Sur l'emplacement d'une ancienne chasse royale
proche de Bristol s'élevait au
dix-huitième siècle la bourgade
minière de Kingswood, repaire de brigands.
Ce n'est aujourd'hui qu'un faubourg pauvre,
indéfiniment prolongé avec ses
maisonnettes et ses masures, ses jardinets
poussiéreux, ses petites chapelles
méthodistes - chacune indépendante de
sa voisine - qui portent sur leur façade
quelque doux vocable des Livres Saints.
Le réformateur n'avait pas encore
commencé son oeuvre que déjà
l'on pouvait discerner les signes avant-coureurs
d'une révolution industrielle. Les campagnes
se dépeuplaient au profit des villes surgies
d'un sol charbonneux. Mais, comme une grande dame
gênée par ses atours et se refusant
à compromettre sa dignité par des
gestes prompts, l'Église d'Angleterre
n'adaptait pas ses mouvements à ceux d'un
siècle qui allait tout transformer.
Aristocratique et rurale, châtelaine
condescendante
au vassal paysan, elle ignorait l'ouvrier. Et nulle
influence civilisatrice ne s'exerçait sur
les mineurs de Kingswood. Ce n'étaient que
de noirs démons qui arrêtaient les
voitures publiques, détroussaient les
voyageurs, recelaient dans des tanières
impénétrables à la police, les
biens volés. Les habitants de Bristol
s'épouvantaient des grèves
provoquées par leur désespoir. En
1709, le coût du blé est tel qu'ils ne
peuvent se procurer même le pain le plus
grossier; les mineurs envahissent Bristol,
maltraitent les passants, saccagent les boutiques.
À partir de 1726, les insurrections se
multiplient. C'est que, pour l'amélioration
des routes détestables, des droits de
péage viennent d'être établis,
écrasants pour ces malheureux lorsqu'ils
transportent leur charge de houille. En 1734, les
hordes séditieuses se répandent entre
Bristol et Gloucester, mettent au pillage les
auberges, démolissent les barrières
d'octroi. En 1738, les mineurs de Kingswood voient
leurs gages abaissés de seize à douze
pence. Encore un soulèvement et d'une
particulière violence. Les insurgés
brûlent leurs instruments de travail et s'en
vont, détruisant les écluses,
comblant les puits sur leur passage. Derechef, ils
envahissent Bristol, associent leurs griefs
à ceux des tisserands, se heurtent à
la force armée qui les maîtrise
à grand'peine.
Ainsi la révolte
régnait-elle à l'état
endémique parmi ces foules dont Wesley se
proposait la conquête
spirituelle : « Nos populaces deviennent tout
à fait horribles, écrivait, en cette
même année 1738, Lady Montagu... Il
n'est besoin que d'une tête pour former un
corps redoutable. » Le chef
révolutionnaire allait paraître, John
Wesley, un tribun malgré lui, qui
répugnait aux coups de force dans
l'Église comme dans l'État, un homme
méticuleux et timoré.
Évangéliser en plein air les mineurs
de Kingswood! Il reculait devant une telle
extravagance. Il savait que l'Église
officielle ne sanctionnerait point cet apostolat
populaire et qu'il passerait pour schismatique. Or,
Wesley redoutait le schisme. Son respect des formes
le gênait - il tiendra toujours à
recouvrir d'un vernis de légalité ses
hardiesses, plus effrayé quelquefois par les
mots que par les choses. Le prêche en plein
air, Field-preaching! comme cette expression
l'offusquait! « J'étais si scrupuleux
de tout ce qui touche l'ordre et les convenances -
avouera-t-il dans son Journal - que j'inclinais
à croire que c'était
péché de sauver les âmes hors
des églises. » Traditionnel, il
cherchait dans le passé des exemples et les
trouvait chez ses ancêtres, les puritains
révoltés auxquels il ne voulait pas
ressembler, et chez les moines du moyen âge
qu'il se souciait encore moins d'imiter. Mais
Wesley se rappela les enseignements du Christ au
bord des lacs et sur les collines. Il
n'hésita plus : il
évangéliserait les mineurs de
Kingswood.
