Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IV

"L'ILLUSION GERMANIQUE"

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Dans les églises, un sablier monumental flanquait les chaires où les prédicateurs anglais de ce temps discouraient contre le Déisme. Un auditoire, plus instruit des questions théologiques que son apparence frivole ne l'eût laissé supposer, jugeait chaque argument avec une compétence détachée. Un beau diseur, le visage majestueux sous une large perruque poudrée, démontrait aux intelligences la nécessité de la Révélation; il n'atteignait pas les cœurs. Et la personne du Christ devenait, en ses sermons glacés, la pièce d'échiquier indispensable pour triompher de l'adversaire : l'attaque était furieuse, la défense académique. Oubliées, l'étable et la mangeoire de Bethléem, oubliée la croix sanglante!

Le clergyman appartenait à l'aristocratie : il s'instituait son guide fraternel, complaisant. Loyal soutien de l'ordre établi, il enseignait aux riches le devoir de ne pas gaspiller leur fortune, aux possesseurs de vastes domaines, celui de les administrer avec sagesse et bienfaisance. On qualifiait aisément d'enthousiasme tout superflu dans la piété, toute chaleur de l'âme, et ce mot mal défini marquait d'une pareille flétrissure les pires déséquilibres et ce que l'Église catholique appelle « l'héroïcité des vertus ».

Quand les frères Wesley revinrent de Georgie, l'Angleterre aristocratique et lettrée les accueillit avec honneur. Charles se voit délégué par l'Université d'Oxford pour présenter une adresse à Leurs Majestés Royales; il dîne avec le prince de Galles au palais de Saint James. Pope - le poète le plus adulé - lui montre sa maison, ses jardins, ses rocailles et soumet à son admiration une épitaphe latine qu'il a composée et qui se grave sur un obélisque en l'honneur de sa mère.

À Londres, John Wesley est invité à prêcher. Le fameux incendie de 1666 ayant détruit presque toutes les églises de la cité, elles apparaissaient relevées de leurs ruines, métamorphosées avec des frontons et des colonnes classiques : les reliquaires du moyen âge devenus véritablement des temples. À Saint Lawrence, à Saint-Ann, à Saint Andrews, un auditoire nombreux se presse pour entendre le missionnaire. Il parle; il enseigne la dépravation absolue de la nature humaine, l'inanité des oeuvres bonnes lorsque le cœur n'est pas renouvelé dans l'Esprit-Saint. Il était aisé de flairer dans toute sa verdeur l'hérésie de Luther que l'Anglicanisme - ce moyen terme - n'adopte qu'avec défiance et réticence; et par delà Luther, les anciens égarements d'une mystique indisciplinée. Mais plus que les paroles ou la doctrine de Wesley, c'était son accent qui choquait, cette ardeur, cette force, cette façon de dépister le péché, cet orage qui réveillait le sommeil de la foi. Wesley déplut comme un énergumène entré, dans un salon, « Mon Dieu, disait-il, gardez-nous de cette paresse que nous appelons, en guise d'excuses, la prudence chrétienne! » Nulle prière ne pouvait être moins entendue. Aussi quand il descendait de la chaire, un ecclésiastique s'avançait vers lui, courtois, mais offusqué : « Monsieur, il ne vous sera plus permis de prêcher ici. » Le 19 février 1738, on, lui signifia trois fois son congé dans les mêmes termes définitifs. C'est alors qu'expulsé des églises, il se tourna vers les « sociétés religieuses » et vers les sectes.

Sous le règne de Charles II, pour réagir contre la dépravation morale, des jeunes gens s'étaient groupés en « sociétés religieuses ». Ils devaient s'édifier mutuellement, s'encourager comme le leur enjoignaient leurs statuts

« à la sainteté du coeur et de la vie ». Ils s'engageaient à fuir les tripots et les théâtres licencieux, Anglicans, les membres de ces sociétés restaient fidèles à leur Eglise nationale. Dans leurs réunions, ils se contentaient des psaumes et des prières; point de rites séparés, nulle apparence de schisme. Ils s'interdisaient toute controverse politique ou religieuse, ne voulant que sauver la ferveur. Leurs dirigeants les exhortaient à scruter journellement leur conscience et à contempler l'amour et les souffrances du Christ. Leurs aumônes mises en commun servaient au soulagement des prisonniers et à la création d'écoles pour enfants pauvres.

