Dans les églises, un sablier monumental
flanquait les chaires où les
prédicateurs anglais de ce temps
discouraient contre le Déisme. Un auditoire,
plus instruit des questions théologiques que
son apparence frivole ne l'eût laissé
supposer, jugeait chaque argument avec une
compétence détachée. Un beau
diseur, le visage majestueux sous une large
perruque poudrée, démontrait aux
intelligences la nécessité de la
Révélation; il n'atteignait pas les
cœurs. Et la personne du Christ devenait, en ses
sermons glacés, la pièce
d'échiquier indispensable pour triompher de
l'adversaire : l'attaque était furieuse, la
défense académique. Oubliées,
l'étable et la mangeoire de Bethléem,
oubliée la croix sanglante!
Le clergyman appartenait à
l'aristocratie : il s'instituait son guide
fraternel, complaisant. Loyal soutien de l'ordre
établi, il enseignait aux
riches le devoir de ne pas gaspiller leur fortune,
aux possesseurs de vastes domaines, celui de les
administrer avec sagesse et bienfaisance. On
qualifiait aisément d'enthousiasme tout
superflu dans la piété, toute chaleur
de l'âme, et ce mot mal défini
marquait d'une pareille flétrissure les
pires déséquilibres et ce que
l'Église catholique appelle «
l'héroïcité des vertus
».
Quand les frères Wesley revinrent
de Georgie, l'Angleterre aristocratique et
lettrée les accueillit avec honneur. Charles
se voit délégué par
l'Université d'Oxford pour présenter
une adresse à Leurs Majestés Royales;
il dîne avec le prince de Galles au palais de
Saint James. Pope - le poète le plus
adulé - lui montre sa maison, ses jardins,
ses rocailles et soumet à son admiration une
épitaphe latine qu'il a composée et
qui se grave sur un obélisque en l'honneur
de sa mère.
À Londres, John Wesley est
invité à prêcher. Le fameux
incendie de 1666 ayant détruit presque
toutes les églises de la cité, elles
apparaissaient relevées de leurs ruines,
métamorphosées avec des frontons et
des colonnes classiques : les reliquaires du moyen
âge devenus véritablement des temples.
À Saint Lawrence, à Saint-Ann,
à Saint Andrews, un auditoire nombreux se
presse pour entendre le missionnaire. Il parle; il
enseigne la dépravation absolue de la nature
humaine, l'inanité des oeuvres bonnes lorsque le
cœur n'est pas
renouvelé dans l'Esprit-Saint. Il
était aisé de flairer dans toute sa
verdeur l'hérésie de Luther que
l'Anglicanisme - ce moyen terme - n'adopte qu'avec
défiance et réticence; et par
delà Luther, les anciens égarements
d'une mystique indisciplinée. Mais plus que
les paroles ou la doctrine de Wesley,
c'était son accent qui choquait, cette
ardeur, cette force, cette façon de
dépister le péché, cet orage
qui réveillait le sommeil de la foi. Wesley
déplut comme un énergumène
entré, dans un salon, « Mon Dieu,
disait-il, gardez-nous de cette paresse que nous
appelons, en guise d'excuses, la prudence
chrétienne! » Nulle prière ne
pouvait être moins entendue. Aussi quand il
descendait de la chaire, un ecclésiastique
s'avançait vers lui, courtois, mais
offusqué : « Monsieur, il ne vous sera
plus permis de prêcher ici. » Le 19
février 1738, on, lui signifia trois fois
son congé dans les mêmes termes
définitifs. C'est alors qu'expulsé
des églises, il se tourna vers les «
sociétés religieuses » et vers
les sectes.
Sous le règne de Charles II, pour
réagir contre la dépravation morale,
des jeunes gens s'étaient groupés en
« sociétés religieuses ».
Ils devaient s'édifier mutuellement,
s'encourager comme le leur enjoignaient leurs
statuts
« à la sainteté du
coeur et de la vie ». Ils s'engageaient
à fuir les tripots et les
théâtres licencieux, Anglicans, les
membres de ces sociétés restaient
fidèles à leur Eglise nationale. Dans
leurs réunions, ils se contentaient des
psaumes et des prières; point de rites
séparés, nulle apparence de schisme.