À Londres, la petite
société religieuse qui se
réunissait à Fetter Lane
s'émut de le voir partir. On consulta les
oracles bibliques. C'était une grave et
superstitieuse habitude; on ouvrait avec
recueillement les Livres Saints et les versets
indiqués par le hasard passaient pour des
révélations divines, adaptées
aux circonstances. La Bible consultée ne
rassura point les amis de John Wesley, chaque texte
rendait un son funèbre :
Gravis la montagne et meurs sur
la
montagne...
... Les enfants
d'Israël
pleurèrent Moïse dans la plaine de Moab
trente jours durant
... Des hommes pieux
portèrent Étienne à sa
sépulture et firent de grandes lamentations
sur lui
Ainsi Wesley écoutait-il les
paroles de l'Ancien et du Nouveau Testament qui,
d'un accord unanime, présageaient sa fin
prochaine et il se sentait ébranlé.
L'Éternel ne lui barrait-il pas la route, ne
l'empêchait-il pas de courir à cette
folie, le prêche en plein air?
Mais du Livre des Rois un texte se
détacha; il retentissait comme une trompette
victorieuse: il annonçait la
domination:
Une longue guerre se livra donc
entre
la Maison de Saül et celle de David. David s'avançant
et toujours
plus fort que lui-même, mais la Maison de
Saül décroissant chaque
jour...
La Maison de David, cela signifiait,
sans nul doute, cette poignée de jeunes
hommes qui se proposaient de
régénérer une Angleterre
léthargique, frivole, glissant vers sa
perdition!
Les amis de Wesley l'embrassèrent
avec des pleurs. Une dernière fois, ils
avaient ouvert la Bible et lu des paroles
alarmantes.
Lorsque Wesley se dirigea de Londres
à Bristol, il était persuadé
que le trot de son cheval le conduisait vers un
martyre, peut-être glorieux. Il était
un hésitant : à chaque tournant de sa
vie, on le voit dresser l'inventaire de ses motifs,
s'absorber en de pesantes
délibérations avec lui-même.
Cet incertain d'esprit possédait une force
de caractère indomptable. De vingt-cinq
à quatre-vingt-cinq ans il sera toujours
debout à quatre heures du matin et ne perdra
pas une minute d'une journée si tôt
commencée. De tels hommes peuvent être
lents à discerner leur voie : quand ils
l'ont trouvée, ils la suivent sans faiblir.
Ils saluent comme une délivrance le devoir
sûr que le hasard leur propose. Tout le long
de son existence, Wesley, cet Hamlet
ecclésiastique, poursuivra son monologue
intérieur, mais l'action l'aura
sauvé.
Le maître d'Oxford qui a
laissé s'égailler ses disciples, le
missionnaire malchanceux d'Amérique, n'a jamais
cessé de se croire appelé à un
grand destin. Sans cela. Dieu l'aurait-il
préservé de l'incendie dans sa petite
enfance? Pourquoi serait-il le brandon
retiré par miracle du brasier? Les
échecs les plus humiliants n'ont pu lui
arracher la certitude d'une vocation
exceptionnelle. Mais lorsqu'il ouvrait la Bible, il
rencontrait ces mots : « Mon heure n'est pas
encore venue, » Il s'inclinait et se
recueillait dans son attente, disposant sa
volonté afin qu'au moment propice elle ne
manquât pas de frapper la cible
désignée par le sort et par
Dieu.
Le 2 avril 1739, Wesley consentit
à prêcher en plein air sur un
monticule dans le voisinage de Bristol. Et
lorsqu'il vit la foule des tisserands et des
mineurs - s'il faut en croire les statistiques
boursouflées de son Journal, ils
étaient près de trois mille - alors
Wesley comprit que son heure était
venue.
Ces abandonnés, qui ressemblaient
à des brutes, ces ignorants, si maladroits
dans leurs révoltes qu'ils n'obtenaient
jamais justice, le missionnaire allait les
instruire et les civiliser. Avec cette
matière abjecte, cette populace qui
s'enivrait de gin pour oublier l'horreur de
l'existence, il façonnerait un nouveau
peuple anglais, fier, probe, diligent,
immensément orgueilleux, mais courbant
devant l'Éternel son front
régénéré.