Quand Wesley revint de Georgie, les « sociétés religieuses » existaient -encore : elles s'étiolaient, son zèle les ranima. Il greffa sur ces petites confréries son oeuvre de régénération.

Près du théâtre de Drury Lane, un ami des frères Wesley, James Hutton, tenait une boutique de libraire. Une enseigne se balançait au vent : on y voyait un soleil darder ses rayons sur une Bible. C'est là que John Wesley trouve un refuge pour ses prêches. Ici, nul ne le critique, nul ne se scandalise, et sa fougue se modère parce qu'elle n'est plus exaspérée par le besoin de contredire. Combien Wesley préfère aux sanctuaires officiels cette salle dénudée où la prière se dépouille de ses routines! Il se proclame fidèle à l'Anglicanisme, mais cela n'empêche pas le vieux sang des puritains révoltés de bouillonner en ses veines. Et c'est avec l'accent de l'individualisme anglo-saxon que son éloquence évoque les cénacles de la Primitive Église visités par l'Esprit Saint.

À Londres, foisonnaient les sectes, chacune revendiquant le privilège exclusif de l'inspiration divine et réagissant avec plus ou moins d'extravagance contre la froideur de l'Église officielle.

Sous les derniers Stuarts, la société des Quakers était née dans le fanatisme. Perturbateurs de l'ordre social, ils envahissaient les églises qu'ils nommaient « les maisons à clochers » et sommaient à grands cris le prédicateur qu'ils appelaient « l'homme de bois » de quitter sa chaire. Au dix-huitième siècle, l'empirisme de la race s'était emparé de cette folie pour la transformer en originalité bienfaisante et le Quaker n'était plus qu'un courageux colonisateur, un marchand astucieux et intègre tout à la fois et un philanthrope qui dénonçait utilement la situation atroce des aliénés et des captifs. Avec une bonhomie déconcertante, le Quaker s'octroyait certains privilèges : il ne consentait ni à prêter serment devant les juges, ni à prendre les armes pour la défense de son pays; il tutoyait le roi lui-même. Et la loi se montrait indulgente à cette société de candides révolutionnaires, tandis qu'elle bâillonnait si étroitement le catholicisme qu'on pouvait se demander par quel miracle il vivait encore, même de cette existence obscure, souffrante, étouffée.
Les sectes les plus éloignées les unes des autres communiaient dans l'exécration de Rome. Et c'était une chose mystérieuse que cette furie contre une poignée de parias réduits au silence. De sombres souvenirs alimentaient cette haine dans un quartier de Londres, a Spitalfields. Là s'étaient réfugiée, après que Louis XIV eut révoqué l'édit de Nantes, une colonie de protestants français : familles de manufacturiers et d'artisans qui travaillaient la soie. Plus tard étaient arrivés d'autres émigrants : les derniers Camisards. L'Angleterre avait comblé d'honneurs leur chef, Jean Cavalier, lui octroyant le gouvernement de l'île de Jersey. Au temps où John Wesley portait son ardeur religieuse de chapelle en chapelle, il n'était bruit à Londres que des prophètes français. Ainsi désignait-on quelques insurgés indomptables des Cévennes devenus dans leur désespoir, au fond de leurs cavernes, des visionnaires. Ils transportaient à Londres leur sauvagerie et leurs extases. Au cours de crises impressionnantes, des femmes, les yeux révulsés, lançaient leurs anathèmes contre la religion catholique - la grande Babylone - et annonçaient la fin du monde. John Wesley vit et entendit ces « prophètes » avant qu'ils fussent chassés d'Angleterre comme dangereux enthousiastes. Espérait-il découvrir ce qu'il cherchait par-dessus tout, le véritable mysticisme joint à la haine de Rome? Il s'éloigna déçu.