Ils s'interdisaient toute controverse politique ou
religieuse, ne voulant que sauver la ferveur. Leurs
dirigeants les exhortaient à scruter
journellement leur conscience et à
contempler l'amour et les souffrances du Christ.
Leurs aumônes mises en commun servaient au
soulagement des prisonniers et à la
création d'écoles pour enfants
pauvres.
Quand Wesley revint de Georgie, les
« sociétés religieuses »
existaient -encore : elles s'étiolaient, son
zèle les ranima. Il greffa sur ces petites
confréries son oeuvre de
régénération.
Près du théâtre de
Drury Lane, un ami des frères Wesley, James
Hutton, tenait une boutique de libraire. Une
enseigne se balançait au vent : on y voyait
un soleil darder ses rayons sur une Bible. C'est
là que John Wesley trouve un refuge pour ses
prêches. Ici, nul ne le critique, nul ne se
scandalise, et sa fougue se modère parce
qu'elle n'est plus exaspérée par le
besoin de contredire. Combien Wesley
préfère aux sanctuaires officiels
cette salle dénudée où la
prière se dépouille de ses routines!
Il se proclame fidèle à
l'Anglicanisme, mais cela n'empêche pas le vieux
sang
des puritains révoltés de bouillonner
en ses veines. Et c'est avec l'accent de
l'individualisme anglo-saxon que son
éloquence évoque les cénacles
de la Primitive Église visités par
l'Esprit Saint.
À Londres, foisonnaient les
sectes, chacune revendiquant le privilège
exclusif de l'inspiration divine et
réagissant avec plus ou moins d'extravagance
contre la froideur de l'Église
officielle.
Sous les derniers Stuarts, la
société des Quakers était
née dans le fanatisme. Perturbateurs de
l'ordre social, ils envahissaient les
églises qu'ils nommaient « les maisons
à clochers » et sommaient à
grands cris le prédicateur qu'ils appelaient
« l'homme de bois » de quitter sa chaire.
Au dix-huitième siècle, l'empirisme
de la race s'était emparé de cette
folie pour la transformer en originalité
bienfaisante et le Quaker n'était plus qu'un
courageux colonisateur, un marchand astucieux et
intègre tout à la fois et un
philanthrope qui dénonçait utilement
la situation atroce des aliénés et
des captifs. Avec une bonhomie
déconcertante, le Quaker s'octroyait
certains privilèges : il ne consentait ni
à prêter serment devant les juges, ni
à prendre les armes pour la défense
de son pays; il tutoyait le roi lui-même. Et
la loi se montrait indulgente à cette
société de candides
révolutionnaires, tandis qu'elle
bâillonnait si étroitement le
catholicisme qu'on pouvait se demander par quel
miracle il vivait encore, même de cette
existence obscure, souffrante,
étouffée.
Les sectes les plus
éloignées les unes des autres
communiaient dans l'exécration de Rome. Et
c'était une chose mystérieuse que
cette furie contre une poignée de parias
réduits au silence. De sombres souvenirs
alimentaient cette haine dans un quartier de
Londres, a Spitalfields. Là s'étaient
réfugiée, après que Louis XIV
eut révoqué l'édit de Nantes,
une colonie de protestants français :
familles de manufacturiers et d'artisans qui
travaillaient la soie. Plus tard étaient
arrivés d'autres émigrants : les
derniers Camisards. L'Angleterre avait
comblé d'honneurs leur chef, Jean Cavalier,
lui octroyant le gouvernement de l'île de
Jersey. Au temps où John Wesley portait son
ardeur religieuse de chapelle en chapelle, il
n'était bruit à Londres que des
prophètes français. Ainsi
désignait-on quelques insurgés
indomptables des Cévennes devenus dans leur
désespoir, au fond de leurs cavernes, des
visionnaires. Ils transportaient à Londres
leur sauvagerie et leurs extases. Au cours de
crises impressionnantes, des femmes, les yeux
révulsés, lançaient leurs
anathèmes contre la religion catholique - la
grande Babylone - et annonçaient la fin du
monde. John Wesley vit et entendit ces «
prophètes » avant qu'ils fussent
chassés d'Angleterre comme dangereux enthousiastes.