Wesley choisit un texte d'Isaïe
pour annoncer sa propre mission : L'Esprit du
Seigneur repose sur moi parce
qu'Il m'a consacré pour annoncer
l'Évangile aux pauvres. Il m'a envoyé
pour guérir les cœurs brisés, pour
prêcher la délivrance aux captifs et
la vue rendue aux aveugles, pour mettre en
liberté les opprimés, pour proclamer
l'année choisie du Seigneur.
À Baptist Mills, où il y
avait une fonderie de cuivre, à Hannam Mount
où se trouvait une zinguerie, Wesley
paraît et conquiert les âmes. Les
auditeurs poussent des hourras retentissants, ils
félicitent leur apôtre en lui assenant
de grandes tapes dans le dos. Le dignitaire
d'Oxford, très offusqué, doit se
répéter tout bas les
résolutions qu'il a formulées dans
son Journal : « Me résigner à
l'abaissement, me résigner à
l'avilissement, » La voix d'un ouvrier salue
le réveil religieux qui commence : «
Voici que la flamme est allumée!
»
Une flamme qui n'est pas
surveillée comme celle d'une lampe sur un
autel, mais attisée par les souffles d'une
exaltation soudaine, - et c'est l'incendie qui
dévore. Un ecclésiastique
désavoué par son Église,
ardemment charitable et conscient d'être un
homme prédestiné, a remué les
puissances de ferveur assoupies chez des
êtres primitifs. Il offre à de pauvres
gens longtemps privés de Dieu, un
Christianisme simplifié, réduit
à la connaissance personnelle et
expérimentale de la Rédemption. Sa
doctrine consiste en un partage de
ténèbres et de lumière,
égal, absolu, sans demi-teinte. Wesley, qui jugera
Jean-Jacques
Rousseau
« encore pire que Voltaire », proclame
avant tout la dépravation de la nature
humaine. Sa foi dans le péché
originel envahit tout : elle dépasse et
déforme l'orthodoxie. Selon Wesley, l'homme
naturel était voué au démon;
à s'acheminait vers un abîme, ses
bonnes actions corrompues comme lui-même ne
le sauveraient pas s'il ignorait son
Rédempteur. Sur un fond de désespoir,
Wesley traçait l'emblème
éblouissant de la croix. Mais que l'homme
sache son salut, qu'il en reçoive la
révélation personnelle et
sentimentale; qu'en son âme se brise l'image
du démon! John Wesley posait aux foules la
question qui avait troublé sa jeunesse :
« Comment savons-nous que nos
péchés sont pardonnés? »
Le péché appartenait au domaine de la
réalité la plus tangible; le pardon
tenait du hasard et du miracle. L'enseignement de
Wesley criait la nostalgie sacramentelle. Il
exécrait, certes, et traitait de
mômeries, les rites purificateurs disparus
avec le catholicisme, mais sans y parvenir, il
s'acharnait à les remplacer par un
surcroît d'émotion et certains
ébranlements nerveux passaient pour des
coups de la Grâce.
Un grand médecin philanthrope de
ce temps, le Docteur Cheyne, se penchait avec une
pitié, sagace sur les nombreuses maladies
qui sévissaient alors en Angleterre. Il
diagnostiquait la fréquence des
désordres nerveux et, en particulier, «
d'une sorte de mélancolie à forme religieuse ».
John Wesley,
lecteur et ami du Docteur Cheyne, désireux
comme lui d'opérer des guérisons,
déchaîna moins par son
éloquence que par le magnétisme de sa
personnalité des crises qui le saisirent
d'effroi. Sept ans après les faits
étranges survenus à Paris dans le
petit cimetière Saint-Médard, Bristol
eut ses convulsionnaires.
Au temps où Wesley
commença son oeuvre, Bristol était,
après Londres, la ville la plus importante
du royaume : un centre commercial très
actif, une cité sans hygiène et sans
charme: des rues étroites où les
troupeaux de cochons s'engouffraient. Mais dans les
bassins du port, que de navires! Ils portaient les
noms des patriarches et des prophètes
bibliques; ils semblaient voués à
quelque sainte croisade tandis qu'ils servaient
seulement à la traite des nègres qui
enrichissait Bristol comme Liverpool. Les
capitaines de ces vaisseaux devenaient de fastueux
personnages. Plusieurs fois ils avaient
transporté de la Côte d'Ivoire aux
Indes Occidentales deux cents esclaves
marqués au fer rouge, entassés de
telle sorte que pas un n'avait la place de
s'étendre, bétail humain qu'ils
achetaient à vil prix. Leur carrière
terminée, revenus chez eux, ils se
pavanaient sur les places de Bristol, suivis d'un
petit esclave exotique, récompense de leurs
travaux et parure supplémentaire de leur
vanité.