John Wesley entretint des rapports fraternels avec les Huguenots établis à Londres, mais d'autres protestants étrangers l'attirèrent davantage. Il ne pouvait oublier les Frères Moraves, apparus sur le navire qui voguait vers l'Amérique. Ne ressemblaient-ils pas aux chrétiens des premiers siècles? Les Frères Moraves, disséminés à Londres cherchaient des disciples.
Chez un marchand hollandais, John Wesley rencontra un de leurs apôtres, Pierre Böhler. Ce jeune homme de haute intelligence sortait de l'Université d'Iéna. Il avait renoncé à toute science humaine pour la poursuite du mysticisme. Il possédait une doctrine négative et passive : oublier le monde et sa vanité - non seulement sa vanité, mais ses vertus et ses efforts pour le bien; attendre l'éclair sur le chemin de Damas, l'instant purificateur aussi nécessaire au plus criminel qu'au plus innocent, puisque la voie de toute chair n'est que corruption.
Pierre Böhler avait entrepris de convertir John Wesley. Comme le dignitaire de Lincoln College devait regagner Oxford, il l'y suivit.
Le long des rues bordées de collèges, le jeune piétiste cheminait en compagnie de Wesley et gagnait habilement à sa cause le petit homme précis, nerveux et raisonneur qui, naguère, dans les joutes scolastiques, remportait tous les prix. Heure décisive pour John Wesley. Ces controverses d'Oxford, c'était le reliquat du moyen âge, fêtes austères qui célébraient l'alliance de la raison et de la foi. Et par ces traditions conservées sous ces voûtes bâties par les moines, John Wesley se trouvait, malgré la Réforme, enveloppé de catholicité. Voici qu'il va rompre avec la dialectique d'Oxford victorieuse des chimères.

Pierre Böhler ne savait pas l'anglais et John Wesley ne savait pas l'allemand. Ils conversaient en latin; John Wesley défendait les droits de la raison; le piétiste secouait la tête avec une expression de blâme : « Mon frère, ô mon frère, laisse donc là toute ta philosophie! » Il ouvrait le Nouveau Testament, feuilletait les Actes des Apôtres et prouvait par des exemples que toute conversion véritable et profonde devait être instantanée. Saül précipité de son cheval!, Saül ébloui, passant de la fureur à la mansuétude, personnifiait l'élection soudaine de Dieu. La foi, c'était l'éclair dans la nuit. En un instant se décidait le sort de l'homme, « Si vous ne renaissez de l'eau et de l'esprit... » Pierre Böhler avec l'accent de sa persuasion juvénile expliquait ce texte, en l'interprétant selon les besoins de sa doctrine. John Wesley se transformait en disciple étrangement obéissant. Il écoutait cette voix parce qu'elle lui promettait non seulement la paix, mais l'allégresse de la conscience, et qu'il demeurait malgré son orgueil et sa suffisance un scrupuleux, peut-être inguérissable. « Comment savons-nous que nos péchés nous sont pardonnés? » Enfin à cette question, le Frère Morave semblait apporter une réponse. La Réforme en supprimant la confession sacramentelle creusa peut-être chez certaines âmes, plus religieuses et plus véhémentes que les autres, un vide impossible à combler. Dans le mirage d'une nouvelle Pentecôte, dans l'illumination directe du cœur, John Wesley cherchera l'équivalence d'un sacrement qui absout.

« Mon frère, disait à John Wesley le Frère Morave, prêche la foi parce que tu la désires; ensuite, tu la prêcheras parce que tu la possèdes ». Et Wesley commençait son rôle d'évangéliste errant. Lorsqu'il empruntait les voitures publiques, c'était pour y commenter les Saintes Écritures; s'il voyageait à cheval et que sa monture se déferrât, il profitait de la circonstance pour évangéliser le forgeron. Dans les auberges, des étrangers le prenaient à part et lui racontaient leurs fautes. Il lui convenait de soumettre à l'épreuve de l'expérience - pour lui suprême, infaillible - la méthode du Frère Morave. Répétant l'œuvre de miséricorde chère à sa jeunesse, Wesley chercha dans le plus sombre cachot d'Oxford le criminel le plus abandonné. Il lui porta le pardon de Dieu et l'homme trembla de tous ses membres; ses blasphèmes se muèrent en paroles d'amour. Et Wesley souhaita pour lui la lumière dont il venait d'éclairer ce misérable. Il attendait l'absolution foudroyante que Pierre Böhler appelait la conversion.

Charles Wesley souffrait d'une pleurésie. La méditation de Pascal sur le Bon usage des maladies lui servait de réconfort Du mouvement religieux qui se dessine, John Wesley est incontestablement le chef : il construit, il organise. Son frère est le poète : un cœur tendre avec des grâces et des envolées inconnues à l'autre, un ascète moins troublé qui attend lui aussi l'instant de sa conversion. Toutes les phases de cette attente se traduisent en cantiques. Il en compose parfois plusieurs par jour. Comment s'étonner qu'ils soient d'inégale valeur?

