus rien ne les concerne. Honteux de leurs haillons, intimidés par le voisinage des élégants et des riches, ils ont vainement essayé de comprendre ce que disait le ministre juché derrière son pupitre. De belles phrases sans doute, mais hors de leur portée, des phrases qui berçaient la somnolence des gentilshommes assoupis, leur tabatière à la main. Marins, débardeurs, soldats, que saisissaient-ils de cette langue impeccable, modelée dans les universités gothiques et si différente de leur langage quotidien? Découragés, ils se retiraient et ne revenaient plus. Contrairement au' jeune homme de l'Évangile qui s'éloignait du Christ parce qu'il avait de grands biens, ils délaissaient les églises à cause de leur ignorance et de leur dénuement. Privés du prêche - l'un des seuls aliments encore offerts à leur faim religieuse, cette faim religieuse insatiable du peuple anglais - ils s'abandonnaient à leurs instincts brutaux, s'abreuvant de gin, détroussant les voyageurs ou, tout à fait démoralisés par l'indigence, traînaient leur épouse sur les marchés, la longe au cou, telle une bête de somme, en criant : « Qui veut ma femme... ma femme pour quinze shillings? » Mais un malaise les suivait dans leur déchéance, comme une nostalgie de repentir qui ne parvenait pas à s'exprimer. Ces miséreux appartiendraient à qui se rendrait le maître de leurs larmes. Ils écoutaient le clergyman expulsé des églises, s'émerveillaient de comprendre chacune de ses paroles et de se sentir aussi touchés que lorsqu'ils épelaient le Voyage du Pèlerin du chaudronnier Bunyan - un livre possédé par les plus pauvres, Wesley évoquait pareillement l'étang de soufre et de feu, l'abîme entr'ouvert sous les pas de tout homme que la Grâce nia pas touché, « J'ai versé telle goutte de sang pour toi dans mon agonie », révélait le Christ à Pascal en prière. Que tout homme connaisse la réalité de ce tribut sanglant payé pour son rachat! Malheur aux indifférents et aux Pharisiens qui se glorifient de leurs bonnes actions! Grâce libre, gratuite, immédiate, pour tous!

Quoi! miséricorde pour tous - s'écriait le prédicateur - pour Zachée voleur des deniers publics et pour Madeleine la prostituée. Il me semble que j'entends quelqu'un d'entre vous me dire : Alors moi aussi, je puis espérer mon pardon. Oui, tu peux l'espérer, toi l'affligé que nul n'a consolé. Peut-être à celle heure même distingues-tu la voix qui te rassure: sois en paix, les péchés te sont pardonnés.

Mais la simple formule du prêtre au confessionnal, prononcée par le descendant des vieux Puritains, ne calmait pas les consciences. La réforme de John Wesley débute dans un délire de contrition :

Ô toi qui dors, éveille-toi; sache que tu es pécheur et quelle sorte de pécheur...

À la voix de Wesley les âmes se réveillaient au bord d'un abîme. Le sentiment du danger spirituel arrachait a ces pauvres gens des cris plus terribles que ceux qu'ils poussaient dans leurs émeutes.

Le 17 avril éclatent les scènes qui faillirent ruiner l'oeuvre commencée. Plusieurs fois par semaine en ce printemps de 1739, le Journal de Wesley indique quelque nouvelle manifestation d'une folie contagieuse. Il écrit le 21 avril : Aujourd'hui, dans le hall des tisserands, un jeune homme fut pris d'un tremblement violent, et s'abattit à terre, si vive était la peine de son coeur. Nous ne cessâmes de prier. Il se releva joyeux et fort dans l'Esprit Saint.

Le 23 avril, tandis que Wesley commentait la parole du Christ « Celui qui croit en moi possède la vie éternelle », et qu'il affirmait, en ardent adversaire du Calvinisme, que Dieu veut le salut de tous les hommes, une sorte de panique s'empara de ses auditeurs, «immédiatement l'un après l'autre s'écroula comme frappé par la foudre ».