Espérait-il
découvrir ce qu'il cherchait par-dessus
tout, le véritable mysticisme joint à
la haine de Rome? Il s'éloigna
déçu.
John Wesley entretint des rapports
fraternels avec les Huguenots établis
à Londres, mais d'autres protestants
étrangers l'attirèrent davantage. Il
ne pouvait oublier les Frères Moraves,
apparus sur le navire qui voguait vers
l'Amérique. Ne ressemblaient-ils pas aux
chrétiens des premiers siècles? Les
Frères Moraves, disséminés
à Londres cherchaient des disciples.
Chez un marchand hollandais, John Wesley
rencontra un de leurs apôtres, Pierre
Böhler. Ce jeune homme de haute intelligence
sortait de l'Université d'Iéna. Il
avait renoncé à toute science humaine
pour la poursuite du mysticisme. Il
possédait une doctrine négative et
passive : oublier le monde et sa vanité -
non seulement sa vanité, mais ses vertus et
ses efforts pour le bien; attendre l'éclair
sur le chemin de Damas, l'instant purificateur
aussi nécessaire au plus criminel qu'au plus
innocent, puisque la voie de toute chair n'est que
corruption.
Pierre Böhler avait entrepris de
convertir John Wesley. Comme le dignitaire de
Lincoln College devait regagner Oxford, il l'y
suivit.
Le long des rues bordées de
collèges, le jeune piétiste cheminait
en compagnie de Wesley et gagnait
habilement à sa cause le petit homme
précis, nerveux et raisonneur qui,
naguère, dans les joutes scolastiques,
remportait tous les prix. Heure décisive
pour John Wesley. Ces controverses d'Oxford,
c'était le reliquat du moyen âge,
fêtes austères qui
célébraient l'alliance de la raison
et de la foi. Et par ces traditions
conservées sous ces voûtes
bâties par les moines, John Wesley se
trouvait, malgré la Réforme,
enveloppé de catholicité. Voici qu'il
va rompre avec la dialectique d'Oxford victorieuse
des chimères.
Pierre Böhler ne savait pas
l'anglais et John Wesley ne savait pas l'allemand.
Ils conversaient en latin; John Wesley
défendait les droits de la raison; le
piétiste secouait la tête avec une
expression de blâme : « Mon
frère, ô mon frère, laisse donc
là toute ta philosophie! » Il ouvrait
le Nouveau Testament, feuilletait les Actes des
Apôtres et prouvait par des exemples que
toute conversion véritable et profonde
devait être instantanée. Saül
précipité de son cheval!, Saül
ébloui, passant de la fureur à la
mansuétude, personnifiait l'élection
soudaine de Dieu. La foi, c'était
l'éclair dans la nuit. En un instant se
décidait le sort de l'homme, « Si vous
ne renaissez de l'eau et de l'esprit... »
Pierre Böhler avec l'accent de sa persuasion
juvénile expliquait ce texte, en
l'interprétant selon les besoins de sa
doctrine. John Wesley se transformait en disciple
étrangement obéissant. Il
écoutait cette voix parce qu'elle lui promettait
non seulement la
paix,
mais l'allégresse de la conscience, et qu'il
demeurait malgré son orgueil et sa
suffisance un scrupuleux, peut-être
inguérissable. « Comment savons-nous
que nos péchés nous sont
pardonnés? » Enfin à cette
question, le Frère Morave semblait apporter
une réponse. La Réforme en supprimant
la confession sacramentelle creusa peut-être
chez certaines âmes, plus religieuses et plus
véhémentes que les autres, un vide
impossible à combler. Dans le mirage d'une
nouvelle Pentecôte, dans l'illumination
directe du cœur, John Wesley cherchera
l'équivalence d'un sacrement qui
absout.