Les hommes de lettres, au
dix-huitième siècle, dénigrent
Bristol à qui mieux mieux, Horace Walpole
l'appelle « une sale grande boutique ».
Pope et David Hume se plaignent de n'y point
rencontrer de compagnie civilisée, et
Bristol rend aux hommes de lettres mépris
sur mépris. C'est ici que le poète
Richard Savage succombe en 1743,
délaissé, de tous, au fond d'une
prison, pour dettes. Plus tard, dans la tour de
Saint Mary Redcliff, le jeune Chatterton
déchiffre de vieux parchemins et nourrit de
rancœur son ambition
désespérée.
Ville impitoyable au rêve,
à la beauté. Sur un fonds d'ennui
flamboyait le fanatisme. Rien ne tempérait
l'ardeur des passions politiques et religieuses. Au
dix-septième siècle, les Quakers
persécutés étaient morts de la
fièvre ou de la peste sur le fumier des
cachots. De loin en loin au dix-huitième
siècle, un supplice terrible attestait la
persistance de la haine contre Rome. Le 22 juin
1728, un soldat catholique Irlandais, parce qu'il
refusait de fréquenter l'église
anglicane, fut fouetté deux jours
consécutifs de façon si cruelle qu'il
réclamait à grands cris d'être
pendu ou fusillé. Pas une mascarade
où l'on ne brûlât le pape en
effigie. De vieilles superstitions sauvages
régnaient encore. Il arrivait que dans
l'âpreté de la concurrence
commerciale, l'envie cherchât le
maléfice et qu'un constructeur de diligence
recourût à la sorcellerie pour
arrêter les entreprises d'un rival.
Ville dure, précise et
rangée, fidèle étroitement aux
observances puritaines. Dès qu'à la
paroisse de Saint-Nicolas sonnait le couvre-feu,
toute vie cessait. On exposait au pilori les
barbiers qui rasaient leurs clients le dimanche et
la licence des comédies importées de
Londres scandalisait les vertueux marchands
d'esclaves et leur épouse.
Quand Wesley parut à Bristol, des
êtres taciturnes, grossiers et violents
affluèrent à ses prêches
tragiques.
Le soir, dans les salles des
corporations ou dans les ateliers, parmi les
métiers des tisserands, Wesley plonge ses
auditeurs dans l'effroi religieux qu'il croit
salutaire et précurseur de la conversion. Il
évoque la vallée où
règne l'ombre de la mort, la détresse
de l'homme naturel privé de Dieu; on
l'écoute dans un silence consterné.
La cohue est telle que les auditeurs grimpent
à l'échelle, entrent par la lucarne.
Le plancher craque sous le poids de tous ces corps.
Un accident survient. Mais Wesley constate avec la
joie provocante de sa victoire que l'Éternel
protège ses enfants choisis, « son
petit Israël Britannique ». Ni morts, ni
blessés, à peine une
interruption.
Les pauvres qui étouffent dans
ces greniers se sont fatigués d'entrer dans
les spacieuses cathédrales
édifiées pour la misère de
leurs aïeux, mais où plus rien ne les
concerne. Honteux de leurs haillons,
intimidés par le voisinage des
élégants et des riches, ils ont
vainement essayé de comprendre ce que disait
le ministre juché derrière son
pupitre. De belles phrases sans doute, mais hors de
leur portée, des phrases qui
berçaient la somnolence des gentilshommes
assoupis, leur tabatière à la main.
Marins, débardeurs, soldats, que
saisissaient-ils de cette langue impeccable,
modelée dans les universités
gothiques et si différente de leur langage
quotidien? Découragés, ils se
retiraient et ne revenaient plus. Contrairement au'
jeune homme de l'Évangile qui
s'éloignait du Christ parce qu'il avait de
grands biens, ils délaissaient les
églises à cause de leur ignorance et
de leur dénuement. Privés du
prêche - l'un des seuls aliments encore
offerts à leur faim religieuse, cette faim
religieuse insatiable du peuple anglais - ils
s'abandonnaient à leurs instincts brutaux,
s'abreuvant de gin, détroussant les
voyageurs ou, tout à fait
démoralisés par l'indigence,
traînaient leur épouse sur les
marchés, la longe au cou, telle une
bête de somme, en criant : « Qui veut ma
femme... ma femme pour quinze shillings? »
Mais un malaise les suivait dans leur
déchéance, comme une nostalgie de
repentir qui ne parvenait pas à s'exprimer.