Un jour, on le crut mourant et Pierre Böhler accourut à son chevet. À l'heure où l'homme se rattache à tous les secours, comme celui qui se noie aux touffes d'herbe que sa main peut saisir, le Frère Morave apportait les questions de son catéchisme. Il demandait au malade sur quoi se fondait son espoir de salut.
« Sur mes efforts pour servir Dieu... mes efforts... »

Ses mortifications ridiculisées, sa vaine tentative pour extraire de l'anglicanisme une ferveur dont il était vidé, son apostolat manqué, d'Amérique : c'étaient toutes ces belles défaites qu'à l'instar d'un catholique qui croit au mérite, Charles Wesley offrait à Dieu. Mais le Frère Morave secouait la tête « 0 mon frère, dépouille-toi de tes bonnes actions ».

À Londres, chez un chaudronnier qui habitait Little Britain - une ruelle de la cité -, de pauvres gens se réunissaient pour la prière. C'est dans cette maison de Little Britain que Charles Wesley recouvra la paix du cœur et la santé,.Le matin de la Pentecôte de 1738, tandis que ses amis chantaient une invocation au Saint-Esprit l'antique Veni Creator traduit en anglais il s'écria soudain : Je crois! Il affirmait la certitude sensible du pardon qui, pour les Frères Moraves, constituait toute la foi.

À la façon de guérisseurs empiriques plutôt que de médecins, les frères Moraves obtenaient leurs conversions; et dans leurs cénacles, la grâce merveilleuse ressemblait à un phénomène savamment provoqué. La charité pratique des Wesley les sauva de l'illuminisme : dans l'atmosphère surchauffée de leur conversion, ils songent aux troupeaux abandonnés dont ils seront les pasteurs. L'hymne de gratitude composé par Charles Wesley n'est qu'une marche apostolique :

Je vous appelle, ô vous les Parias
Prostituées, publicains et voleurs,
C'est pour vous que Christ étend les bras,
Sa grâce est pour vous, les pécheurs.
Quel besoin a de lui le juste? Il est venu quérir les perdus.

O vous, sœurs de Madeleine en péché,
O vous, brigands dans les meurtres vieillis,
Que votre désespoir s'achève en réconfort,
Jésus pour vous fut conduit à la mort;
L'Enfer proteste et la terre se plaint.
Il mourut pour vos crimes, pour les miens.

Venez, ô frères coupables, venez
Sous le faix de vos fautes gémissants
Il vous fera place en son cœur saignant,
Il vous prendra dans ses plaies ouvertes,
Écoutez son appel, son invite,
Venez, frères coupables, venez vite.

C'est pour vous qu'en torrents de pourpre
De son côté blessé jaillirent les pardons...
... Croyez et vous n'êtes plus coupables,
Croyez seulement et le ciel est à vous!


Le 24 mai 1738, une seconde conversion ramenait John Wesley à l'esprit de la Réforme protestante dont il s'était fort éloigné. Comme il subit l'envoûtement des piétistes venus d'Allemagne, les paroles de Luther produiront en son âme la secousse attendue.

Ce matin du 24 mai, dans la cité de Londres, Wesley ouvrit au hasard la Bible et lut : « Tu n'es pas loin du royaume de Dieu ». Il se dirigea vers la cathédrale Saint-Paul où les musiciens psalmodiaient l'antique De Profundis traduit en anglais. L'âme de Wesley s'unit à leur plainte. Le soir il se rendit dans Aldersgate, où se rassemblait une « société religieuse » composée de jeunes gens. Une arche triomphale, qui surmontait la statue équestre de Jacques 1er, ouvrait alors l'entrée de cette rue commerçante et grise, aujourd'hui sans le moindre intérêt. Les Méthodistes ont difficilement identifié l'emplacement du logis où John Wesley clama la joie de son pardon. Il nota dans son Journal, précis comme une horloge, qu'il était exactement neuf heures moins le quart lorsque passa le souffle de l'Esprit.
Quelque artisan de la cité lisait les gloses de Luther sur l'Épître aux Romains :
La foi est une énergie du cœur, animée, vivante et qui ne peut rester inactive. Elle est une confiance immuable dans la miséricorde de Dieu, un acte par lequel nous abandonnons entièrement notre sort au Christ. Le croyant est assez sûr de sa force pour affronter toutes les créatures qui s'opposent à lui.