« Mon frère, disait à
John Wesley le Frère Morave, prêche la
foi parce que tu la désires; ensuite, tu la
prêcheras parce que tu la possèdes
». Et Wesley commençait son rôle
d'évangéliste errant. Lorsqu'il
empruntait les voitures publiques, c'était
pour y commenter les Saintes Écritures; s'il
voyageait à cheval et que sa monture se
déferrât, il profitait de la
circonstance pour évangéliser le
forgeron. Dans les auberges, des étrangers
le prenaient à part et lui racontaient leurs
fautes. Il lui convenait de soumettre à
l'épreuve de l'expérience - pour lui
suprême, infaillible - la méthode du
Frère Morave. Répétant l'œuvre
de miséricorde chère à sa
jeunesse, Wesley chercha dans le plus sombre cachot
d'Oxford le criminel le plus abandonné. Il
lui porta le pardon de Dieu et l'homme trembla de
tous ses
membres; ses blasphèmes se muèrent en
paroles d'amour. Et Wesley souhaita pour lui la
lumière dont il venait d'éclairer ce
misérable. Il attendait l'absolution
foudroyante que Pierre Böhler appelait la
conversion.
Charles Wesley souffrait d'une pleurésie.
La méditation de Pascal sur le Bon usage des
maladies lui servait de réconfort Du
mouvement religieux qui se dessine, John Wesley est
incontestablement le chef : il construit, il
organise. Son frère est le poète : un
cœur tendre avec des grâces et des
envolées inconnues à l'autre, un
ascète moins troublé qui attend lui
aussi l'instant de sa conversion. Toutes les phases
de cette attente se traduisent en cantiques. Il en
compose parfois plusieurs par jour. Comment
s'étonner qu'ils soient d'inégale
valeur?
Un jour, on le crut mourant et Pierre
Böhler accourut à son chevet. À
l'heure où l'homme se rattache à tous
les secours, comme celui qui se noie aux touffes
d'herbe que sa main peut saisir, le Frère
Morave apportait les questions de son
catéchisme. Il demandait au malade sur quoi
se fondait son espoir de salut.
« Sur mes efforts pour servir
Dieu... mes efforts... »
Ses mortifications ridiculisées,
sa vaine tentative pour extraire de l'anglicanisme
une ferveur dont il était vidé, son
apostolat manqué, d'Amérique :
c'étaient toutes ces belles défaites
qu'à l'instar d'un catholique qui croit au
mérite, Charles Wesley offrait à
Dieu. Mais le Frère Morave secouait la
tête « 0 mon frère,
dépouille-toi de tes bonnes actions
».
À Londres, chez un chaudronnier
qui habitait Little Britain - une ruelle de la
cité -, de pauvres gens se
réunissaient pour la prière. C'est
dans cette maison de Little Britain que Charles
Wesley recouvra la paix du cœur et la
santé,.Le matin de la Pentecôte de
1738, tandis que ses amis chantaient une invocation
au Saint-Esprit l'antique Veni Creator traduit en
anglais il s'écria soudain : Je crois! Il
affirmait la certitude sensible du pardon qui, pour
les Frères Moraves, constituait toute la
foi.
À la façon de
guérisseurs empiriques plutôt que de
médecins, les frères Moraves
obtenaient leurs conversions; et dans leurs
cénacles, la grâce merveilleuse
ressemblait à un phénomène
savamment provoqué. La charité
pratique des Wesley les sauva de l'illuminisme :
dans l'atmosphère surchauffée de leur
conversion, ils songent aux troupeaux
abandonnés dont ils seront les pasteurs.
L'hymne de gratitude composé par Charles
Wesley n'est qu'une marche apostolique :
Je vous appelle, ô vous les Parias
Prostituées, publicains et voleurs,
C'est pour vous que Christ étend les bras,
Sa grâce est pour vous, les pécheurs.