Ces miséreux appartiendraient à qui
se rendrait le maître de leurs larmes. Ils
écoutaient le
clergyman expulsé des églises,
s'émerveillaient de comprendre chacune de
ses paroles et de se sentir aussi touchés
que lorsqu'ils épelaient le Voyage du
Pèlerin du chaudronnier Bunyan - un livre
possédé par les plus pauvres, Wesley
évoquait pareillement l'étang de
soufre et de feu, l'abîme entr'ouvert sous
les pas de tout homme que la Grâce nia pas
touché, « J'ai versé telle
goutte de sang pour toi dans mon agonie »,
révélait le Christ à Pascal en
prière. Que tout homme connaisse la
réalité de ce tribut sanglant
payé pour son rachat! Malheur aux
indifférents et aux Pharisiens qui se
glorifient de leurs bonnes actions! Grâce
libre, gratuite, immédiate, pour
tous!
Quoi! miséricorde pour tous -
s'écriait le prédicateur - pour
Zachée voleur des deniers publics et pour
Madeleine la prostituée. Il me semble que
j'entends quelqu'un d'entre vous me dire : Alors
moi aussi, je puis espérer mon pardon. Oui,
tu peux l'espérer, toi l'affligé que
nul n'a consolé. Peut-être à
celle heure même distingues-tu la voix qui te
rassure: sois en paix, les péchés te
sont pardonnés.
Mais la simple formule du prêtre
au confessionnal, prononcée par le
descendant des vieux Puritains, ne calmait pas les
consciences. La réforme de John Wesley
débute dans un délire de contrition :
Ô toi qui dors,
éveille-toi; sache que tu es pécheur
et quelle sorte de pécheur...
À la voix de Wesley les
âmes se réveillaient au bord d'un
abîme. Le sentiment du danger spirituel
arrachait a ces pauvres gens des cris plus
terribles que ceux qu'ils poussaient dans leurs
émeutes.
Le 17 avril éclatent les
scènes qui faillirent ruiner l'oeuvre
commencée. Plusieurs fois par semaine en ce
printemps de 1739, le Journal de Wesley indique
quelque nouvelle manifestation d'une folie
contagieuse. Il écrit le 21 avril :
Aujourd'hui, dans le hall des tisserands, un jeune
homme fut pris d'un tremblement violent, et
s'abattit à terre, si vive était la
peine de son coeur. Nous ne cessâmes de
prier. Il se releva joyeux et fort dans l'Esprit
Saint.
Le 23 avril, tandis que Wesley
commentait la parole du Christ « Celui qui
croit en moi possède la vie éternelle
», et qu'il affirmait, en ardent adversaire du
Calvinisme, que Dieu veut le salut de tous les
hommes, une sorte de panique s'empara de ses
auditeurs, «immédiatement l'un
après l'autre s'écroula comme
frappé par la foudre ».
En mai les scènes se multiplient
et s'aggravent avec des symptômes divers :
angoisses, sueurs, frissons, râles
d'extraordinaires agonies, agitations convulsives,
léthargies, clameurs exaltées. On
constate un cas de possession : celui du tisserand
Haydon « homme
de vie régulière, pieux anglican
». Les crises parfois s'accompagnent de
visions. Les anciennes images, abolies comme
papistes et superstitieuses et que réclamait
la sensibilité populaire, se dessinent au
cours d'inquiétantes extases : les auditeurs
de Wesley contemplent en esprit le Christ
crucifié saignant de toutes ses blessures,
et voient s'effacer la sentence de leur
condamnation.
Le soir du mercredi 9 mai - note
Wesley - tandis que je déclarais que le
Christ s'était offert en rançon pour
tous les hommes, trois personnes tombèrent
comme mortes, les péchés de leur vie
entière leur apparaissant. Mais
bientôt, elles se relevèrent et surent
que l'Agneau de Dieu qui détruit les
péchés avait effacé ceux
qu'elles avaient commis.