En mai les scènes se multiplient et s'aggravent avec des symptômes divers : angoisses, sueurs, frissons, râles d'extraordinaires agonies, agitations convulsives, léthargies, clameurs exaltées. On constate un cas de possession : celui du tisserand Haydon « homme de vie régulière, pieux anglican ». Les crises parfois s'accompagnent de visions. Les anciennes images, abolies comme papistes et superstitieuses et que réclamait la sensibilité populaire, se dessinent au cours d'inquiétantes extases : les auditeurs de Wesley contemplent en esprit le Christ crucifié saignant de toutes ses blessures, et voient s'effacer la sentence de leur condamnation.

Le soir du mercredi 9 mai - note Wesley - tandis que je déclarais que le Christ s'était offert en rançon pour tous les hommes, trois personnes tombèrent comme mortes, les péchés de leur vie entière leur apparaissant. Mais bientôt, elles se relevèrent et surent que l'Agneau de Dieu qui détruit les péchés avait effacé ceux qu'elles avaient commis.

Les citations pourraient s'ajouter les unes aux autres, uniformément impressionnantes. C'est surtout lorsque le prédicateur affirme sa foi dans la Rédemption universelle et attaque le déterminisme de Calvin, que le trouble sévit. Hommes et femmes sont pareillement frappés; le jeune âge, la maturité, la vieillesse frémissent sous les mêmes chocs. Les médecins accourent, observent, s'étonnent, réservent leur diagnostic. Nul témoin plus stupéfié que Wesley lui-même, qui domine énergiquement de sa petite stature toute cette confusion. Il ne trouve pas - il ne cherche même pas à trouver - une cause naturelle, mais il voit se manifester contre lui les puissances des Ténèbres. Celui qui transforme en un sabbat les assemblées de la prière, c'est l'antique animateur des Amalécites contre David et des Ephésiens contre saint Paul, l'ange aux ailes noires qui osa tenter le Christ sur la montagne. Avant d'abandonner une âme, le démon la plongeait dans un état de désespérance et le corps participait au bouleversement de l'âme. Ainsi, Wesley expliquait-il les frénésies qui s'emparaient de ses auditeurs; il essayait à la façon d'un exorciste de conjurer les forces mystérieuses qu'il avait malgré lui suscitées. Il trembla que sa cause ne fut désormais confondue avec celle des Prophètes Français, les extatiques des Cévennes qui erraient à Bristol, messagers de cataclysmes couvrant de cendre leur tête dérangée.

Le 22 juin, Wesley se décida de mettre ses disciples en garde contre les illusions qui les égaraient. Il leur prêcha la méfiance, les adjura de garder le calme qui convenait aux enfants de Dieu.
Mais tandis que je parlais - écrivit-il ce soir-là dans son Journal - quelqu'un devant moi tomba, comme frappé de mort subite, puis un second, puis un troisième. Cinq autres en une demi-heure s'écroulèrent, la plupart avec les spasmes d'une violente agonie.

Les crises qui marquent le début de l'apostolat méthodiste diminueront d'intensité à mesure que triomphera la Réforme de John Wesley. Mais elles ne cessent pas de sitôt. Les croit-on terminées définitivement que parfois elles reparaissent, flammes de fanatisme toujours promptes à se rallumer. Elles éclatèrent à Bristol, plus fréquentes, plus dramatiques que partout ailleurs, en sorte que sur quatre-vingt-cinq de ces pâmoisons pareilles à la mort qui épouvantèrent Wesley, cinquante-six se produisirent parmi ces gens affairés, ponctuels, cupides et ternes qui ne sortaient de leur silence que pour évaluer les chiffres de leurs gains.

Or, Wesley demeurait l'aristocrate, le dignitaire d'Oxford, très loin de la foule, même lorsqu'il semble s'absorber en elle et se laisser entraîner par sa poussée. Il haïssait la turbulence, et si dans la griserie de sa domination des mots révolutionnaires lui échappent, tout bas sa prudence les réfute. Que Whitefield, le fils de l'aubergiste, s'emporte en péroraisons d'un goût douteux contre les maîtres de ce monde! Un trait vif et pénétrant suffit à Wesley: son ironie sent le gentilhomme. Il craignait la démagogie parce que la fureur du peuple l'effrayait autant que celle des démons : il ne redoutait pas moins l'illuminisme, cet orage qui crevait sur les champs mûrs pour sa moisson à lui, l'ouvrier choisi de Dieu. Comment transformer en Anglais capables de dominer l'Europe ces pauvres artisans qui se roulent à terre, l'écume à la bouche, en hurlant qu'ils sont des réprouvés?