Durant cette lecture, l'éclair jaillit. Et ce fut pour John Wesley la conversion sollicitée, l'évidence du pardon.

Je connus - écrivit-il en son Journal - que le Christ avait pris mes fautes, oui les miennes, et qu'il m'avait sauvé de la loi du péché et de la mort. Alors je me mis à prier de toutes mes forces pour ceux qui m'avaient méprisé et s'étaient acharnés à me nuire. Je rendis témoignage à l'assemblée du changement survenu dans mon cœur. Mais bientôt l'Ennemi me suggéra : ce ne peut être la foi; où est la joie?

Charles Wesley subit les incantations de son lyrisme, John plus lucide s'analyse; il aperçoit l'ombre de son inquiétude qui ne s'est pas évanouie et qui ne laisse pas de le troubler à l'heure même où des sectateurs le portent en triomphe comme leur glorieux néophyte. L'Ennemi dont il se plaint, c'est le démon raisonneur qui le possède, celui qui lui raconte dans le brouillard des histoires décourageantes, celui qui l'empêche de trouver la sécurité spirituelle, Wesley reniera la doctrine intégrale de Luther; il se détachera des Frères Moraves. Mais tandis que rien n'affaiblit encore sa sympathie pour eux, - en cet été de 1738 - il visite les établissements qu'ils ont fondés en Allemagne et en Hollande.

Dans l'un de ses sermons, Wesley expliquait avec sa gravité coutumière que les montagnes sont un châtiment du péché originel. Comment le plan primitif de la Création comporterait-il ces horribles choses : les Alpes, le Vésuve?

Dieu vêtit la terre d'une herbe plaisante et belle, - enseignait le clergyman amateur de jardins -; il varia les nuances des fleurs et les espèces des arbustes et des arbres. Et chaque partie de la terre était aussi fertile qu'attrayante. On ne voyait pas de rochers escarpés; le regard ne se heurtait pas à d'affreux précipices, à de profonds défilés, à des cavernes épouvantables...

Quand John Wesley visita la Hollande, il crut voir un Paradis Terrestre entièrement soustrait aux punitions divines. Il classait les villes en « villes sales » et en « villes propres », condamnant les unes sans appel et louant les autres sans réserve. La netteté méticuleuse de la Hollande le ravit; il admire les routes ombragées « agréables comme les avenues les plus soignées dans le parc d'un gentleman ».

Il entre en Allemagne. La cathédrale de Cologne, « géante mal bâtie », lui déplaît souverainement. De plus, on y célèbre le culte de Rome. Gens étranges que ces papistes! Des gestes rituels incompréhensibles, des enfantillages, des bariolages : c'est tout ce que John Wesley verra du catholicisme. Pourquoi donc certains volumes écrits par des personnages qui participaient à ce culte répondaient-ils exactement à ses exigences spirituelles? C'est une énigme que John Wesley posait sans la résoudre.

À Francfort, les déconvenues du voyage commencent. Jamais pressé, toujours actif, John détestait les délais inutiles. Or, voici que lui-même et ses compagnons - ils étaient huit - se voient empêchés d'entrer dans la ville. Ils se heurtent à des tracasseries, à des formalités sans fin. A Weimar, pareilles difficultés. On prend pour des espions les pèlerins qui ne s'intéressent qu'à la façon dont les Frères Moraves ont reconstitué la Primitive Église! L'attente se prolonge indûment aux portes de Halle et Wesley n'a que la ressource d'invectiver en son Journal « les grands bonshommes du roi de Prusse », qui lui volent des heures précieuses. A Leipzig, puis à Dresde, même cérémonial lent et compliqué. De plus en plus, Wesley s'irrite, impatient d'atteindre un village aux confins de la Saxe et de la Bohême : Herrnhüt, la cité conventuelle des Frères Moraves, qu'au début du siècle avait fondée le comte Zinzendorf.