Les citations pourraient s'ajouter les
unes aux autres, uniformément
impressionnantes. C'est surtout lorsque le
prédicateur affirme sa foi dans la
Rédemption universelle et attaque le
déterminisme de Calvin, que le trouble
sévit. Hommes et femmes sont pareillement
frappés; le jeune âge, la
maturité, la vieillesse frémissent
sous les mêmes chocs. Les médecins
accourent, observent, s'étonnent,
réservent leur diagnostic. Nul témoin
plus stupéfié que Wesley
lui-même, qui domine énergiquement de
sa petite stature toute cette confusion. Il ne
trouve pas - il ne cherche
même pas à trouver - une cause
naturelle, mais il voit se manifester contre lui
les puissances des Ténèbres. Celui
qui transforme en un sabbat les assemblées
de la prière, c'est l'antique animateur des
Amalécites contre David et des
Ephésiens contre saint Paul, l'ange aux
ailes noires qui osa tenter le Christ sur la
montagne. Avant d'abandonner une âme, le
démon la plongeait dans un état de
désespérance et le corps participait
au bouleversement de l'âme. Ainsi, Wesley
expliquait-il les frénésies qui
s'emparaient de ses auditeurs; il essayait à
la façon d'un exorciste de conjurer les
forces mystérieuses qu'il avait
malgré lui suscitées. Il trembla que
sa cause ne fut désormais confondue avec
celle des Prophètes Français, les
extatiques des Cévennes qui erraient
à Bristol, messagers de cataclysmes couvrant
de cendre leur tête
dérangée.
Le 22 juin, Wesley se décida de
mettre ses disciples en garde contre les illusions
qui les égaraient. Il leur prêcha la
méfiance, les adjura de garder le calme qui
convenait aux enfants de Dieu.
Mais tandis que je parlais -
écrivit-il ce soir-là dans son
Journal - quelqu'un devant moi tomba, comme
frappé de mort subite, puis un second, puis
un troisième. Cinq autres en une demi-heure
s'écroulèrent, la plupart avec les
spasmes d'une violente agonie.
Les crises qui marquent le début
de l'apostolat méthodiste diminueront
d'intensité à mesure que triomphera
la Réforme de John Wesley. Mais elles ne
cessent pas de sitôt. Les croit-on
terminées définitivement que parfois
elles reparaissent, flammes de fanatisme toujours
promptes à se rallumer. Elles
éclatèrent à Bristol, plus
fréquentes, plus dramatiques que partout
ailleurs, en sorte que sur quatre-vingt-cinq de ces
pâmoisons pareilles à la mort qui
épouvantèrent Wesley, cinquante-six
se produisirent parmi ces gens affairés,
ponctuels, cupides et ternes qui ne sortaient de
leur silence que pour évaluer les chiffres
de leurs gains.
Or, Wesley demeurait l'aristocrate, le
dignitaire d'Oxford, très loin de la foule,
même lorsqu'il semble s'absorber en elle et
se laisser entraîner par sa poussée.
Il haïssait la turbulence, et si dans la
griserie de sa domination des mots
révolutionnaires lui échappent, tout
bas sa prudence les réfute. Que Whitefield,
le fils de l'aubergiste, s'emporte en
péroraisons d'un goût douteux contre
les maîtres de ce monde! Un trait vif et
pénétrant suffit à Wesley: son
ironie sent le gentilhomme. Il craignait la
démagogie parce que la fureur du peuple
l'effrayait autant que celle des démons : il
ne redoutait pas moins l'illuminisme, cet orage qui crevait
sur les champs
mûrs pour sa moisson à lui, l'ouvrier
choisi de Dieu. Comment transformer en Anglais
capables de dominer l'Europe ces pauvres artisans
qui se roulent à terre, l'écume
à la bouche, en hurlant qu'ils sont des
réprouvés?
Wesley comprend que si son sang-froid
l'abandonne, tout est perdu. Organisateur avant
tout, il considère, une fois son sermon
terminé, ceux qui viennent de l'entendre.