Quel besoin a de lui le juste? Il est venu quérir les perdus.
O vous, sœurs de Madeleine en péché,
O vous, brigands dans les meurtres vieillis,
Que votre désespoir s'achève en réconfort,
Jésus pour vous fut conduit à la mort;
L'Enfer proteste et la terre se plaint.
Il mourut pour vos crimes, pour les miens.
Venez, ô frères coupables, venez
Sous le faix de vos fautes gémissants
Il vous fera place en son cœur saignant,
Il vous prendra dans ses plaies ouvertes,
Écoutez son appel, son invite,
Venez, frères coupables, venez vite.
C'est pour vous qu'en torrents de pourpre
De son côté blessé jaillirent les pardons...
... Croyez et vous n'êtes plus coupables,
Croyez seulement et le ciel est à vous!
Le 24 mai 1738, une seconde conversion ramenait
John Wesley à l'esprit de la Réforme
protestante dont il s'était fort
éloigné. Comme il subit
l'envoûtement des piétistes venus
d'Allemagne, les paroles de Luther produiront en
son âme la secousse attendue.
Ce matin du 24 mai, dans la cité
de Londres, Wesley ouvrit au
hasard la Bible et lut : « Tu n'es pas loin du
royaume de Dieu ». Il se dirigea vers la
cathédrale Saint-Paul où les
musiciens psalmodiaient l'antique De Profundis
traduit en anglais. L'âme de Wesley s'unit
à leur plainte. Le soir il se rendit dans
Aldersgate, où se rassemblait une «
société religieuse »
composée de jeunes gens. Une arche
triomphale, qui surmontait la statue
équestre de Jacques 1er, ouvrait alors
l'entrée de cette rue commerçante et
grise, aujourd'hui sans le moindre
intérêt. Les Méthodistes ont
difficilement identifié l'emplacement du
logis où John Wesley clama la joie de son
pardon. Il nota dans son Journal, précis
comme une horloge, qu'il était exactement
neuf heures moins le quart lorsque passa le souffle
de l'Esprit.
Quelque artisan de la cité lisait
les gloses de Luther sur l'Épître aux
Romains :
La foi est une énergie du
cœur, animée, vivante et qui ne peut rester
inactive. Elle est une confiance immuable dans la
miséricorde de Dieu, un acte par lequel nous
abandonnons entièrement notre sort au
Christ. Le croyant est assez sûr de sa force
pour affronter toutes les créatures qui
s'opposent à lui.
Durant cette lecture, l'éclair
jaillit. Et ce fut pour John Wesley la conversion
sollicitée, l'évidence du pardon.
Je connus - écrivit-il en son
Journal - que le Christ avait pris mes fautes, oui
les miennes, et qu'il m'avait sauvé de la
loi du péché et de la mort. Alors je
me mis à prier de toutes mes forces pour
ceux qui m'avaient méprisé et
s'étaient acharnés à me nuire.
Je rendis témoignage à
l'assemblée du changement survenu dans mon
cœur. Mais bientôt l'Ennemi me suggéra
: ce ne peut être la foi; où est la
joie?
Charles Wesley subit les incantations de
son lyrisme, John plus lucide s'analyse; il
aperçoit l'ombre de son inquiétude
qui ne s'est pas évanouie et qui ne laisse
pas de le troubler à l'heure même
où des sectateurs le portent en triomphe
comme leur glorieux néophyte. L'Ennemi dont
il se plaint, c'est le démon raisonneur qui
le possède, celui qui lui raconte dans le
brouillard des histoires décourageantes,
celui qui l'empêche de trouver la
sécurité spirituelle, Wesley reniera
la doctrine intégrale de Luther; il se
détachera des Frères Moraves. Mais
tandis que rien n'affaiblit encore sa sympathie
pour eux, - en cet été de 1738 - il
visite les établissements qu'ils ont
fondés en Allemagne et en Hollande.
Dans l'un de ses sermons, Wesley
expliquait avec sa gravité coutumière
que les montagnes sont un
châtiment du péché originel.