Tandis que Wesley gouvernait sa petite congrégation d'Oxford, dans les Universités de Halle et d'Iéna, de jeunes Allemands poursuivaient le même but d'édification mutuelle. Ils formaient des groupes qui s'appelaient l'ordre du grain de sénevé, les esclaves de la vertu, les confesseurs du Christ. On désignait sous le nom vague de « piétisme » leurs aspirations d'ailleurs imprécises. L'un de ces jeunes gens qui appartenait à une famille noble de la Saxe, le comte Zinzendorf, rêvait plus ardemment que ses compagnons de fraternité chrétienne et d'hégémonie protestante. Le hasard lui confia la direction d'un curieux monastère. Quelques Frères Moraves chassés de leur pays s'étant réfugiés sur ses domaines, il voulut servir la cause de ces anciens révoltés contre Rome et conclut une alliance avec eux. Bientôt, à la place des cabanes où s'abritait leur dénuement, un village surgissait parmi les monts et les forêts de la Haute Lusace : Herrnhüt ou la Garde du Seigneur. L'hospitalité princière du comte Zinzendorf lui valait la suprématie. La petite métropole religieuse attirait des anxieux qui se refusaient à l'incroyance, des protestants qui s'ennuyaient parfois dans leurs temples ou des transfuges du catholicisme.

Herrnhüt tenait de l'abbaye et du phalanstère. On accueillait avec suspicion lettrés, savants et nobles; on glorifiait les ignorants de naissance obscure. Des savetiers, des charpentiers, des tailleurs racontèrent à John Wesley leurs expériences spirituelles. Ils s'exprimaient en des termes profonds, pauvres gens que l'intensité de leur vie intérieure haussait jusqu'à la poésie. Mais ils propageaient un Quiétisme dangereux. « Nos bonnes oeuvres - enseignaient-ils - nos efforts ne nous servent de rien, bien plus, ils nous aveuglent sur notre corruption». Dans les rues calmes comme des cloîtres, les Frères Moraves s'interrompaient de leur tâche pour interroger les passants : «Votre âme est-elle changée à l'image de Dieu?... Possédez-vous le témoignage de l'Esprit?... Tout le péché est-il détruit en vous? » C'est parce que l'homme se sent capable de succomber indéfiniment aux mêmes tentations qu'il peut se maintenir dans l'humilité. Selon la doctrine des Frères Moraves, l'élu du Seigneur - le converti - terrassait définitivement le péché.

La congrégation d'Herrnhüt se composait de personnes mariées, de célibataires, d'enfants, répartis en dix classes : cinq pour les hommes, cinq pour les femmes. Ces classes elles-mêmes se subdivisaient en groupes fervents appelés bandes où l'on pratiquait la confession mutuelle. Sous l'obédience d'un supérieur nommé l'Ancien, se ramifiait une hiérarchie compliquée de surveillants, d'assistants, de moniteurs - officiels ou secrets - d'économes, d'aumôniers, d'infirmiers et de domestiques.

Des gravures de l'époque nous montrent les Frères Moraves prosternés, à la façon des prêtres qui viennent de recevoir l'onction sainte, dans des salles où l'on distingue, accrochés aux murs, de grands tableaux qui représentent la Crucifixion ou l'Agonie au Jardin des Olives. Tandis que se développait dans les pays catholiques le culte du Sacré-Coeur, la petite communauté allemande vénérait particulièrement une image figurant le côté du Sauveur perce par la lance. La dévotion des Frères Moraves se ramenait tout entière aux souffrances expiatoires de Jésus, mais, niant l'idée du mérite, ils n'admettaient pas qu'elles se prolongeassent dans la chrétienté. Nul n'était plus appelé au portement de la Croix. Le Christ avait pris toute la douleur pour laisser à l'homme toute la joie, son unique vocation. Sauf les larmes d'attendrissement, chères à ce siècle, les pleurs étaient condamnés et c'est avec un sourire voulu de béatitude que les Frères Moraves conduisaient leurs morts dans le jardin de leur repos.

La petite communauté priait sans trêve, « Nous avons pris un arrangement entre Frères - lisait-on dans ses statuts - pour que les prières de notre Église s'élèvent continuellement vers Dieu et que la flamme brûle toujours sur l'autel. » Des voix jubilantes célébraient à travers la nuit l'immolation de l'Agneau sans tache.
Et Wesley goûtait cette poésie monacale, d'autant plus qu'elle s'épanouissait en plein protestantisme, et qu'il accusait la Réforme d'avoir supprimé les couvents sans avoir su les remplacer. Surtout séduit par la musique, il traduisait ou imitait en anglais les beaux cantiques du comte Zinzendorf. Cependant les Frères Moraves se méfiaient de sa conversion qui laissait trop de place à la recherche intellectuelle.
« C'est un homme inquiet - disaient-ils de leur hôte - et sa tête gouverne trop son coeur. » Le dialecticien d'Oxford s'obstinait à raisonner.