Certains sont très calmes; ils ont
épuisé leurs sanglots, trouvé
la joie du repentir. Ils offrent à Dieu leur
âme purifiée. La doctrine de Wesley
leur convenait sans doute, puisqu'elle les a
guéris de leurs maux. Et Wesley
écarte volontairement la pensée des
malheureux - un nombre infime en
vérité - que ses enseignements ont
précipité dans la folie
véritable, celle qui ronge ses chaînes
dans des asiles barbares. Wesley, l'Anglo-Saxon
d'autant plus docile aux leçons de
l'expérience qu'il rejette l'autorité
de ses supérieurs hiérarchiques,
s'efforce de découvrir parmi ses convertis
de la première heure ceux qui sont dignes de
former un cénacle, il distingue un
distillateur, un chirurgien, un tapissier, un
charpentier, un mercier et un barbier : six
apôtres qui s'attacheront à leur tour
des prosélytes, tandis qu'un groupe de
femmes se réunit chez une
épicière de Wine Street. Rapidement
essaiment les sociétés pieuses -
bientôt on en compte quinze - cellules
génératrices d'une religion qui recrutera ses
adeptes dans la bourgeoisie commerçante et
dans les masses populaires. Un mois ne
s'était pas écoulé depuis
l'arrivée de Wesley à Bristol qu'il
devait déjà songer à se
procurer un local pour abriter les affamés
de sa parole. Non pas une « chapelle » -
rien qui suggère l'idée d'un schisme
- mais une nouvelle salle de prêche, l'annexe
du sanctuaire officiel. Le 9 mai, Wesley
achète un terrain sur la place où se
tenait la foire aux chevaux. Bientôt une
baraque rudimentaire s'élève : elle
ne prend les foules que pour les rendre à la
cathédrale.
Un dimanche, on vit à Bristol un
étrange spectacle : les mineurs de Kingswood
et avec eux tout un peuple d'ouvriers, traversaient
la ville; non plus en cortège
révolutionnaire et prêts à
piller les navires chargés de froment dont
était frustré leur besoin, mais en
procession, au chant des hymnes. Ils se dirigeaient
vers la cathédrale afin de recevoir la Coupe
de la Cène. Le clergé s'effraya tout
autant que la police, lorsque naguère les
mineurs attaquaient l'hôtel de ville. On
craignit pour la cathédrale le scandale d'un
tumulte. L'afflux de ces croisés en loques
déconcertait les habitudes. Les
élégants majordomes du Seigneur
tinrent conseil et leur décision fut
négative. Ils réprouvaient tant le
Méthodisme qu'ils craignirent d'accorder
à Wesley le moindre encouragement. C'est
ainsi que les pauvres mineurs furent' jugés
indignes de recevoir la Coupe de
la Cène. Leur procession rebroussa
chemin.
Le 18 août, l'évêque
Joseph Butler convoqua Wesley pour lui adresser des
remontrances.
Le prélat qui vient d'agir de
façon si contraire, semble-t-il à
l'esprit d'apostolat, est une lumière de
l'Église anglicane. Il a termine
après quinze ans de recueillement son
Analogie de la nature et de la religion, forte
citadelle élevée pour la
défense du Christianisme. Cet ouvrage
influencera Newman un siècle plus tard :
l'évêque Butler peut être
regardé comme un lointain précurseur
du Mouvement d'Oxford. Ses diocésains
l'accusaient de propensions papistes. Le moindre
indice suffisait pour que s'inquiétât
l'opinion défiante. Or, dans l'oratoire de
l'évêque, ne voyait-on pas une croix
de marbre blanc se détacher sur un fond de
marbre noir? À la mort de
l'évêque, le bruit courra de sa
secrète réconciliation avec
Rome.
Ce fut sans doute pour des motifs
d'ordre théologique que
l'évêque Butler frappa Wesley de ses
rigueurs. Il avait consacré sa vie à
réhabiliter la religion au nom de la raison.
Sa défense perdait singulièrement de
sa force si la nature humaine était
corrompue de façon
irrémédiable et la raison
aveuglée sans remède. Tout espoir
s'évanouissait de vaincre les ennemis - les
Déistes - par leurs propres armes.