Comment le plan primitif de la Création
comporterait-il ces horribles choses : les Alpes,
le Vésuve?
Dieu vêtit la terre d'une herbe
plaisante et belle, - enseignait le clergyman
amateur de jardins -; il varia les nuances des
fleurs et les espèces des arbustes et des
arbres. Et chaque partie de la terre était
aussi fertile qu'attrayante. On ne voyait pas de
rochers escarpés; le regard ne se heurtait
pas à d'affreux précipices, à
de profonds défilés, à des
cavernes épouvantables...
Quand John Wesley visita la Hollande, il
crut voir un Paradis Terrestre entièrement
soustrait aux punitions divines. Il classait les
villes en « villes sales » et en «
villes propres », condamnant les unes sans
appel et louant les autres sans réserve. La
netteté méticuleuse de la Hollande le
ravit; il admire les routes ombragées «
agréables comme les avenues les plus
soignées dans le parc d'un gentleman
».
Il entre en Allemagne. La
cathédrale de Cologne, « géante
mal bâtie », lui déplaît
souverainement. De plus, on y célèbre
le culte de Rome. Gens étranges que ces
papistes! Des gestes rituels
incompréhensibles, des enfantillages, des
bariolages : c'est tout ce que John Wesley verra du
catholicisme. Pourquoi donc certains volumes
écrits par des personnages qui participaient à ce
culte
répondaient-ils exactement à ses
exigences spirituelles? C'est une énigme que
John Wesley posait sans la résoudre.
À Francfort, les
déconvenues du voyage commencent. Jamais
pressé, toujours actif, John
détestait les délais inutiles. Or,
voici que lui-même et ses compagnons - ils
étaient huit - se voient
empêchés d'entrer dans la ville. Ils
se heurtent à des tracasseries, à des
formalités sans fin. A Weimar, pareilles
difficultés. On prend pour des espions les
pèlerins qui ne s'intéressent
qu'à la façon dont les Frères
Moraves ont reconstitué la Primitive
Église! L'attente se prolonge indûment
aux portes de Halle et Wesley n'a que la ressource
d'invectiver en son Journal « les grands
bonshommes du roi de Prusse », qui lui volent
des heures précieuses. A Leipzig, puis
à Dresde, même
cérémonial lent et compliqué.
De plus en plus, Wesley s'irrite, impatient
d'atteindre un village aux confins de la Saxe et de
la Bohême : Herrnhüt, la cité
conventuelle des Frères Moraves, qu'au
début du siècle avait fondée
le comte Zinzendorf.
Tandis que Wesley gouvernait sa petite
congrégation d'Oxford, dans les
Universités de Halle et d'Iéna, de
jeunes Allemands poursuivaient le même but
d'édification mutuelle. Ils formaient des
groupes qui s'appelaient l'ordre du grain de
sénevé, les esclaves de la vertu, les confesseurs
du Christ. On
désignait sous le nom vague de «
piétisme » leurs aspirations d'ailleurs
imprécises. L'un de ces jeunes gens qui
appartenait à une famille noble de la Saxe,
le comte Zinzendorf, rêvait plus ardemment
que ses compagnons de fraternité
chrétienne et d'hégémonie
protestante. Le hasard lui confia la direction d'un
curieux monastère. Quelques Frères
Moraves chassés de leur pays s'étant
réfugiés sur ses domaines, il voulut
servir la cause de ces anciens
révoltés contre Rome et conclut une
alliance avec eux. Bientôt, à la place
des cabanes où s'abritait leur
dénuement, un village surgissait parmi les
monts et les forêts de la Haute Lusace :
Herrnhüt ou la Garde du Seigneur.
L'hospitalité princière du comte
Zinzendorf lui valait la suprématie. La
petite métropole religieuse attirait des
anxieux qui se refusaient à l'incroyance,
des protestants qui s'ennuyaient parfois dans leurs
temples ou des transfuges du catholicisme.