Wesley comprend que si son sang-froid l'abandonne, tout est perdu. Organisateur avant tout, il considère, une fois son sermon terminé, ceux qui viennent de l'entendre. Certains sont très calmes; ils ont épuisé leurs sanglots, trouvé la joie du repentir. Ils offrent à Dieu leur âme purifiée. La doctrine de Wesley leur convenait sans doute, puisqu'elle les a guéris de leurs maux. Et Wesley écarte volontairement la pensée des malheureux - un nombre infime en vérité - que ses enseignements ont précipité dans la folie véritable, celle qui ronge ses chaînes dans des asiles barbares. Wesley, l'Anglo-Saxon d'autant plus docile aux leçons de l'expérience qu'il rejette l'autorité de ses supérieurs hiérarchiques, s'efforce de découvrir parmi ses convertis de la première heure ceux qui sont dignes de former un cénacle, il distingue un distillateur, un chirurgien, un tapissier, un charpentier, un mercier et un barbier : six apôtres qui s'attacheront à leur tour des prosélytes, tandis qu'un groupe de femmes se réunit chez une épicière de Wine Street. Rapidement essaiment les sociétés pieuses - bientôt on en compte quinze - cellules génératrices d'une religion qui recrutera ses adeptes dans la bourgeoisie commerçante et dans les masses populaires. Un mois ne s'était pas écoulé depuis l'arrivée de Wesley à Bristol qu'il devait déjà songer à se procurer un local pour abriter les affamés de sa parole. Non pas une « chapelle » - rien qui suggère l'idée d'un schisme - mais une nouvelle salle de prêche, l'annexe du sanctuaire officiel. Le 9 mai, Wesley achète un terrain sur la place où se tenait la foire aux chevaux. Bientôt une baraque rudimentaire s'élève : elle ne prend les foules que pour les rendre à la cathédrale.

Un dimanche, on vit à Bristol un étrange spectacle : les mineurs de Kingswood et avec eux tout un peuple d'ouvriers, traversaient la ville; non plus en cortège révolutionnaire et prêts à piller les navires chargés de froment dont était frustré leur besoin, mais en procession, au chant des hymnes. Ils se dirigeaient vers la cathédrale afin de recevoir la Coupe de la Cène. Le clergé s'effraya tout autant que la police, lorsque naguère les mineurs attaquaient l'hôtel de ville. On craignit pour la cathédrale le scandale d'un tumulte. L'afflux de ces croisés en loques déconcertait les habitudes. Les élégants majordomes du Seigneur tinrent conseil et leur décision fut négative. Ils réprouvaient tant le Méthodisme qu'ils craignirent d'accorder à Wesley le moindre encouragement. C'est ainsi que les pauvres mineurs furent' jugés indignes de recevoir la Coupe de la Cène. Leur procession rebroussa chemin.

Le 18 août, l'évêque Joseph Butler convoqua Wesley pour lui adresser des remontrances.
Le prélat qui vient d'agir de façon si contraire, semble-t-il à l'esprit d'apostolat, est une lumière de l'Église anglicane. Il a termine après quinze ans de recueillement son Analogie de la nature et de la religion, forte citadelle élevée pour la défense du Christianisme. Cet ouvrage influencera Newman un siècle plus tard : l'évêque Butler peut être regardé comme un lointain précurseur du Mouvement d'Oxford. Ses diocésains l'accusaient de propensions papistes. Le moindre indice suffisait pour que s'inquiétât l'opinion défiante. Or, dans l'oratoire de l'évêque, ne voyait-on pas une croix de marbre blanc se détacher sur un fond de marbre noir? À la mort de l'évêque, le bruit courra de sa secrète réconciliation avec Rome.
Ce fut sans doute pour des motifs d'ordre théologique que l'évêque Butler frappa Wesley de ses rigueurs. Il avait consacré sa vie à réhabiliter la religion au nom de la raison. Sa défense perdait singulièrement de sa force si la nature humaine était corrompue de façon irrémédiable et la raison aveuglée sans remède. Tout espoir s'évanouissait de vaincre les ennemis - les Déistes - par leurs propres armes. Cependant, pour Wesley, les ennemis n'étaient pas les Déistes en chair et en os, mais les puissances des ténèbres : Satan. Afin de conjurer les catastrophes sociales, d'éteindre sur les visages les reflets du cynisme, de la cruauté, de la haine, il fallait la Grâce et ses mystères. Par sa naissance, son éducation, sa culture, Wesley se trouvait du côté de ses détracteurs. Le long des chemins, il lira l'Analogie de l'évêque Butler : c'était un livre pour lui, le logicien d'Oxford; il y fortifiait sa foi avec des arguments pondérés, mais il les oubliait sitôt qu'il se retrouvait en face des foules et qu'une force plus puissante que l'intelligence le menait à sa victoire.