Un jour que Wesley - toujours amateur de travaux rustiques - bêchait le jardin des Frères Moraves, le comte Zinzendorf survint et lui commanda de monter en voiture et d'aller visiter avec lui quelque gentilhomme du voisinage. John Wesley voulut tout au moins se laver les mains et changer de vêtement. Mais Zinzendorf exigea de lui - comme d'un novice ou d'un vassal - une obéissance passive :
« Soyez simple, ô mon frère. De la simplicité. Détachez-vous des choses vaines! »

Le petit Anglais, soucieux du décorum, et plus encore de sa liberté, s'irrita contre une douceur qui couvait le despotisme. L'influence des Frères Moraves, ce qu'il appela l'illusion germanique (German delusion), recevait sa première atteinte. Des objections passaient en son esprit, nuages présageant la brouille prochaine : « Ils exagèrent l'importance de leur Église, songeait Wesley, et ce comte s'arroge véritablement une excessive autorité. »

Lorsque John Wesley regagna l'Angleterre, l'influence des Frères Moraves le marquait à tout jamais. S'il n'adoptait qu'avec réserve leurs doctrines, il s'appropriait du moins leurs mélodies, les détails pratiques de leur organisation méticuleuse, leurs agapes, leurs pieuses vigiles et leurs adorations nocturnes. De Londres, il envoyait un message à ses hôtes d'Allemagne : À l'Église de Dieu qui est à Herrnhüt, John Wesley, indigne prêtre de l'Église de Dieu qui est en Angleterre, souhaite paix et amour en Jésus-Christ. Rêvant l'union des Églises protestantes pour un renouveau de ferveur, il répétait le langage des Chrétientés primitives lorsque, de Grèce en Orient, elles s'adressaient des saluts fraternels.

L'aube du 1er janvier 1739 fut celle d'un grand mouvement social, John Wesley avait retrouvé les « sociétés religieuses ». Une ferveur particulière animait l'un de ces cénacles qui se réunissait dans une maison de Fetter Lane - ruelle sombre de la cité. Là s'assemblèrent pour la dernière veille de l'année les chefs du Méthodisme - anglicans suspects à leur Église, apôtres encore obscurs aux énergies combattues. Soixante jeunes gens se trouvaient avec eux. Et lorsque sonna minuit, tous entonnèrent l'hymne par lequel Charles Wesley, du fond des ténèbres, avait imploré la lumière de la conversion :

Lorsque les ombres couvrent la terre
Et qu'elles voilent le sein des abîmes,
Que la Nature penche sa tête lasse,
Que le souci respire et que dort la douleur,
Mon âme aspire à plus profond repas,
Le repos sur le cœur du Christ...


John Wesley parla de cette nuit comme d'une nouvelle Pentecôte :

Aux environs de trois heures du matin, la puissance de Dieu descendit impétueusement sur nous. plusieurs pleuraient de joie, d'autres tombaient prosternés. Et lorsque nous fûmes remis de notre émerveillement, nous nous écriâmes tous d'une seule voix : Nous te louons ô Dieu, nous te reconnaissons pour le Seigneur!

Parmi ces exaltations, un plan d'apostolat populaire se dessina. Lorsque les Méthodistes étaient partis pour la Georgie, il s'était trouvé quelqu'un pour leur dire : « Que n'évangélisez-vous plutôt les sauvages d'Angleterre! » Et voici qu'après tant d'essais infructueux, chassés plus implacablement que jamais des églises officielles, ils se tournaient vers les foules abandonnées. Prêcher en plein air aux mineurs de Kingswood! L'idée généreuse, toute nouvelle, fut lancée par George Whitefield revenu d'Amérique. Le fils de l'aubergiste ne redoutait pas les innovations. Quant à Wesley, le gentilhomme, le dignitaire d'Oxford, l'eût-on requis de marcher sur la corde raide comme les saltimbanques des foires, qu'il n'eût pas été plus stupéfait. Et pourtant il approuva George Whitefield et l'Angleterre changea de face.

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