Cependant, pour Wesley, les ennemis
n'étaient pas les
Déistes en chair et en os, mais les
puissances des ténèbres : Satan. Afin
de conjurer les catastrophes sociales,
d'éteindre sur les visages les reflets du
cynisme, de la cruauté, de la haine, il
fallait la Grâce et ses mystères. Par
sa naissance, son éducation, sa culture,
Wesley se trouvait du côté de ses
détracteurs. Le long des chemins, il lira
l'Analogie de l'évêque Butler :
c'était un livre pour lui, le logicien
d'Oxford; il y fortifiait sa foi avec des arguments
pondérés, mais il les oubliait
sitôt qu'il se retrouvait en face des foules
et qu'une force plus puissante que l'intelligence
le menait à sa victoire.
Rien de surprenant à ce que, dans
le palais épiscopal de Bristol, le
missionnaire et l'apologiste se soient durement
affrontés. Le prélat traita Wesley
comme le plus vulgaire indiscipliné.
- Monsieur, prétendre aux
révélations extraordinaires de
l'Esprit Saint. Quelle chose effroyable! - A very
horrid thing!... J'entends dire que des personnes
sont atteintes de crises nerveuses dans vos
réunions et que vous priez pour
elles!
C'était le grief suprême de
l'évêque : un désordre, une
malséance. Tout l'été, dans le
hall des tisserands, se déroulèrent
des scènes troublantes, faits précis
que John Wesley ne songea pas à nier
:
- Milord, lorsque l'un ou l'autre
révèle par des
cris et des pleurs l'angoisse de son âme,
j'implore Dieu pour sa délivrance et ma
prière est souvent exaucée.
L'évêque regarda Wesley
comme, dans un hôtel aristocratique
d'Angleterre, un gentleman regarde instinctivement
l'étranger qui a parlé trop fort.
Méprisant, il s'exclama : « Très
extraordinaire, en effet! » Puis il devint le
maître qui congédie sans phrase un
subalterne :
- Bien, Monsieur, si vous voulez mon
avis, je vous le donnerai librement. Votre
présence ici n'est aucunement
nécessaire. Vous n'êtes pas
chargé de prêcher en ce
diocèse. Donc, je vous conseille de vous en
aller.
Alors Wesley protesta. Il ne voulait
point paraître un révolté. Il
tenait à prouver son droit de prêcher
partout. Déjà son oeuvre avait
suffisamment remué l'opinion publique pour
qu'un manifeste fût opportun. L'orgueil de
Wesley contaminait son zèle, mais son
zèle purifiait son orgueil.
- Milord, mon rôle ici-bas est
d'accomplir le plus de bien possible. Là
où je pense que ma présence est
profitable, je dois demeurer aussi longtemps que je
le juge bon... Votre Grâce sait bien
qu'étant ordonné prêtre je le
suis de l'Église universelle, et
qu'étant nommé fellow d'un
collège, je n'ai pas été
affecté à une paroisse, mais que j'ai
reçu la charge indéterminée de
prêcher l'Évangile dans toute
l'Église d'Angleterre. Non, je ne crois pas
qu'en prêchant ici,
j'enfreigne aucune loi humaine. Et quand ce serait,
ne vaut-il pas mieux obéir à Dieu
qu'aux hommes?... »
« ... Si je manque à mon
devoir et que tombe dans l'abîme une seule
âme que j'eusse pu soustraire aux flammes
éternelles. Dieu acceptera-t-il ce
prétexte : Seigneur, elle n'était pas
de ma paroisse? C'est pourquoi je regarde le monde
entier comme ma paroisse. »
Parole fameuse de Wesley. Elle
accompagne ses portraits; elle se grave sur le
socle de ses statues. Seul en son ardeur
apostolique. Wesley se refuse aux strictes
obéissances. Et dès lors la guerre
éclate entre l'Église officielle et
cet isolé. Séparés de Rome,
mais fidèles au cérémonial
ancien, les prélats anglicans gardent pour
s'en servir contre les insoumis l'arme
surannée de l'excommunication. Vont-ils la
diriger contre Wesley? Ils se contenteront des
reproches et des réfutations. « Non,
les évêques n'excommunieront pas mon
frère, - disait avec humour Samuel Wesley,
un paisible clergyman - c'est plutôt mon
frère qui pourrait bien excommunier les
évêques ».
Et tandis qu'à son tour
l'évêque de Londres proteste. Wesley
conquiert les quartiers miséreux de la
capitale.
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