Herrnhüt tenait de l'abbaye et du
phalanstère. On accueillait avec suspicion
lettrés, savants et nobles; on glorifiait
les ignorants de naissance obscure. Des savetiers,
des charpentiers, des tailleurs racontèrent
à John Wesley leurs expériences
spirituelles. Ils s'exprimaient en des termes
profonds, pauvres gens que l'intensité de
leur vie intérieure haussait jusqu'à
la poésie. Mais ils propageaient un
Quiétisme dangereux. « Nos bonnes
oeuvres - enseignaient-ils -
nos efforts ne nous servent de rien, bien plus, ils
nous aveuglent sur notre corruption». Dans les
rues calmes comme des cloîtres, les
Frères Moraves s'interrompaient de leur
tâche pour interroger les passants :
«Votre âme est-elle changée
à l'image de Dieu?... Possédez-vous
le témoignage de l'Esprit?... Tout le
péché est-il détruit en vous?
» C'est parce que l'homme se sent capable de
succomber indéfiniment aux mêmes
tentations qu'il peut se maintenir dans
l'humilité. Selon la doctrine des
Frères Moraves, l'élu du Seigneur -
le converti - terrassait définitivement le
péché.
La congrégation d'Herrnhüt
se composait de personnes mariées, de
célibataires, d'enfants, répartis en
dix classes : cinq pour les hommes, cinq pour les
femmes. Ces classes elles-mêmes se
subdivisaient en groupes fervents appelés
bandes où l'on pratiquait la confession
mutuelle. Sous l'obédience d'un
supérieur nommé l'Ancien, se
ramifiait une hiérarchie compliquée
de surveillants, d'assistants, de moniteurs -
officiels ou secrets - d'économes,
d'aumôniers, d'infirmiers et de
domestiques.
Des gravures de l'époque nous
montrent les Frères Moraves
prosternés, à la façon des
prêtres qui viennent de recevoir l'onction
sainte, dans des salles où l'on distingue,
accrochés aux murs, de grands tableaux qui
représentent la Crucifixion ou l'Agonie au
Jardin des Olives. Tandis que se développait
dans les pays catholiques le
culte du Sacré-Coeur, la petite
communauté allemande vénérait
particulièrement une image figurant le
côté du Sauveur perce par la lance. La
dévotion des Frères Moraves se
ramenait tout entière aux souffrances
expiatoires de Jésus, mais, niant
l'idée du mérite, ils n'admettaient
pas qu'elles se prolongeassent dans la
chrétienté. Nul n'était plus
appelé au portement de la Croix. Le Christ
avait pris toute la douleur pour laisser à
l'homme toute la joie, son unique vocation. Sauf
les larmes d'attendrissement, chères
à ce siècle, les pleurs
étaient condamnés et c'est avec un
sourire voulu de béatitude que les
Frères Moraves conduisaient leurs morts dans
le jardin de leur repos.
La petite communauté priait sans
trêve, « Nous avons pris un arrangement
entre Frères - lisait-on dans ses statuts -
pour que les prières de notre Église
s'élèvent continuellement vers Dieu
et que la flamme brûle toujours sur l'autel.
» Des voix jubilantes
célébraient à travers la nuit
l'immolation de l'Agneau sans tache.
Et Wesley goûtait cette
poésie monacale, d'autant plus qu'elle
s'épanouissait en plein protestantisme, et
qu'il accusait la Réforme d'avoir
supprimé les couvents sans avoir su les
remplacer. Surtout séduit par la musique, il
traduisait ou imitait en anglais les beaux
cantiques du comte Zinzendorf. Cependant les
Frères Moraves se méfiaient de sa
conversion qui laissait trop de place à la
recherche intellectuelle.
« C'est un homme inquiet -
disaient-ils de leur hôte - et sa tête
gouverne trop son coeur. » Le dialecticien
d'Oxford s'obstinait à raisonner.
Un jour que Wesley - toujours amateur de
travaux rustiques - bêchait le jardin des
Frères Moraves, le comte Zinzendorf survint
et lui commanda de monter en voiture et d'aller
visiter avec lui quelque gentilhomme du voisinage.