Rien de surprenant à ce que, dans le palais épiscopal de Bristol, le missionnaire et l'apologiste se soient durement affrontés. Le prélat traita Wesley comme le plus vulgaire indiscipliné.

- Monsieur, prétendre aux révélations extraordinaires de l'Esprit Saint. Quelle chose effroyable! - A very horrid thing!... J'entends dire que des personnes sont atteintes de crises nerveuses dans vos réunions et que vous priez pour elles!

C'était le grief suprême de l'évêque : un désordre, une malséance. Tout l'été, dans le hall des tisserands, se déroulèrent des scènes troublantes, faits précis que John Wesley ne songea pas à nier :

- Milord, lorsque l'un ou l'autre révèle par des cris et des pleurs l'angoisse de son âme, j'implore Dieu pour sa délivrance et ma prière est souvent exaucée.

L'évêque regarda Wesley comme, dans un hôtel aristocratique d'Angleterre, un gentleman regarde instinctivement l'étranger qui a parlé trop fort. Méprisant, il s'exclama : « Très extraordinaire, en effet! » Puis il devint le maître qui congédie sans phrase un subalterne :

- Bien, Monsieur, si vous voulez mon avis, je vous le donnerai librement. Votre présence ici n'est aucunement nécessaire. Vous n'êtes pas chargé de prêcher en ce diocèse. Donc, je vous conseille de vous en aller.

Alors Wesley protesta. Il ne voulait point paraître un révolté. Il tenait à prouver son droit de prêcher partout. Déjà son oeuvre avait suffisamment remué l'opinion publique pour qu'un manifeste fût opportun. L'orgueil de Wesley contaminait son zèle, mais son zèle purifiait son orgueil.

- Milord, mon rôle ici-bas est d'accomplir le plus de bien possible. Là où je pense que ma présence est profitable, je dois demeurer aussi longtemps que je le juge bon... Votre Grâce sait bien qu'étant ordonné prêtre je le suis de l'Église universelle, et qu'étant nommé fellow d'un collège, je n'ai pas été affecté à une paroisse, mais que j'ai reçu la charge indéterminée de prêcher l'Évangile dans toute l'Église d'Angleterre. Non, je ne crois pas qu'en prêchant ici, j'enfreigne aucune loi humaine. Et quand ce serait, ne vaut-il pas mieux obéir à Dieu qu'aux hommes?... »

« ... Si je manque à mon devoir et que tombe dans l'abîme une seule âme que j'eusse pu soustraire aux flammes éternelles. Dieu acceptera-t-il ce prétexte : Seigneur, elle n'était pas de ma paroisse? C'est pourquoi je regarde le monde entier comme ma paroisse. »

Parole fameuse de Wesley. Elle accompagne ses portraits; elle se grave sur le socle de ses statues. Seul en son ardeur apostolique. Wesley se refuse aux strictes obéissances. Et dès lors la guerre éclate entre l'Église officielle et cet isolé. Séparés de Rome, mais fidèles au cérémonial ancien, les prélats anglicans gardent pour s'en servir contre les insoumis l'arme surannée de l'excommunication. Vont-ils la diriger contre Wesley? Ils se contenteront des reproches et des réfutations. « Non, les évêques n'excommunieront pas mon frère, - disait avec humour Samuel Wesley, un paisible clergyman - c'est plutôt mon frère qui pourrait bien excommunier les évêques ».

Et tandis qu'à son tour l'évêque de Londres proteste. Wesley conquiert les quartiers miséreux de la capitale.

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