John Wesley voulut tout au moins se laver les mains
et changer de vêtement. Mais Zinzendorf
exigea de lui - comme d'un novice ou d'un vassal -
une obéissance passive :
« Soyez simple, ô mon
frère. De la simplicité.
Détachez-vous des choses vaines!
»
Le petit Anglais, soucieux du
décorum, et plus encore de sa
liberté, s'irrita contre une douceur qui
couvait le despotisme. L'influence des
Frères Moraves, ce qu'il appela l'illusion
germanique (German delusion), recevait sa
première atteinte. Des objections passaient
en son esprit, nuages présageant la brouille
prochaine : « Ils exagèrent
l'importance de leur Église, songeait
Wesley, et ce comte s'arroge véritablement
une excessive autorité. »
Lorsque John Wesley regagna
l'Angleterre, l'influence des Frères Moraves
le marquait à tout jamais. S'il n'adoptait
qu'avec réserve leurs doctrines, il
s'appropriait du moins leurs mélodies, les
détails pratiques de leur organisation
méticuleuse, leurs agapes, leurs pieuses
vigiles et leurs adorations
nocturnes. De Londres, il envoyait un message
à ses hôtes d'Allemagne : À
l'Église de Dieu qui est à
Herrnhüt, John Wesley, indigne prêtre de
l'Église de Dieu qui est en Angleterre,
souhaite paix et amour en Jésus-Christ.
Rêvant l'union des Églises
protestantes pour un renouveau de ferveur, il
répétait le langage des
Chrétientés primitives lorsque, de
Grèce en Orient, elles s'adressaient des
saluts fraternels.
L'aube du 1er janvier 1739 fut celle
d'un grand mouvement social, John Wesley avait
retrouvé les « sociétés
religieuses ». Une ferveur particulière
animait l'un de ces cénacles qui se
réunissait dans une maison de Fetter Lane -
ruelle sombre de la cité. Là
s'assemblèrent pour la dernière
veille de l'année les chefs du
Méthodisme - anglicans suspects à
leur Église, apôtres encore obscurs
aux énergies combattues. Soixante jeunes
gens se trouvaient avec eux. Et lorsque sonna
minuit, tous entonnèrent l'hymne par lequel
Charles Wesley, du fond des ténèbres,
avait imploré la lumière de la
conversion :
Lorsque les ombres couvrent la terre
Et qu'elles voilent le sein des abîmes,
Que la Nature penche sa tête lasse,
Que le souci respire et que dort la douleur,
Mon âme aspire à plus profond repas,
Le repos sur le cœur du Christ...
John Wesley parla de cette nuit comme d'une
nouvelle Pentecôte :
Aux environs de trois heures du
matin, la puissance de Dieu descendit
impétueusement sur nous. plusieurs
pleuraient de joie, d'autres tombaient
prosternés. Et lorsque nous fûmes
remis de notre émerveillement, nous nous
écriâmes tous d'une seule voix : Nous
te louons ô Dieu, nous te reconnaissons pour
le Seigneur!
Parmi ces exaltations, un plan
d'apostolat populaire se dessina. Lorsque les
Méthodistes étaient partis pour la
Georgie, il s'était trouvé quelqu'un
pour leur dire : « Que
n'évangélisez-vous plutôt les
sauvages d'Angleterre! » Et voici
qu'après tant d'essais infructueux,
chassés plus implacablement que jamais des
églises officielles, ils se tournaient vers
les foules abandonnées. Prêcher en
plein air aux mineurs de Kingswood! L'idée
généreuse, toute nouvelle, fut
lancée par George Whitefield revenu
d'Amérique. Le fils de l'aubergiste ne
redoutait pas les innovations. Quant à
Wesley, le gentilhomme, le dignitaire d'Oxford,
l'eût-on requis de marcher sur la corde raide
comme les saltimbanques des foires, qu'il
n'eût pas été plus
stupéfait. Et pourtant il approuva George
Whitefield et l'Angleterre changea de face.
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